bêtedepetitechosegrandissaitd'heure en heure.
Ceux-là seuls pourront
me
com-prendre, qui ontconnu
la prodigieuse monotonieet leformidable ennui d'un séjour solitaire dans noscampagnes
russes.Abandonnée
dans ce silence écrasant deshommes
et des choses, l'imagination s'accrocheaux
plus fu-tiles objets et leur prête des propor-tions démesurées.Après
les intéres-sants pensionnaires de nosmaisons de correction, c'estaux
marins et aux propriétairesrusses qu'il eût fallu dé-dier l'araignée de Silvio Pellico.La
polonaise,—
qu'elleme pardonne
la—
24—
comparaison,
—
devintmon
araignée.Bientôt son influence balança
sérieu-sement
celle deRhamsès.
Je la regar-dais vivre, de savie muetteetcachée.C'était
un
corps sansâme,
ilest vrai, maiscomme
cescorpsque
l'âmevient dequitteret qui gardent après l'aban-donune
expressionsiintense. Je cher-chais l'âme, naturellement, etmon
imagination oisive, lâchée en liberté, passait ses meilleures heures à se perdre en hypothèses sur l'aventure qui avait
amené
chezmoi
l'égarée, sur Téternel féminin qui sétait na-guère incarné dans cette enveloppe.Je reconstruisis tous les types de
femme que ma
richemémoire
pouvaitme
fournir,pour
les adapteràma
pe-lisse. Enfin, fatigué d'errerenaveugle,—
25—
je résolusde procéder avecla rigueur scientifique quiconvenaità
un
lauréat de nos Académies. Si Cuvier,me
di-sais-je, apu
ressusciter les monstres antédiluviens avecun
petit os,frag-ment
insignifiant de leur vaste orga-nisme,comment
n'arriverais-je pas à reconstituerune femme
avecun
vête-ment, qui est la moitié de lafemme, quand
il n'est pas le tout?—
Je sus-pendis l'étoffe en l'abandonnant à ses plisnaturels;ilstrahirentaussitôtleur grâce légère et vaporeuse, mais celane me
suffisaitpas.Un
jour, je trouvai les ouvriers dela
ferme
en train derouir le chanvre de la dernière récolte. J'en emportai furtivement quelques brassées;non
sans rougirun peu
demon
amuse-—
2G—
ment
puéril, jeme
mis à empaillerma
polonaise, boutonnant levêtement
sur cemannequin
improvisé et res-pectant toutes les cassuresmarquées
par l'usage surle velours.Le
résultat fut pleinement concluant : je vis se dessinerun
col flexible et long, des formesrichesetfières.une
taillemince, souplecomme un
tronc dejeune bou-leau.De
Tétroitesse desmanches,
je pouvais déduire lafinessedesattaches et des extrémités. Quelques rapports familiers à tousceux
qui ont étudié le dessinme
permirent derétablir, avecla moitié ainsi conquise, l'autremoitié absente, la hauteur de la statue, la
forme de la tête. Ses cheveux, cela n'avait jamais fait doute pour moi, étaient de la
nuance
châtain-doré deszibelines; c'étaitégalement
un axiome
acquis depuis longtempsque
sesyeux
avaient les refletssombres du
velours bleu.Un
seul pointme
gênait, le nezmanquait
et je n'avaisaucunes don
nées pourlereconstituer;jusqu'àplusample
informé,ma
statue n'avait pas de nez. Mais quoi! N'ai-je pasfolle-ment
aimé, jadis, cette tête antique d'Ephèseque
labarbarie turquea pri-véedu même ornement?
