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Article pp.9-22 du Vol.25 n°144 (2007)

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Christian LICOPPE Marc RELIEU

A l’exception des discours futuristes du XIXe siècle1 et d’expérimentations sporadiques, l’histoire des dispositifs de visiophonie pour le grand public et les entreprises s’écrit à partir des années 19702. C’est durant cette période qu’aux Etats-Unis, Bell tente un lancement commercial du dispositif inventé dans ses laboratoires dans les années 1930 et qu’en France, la Direction Générale des Télécommunications (DGT) met en chantier les projets de développement qui culmineront dans les années 1980 sur des expérimentations d’un système de visiophonie grand public à Biarritz.

L’appropriation de ce dispositif, conçu et promu comme un enrichissement du téléphone, est d’emblée problématique, surtout auprès du grand public.

Le discours recueilli auprès des utilisateurs apparaît contradictoire. Les études marketing menées aux Etats-Unis sur le « PicturePhone » montrent des personnes qui s’inquiètent de devoir être visibles à tout moment, mais qui apprécient la possibilité de voir la personne à laquelle elles s’adressent3.

Les années 1980-90 : l’essor des expérimentations de visiocommunication

Les expérimentations de Biarritz sur le visiophone et l’essor des visioconférences en entreprise sont l’occasion pour le Centre National d’Etudes des Télécommunications de mobiliser les chercheurs en sciences humaines et sociales pour éclairer les logiques qui gouvernent l’appropriation de ces dispositifs en vue d’orienter l’effort ultérieur de

1. ROBIDA, 1893.

2. Selon GOLD (1994), une liaison combinant téléphones et téléviseurs aurait toutefois été établie entre Berlin, Leipzig, et Munich et proposée au public depuis des bureaux de poste dès les années 1930.

3. LIPARTITO, 2003.

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commercialisation. Plusieurs recherches sont menées autour de la visiophonie qui paraissent soit sous la forme d’ouvrages collectifs4, soit sous la forme d’articles5 dans la revue Réseaux, qui n’avait alors été créée que depuis quelques années. Le courant francophone de recherche qui est aujourd’hui connu sous l’étiquette de « sociologie des usages6 » s’est structuré à cette période, autour des questions d’appropriation que posaient deux dispositifs nouveaux pour les particuliers, le minitel et le visiophone.

Très peu de travaux sur les usages de la visiocommunication ont toutefois été publiés en France depuis cette époque.

Figure 1. Le Picture Phone de Bell en 1964

Pendant les années 1980, et alors que la visioconférence peine à se trouver une place dans les milieux professionnels7, de nouveaux dispositifs de visiocommunication, appelés « Media Space » sont développés et expérimentés aux Etats-Unis et en Angleterre, dans le cadre des recherches sur le travail coopératif (CSCW8). Selon l’un de ses premiers concepteurs, un Media Space est « un contexte électronique dans lequel des groupes de personnes peuvent travailler ensemble, même lorsqu’elles ne résident pas dans le même lieu ou ne sont pas présentes au même moment. Dans un

« Média Space » les personnes peuvent créer des environnements visuels et acoustiques en temps réel qui recouvrent des zones physiquement

4. PERIN et GENSOLLEN, 1992, voir également Réseaux n° 10.

5. FORNEL, 1988 ; LACOSTE, 1988.

6. JOUET, 2000.

7. EGIDO, 1990.

8. Voir la présentation synthétique de CARDON, 1997.

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séparées »9. Cette définition souligne explicitement la spécificité des Media Space par rapport à la visioconférence : tandis que celle-ci accompagne une communication planifiée pour un temps limité entre des utilisateurs identifiés, ceux-là instaurent une liaison quasi constante entre des lieux et ambitionnent de se constituer eux-mêmes en environnements pour l’action.

Sous l’égide d’une alliance entre des ingénieurs, des Centres de recherche et développement et des spécialistes de sciences humaines (sociologues, psychologues, ergonomes), de nombreux Media Space furent mis au point et testés auprès d’utilisateurs dans le contexte de situations de travail10. Les locaux de Xerox PARC en Californie furent parmi les premiers à être connectés à ceux de Xerox à Portland11. Aux Media Space reliant des bureaux géographiquement éloignés se sont ajoutés des dispositifs de visiocommunication connectant des lieux publics, comme des couloirs ou des cafétérias, plutôt destinés à favoriser la communication informelle entre salariés, tels que Video Window chez Bellcore12.

