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Digitizedby the InternetArchive
in2011 withfundingfrom University ofToronto
http://www.archive.org/details/lemanteaudejosepOOvog
LE MANTEAU
JOSEPH OLENINE
IL A LTE TIRE
200 exemplaires sur papiervélin duMarais nonrais dansle commerce.
100 exemplairessur papier du Japon numérotés de 1 à 100.
EXEMPLAIRE OFFERT
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^Hz--g^^LE MANTEAU MR2»^
JOSEPH OLÉNINE
Vicomte E.-M.
DE VOGUÉ
DE LACADEMIE FRAXCAISE
PORTRAIT GRAVE PAR A. LAMOTTE
PARIS
LIBRAIRIE
L.CONQUET
r>. RUE CROIOT. 5
1889
Tousdroitsréser\és.
Cl
9f7&
m?
AVERTISSEMENT
M. Joseph Oléninejouissaitd'une répu- tation méritée dans le
monde
savant de la Russie. Sa morta été une vraie perte pour [archéologie orientale. Autorisé à rechercherdans ses manuscrits les notes quipouvaient m'êlre utiles, j'ai étéfort étonnéd'y rencontrerles quelques pages qu'on va lire. L'aventure racontée dans cespages repose-t-ellesurun
fait réel? J'hésiteraisà lecroire,si lecaractèrebien connu de M. Olénine n'éloignaitjusqu'ausoupçon d'une fiction romanesque. Il
aimait entoutlavérité. D'ailleurs on
me
Va dépeint un peu bizarre; et puis, il arrive dansson pays biendes chosesqui neseraientpasnaturellesdans unautre...Enfin, voicisonrécit :
LE MANTEAU
JOSEPH OLENINE
Maigre les critiques allemands, je tiens
pour
fort estimable lecommen-
taire de Salvolini sur le
papyrus
de Turin et lescampagnes
deRhamsès
le
Grand.
J'avais le dessein dem'en
servirpour mon grand
ouvrage sur le séjour desHébreux
en Egypte,quand
desaffaires urgentes m'appelèrent, aucommencement
de l'automne dernier, dansma
terre de Bukova, en Petite—
10—
Russie. Jepartis, emportant
mon
pré- cieux Salvolini;jeme
flattais de trou- ver, dans la solitude demes
bois, les longuesheures d'étudequime
permet- traient d'achevermon
travail.Tous
les propriétairesdu
districtde Péréïaslaf saventqu'ily
a trois relais de Kief àBukova;
ils savent égale-ment que
cetteroute est cotéeau plandu
zemstvo,—
depuis dix ans il est vrai.— comme
l'une des pires de notrechère Ukraine, etqu'àl'automne dernierenparticulier, la plus vulgaireprudence commandait
auvoyageur
d'éviter les ponts fictifs dont elle est embellie.En
dépit d'unmouvement
combiné
de roulis et de tangage qui faisait danser devantmes yeux
les signeshiéroglyphiques,jem'acharnais—
11—
à la lecture
du commentaire,
sansdonner un
regard au tristepaysage dechaumes
et de labours qui fuyait der- rière moi.Au
relai deTachagne, —
un
de ces pauvreshameaux,
perdus dans les ajoncs d'un étang,qu'on ap- pelle Khoutre en Petite Russie,—
je fus tiré dema
lecture par la voix demon ami
Stépane Ivanovitch, lemaître de poste, qui m'engageait àprendre un
verre de thé danssa maison.Deux
heuresaprès,ma
britchka entraitdans l'allée de tilleuls de Bukova, et lesombres
de la nuit qui tombaient demes
vieux arbres m'arrêtaientau
dé- but de l'expédition deRhamsès
en Nubie.Quelques
instants plustard, je la continuais dansun
rêve tourmenté par les cahots fantastiques d'un char—
12—
de guerre, roulant sur les sables lybiques.
Le
lendemain, dès l'aube, je fus rappeléaux
réalités de cetteterrepar Tintendant,qui venaitme
prendre dans son drochkipour
visiterune ferme
éloignée.Nos automnes
d'Ukraineont debonne
heure des matinées plus froidesque
des midis d'hiver : sur leschamps
transis rampaitlourdement une brume
grise, la vapeur de ces marais quiforment,comme
onsait, lamajeure
partie et le plus pittoresqueornement
de notre belle patrie. J'or- donnai àmon
domestique d'apporterma
pelisse,un ample
etchaud man-
teau devoyage
fourréde renard, qui eûtfaitpiteuse figureauvestiaired'un bal élégant à Pétersbourg; c'était le—
13—
rude
compagnon
demes
chassesetdemes
courses en forêt,un
de ces amis decampagne
solides et modestes, qu'on étreint sur soncœur
en reve- nantau
logis provincial, et qu'on ne salue plusquand
on les rencontre d'aventureau quai dela Cour.—
Ivan parut lesmains
vides et se gratta lecrâne d'un air embarrassé.
« Pardon, bârine : c'est que... le
manteau
ne se trouvepas; ilaura bien sûr glissé de la britchka, Dieu sait...surlaroute, pas loin...
— Gomment,
glissé sur larouie! tu as laisséperdremon manteau
!— Vous
avez bien voululejetersur vos pieds hier soir, puis vous avez bienvoulu liredans legroslivre;vous n'aurez pasremarqué,
nous étions si—
14—
secoués!
Le malheur
est arrivé peut- être à la rivière de Tachagne,quand nous
passions sous le pont... Dieumon
Seigneur, j'ai cruque
nous rou- lionsdansun
précipice!Ah
! lesroutes sont bien négligées, bârine; heureu-sement
le cocherdu maréchal
de no- blessem'a
dit hierque
cetteannée
le zemstvo... »J'arrêtaicourt ladigression
que mon
fidèle serviteur se préparait à pour- suivre, en lui ordonnant defaire
mon-
terà cheval
un
postillon quine devait pas se représenterà lamaison
avant d"avoirretrouvélemanteau. Ce gamin
revint à la nuit close; il rapportait deTachagne un
gros paquet enveloppé dans desnuméros
graisseuxdu
jour- nal de Kief. Je rentrais deschamps
—
15—
gelé,
maugréant
contre les cahots, le zerastvo et la bêtise divan,quand
le postillonme
remit triomphalement lemanteau
retrouvé,enbaisantma main
qui lui coulaitun
rouble. Je déchirai le papier;mes
doigts gourds de froid enfoncèrentdoucement
souslacaresse d'une chose moelleuse, délicate et tièdecomme un
souffle d*enfant. Je déroulai l'objet :jugez dema
surprise et demon humeur
en voyant se dé- ployer, aulieu demon bon
vieuxman-
teau,
une
de ces courtes pelissesque
les
dames
appellent,je crois, despolo- naises, en velours gros-bleu fourré de zibelines quime
parurent d'un hautprix.Le vêtement
était deforme
ancienne,comme on
lesportaitjadis enPologne.«
Ah!