Enfin n'ai-je pasaimé beaucoup
demes
belles com-patriotesdans lemême
cas?Ainsi, l'âme de
ma
polonaise était ressaisie, sa forme désormaisinvaria-blement
fixée dansmon
imagination.Ce
futun grand
repos.De
ce jour,ma
chimérique
compagne
était créée, elle vivait. Je m'attachai d'autant plusà ce—
28—
morceau
d'étoffe, son signe visible. Je n'admettaismême
pluslapensée
qu'on pût venirm'en
dépouiller. Je n'avais pas lamoindre
curiosité de voir la légitime propriétaire delapelisse; cene
pouvait êtrequ'unedésillusion, celleque
j'avais inventéeme
suffisait.Une
fois, j'eus cette idée bien simple, et qui eût
dû me
venir plus tôt, qu'il pouvait rester dans les pochesdu vê-tement
quelqueindice de son origine.L'idéefut très
mal
accueillie:jeremis à plusieurs reprises l'ennui d'ydonner
suite. Enfinjeplongeaidanslespetites poches
mes mains
qui tremblaientun peu
: ce fut avecun
inexprimable soulagementque
je les retirai vides.Mon
intendant voulaitme
faire alleràTachagne
pour conclureune
affaire-
29—
d'importance
; jetrouvaidesprétextes
pour
l'yenvoyeràma
place, craignant surtoutes chosesune
explicationavec lemaître de poste qui pouvait m'obli-ger àune
restitution.Chaque
foisqu'on sonnait au portail, le
cœur me
battait, il
me
semblait qu'on venaitme
lareprendre.Quand
l'attelaged'un voisinou le cheval d'unmessager
en-traient dans la cour, jeme
surprenais à jetervivement une
draperie sur la pelisse; je neme
dissimulaispas en-suite l'odieux de cette action, qui eûtpu
conduireun
pauvre diable en po-licecorrectionnelle; mais quel collec-tionneur n'a pas sur la consciencede pareilles faiblesses, sans parler desamoureux
?Étais-je
donc
déjà dans la tristeca-tégoriedeces derniers? Jen'eussepas voulu
m'avouer
cetteénormité.et pour-tant jeme
disaisque
s'il est ridicule d'êtreamoureux
d*un chiffon, lamoi-tiédes
hommes
en sont là, et qu'on a brouillé parfois les affairesdu monde
pour des chiffons qui cachaientmoins d"àme que
le mien. Sans creuser lanature de
mon
sentiment,je jouissais decettedélicieusecommunauté
devie:ma
solitude était remplie désormais.Nous
avionsde longuescauseries,avecla polonaise, le soir,
quand
elle exis-tait siétrangement
: je savais déjàbeaucoup
de son caractère, de ses se-crets et de son passé.Comme
toutes ses pareilles, elle avait ses jours et ses caprices : tantôt tendre et gaie,abandonnée
avec des caressescVatti-—
31—
tude
charmantes
; tantôt gisante sur le divan, flasque,éteinte,morte, l'âme envolée. Suivant sonhumeur,
jeme
couchais tristeoujoyeux; et bien sou-vent, la nuit, dans
mes
rêves, je re-voyais labizarre créature errantàmon
chevet, m'effleurant de son duvetd'or bruni,
me
disant jusqu'à l'aube des chansons et des folies.Le
13 octobre, nouseûmes
à Bu-kova la première gelée d'hiver. Je vis en m'éveillant le mélancolique hori-zon de noschamps
toutblême
sous sonpremier drap blanc. Jedevaisaller ce matin-là réglerune
coupe debois àune
assezgrande
distance. Ivan m'ap-portatriomphalementun
grossierman-teau de paysan, en jurant qu'il faisait
grand
froid. Jem'en
aperçus bien en—
32—
ouvrant
ma
fenêtre à la bise glacée.Ma main
se posa sur les douces zibe-lines: elles gardaient toujours jene
sais quelle tiédeurintrinsèqueet
mys-térieuse. Brrr..., pensais-je,comme
ilferait
bon
se pelotonner dans cettechaude
fourrure avant d'affronterun
pareiltemps
! Jerepoussaiavec honte cette sotte idée. Mais on saitque
les sottes idées ont des façons particu-lières de faire leurchemin
et desar-guments
particuliers à leur service.«
A
quoi bon. disait la tentatrice, prendreune
fluxion depoitrinequand
on peuts'en garer? Crois-tuqu'aucun
affublement puisse étonnertes braves paysans? Cesgens
simplesne
remar-quent rien, etquand
bienmême
les fillesdu
village souriraientun
peu, le—
33—
grand mal
I »—
Je luttais: les amou-reux saventcomment
finissent les luttes avec les sottes idées. Après quelquesminutes d'hésitation, je jetaibrusquement
lafinepolonaisesurmes
épaules et je sortis.Ce
futune
sensa-tionsansprécédent, quitenaitdu
bain parfumé, delatiédeurdu
lit,du
souffle des brises d'avril, de lacommotion
d'unepileélectrique.Une
félicitétoute nouvelleme
pénétrait jusqu'au fond demon
être. L'intendant grelottait et jene sentais pas le froid. Je m'attar-dailongtemps au bois; ilme
semblaitque
j'allais quitterle meilleurdemoi-même
en rentrant.Le
pli était pris :les jours suivants,
même quand
letemps
se remitau beau, jene
quittais plus la bienheureuse pelisse.Mes
—
34—
courses, auparavant hâtives et
maus-sades, m'étaientdevenues
délicieu-ses.Dès que
je revêtais lemanteau
enchanté,ma
triste personnalité m'a-bandonnait,je sentais qu'une person-nalité étrangère se substituaitinsensi-blement
à elle. C'était l'atmosphère d'unautreêtre, faited'uneperpétuelle caresse, dans laquelle je m'habituaisdoucement
à vivre. Jeme
rappelais alors avoir été très frappé jadis parun
articlede laRevue archéologique
surlatuniquede Déjanire.Ah
!comme
je comprenais le pauvre Alcide, brû-lant dans les étreintes de son ardente toison! J'eus
un moment
l'idéed'écrireun Mémoire
sur ce point intéressant de la mythologie grecque,pour
re-prendremes
études abandonnées. Car—
35-on devine bien