La situation actuelle : pourquoi un numéro sur la visiocommunication ? Avec le haut-débit et la dispersion de l’informatique, la visiocommunication a tendance à se banaliser tout en suscitant de constants efforts d’innovation.

Les systèmes de visiophonie se sont développés sur de multiples supports (sur internet, via des logiciels spécialisés comme RealMeet ou Skype, mais aussi sur téléphones mobiles). La visiocommunication se décline sous différents registres technologiques, mais également dans des contextes sociaux de plus en plus variés, comme le montrent les différentes contributions à ce numéro : guichets visiophoniques destinés aux interactions de service (Velkovska et Zouinar), auditions de justice à distance (Licoppe et Dumoulin), télémédecine (Mondada), murs ou salles de téléprésence dans l’entreprise ou les lieux publics (Bonu, Relieu), salles de visioconférence dédiées à la coconception (Lahlou).

Si la diversité de ces terrains d’étude aide à générer de nouveaux questionnements, par exemple sur la capacité de la visiocommunication à

9. SLUTS, 1986, cité par MACKAY, 1990.

10. Ces diverses tentatives furent contemporaines de la naissance du courant des études sur le travail coopératif médié (CSCW). Sur l’histoire de ce courant, voir CARDON, 1997.

11. D’autres projets similaires furent mis en œuvre à Bellcore et à l’Université de Toronto et en Grande Bretagne (Xerox Cambridge Parc). Voir McKAY, 1999.

12. FISH et al., 1990.

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soutenir la production d’espaces judiciaires virtuels (Licoppe), la plupart des articles de ce numéro abordent également des interrogations classiques sur l’organisation des interactions en visiocommunication, comme les ouvertures ou les clôtures d’interactions distantes. Ils s’inscrivent ainsi dans le sillage d’une série de travaux réalisés au cours des années 1980 et 90, qui se caractérisent par leur intérêt commun pour l’analyse d’activité par l’observation d’enregistrements audio-vidéo. On peut rendre compte de ces études en distinguant deux axes principaux d’interrogation. Le premier concerne la façon dont la visiocommunication modifie l’organisation des interactions en coprésence ; le second interroge le statut de l’objet technique dans l’interaction et éclaire la façon dont les participants aux interactions visiocommunicationnelles s’ajustent progressivement à leurs propriétés singulières.

Comment les visiophones transforment l’interaction

A partir du milieu des années 1980, des études privilégiant l’observation minutieuse des pratiques à partir d’enregistrements de situations d’usage, parfois en contexte naturel, parfois en situation expérimentale ou quasi expérimentale mettent en évidence une série de modifications que les dispositifs de visiocommunication font apparaître dans l’organisation des interactions et des activités. Dans ces approches, l’interaction interpersonnelle en coprésence, ou bien les activités équipées sont considérées plutôt comme des domaines autonomes de référence, que l’objet technique vient perturber d’une façon ou d’une autre.

La fragilité de l’interaction visiophonique

Les analyses d’observations précises d’interactions de vidéocommunication, que celles-ci transitent par un objet spécifique, le visiophone13, ou dans l’articulation de différents objets techniques composant des Media Space (caméra et moniteur14), dressent un constat identique. Les participants aux interactions vidéocommunicationnelles se trouvent en porte-à-faux : d’un côté, la vue d’un interlocuteur sur l’écran les conduit à faire usage des mêmes procédés de coordination et de régulation de l’interaction qu’ils pratiquent habituellement en face-à-face ; de l’autre, la multiplication de problèmes interactionnels ne cesse de leur rappeler que tel n’est pas le cas.

13. FORNEL, 1988, 1992.

14. HEATH et LUFF, 1992.

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Ni véritablement en face-à-face, ni tout à fait au téléphone, les membres d’une interaction vidéocommunicationnelle se trouvent rapidement désorientés, gênés et placés dans une situation d’inconfort. Par exemple, ils découvrent qu’ils sont obligés de veiller à maintenir leur positionnement dans le cadre, ou qu’ils ne parviennent pas à voir la même chose.

Une remise en cause de la relation entre gestualité et parole

En interaction face-à-face, la gestualité accompagne tous les niveaux de segmentation de la production verbale15. Gestes et paroles contribuent par exemple de concert à réguler l’organisation et la structure de l’interaction.