ça, quelle diable de plaisan-— lo-
terieest-ce
donc
là"? m'écriai-je enre- tenantle postillon.—
Jene
puis savoir, OsipEvgué-
oîtch: c'est lemaître de postequim'a
remislui-même
lepaquetàTachagne,
enme
disantque
c'était lapelisse per-due
parnotre père, et enrecomman-
dant de porter à notre père ses sou- haits debonne
santé.—
Mais, imbécile, ce n'est pas lamienne
!—
Je ne puis savoir, Osip Evgué- nitch. iJerenvoyai le rustre, sachant qu'a- près ces
mots
sacramentels il n'y a plus rien à tirer d'unpaysan
russe;etjetant avec dépit le
vêtement
étran- ger sur le divan,au coin demon
bu- reau, je m'allaicoucher en rêvant aux—
17—
bizarrestransmutations
que
subissaient lesmanteaux
en Ukraine : il fallait croireque
toutesles fourruresdu
dis- trict s'étaientdonné
rendez-vous la nuitpassée sousle pont de Tachagne.Le
lendemain,jem'éveillaiforttard;un
radieuxsoleildeseptembre
emplis- saitde son sourire d'ormon
vieux ca- binet aumeuble
de perse fanée.Le
premier objet qui frappames
regards fut la polonaise, étalée sur le divan.De
légères bouffées de brise, soufflant de la fenêtre ouverte, faisaient courir des frissonssurlamignonne
fourrure.Dans
l'éclatantelumière, les zibelines tremblaient avec des reflets châtain-
dorés,
comme ceux
quise jouent sur quelques têtesdu
Titien; et sur le velours bleu, le caprice des rayons3
—
18—
promenait des moires changeantes.
tantôtravivées d'azur, tantôt
mourant
dans l'ombre; lesdeux
tons sema-
riaient avec
une harmonie
à défier la palettedu
plus riche coloriste. Machi- nalement, jepromenai
lamain
sur ce duvet soyeux, tout brûlantaux
feux de midi; de petites étincelles frémi- rent le long demes
doigts,comme
lorsqu'on caresse le dos d*un jeune chat,
endormi
dans les cendresdu
foyer.De
l'étoffe chiffonnée, montaitun parfum
discret et capiteux: j"ai très vive lamémoire
desparfums:
pourtant je
ne me
rappelaisaucune
sensation analogue, si ce n'est peut- être l'odeur faible et énervante quitombe
de nostilleuls d'Ukraine,quand
ils fleurissent en juin tout autour de
—
19—
la maison. Enfin cette jolie petite
ma-
chine respiraitune
grâce secrète,une
malice provocante: je m'attardais à jouer avec elle, à la draper dans la clartépour
luidonner
tout son relief,quand
j'aperçusle Salvolinigrand
ou- vert surmon
bureau, m'attendant.J*eus hontede
mon
enfantillage, etjeme
plongeai dansma
chèrelecture. Je dois dire qu'ellem'absorbamoins que
d'habitude.Le
jardin qui s'étendait sousma
fenêtre, paré des dernières coquetteries de l'automne, attiraitsouvent
mes
regards; ils retombaient invariablement sur les zibelines qui souriaient près de moi.Ivanentra,apportant
mon
déjeuner, et fit le geste deprendre
l'inconnuepour
l'allerranger. Lesmains
demon
—
20—
valet de
chambre
portaient la trace, d'une lutte consciencieuse contre lapoussière
accumulée
parlesmoisd'été surle mobilier deBukova. En
voyant cette grossemain
noire prendre bru- talement au collet le délicat velours bleu, j'éprouvai jene
saisquelle sen- sation d'agacement.5 Finis donc ton ouvrage, Ivan, et ne va pas salir cettechose quine nous appartient pas; c'est bon, tu la ran- geras plus tard. »
Le
soir, Ivan revint à la rescousse.J'avais tracé le plan
du premier
cha- pitre demon mémoire,
et j'arpentaismon
cabinet de ce pas irrégulier et distrait, si favorable autravaildu
cer- veau.Chaque
foisque
jeme
rappro- chaisdu
bureau,mes yeux
rencon-—
21—
traient lapolonaise; elle était
couchée
sur le divan, danslapénombre
de la lampe, avec ces attitudes fantastiques etvivantesqu'ont lesoirlesvêtements longtemps portés. Parfois ilme sem-
blait qu'elle remuait, se redressait;
elle avait des poses caressantes et le
passage d'une lumière allumait les refletschâtain-dorésavecplusde
mou- vement
etdevieque
lematin,comme
si les boucles folles d'une tête véni- tienne eussent
apparu
dans les fonds obscurs dema
grande glace.— De
nouveau, je renvoyaibrusquement
Ivan à tous les diables.Le
pauvrehomme me
regarda d'un air étonné et s'éloigna avecune
soumission res- pectueuse, dernier legsdu
servage chez nos braves serviteurs.Le
jour suivant. j"inventaiquelques-uns
de ces sophismes ingénieuxque
nosmoindres
caprices savent si vite trouver, pour persuader à Ivan qu'il fallait laisser l'étrangère à sa place, jusqu'aumoment
prochain qu'onvien- drait nous la réclamer.En
réalité, je n'aimais pas àme
figurercemoment.