Dans l’interaction face-à-face, la gestualité est essentielle pour garantir le maintien d’un alignement conjoint et durable des locuteurs : des gesticulations sont utilisées pour demander à entrer en contact16, prendre la parole, manifester pendant les propos d’un locuteur son affiliation ou sa désaffiliation avec lui, lui indiquer que l’on a déjà compris ce qu’il n’a pas encore fini de dire, préparer une interruption, etc. Le lien entre gestualité et parole n’est donc pas réservé à certaines occasions spécifiques. Gestualité et parole sont liées par une connexion fondamentale, qui constitue l’un des ressorts de l’intercompréhension mutuelle en face-à-face. Cette multimodalité constitutive de l’interaction face-à-face repose en outre sur un placement temporel très précis des gestes par rapport aux productions verbales. Selon qu’il démarre avant ou après un segment verbal, selon la trajectoire qu’il adopte par rapport à la parole, un geste pourra revêtir des significations très différentes pour les locuteurs.

Dans les situations d’interaction médiatisée, comme la vidéocommunication, les locuteurs, parce qu’ils se voient, mobilisent leurs répertoires gestuels de façon assez similaire à ce qu’ils font en face-à-face. Cependant l’interposition des écrans, la limitation des champs des caméras et la singularité des orientations de leurs axes constituent autant de facteurs qui fragilisent considérablement l’adéquation entre les gestes et la parole17. Or, des difficultés répétées pour associer le geste à la parole ont pour conséquence de produire une gêne chez les interactants, qui ne parviennent plus à se comprendre. Enfin, dans la mesure où les interactants sont engagés non pas seulement dans un exercice d’intercompréhension mutuelle, mais

15. KENDON, 1980 ; MC NEILL, 1992.

16. SCHEGLOFF, 2000.

17. HEATH et LUFF, 1992.

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dans une activité pratique, comme par exemple produire une invitation, annoncer une nouvelle, ou raconter une histoire, une mauvaise synchronisation du geste et de la parole menace précisément l’intelligibilité de ce qu’ils sont en train de faire. Dans ces conditions, il est bien évident que la qualité de l’image, mais également la précision de sa synchronisation avec le son, ou bien encore la possibilité de pouvoir entendre les réactions d’un auditeur pendant la production d’un tour de parole constituent des ressources essentielles dans la réalisation d’une communication visiophonique viable.

La fragilisation de la relation entre la communication

et les environnements dans lesquels se trouvent les interlocuteurs

A côté des éventuels problèmes interactionnels générés par la désynchronisation de la gestualité avec la parole, la vidéocommunication fragilise le lien entre l’action et son environnement. Selon Luff et al.18, la visiocommunication est enfermée dans un paradoxe : d’une part, ces dispositifs tentent de créer un environnement commun et accessible à chacun ; d’autre part, ils fracturent le lien entre action et environnement, et rendent problématique la réalisation des actions les plus élémentaires. Ainsi la visiocommunication tend à créer des problèmes générés par la forme spécifique de coprésence qu’elle institue. La vidéocommunication introduit en fait une promesse de mise en commun d’un environnement. Or cette promesse est impossible à tenir : au lieu de réunir des espaces distants, la vidéocommunication les fragmente. En effet, un dispositif visiophonique constitue une scission19 entre (1) l’environnement réel dans lequel se trouve une personne A ; (2) l’image de cet environnement sur le moniteur de B ; (3) l’environnement dans lequel se trouve B ; et (4) la représentation de cet environnement sur l’écran que regarde A. La dissociation des environnements provoque une série de malentendus puisque les participants ont l’illusion qu’ils voient la même chose alors que cela est rarement le cas, toutes choses égales par ailleurs.

Cette fragmentation a une conséquence très générale : les actions les plus élémentaires, comme les gestes de pointage ou de référence à des objets ou des personnes présents autour de soi, sont sources de malentendus répétés.

Ces problèmes interviennent de plus à la fois au niveau de la production de l’action et de sa reconnaissance20. Le cas des gestes déictiques (ou de

18. LUFF et al., 2003.

19. Id.

20. HEATH et LUFF, 1992 ; LUFF et al., 2003 ; FORNEL, 1992.

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pointage) a été ainsi extensivement étudié dans la littérature. Pour des besoins d’illustration, nous distinguerons deux cas de figure :

– cas 1 (production) : une personne montre du doigt un objet apparaissant sur son écran, mais qui se trouve en réalité dans l’environnement de son interlocuteur. Ce dernier ne parvient pas à raccorder le geste qu’il découvre sur son écran avec l’objet correspondant qui se trouve pourtant à côté de lui.