Il
me
semblaitque
la polonaise avait toujours été là; elle était entrée de plain-pied dansmon atmosphère
in- time, dans ce milieu de choses fami- lières et indispensables auxquelles le vieux garçon,— même
s'il n'est pas très vieux,—
ne souffreaucun
chan-gement. Parmi mes meubles
passés, dansma
sévèrechambre
de travail, c'était la seule note jeune et gaie, la seule touche lumineuse.Avec
ses as-pects semi-vivants
du
soir, ellem'étaitun peu moins
qu'un chien etun peu
plusqu'unefleur. L'obsesskm de cette bêtedepetitechosegrandissaitd'heure en heure.Ceux-là seuls pourront
me com-
prendre, qui ontconnu
la prodigieuse monotonieet leformidable ennui d'un séjour solitaire dans noscampagnes
russes.Abandonnée
dans ce silence écrasant deshommes
et des choses, l'imagination s'accrocheaux
plus fu- tiles objets et leur prête des propor- tions démesurées.Après
les intéres- sants pensionnaires de nosmaisons de correction, c'estaux
marins et aux propriétairesrusses qu'il eût falludé- dier l'araignée de Silvio Pellico.La
polonaise,—
qu'elleme pardonne
la—
24—
comparaison,
—
devintmon
araignée.Bientôt son influence balança sérieu-
sement
celle deRhamsès.
Je laregar- dais vivre, de savie muetteetcachée.C'était
un
corps sansâme,
ilest vrai, maiscomme
cescorpsque
l'âmevient dequitteret qui gardent après l'aban- donune
expressionsiintense. Je cher- chais l'âme, naturellement, etmon
imagination oisive, lâchée en liberté, passait ses meilleures heures à se perdre en hypothèses sur l'aventure qui avait
amené
chezmoi
l'égarée, sur Téternel féminin qui sétait na- guère incarné dans cette enveloppe.Je reconstruisis tous les types de
femme que ma
richemémoire
pouvaitme
fournir,pour
les adapteràma
pe- lisse. Enfin, fatigué d'errerenaveugle,—
25—
je résolusde procéder avecla rigueur scientifique quiconvenaità
un
lauréat de nos Académies. Si Cuvier,me
di- sais-je, apu
ressusciter les monstres antédiluviens avecun
petit os, frag-ment
insignifiant de leur vaste orga- nisme,comment
n'arriverais-je pas à reconstituerune femme
avecun
vête- ment, qui est la moitié de lafemme, quand
il n'est pas le tout?—
Je sus- pendis l'étoffe en l'abandonnant à ses plisnaturels;ilstrahirentaussitôtleur grâce légère et vaporeuse, mais celane me
suffisaitpas.Un
jour, je trouvai les ouvriers dela
ferme
en train derouir le chanvre de la dernière récolte. J'en emportai furtivement quelques brassées;non
sans rougirun peu
demon amuse-
—
2G—
ment
puéril, jeme
mis à empaillerma
polonaise, boutonnant levêtement
sur cemannequin
improvisé et res- pectant toutes les cassuresmarquées
par l'usage surle velours.Le
résultat fut pleinement concluant : je vis se dessinerun
col flexible et long, des formesrichesetfières.une
taillemince, souplecomme un
tronc dejeune bou- leau.De
Tétroitesse desmanches,
je pouvais déduire lafinessedesattaches et des extrémités. Quelques rapports familiers à tousceux
qui ont étudié le dessinme
permirent derétablir, avecla moitié ainsi conquise, l'autremoitié absente, la hauteur de la statue, la
forme de la tête. Ses cheveux, cela n'avait jamais fait doute pour moi, étaient de la
nuance
châtain-doré deszibelines; c'étaitégalement
un axiome
acquis depuis longtempsque
sesyeux
avaient les refletssombres du
velours bleu.Un
seul pointme
gênait, le nezmanquait
et je n'avaisaucunes don
nées pourlereconstituer;jusqu'àplusample
informé,ma
statue n'avait pas de nez. Mais quoi! N'ai-je pas folle-ment
aimé, jadis, cette tête antique d'Ephèseque
labarbarie turquea pri- véedu même ornement?
Enfin n'ai-je pasaimé beaucoup
demes
bellescom- patriotesdans lemême
cas?Ainsi, l'âme de
ma
polonaise était ressaisie, sa forme désormais invaria-blement
fixée dansmon
imagination.Ce
futun grand
repos.De
ce jour,ma
chimérique
compagne
était créée, elle vivait. Je m'attachai d'autant plusà ce—
28—
morceau
d'étoffe, son signe visible. Je n'admettaismême
pluslapensée
qu'on pût venirm'en
dépouiller. Je n'avais pas lamoindre
curiosité de voir la légitime propriétaire delapelisse; cene
pouvait êtrequ'unedésillusion, celleque
j'avais inventéeme
suffisait.Une
fois, j'eus cette idée bien simple, et qui eût
dû me
venir plus tôt, qu'il pouvait rester dans les pochesdu
vê-tement
quelqueindice de son origine.L'idéefut très
mal
accueillie:jeremis à plusieurs reprises l'ennui d'ydonner
suite. Enfinjeplongeaidanslespetites poches
mes mains
qui tremblaientun peu
: ce fut avecun
inexprimable soulagementque
je les retirai vides.Mon
intendant voulaitme
faire alleràTachagne
pour conclureune
affaire-
29—
d'importance
; jetrouvaidesprétextes
pour
l'yenvoyeràma
place, craignant surtoutes chosesune
explicationavec lemaître de poste qui pouvait m'obli- ger àune
restitution.Chaque
foisqu'on sonnait au portail, le
cœur me
battait, il
me
semblait qu'on venaitme
lareprendre.Quand
l'attelaged'un voisinou le cheval d'unmessager
en- traient dans la cour, jeme
surprenais à jetervivement une
draperie sur la pelisse; je neme
dissimulaispas en- suite l'odieux de cette action, qui eûtpu
conduireun
pauvre diable en po- licecorrectionnelle; mais quel collec- tionneur n'a pas sur la consciencede pareilles faiblesses, sans parler desamoureux
?Étais-je
donc
déjà dans la tristeca-tégoriedeces derniers? Jen'eussepas voulu
m'avouer
cetteénormité.etpour- tant jeme
disaisque
s'il est ridicule d'êtreamoureux
d*un chiffon, la moi-tiédes
hommes
en sont là, et qu'on a brouillé parfois les affairesdu monde
pour des chiffons qui cachaientmoins d"àme que