Cette catégorie de problèmes gêne considérablement la production même des actions à destination d’autrui : les personnes ne parviennent pas à se référer par un geste ou par une description verbale à un objet qu’elles voient pourtant sur leur écran, mais que leur interlocuteur ne réussit pas à reconnaître dans son environnement ;

– cas 2 (reconnaissance) : un membre voit un geste de pointage apparaître sur son moniteur, mais ce geste désigne quelque chose dans l’environnement de son interlocuteur auquel il n’a pas accès. Il ne parvient donc pas à lier le geste qu’il observe à un point de référence pertinent et ne peut comprendre ce que regarde et fait son interlocuteur.

La vidéocommunication dissocie ainsi l’action de son environnement, en multipliant les représentations des contextes dans lesquels se trouvent les interlocuteurs. Cette fracture entre les engagements concernant un environnement proximal et un environnement distant (séparation que les dispositifs de visiophonie contribuent à produire et stabiliser) atteint les fondements de l’interaction interpersonnelle et la communication, car elle fragilise la production comme la reconnaissance d’actions intelligibles. Les chercheurs anglais en tirent des conclusions assez pessimistes sur l’utilisation des dispositifs visiophoniques pour les activités collaboratives.

Parce que l’écologie est irréductiblement « fracturée »21, il s’agit d’un média

« cruel » et « peu gratifiant » pour ce genre d’activité22.

L’apprentissage des compétences nécessaires à la communication visiophonique et la notion « d’artefact interactionnel »

Certaines études observationnelles des usages de différents dispositifs de visiocommunication qui furent conduites dans la durée23 portent un jugement plus positif. Elles mettent davantage l’accent sur les procédures

21. HEATH et al., 2003.

22. HEATH et HINDMARSH, 1997.

23. FORNEL, 1994 ; DOURISH et al., 1996.

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d’ajustement que les usagers réguliers développent pour se familiariser avec ces objets techniques. Les perturbations initiales introduites par la visiocommunication sont en effet susceptibles d’être graduellement intégrées à de nouvelles routines d’interaction par les usagers.

Au cours de leur socialisation, les agents sociaux ont, explique de Fornel24, acquis une maîtrise pratique et routinière de la logique de l’interaction. Ils savent, par exemple, à quelle distance de l’autre il faut se situer, quelle hauteur de la voix adopter, quelle gestualité mettre en œuvre, et ce, en fonction d’un ensemble complexe de critères, comme le contexte environnemental et social, le degré de familiarité avec l’autre (ou les autres), le nombre d’interactants, leur âge, etc. Avec le visiophone, un ensemble de nouvelles « contraintes » apparaissent : les personnes doivent se positionner par rapport à la caméra, déterminer à quelle distance se placer par rapport à la caméra, utiliser la touche contrôle, maximiser la qualité sonore). Les usagers doivent alors réapprendre à interagir ensemble de façon compétente.

Communiquer par visiophone n’est pas équivalent au fait de regarder une image plus ou moins nette, plus ou moins claire, en y ajoutant des paroles.

Alors que certains utilisateurs du visiophone ne réussissent pas à maîtriser la mise en forme de l’interaction visiophonique et se reportent sur le mode maîtrisé de l’interaction téléphonique, venant alors à se regarder téléphoner25, d’autres parviennent, par des consignes de positionnement interactionnel, à maîtriser ce savoir-faire. C’est seulement dans ce cas que le visiophone se transforme en « artefact interactionnel » : son statut d’objet technique médiatisant la communication passe à l’arrière-plan et il devient un simple élément du contexte interactionnel26. Cette stabilisation de l’interaction visiophonique repose notamment sur deux niveaux d’organisation distincts.

Se positionner dans le cadre

Etablir une interaction visiophonique suppose l’adoption de postures et d’un positionnement corporel, qui crée un angle d’orientation convergent entre les partenaires, qui coorientent leurs corps de manière à faire face à l’appareil.

24. FORNEL, 1991, p. 127.

25. FORNEL, 1991, p. 127.

26. « L’objet technique n’est plus un simple outil qui prolonge la perception en donnant un accès à un espace mais un artefact interactionnel qui permet d’interagir à distance par la création d’un espace interactionnel partagé » (FORNEL, 1991, p. 128.).

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Cette organisation des postures et des regards fait « émerger une coprésence virtuelle et (les participants) parviennent à surmonter le fait que les espaces dans lesquels ils se trouvent sont radicalement disjoints27 ». En réalisant un arrangement spatio-temporel commun, les participants s’isolent comme dans le face-à-face de leur environnement immédiat – à la différence près que chacun d’entre eux s’isole de son environnement respectif et non d’un environnement commun28. Ils stabilisent alors un cadre pour communiquer ensemble. Cet espace virtuel n’est pas souple : il est inscrit à l’intérieur d’un cadre déterminé et orienté par un positionnement devant le moniteur et la caméra. Pour l’instaurer, les interactants doivent donc apprendre à se positionner mutuellement devant ces objets. Pour se manifester mutuellement qu’ils sont bien en interaction et éviter des interruptions les interlocuteurs sont contraints de rester dans le champ et d’adopter une orientation frontale. « Etre hors-cadre constitue une forme de rupture de l’engagement à part entière des interlocuteurs »29. Un bon positionnement permet d’être bien reçu de son correspondant : ni trop près de l’écran (risque « d’effet faux jeton »), ni trop loin (risque de « tête coupée »).

Produire un cadre adéquat pour une communication verbale et gestuelle Le second niveau d’organisation concerne le maintien de l’engagement mutuel des participants dans la relation interactionnelle. Etant en mesure de reconnaître un état de « coprésence écranique », les interlocuteurs doivent dès lors organiser continuellement ce « centre commun d’activités visuelles et cognitives ». De Fornel présente plusieurs analyses convaincantes de la capacité de locuteurs bien positionnés à manifester un comportement verbal et non verbal aussi complexe et agencé qu’en face-à-face. Les interactants parviennent à synchroniser gestes, parole et regard de manière à coordonner finement leurs échanges interactionnels. Et cependant un positionnement mutuel maîtrisé ne peut empêcher l’espace interactionnel de l’échange visiophonique de rester vulnérable, par exemple, à l’irruption de tiers.

A la différence d’un outil qui amplifie des capacités humaines, le visiophone constitue un « artefact interactionnel », au sens où son usage conduit les participants impliqués à restructurer leur activité interactionnelle ordinaire30. L’examen de cette dimension suppose un travail sur la durée. C’est sans

27. FORNEL, 1991, p. 97.

28. Id, p. 99.

29. Ibid, p. 103.

30. FORNEL, 1994.

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doute la raison pour laquelle elle est rarement traitée dans les études associées à des expérimentations ponctuelles. Le cadre des expérimentations de Biarritz s’est avéré particulièrement fécond dans la mesure où les usages des particuliers ont pu être observés durant plusieurs années.

L’organisation des activités réalisées en visiocommunication

Les articles réunis ici s’inscrivent, pour l’essentiel, dans le prolongement de ces études classiques de la visiocommunication et de leurs principaux ancrages théoriques dans l’ethnométhodologie, l’analyse conversationnelle, l’analyse des actes de langage ou les théories de l’activité. Ils partagent également avec les études de la première génération une orientation heuristique particulière, qui privilégie l’observation méthodique d’enregistrements vidéo des activités, tout en intégrant les acquis des travaux réalisés depuis cette époque, par exemple, dans le courant des « WorkPlace Studies31 ».

Ce numéro présente une série d’analyses sur les interactions visiophoniques réalisées non seulement avec des systèmes différents mais surtout dans des contextes d’activité très variés et qui témoignent bien de la diffusion actuelle de ces dispositifs : activités hospitalière (Mondada), judiciaire (Licoppe et Dumoulin, ce numéro), administrative, autour de la relation de service entre ANPE et demandeur d’emploi (Velkovska et Zouinar), des réunions professionnelles dans de grandes entreprises de services (Bonu ; Lahlou), des interactions informelles, « en passant », dans les espaces publics urbains et entre les couloirs de deux sites d’une entreprise (Relieu). L’ensemble de ces études donne pour la première fois au lecteur la possibilité de comparer la manière dont la visiocommunication se décline au pluriel, dans des types d’activité très différentes.