le mien. Sans creuser lanature de
mon
sentiment,je jouissais decettedélicieusecommunauté
devie:ma
solitude était remplie désormais.Nous
avionsde longuescauseries,avecla polonaise, le soir,
quand
elle exis- tait siétrangement
: je savais déjàbeaucoup
de son caractère, de ses se- crets et de son passé.Comme
toutes ses pareilles, elle avait ses jours et ses caprices : tantôt tendre et gaie,abandonnée
avec des caresses cVatti-—
31—
tude
charmantes
; tantôt gisante sur le divan, flasque,éteinte,morte, l'âme envolée. Suivant sonhumeur,
jeme
couchais tristeoujoyeux; et bien sou- vent, la nuit, dans
mes
rêves, je re- voyais labizarre créature errantàmon
chevet, m'effleurant de son duvetd'or bruni,
me
disant jusqu'à l'aube des chansons et des folies.Le
13 octobre, nouseûmes
à Bu- kova la première gelée d'hiver. Je vis en m'éveillant le mélancolique hori- zon de noschamps
toutblême
sous sonpremier drap blanc. Jedevaisaller ce matin-là réglerune
coupe debois àune
assezgrande
distance. Ivan m'ap- portatriomphalementun
grossierman-
teau de paysan, en jurant qu'il faisait
grand
froid. Jem'en
aperçus bien en—
32—
ouvrant
ma
fenêtre à la bise glacée.Ma main
se posa sur les douces zibe- lines: elles gardaient toujours jene
sais quelle tiédeurintrinsèqueet
mys-
térieuse. Brrr..., pensais-je,comme
ilferait
bon
se pelotonner dans cettechaude
fourrure avant d'affronterun
pareiltemps
! Jerepoussaiavec honte cette sotte idée. Mais on saitque
les sottes idées ont des façons particu- lières de faire leurchemin
et des ar-guments
particuliers à leur service.«
A
quoi bon. disait la tentatrice, prendreune
fluxion depoitrinequand
on peuts'en garer? Crois-tuqu'aucun
affublement puisse étonnertes braves paysans? Cesgens
simplesne
remar- quent rien, etquand
bienmême
les fillesdu
village souriraientun
peu, le—
33—
grand mal
I »—
Je luttais: lesamou-
reux saventcomment
finissent les luttes avec les sottes idées. Après quelquesminutes d'hésitation, je jetaibrusquement
lafinepolonaisesurmes
épaules et je sortis.Ce
futune
sensa- tionsansprécédent, quitenaitdu
bain parfumé, delatiédeurdu
lit,du
souffle des brises d'avril, de lacommotion
d'unepileélectrique.Une
félicitétoute nouvelleme
pénétrait jusqu'au fond demon
être. L'intendant grelottait et jene sentais pas le froid. Je m'attar- dailongtemps au bois; ilme
semblaitque
j'allais quitterle meilleurde moi-même
en rentrant.Le
pli était pris :les jours suivants,
même quand
letemps
se remitau beau, jene
quittais plus la bienheureuse pelisse.Mes
—
34—
courses, auparavant hâtives et
maus-
sades, m'étaientdevenues
délicieu- ses.Dès que
je revêtais lemanteau
enchanté,ma
triste personnalitém'a- bandonnait,je sentais qu'une person- nalité étrangère se substituait insensi-blement
à elle. C'était l'atmosphère d'unautreêtre, faited'uneperpétuelle caresse, dans laquelle je m'habituaisdoucement
à vivre. Jeme
rappelais alors avoir été très frappé jadis parun
articlede laRevue archéologique
surlatuniquede Déjanire.Ah
!comme
je comprenais le pauvre Alcide, brû- lant dans les étreintes de son ardente toison! J'eus
un moment
l'idéed'écrireun Mémoire
sur ce point intéressant de la mythologie grecque,pour
re- prendremes
études abandonnées. Car—
35-
on devine bien
que
lemalheureux Rhamsès
était oublié : l'ébauche ina- chevéedu premier
chapitre gisait surma
table, avec cet airmorne
qu'on les livres et les écrits désertés. Je passais maintenant toutesmes
journées de- hors, courant la forêt dansmon
vête-ment magique
: la volupté premièrene
s'usait pas, au contraire; ilme
semblait
chaque
jourque
j'étaisun peu moins
moi,que
lamétamorphose
s'achevait;un monde
de choses déli- cates, de jouissances nerveuses et fines m'était révélé; j'avaischangé
d'âme,comme
demanteau,
et dé- pouilléle vieilhomme
; ilme
semblait devenir la...Ah!
non, pourtant!—
Tenez, à parler franc, il
me
semblaitque
jedevenais fou.—
36—
A
cemoment
critique demon
exis- tence morale,un
soir, à la nuit tom- bante,—
le 24 octobre,—
onme
remit
un télégramme
demon ami
X...Il
mïnformait
de son passage à Kief lelendemain
matin etme
suppliait del'yvenirvoir
un
instant,pour
conférer d"uneaffaireoùjepouvaisgrandement
l'aider.Je n'aimais rientantdésormais
que ma
solitude peuplée dema
pas- sion, et jemaudis
cette amitié impor- tune; mais il n'y avait pas à reculer, j'ordonnai de mettre leschevaux
à la britchka. Ivan s'approcha avec l'airgoguenard
qu'il affectait volontiers de- puis quelquetemps
vis-à-vis de moi.— «La
nuit serapluvieuse, qu'est-ceque
Monsieur prendra pour se couvrir en route? »—
Je dus vaincreune
de-
37—
ces petites hontes qui
me
revenaient de loin en loin, mais j'en avais déjà tant vaincues!—
«La
pelisse, »—
répondis-jeen tournantlatête, etquel- ques minutes après, la troïka
m'em-
portait, touttremblant de plaisir dans
mes
chèreszibelines, quicontinuaient partout, surmon
êtreindifférentà tou- tes choses, leuratmosphère
d'amour.La
nuit étaitfortavancéequand ma
britchka entra dans la cour de poste de Tachagne.
Une
calèche de voyage dételée y attendait leschevaux
dere- change.—
« Je vais réveiller Stépane—
38—
Ivanovitch, »
me
dit Ivan.—
« Oc- cupe-toi de faire atteler plus vite et laisse dormirceux
quidorment, » lui répondis-jeavechumeur. On
lepense
bien, jen'avais qu'uneidée : éviter lemaître deposte.
De peur
delejoindre, je n'entraimême
pas dans la salle de thé, et, roulantune
cigarette, jeme
mis à arpenter la galerie de bois à auvent qui régnait tout autour de la cour.
La
nuit étaitsombre
et plu- vieuse,comme
l'avaitprédit Ivan.Une mauvaise lampe
àpétrole,surlecham-
branled'uneporte,éclairaitfaiblementun
des coudes de lagalerie.Je marchais depuis quelques ins- tants,
quand
cette porte s'ouvrit et livra passage àun voyageur
quicom-
mença une promenade
en sensinverse—
39—
de la mienne. Sa silhouette
me
frappa tout d"aborcl; elle avait ceci de parti- culier qu'ilétait impossible de décider àquelsexeappartenait l'inconnu.Vous
me
direzque
le casn'estpas fort rare en Russie, où notre gracieux hiver, avec son accoutrement obligé, trans- formelarue enun
bal travestide pas- sants qui n'ont ni forme, ni âge, ni sexe.Ce
qui m'intrigua davantage, c'est qu'ilme sembla
bientôt retrouver dansla taille, ladémarche
et lesfaçons demon compagnon
depromenade
des souvenirstrès familiers;maisces sou- venirs étaient d'autantmoins
faciles à préciser qu'ils se rapportaient dansma mémoire
àdeux
personnes évi-demment
fort différentes; sans pou- voir mettre desnoms
sur ces vagues—
40—
analogies. j'étais sûr d'avoir
connu
à quelqu'un demes
intimes cette sil-houette, à quelque autre ce port de
taille et cette
démarche.
Très per- plexe,je m'arrêtai souslalampe
pour y attendre le passagedu promeneur.
Dans
l'espaceéclairé,deux
petitspieds defemme
entrèrent, sortant d'un longmanteau d'homme
;mes yeux
s'arrê- tèrent sur cemanteau
:c'étaitlemien,ma
vieille pelisse de renard!On
devinelemonde
depensées dé- sordonnées qui éclatèrent dansmon
cerveau. Je
me
remis enmarche comme un homme
ivre.Le
hasardfitqu'auxtours suivants, nous nous ren- contrions précisément sous la lampe.
Mes
premières impressions s'expli- quaient, sans diminuermon
trouble.—
41—
Quand
je regardais lemanteau,
je croyaisme
voir dansune
glace, et, souscettepersonnalitéd'emprunt,j'en devinaisune
autreque
je connaissaiscomme
si je l'avais quittée l'instant d'avant.Le
visage de cettefemme, —
c'était
décidément une femme, —
était emmitouflé dansune
écharpe noire;mais à la fixité
du
regard, jeme
sen- tais l'objet d'une attention égale à lamienne. La promenade
continuait;un
sentimentaigudegêne
m'envahissait.Vous
est-il jamais arrivé de croiser dansun
salonune
figure à vous bienconnue
?Vous comprenez
qu'il fau- drait lui parler, fraterniser avec elle, et faute de pouvoir placer sonnom
sur cette figure, vous
ne
trouvez pasun mot
sur vos lèvres; vous devinez-
42—
qu'elle vous reconnaît, elle aussi; et
chaque minute
de retardaugmente
votre malaise. C'étaitune gêne
de cette sorteque
j'éprouvais,mais
centfoisplus pénible,etcompliquéed'idées extravagantes. Tantôt il
me
semblaitque
jeme promenais moi-même
à mes côtés,jeveux
dire l'ancien moi, celui d'autrefois; tantôtque ma
polonaise courait devant moi, emportantmon moi
nouveau. Ainsi dédoublé, et cha-cune
demes
moitiés évitant l'autre, jeme
sentais plus ridicule àchaque
nouvelle rencontre; le regard voilé s'attachait sur moi, toujours plus in- quiétant; des gouttes de sueurme
perlaient
aux
tempes.Soudain, après
un
dernier tour, lapromeneuse
s'arrêtanet souslalampe,-
43—
écarta
brusquement
son voile, etun
éclatderire longtemps contenupartitcomme une
fusée; la voix jeune et fraîche qu'annonçait ce rire s'élevaetme
dit en français :i Monsieur, sivous
me
rendiezmon manteau
9... »Je
demeurai
immobile, abasourdi, cherchant quelques paroles à balbu-tier :
i
Mon
Dieu...,Madame...,
j'al- lais vous faire lamême
demande....mais daignerez-vous m'expliquer
com-
ment?...— Ah! pour
cela, j*en suis bien incapable. Je sais seulementque
vous avez làma
pelisse, et ilme semble
même que
vous l'avez adoptée sans trop de façons.—
Il est vrai.Madame;
mais, vous-même,
neme
donnez-vous pasl'exem- ple?— Ce manteau
est à vous? Et c'estmoi
qui vous dois des explications?Allons, je
veux
bien, c'est fort simple, d'ailleurs. Il y aun
mois, en passantici pour
me
rendre dansune
terre voisine, j'aiégaréma
fourrure.Quand
je l'ai
envoyé
chercher, onm'a
rap- porté ceciàlaplace.Mon
absences'est prolongée plusque
je ne pensais, les froids m'ont prise audépourvu
loin detoute ressource, et.ma
foi, j'ai uti- liséceque
la Providence avaitdaignéme
laisser enéchange
demes
zibe- lines. Cette nécessité vous semblera assez justifiée, j'espère.Ce
qui l'estmoins, c'est le besoinpour
un homme
de s'affubler d'une
mante
defemme
en guise de petit collet: sans
compter
qu'elleme semble
s'êtrepassablementdéformée
sur vos épaules,ma
pauvremante
!— Oh
!pour
cela non.Madame,
je vous jure. C'est au contrairemoi
quime
suis... je m'arrêtai àtemps pour ne
paslaisseréchapperune
sottise in- telligible àmoi
seul.—
Enfin. Monsieur, puisqu'il vous plaîtque
nos torts soient réciproques, passons l'éponge.Le
hasardabienré- paré les siens.Nous
allons rentrer tousdeux
dans notre bien etdans les attributs de notre sexe. Maiscomme deux
personnes qui ont portépendant un
mois leursmanteaux
respectifsme
paraissent suffisamment présentées
—
46—
l'une à l'autre, je vous engage à
prendre une
tasse de thé avec moi, tandisque
nous opéreronsl'échange. »—
Et l'étrangère ouvritla porte de la salleenme
montrant le chemin.Je la suivis à contre-cœur. La ré- flexion m'était revenue. Je
ne
voyais qu'unechose, la séparation prochaine et inévitable d'avecma
bien-aiméecompagne.