Tout en mobilisant les outils de l’analyse interactionnelle, plusieurs auteurs se distancient des cadrages théoriques centrés sur l’interaction (médiatisée ou non) comme domaine d’étude autonome, et s’interrogent sur les relations entre interaction et activité. Dans leur analyse des usages d’un système visiophonique utilisé par l’administration à titre expérimental, J. Velkovska et M. Zouinar s’efforcent, par exemple, de situer ces interactions dans le cadre de l’établissement de la relation de service avec l’administration ; la démarche de conception de salles de vidéoconférence proposée par Saadi

31. HEATH et LUFF, 2002.

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Lahlou est plutôt centrée sur l’activité de réunion que sur l’interaction. Par ailleurs, lorsque des questions telles que l’ouverture ou la terminaison des interactions sont abordées (cf. les articles de L. Mondada, C. Licoppe, M. Relieu, et B. Bonu) elles sont envisagées plutôt comme des problèmes pratiques imbriqués dans des environnements matériels et organisationnels que comme des tâches génériques.

La visiophonie et le « développement » des pratiques interactionnelles Depuis l’origine, dans le discours des industriels et des « gourous » de la technologie, les dispositifs de visiophonie ne devraient proposer qu’un médium presque complètement transparent par rapport à l’accomplissement des actes de communication. Or cet objet s’interpose, résiste, contraint les utilisateurs à des formes d’apprentissage qui remodèlent les routines interactionnelles et le statut de celles-ci comme ressources dans l’interaction.

Parce qu’elles sont perturbées, des routines interactionnelles utilisées habituellement de manière préréflexive, vue et inaperçue32 peuvent devenir le foyer d’une prise en compte réflexive qui les révèle à l’attention des utilisateurs. Par ailleurs certaines séquences interactionnelles ordinaires, les paires adjacentes conversationnelles comme les salutations ou les questions/réponses, et les paires gestuelles comme pointer/regarder peuvent être utilisées comme des ressources instrumentales permettant d’éprouver le fonctionnement du dispositif et de démontrer de manière visible la possibilité et les manières d’y interagir aux autres participants (L. Mondada ; M. Relieu).

L’apprentissage de l’interaction visiophonique passe donc par une mobilisation différente des routines conversationnelles (et en particulier celles qui présentent un caractère séquentiel). Celles-ci ne sont plus accomplies de manière préréflexive mais peuvent, selon les circonstances, devenir des « objets de l’enquête33 » ou des instruments utilisés à la fois pour interagir et pour éprouver la qualité de l’interaction. Au sens de la théorie de l’activité, on peut dire que l’apprentissage des compétences nécessaires à la conduite des interactions visiophoniques conduit à un

« développement » de l’activité interactionnelle34. De la même façon que la

32. GARFINKEL, 1967.

33. DEWEY, 1938.

34. LEONT’EV, 1974.

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présence et l’usage d’un « artefact cognitif » conduit à une remédiation et une redistribution du travail cognitif et du système de personnes et d’artefacts qui « accomplit » l’opération cognitive en question35, le visiophone constitue un « artefact interactionnel36 » au sens où il invite à une remédiation de l’activité interactionnelle, et à une reconfiguration du système de personnes et d’artefacts « en interaction ».

Pratiques de mise en espace de l’activité en visiocommunication

Si la visiocommunication tend à fragmenter les espaces, il n’en reste pas moins que les participants déploient une série de procédés pour fabriquer des activités situées dans des espaces particuliers. L’étude des interactions et des activités de visiocommunication peut ainsi contribuer de façon plus générale à la compréhension de la mise en espace de l’action. L’espace judiciaire de l’audience (C. Licoppe), l’espace de la réunion (B. Bonu) ou celui des visioconférences entre médecins (L. Mondada) sont institués progressivement et reposent sur les pratiques que les participants mettent en œuvre pour commencer l’activité, traiter des interruptions liées à des problèmes techniques, ou tenter de retourner à l’activité principale.

L’analyse (M. Relieu) de la façon dont des passants découvrent, via des interrogations sur leurs localisations mutuelles, un dispositif de visiocommunication disposé dans des lieux de mouvements (couloirs d’entreprise, espace public urbain) rappelle par ailleurs que l’établissement d’une situation de coprésence en visiocommunication peut parfois s’effectuer sans que ses participants ne connaissent les lieux dans lesquels ils se trouvent. Qu’elle exploite ainsi, à travers une exploration et une enquête, la localisation particulière de ses participants pour leur permettre de se parler, ou qu’elle confirme réflexivement un espace d’activité bien délimité entre les occupants de positions catégorielles spécifiques, l’entrée en coprésence des dispositifs de visiocommunication révèle alors une gamme étendue de « pratiques de spatio-temporalisation ».

35. NORMAN, 1993.

36. FORNEL, 1992, 1994.

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