Je ne savaisaucun
gré à sa maîtresse de s'êtrerévélée. Jeme
souciais fort
peu
de celle-ci, c'est à sa pelisseque
je tenais. Cependant, tan- disque mon
héroïne se dépouillaitdemon manteau,
jeme
livrai à cet exa-men sommaire
quiestla première po- litessedue
parun homme
àune femme
avec laquelle il entre en relations. Il
n'y avait pas à dire, c'était bien
ma
statue qui m'apparaissait.
une
statue telleque
je l'avais devinéeàson enve- loppe, avecun
nez en plus, seule- ment. Était-ce ce nez quime
déran- geait? Jene
sais, toujours est-ilque
l'apparitionne
me
fitaucun
plaisir et resta fort distinctepour moi
de la vraie, celle qui habitaitla pelisse. Lescheveux
châtain-dorés y étaientpour- tant, et lesyeux
gros-bleu. Elle de-manda du
thé à la servante, et à l'ac- centdes premiersmots
russes qu'elle prononça, jereconnusune
polonaise.Tout, d'ailleurs, trahissait chez elle cette famille particulièrement redou- table dans l'espèce féminine : le re- gardélectrique, le
parfum vénéneux,
lasouplesse de serpent, la provocation inconsciente de
chaque
brimborion,depuis le talon jusqu'à la dernière boucle de cheveux.
Tandisqu'elleversaitlethé,Stépane Ivanovitch entra, nous salua et sourit.
g Jesuppose,dit-il,
que
Terreurest maintenant expliquée àmadame
lacomtesse.
Le
jourmême
oùelle passa chezmoi
et y oublia sapelisse. M. Jo- seph Olénineperdit sonmanteau
prèsd'ici.
Le
lendemain,quand
le messa- ger deBukova
vint réclamer ce der- nier,mon
garçon d'écurie remit levêtement
qu'ilavaitramassé.Quelques
heures après,un
passant apportait lemanteau
de M. Olénine ettrouvait sur la porte le courrier quidemandait
la pelisse dela comtesse***ska; lecour- rier n'a pas vérifié l'objet, et je n'ai plusentendu
parler derien. »—
49—
Le
maître de poste avait fait la lu- mière dansmon roman. Le nom
de lacomtesse ***ska m'était bien connu.
Elle venait dequitter Varsovieà l'épo-
que
oùmon
régimenty
prit garnison.On
ne parlait alorsque
de sa beauté, de sa vertu farouche, de son second mariage aveclevieuxcomte
***sky,un
des plus riches seigneurs de Pologne, jadis fort en faveur à la Cour, et qui avaitmême
étéun moment
général-gouverneur
sous le précédent règne.Depuis quelque temps, le
comte
et safemme
vivaient retirésdans leur belle terre de Rogonostzova, sur les confins delaPodolie,àcentverstesdechezmoi.Je savaisqu'ilspassaientde rareenrare dans notre district, en allant visiter
un
autre bien situé plusprès deKief.7
—
50—
La comtesse congédia Stépane Iva- novitch en le priant de presser son attelage, et la conversation s'établit entre nous, avec l'aisance
que donne aux
relationsnouvelleslacertitude d'ap- parteniraumême monde,
alorsmême
qu'on n'a pas
échangé
sesman-
teaux.
«
Eh
bien! Monsieur Olénine. voici laprésentationachevée, ettoujours de façon aussiromanesque. Mes
amis de Varsovie m'avaientbeaucoup
parlé de vos exploitsdetoutgenre,quand
vous étiezaux
hussards, mais jene
savais pasque
vous poussiez le dédain de lamorale vulgaire jusqu'à vous appro- prier les zibelines égarées sur la
grande
route.— Vous
pouvezmême
ajouter,corn-—
51-
tesse. jusqu'àne pas lesrendreà leur légitime propriétaire.
— Ane
paslesrendre!...Comment
cela?
—
Je déclare qu'on ne m'arrachera cette pelisse qu'avec la vie.—
Parexemple
! Et pourquoi?—
Parce que...parceque
je l'aime.—
C'est ceque
pourraientdire tous les héros de la police correctionnelle.—
Non, vousneme comprenez
pas, vous ne pouvez pasme comprendre.
C'est trop subtil à expliquer, ce qui existeentre ce
vêtement
etmoi. Pour- tant, vous êtes slave, vous aussi, par- tant plus oumoins
spirite. croyanteà lamétempsycose
etàun
tasde choses semblables. Tenez, depuisun
moisque
cemorceau
d'étoffe est entrédansma
vie, ilm'apeu
àpeu
chassédema
propre
personne pour y
introduireune
autreâme. un
être chimériqueémané
delui;oupeut-être est-cemoi
qui suis passé en lui, qui ai pris laforme
et l'être qu'il renfermait en puissance,comme
disent les philosophes. Jene
sais. Toujours est-il
que
lui et tout ceque mon
imaginationamis
en lui, je l'aime, entendez-vous, je l'aimed'amour. »
La comtesse prit le petit air sévère de rigueur enpareil cas.
On
a remar- qué, d'ailleurs,que
cet air sévère ne parvenait jamaisà êtreun
air étonné, ce qui ferait croireque
lesfemmes
attendent toujours l'arrivéede cemot
comme une
suite naturelle de la con- versationavec elles.—
53—
i
Oh
! ne vousméprenez
pas surma
pensée, repris-je.Loin demoi
l'in- tention de vous offenser. Votre per- sonne n'estpour
rien dans tout ceci, elle estabsente, il n'existe, ilne
peut existersous cettepelisseque
laforme
idéalenée de sesplisàmon
évocation.—
Ceci n'est pas flatteur pour laforme matérielle qui a bien contribué quelque
peu
à ces plis. Enfin, jeveux
biennvamuser
de votre originalité, mais je n'en suis pasmoins
obligée de vousredemander
formellementma
palatine.
—
Jamais, plutôtma
vie! Pourquoi vous ai-je rencontrée"? Allez, partez, m'écriai-je avec désespoir, mais neme demandez
pasmon âme
!—
Je ne vousdemande que ma
—
54—
fourrure.
Ah!
ça, mais vous êtes leTartufe des pelisses,
mon
chermon-
sieur :C'est à vous d'en sortir, vous qui parlez [en maître...
Avec
toutmon
désir de vous obliger, je vous répèteque
je vais reparaître dans quelques heures devantmon
lé- gitime seigneur, qui marqueraitun
justeétonnement
s'ilme
voyait surgir enmanteau d'homme.
J'entends ren- trer chezmoi
sousma forme
etmes
espèces naturelles. D'autant plusque
ces fourrures sontun
héritage de fa- mille auquelnous
avonsmille raisons de tenir.—
Mais c'estmoi-même que
vousdemandez
!Comment
voulez-vousque
je
me
rende à vous?—
.JO—
—
Voyons, j'entre dans vos folles idées.Ne
vous laissé-je pasune
con- solation?Ce
manteau, le vôtre, queje porte depuisun
mois,—
etauquelma femme
dechambre
adû donner
quel- ques directions nouvellespour
qu'ilme
fût supportable,—
cemanteau
se seraun peu métamorphosé,
à votre compte.Vous
allez vousy
retrouver, d'après vos théories sur l'adaptation desmanteaux, un peu vous-même, un
peu...une
autre!— Hum!
lemanteau du Musée
de Naples! Belle consolation, fis-je piteu- sement.—
Ces archéologues se croient tou- jours le droit d'être légers à leur manière. Mais l'heureme
presse, j'entendsmes chevaux
à la porte,—
56—
cessons ce
marivaudage
. Monsieur Olénine, veuillezme donnez ma
pala- tine! »Je
me
levaiavecun mouvement
dé- sespéré qui fit glisser demes
épaules l'objetdu
litige.D'un
geste mutin, lacomtesse avança la
main
sur la four- rure qui tombait. Machinalement, je la retirai à moi.a
Ah
ça! fit-elleenrepartantde son franc rire, savez-vousbienque
si quel- qu'un entrait, oncroiraitque
nous re- jouons la scène deMadame
Putiphar avec votrehomonyme
î— Madame,
ily
avait des senti-ments moins
cruels chezlafemme du
général de Pharaon.—
Pas d'analogie, monsieur,mon
mari n'est plus en fonctions, répliqua
—
57—
la comtesse en riant de plus belle. »
Et d'un air d'autorité superbe, qui, je dois le dire, lui seyait à merveille, elle prit de
mes mains ma
chèrepe- lisse, la jeta sur son bras,gagna
la porte. Là, elle se retourna,sans doute pourrire encoreun peu
dema
mine.Maisj'avais, il fautcroire, l'airsivrai-
ment
navré, qu'elleme
cria,avecune nuance
de sympathie dans la voix :« Là, je compatis à votre folie.
Vous
aimezcette polonaise?Eh
bien, venezlarevoir à Rogonostzova. Je vous pro-
mets
qu'elle sera toujourspendue
aupremier
porte-manteau demon
vesti- bule.Venez
donc, et considérez-vouscomme
toujoursinvité sous notre toit,monsieur
Olénine.Vous
pourrez dire enmodifiantle proverbe: «Pour une
8
—
58—
polonaise de perdue,
deux
de retrou- vées. »Elle disparut, emportant
mon
palla- dium. Ilme sembla que
la nuit s'était faite dans la salle. Je revêtis avec co- lèremon
pauvre vieuxmanteau,
jeme
précipitai sur la route de Kief, dévo- rant
mon
chagrin, grelottant de corps et de cœur.III
Quand
je revins à Bukova, la terre russe avait pris sa figure d'hiver, sa figure livide.La
première neige étaittombée
surlesinterminables plateaux des Terres noires;fonduesurlescrêtes—
59—
des labours, préservée dans les creux des sillons, elle marbrait de flaques blanches ces grands
champs
couleur desuie qui font notre richesse; on eût ditque
touteslespompes
funèbres desdeux mondes
avaientcousu boutàbout touteslessergesdeleur matériel,pour tendre ainsi, durant des centaines de verstes,un
drap de deuilaux
larmes d'argent.Des
nuages bas rampaient surleshêtres chauves, et desfumées
de pauvres sur les toits dechaume
d'où suintaient les eaux glacées.
Ma
maison,perdue
dans les bois, n*est jamais gaie en cette saison; jela re- trouvai cette fois plus désolée et plusmaussade
que de coutume. Elleme
semblait vide
comme
lachambre
d'un avare à qui on aurait volé son trésor;—
60—
mon
cabinet était si assombri qu'au-cune lampe
ne suffisait à l'éclairer.ïvanavait
beau
emplirlacheminée
de souches de pin, jene
parvenais pasà réchauffermes membres
transis.Avez- vous jamais rêvéque
vous étiezam-
puté?J'éprouvais, tout éveillé, la sen- sationde cecauchemar
; simon
corps était au complet,mon âme
tout aumoins
avaitquitté lelogis; quoiqueun peu
porté vers les doctrines matéria- listes, j'ai fini par croireà l'existence del'âme, en constatantle vide qu'elle laisse dans lesmoments où
ellenous fausse compagnie. Jeme
raisonnais sans relâche, pour chasserma
foliede
mon
cerveau; l'expériencem'a
dé-montré que
cetteméthode
est détes- table; se raisonner surune
passion,—
61—
c*est vouloir arracher
un
clou en frap- pant dessus à petits coups demar-
teau : lemarteau
enfonce le cloudans le bois et le raisonnement la passion dans le cœur. J'abrège les péripéties d'une lutte intestine dont on a déjà deviné l'issue.Le premier
bruit qui mit de la joie danslamaison
fut celui des grelots demes
trotteurs, le jour qu'ilsamenèrent
au perron letraîneau attelépourme
conduireàRogonostzova.La
routeme
parutlongueet lesabordsdu
lieurébarbatifs; de grands étangs gelés, des forêts de sapins,un
vieux châteaudu temps
d'Elisabeth,aux
profils de prison;
une
de ces geôles d'ennui où le plus médiocrecompa- gnon
doit être accueilli par les cap-tifs
comme un
princeCharmant
dansle château de la Belle au Bois-Dor- mant.
Aujourd'hui,
revenu
àun
état d'es- prit plus sain.j'ose àpeineme
rappe- ler la ridicule émotion avec laquelle jemis
le pied dans le vestibuledu manoir
des ***sky.Ma
polonaise—
celle de fourrures bien
entendu —
brillait au premier porte
-manteau,
rayonnantecomme
la Toison-d'Or, plus caressante et plus vivanteque
jamais. Je courus au cher objet et le couvrisdebaisersfurtifs.La
comtesse, qui m'épiait, apparut sur le pas d'une porte en riant àplein cœur.« Allons,dit-elle, je vois
que
le cas est invétéré et qu'il faudra le traiter énergiquement, au besoin parles dou- ches froides. »—
63—
Elle
me
fit gracieusement les hon- neurs de lamaison
etme
présenta à son mari,un
glorieux invalide des guerresdu
Caucase, clouépar la scia- tique dansune
bergère, devantune
tableoù sa jeunefemme
et son inten- dantbattaient lescartesà tour de rôle pour sonéternelle partiede préférence;un beau
portrait d'ancêtre, audemeu-
rant, où sur les
tempes
blanchies les rides entre-croisaient leurs balafres avec cellesdes yatagans turcs: le nez émerillonné et la bellehumeur
témoi- gnaient des consolations qu'apporte à la vieillesse d'un soldatune
cave bien fournie de vin de Hongrie.Mes
hôtesme
firentgrand
accueil; mais, durant tout ce séjour, jene
leur donnaique
ceque
la stricte politessene me
per-mettait pas de leur refuser.
Dès que
j'entrouvais l'occasion,jem'échappais pour rejoindre
ma
bien-aimée etme
perdre dans sa contemplation. 11
me
parut bientôt
que M
me *** ska suivait avec quelque impatience cemanège
qui l'avait d'abord égayée. Sa
bonne
grâceàmon
égardse refroiditvisible- ment. Les dernières fois qu'elleme
surpriten colloqueintime avec sa pa- latine, ellepassaen haussantlesépaules
et je l'entendis
murmurer
entre ses dents : C'estun
fou!Rappeléà
Bukova pour une
semaine, je ne fis pas attendrema seconde
visite.
Mon
désappointementfutgrand
en ne trouvant plus la pelisse à sa place habituelle. Jeme
précipitai au salon et reprochaiamèrement
à la—
65—
comtesse cette infraction à la parole donnée. Elle
me
répondit, avecun
pli
d'humeur
sur la lèvre,que mes
divagations n'avaient plus le mérite de la nouveauté, puis, sonnant d'un geste nerveux, elle
ordonna
à sa camériste de rapporter « sa vieille loque -a.
Durant
ce second séjour, lesma-
nièresdeM
11"'*'*skatémoignèrent d'une véritablehostilité vis-à-visdemoi. Elle nem'adressaitpresqueplus laparole, etilfallaittoutmon aveuglement
pour ne pas souffrir d'une attitudeque
je devais attribuer au dédain inspiré parmon dérangement
d'esprit. Seul, levieux comte, étranger à
mes
folies, m'accueillait avec la cordialité tradi- tionnelle dans nos provinces, etme
9
—
66—
pressait de revenir abréger dans sa société les longs loisirs de l'hiver.
Je revins, en effet, Lien
que
sen- tantma
présence odieuse, je revins pour les fêtes de Noël, bourrelé parma
passion. Cette fois encore, la polo- naise était absente; mais jene
fus paspeu
surprisde trouverla comtesse frileusement pelotonnéedansnotrepe- lisse. Toutesabonne humeur
semblait revenue, et elleme
reçut le sourireaux
lèvres.«
Ma
foi,mon
chervoisin, j'en suis bien fâchée pour vos habitudes; maismon médecin ne me
trouvepas bien, et, par le froid qu'il fait, ilm'ordonne
deporter quelques fourrures dans les sallesglacées denotrevieillemasure.Vous
ne voulez pasma
mort, sans- 67
—
doute; car,jevous en préviens, je
ne
vous légueraipasmon manteau.
Rési- gnez-vous donc à le contempler sur moi. Je regretteque ma
grossière per- sonne dérange lesplis drapéssurmon
sosie idéal.
Tâchez
de vousy
accou- tumer.—
Hélas!Madame,
vousme
privez de bien douces et bien innocentes caresses.— Oh!
je saisque
surmoi
leman-
teau
magique perd
toutesavertu!Tant
mieux, vous guérirez; sinon... sinon, à vous de trouverun compromis.
»Manteau magique,
en effet. Depuisque mon
hôtesse l'avait revêtu, ilme
semblait qu'elle
me
devenaitchaque
jourun peu moins
étrangère, qu'elle étaitun peu moins
elle,un peu
plus—
68—
lui.
Avec
l'étrangepuissance d'absorp- tionque
j'avais si souvent constatée, lapelissemétamorphosaitsamaîtresse et la ramenait aux proportions dema
chimère. La comtesse ~*ska avait dis- paru; il ne restait
que ma
polonaise, avec lemonde
unique de séductions qu'elle m'offrait depuistrois mois. In- sensiblement, naturellement, j'arrivai à ne les plus séparerTune
de l'autre.Ce
m'était d'autant plus facileque
la frileuse jeunefemme ne
quittait plus ce qu'elleavaitun
jour si dédaigneu-sement
appelé « sa vieille loque »;
et moi, qui ne pouvais
me
détacher de ce cher objet, j'étais rivéaux
pas de celle qui le portait; je la suivais partoutcomme une ombre
animée.La
comtesse n'auraitpu
inventerun
-
69—
meilleur stratagème, si elle eût voulu
m'enchaîner
à sa personne; loin demoi
l'idée qu'ily
eût làun
calcul;
cette
âme
régulière enétait bien inca- pable. J'étais désormais de toutes lespromenades
de la châtelaine; je l'ac-compagnais
dans sonparc, recueillant d'unemain empressée
les perles de givre qui se prenaientaux
zibelines,quand
elles frôlaient les basses bran- ches des bouleaux; je la suivais sur les étangsoùelle se divertissaità pati- ner;quand
elle trébuchait dans sa course rapide, j'étais derrière elle, tremblant depeur que mon
trésorne
fût déchiré dans quelque chute, prêt à le recevoir dans
mes
bras pour le préserver. Si elle montait en traîneau pourune
excursion plus longue, je—
70—
m'asseyaisàses côtés;jebénissaisles cahotsdela piste, quand, en secouant
l'étroitvéhicule, ils ramenaientcontre
mon
épaule et surma main
ledoux
velours bleu, sa chaleur et son par-fum.
Durant
ces journées de viecom- mune,
nous causions; je prenaisun
vif intérêt à cette nature singulière qui se dévoilait devant moi. Nature double, et
comme
faite dedeux
moi-tiés d"àmes
mal
rejointes: je m'expli- quaissans trop de peine cettedualité;je savais par expérience