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Géographie Économie Société: Article pp.489-498 of Vol.8 n°4 (2006)

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Géographie, économie, Société 8 (2006) 489-498

GÏOGRAPHIE ÏCONOMIE SOCIÏTÏ GÏOGRAPHIE ÏCONOMIE SOCIÏTÏ

Quand les nouvelles étaient une forme de connaissance

Souvenir insolite d’Ezra Park

When the news was a form of knowledge Strange souvenir of Ezra Park

Judith Lazar

GEPECS (Université de Paris 5) 124, Bd. Auguste Blanqui 75013 Paris

Résumé  

Cet article vise à valoriser les travaux réalisés dans le domaine de la sociologie de la communi- cation d’Ezra R. Park, l’un des fondateurs de l’Ecole de Chicago. Il me semble nécessaire de faire ce rappel car si ses travaux restent largement admis et reconnus par tous en sociologie urbaine, cet autre axe est négligé pour ne pas dire presque oublié. Pourtant, les recherches réalisées sur le rôle de la presse dans la socialisation des individus, avec un accent particulier de la presse étrangère dans la vie des immigrés, non seulement n’ont rien perdu de leur pertinence, mais au contraire, permettent de revoir ces mêmes problématiques et peuvent nous servir de guide à un moment où de nombreux pays d’accueil s’interrogent sur la « nécessité » même de cette presse

© 2006 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

Summary 

This article seeks to underline the value of the works carried out by Robert Ezra Park, one of the founding fathers of the Chicago School, in the field of the sociology of communication.

I feel that such a tribute is necessary Indeed, if his work is largely admitted and recognised by all those working in urban sociology, this second axis remains neglected, if not to say almost

*Adresse email : hipolyte@club-internet.fr

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forgotten about. However, his research on the role of the press in the socialisation of indivi- duals, with an especial focus on the role of the foreign press in the life of mmigrants, remains not only highly salient, but also allows for these particular issues to be revisited. It can offer useful guidelines at the time when numerous host countries are questioning the actual “need”

for such a press.

© 2006 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

Mots clés : presse, « intérêt humain », nouvelle, connaissance, socialisation, immigrés Keywords: press, « human interest », news, knowledge, socialization, immigrants.

Il est urgent et nécessaire d’évoquer aujourd’hui les études d’Ezra Park sur la presse pour plusieurs raisons. La première est que si ses travaux restent une référence majeure dans l’histoire des sciences sociales, on n’en parle généralement désormais que sous l’angle de la sociologie urbaine. C’est ignorer les recherches qu’il a réalisées sur la communication et en particulier la presse. Cette négligence est en partie due au fait que les ouvrages en français consacrés à l’Ecole de Chicago ont largement privilégié la sociologie urbaine (Grafmeyer, Joseph, 2004, Chapoulie, 2001) au détriment de la presse qui, avant la Seconde Guerre mondiale, était pourtant le sujet d’un quart des mémoires soutenus à l’Université de Chicago .

La deuxième raison pour appeler l’attention sur ces travaux est la conception éton- namment moderne de Park sur le rôle de la presse, en tant qu’institution sociale, dans la socialisation des individus.

Le troisième motif, enfin, qui légitime largement ce rappel, est lié au deuxième, dans la mesure où Park analyse la presse à la fois comme une source de connaissance et comme une force d’intégration pour la population immigrée.

1. L’École de Chicago et l’émergence de l’étude de la communication

Les travaux d’Ezra Park n’ont rien perdu de leur importance au sein même de l’Ecole de Chicago ou, plus exactement, de l’école sociologique dite de l’écologie urbaine, dis- cipline qui a toujours été l’approche privilégiée à Chicago. Cette École a joué un rôle prépondérant dans l’émergence de la sociologie scientifique sur le continent américain, et son rayonnement reste incontestable sur l’ensemble des sciences sociales. Le recours à des méthodes originales, la recherche empirique, le renouvellement des problématiques, l’introduction de nouvelles approches constituent, dans les grandes lignes, l’essentiel de son apport. La recherche en sociologie urbaine a certes connu, sous la direction de Park, Burgess et Wirth, une effervescence particulière, mais le rôle de la communication dans la vie en société y a été, dès le départ, mis en valeur.

Il faut rappeler d’emblée que Park a débuté dans le journalisme, métier qu’il a exercé durant huit ans, d’abord à Minneapolis, puis à Detroit et New York. Cette activité lui a permis d’observer divers aspects de la vie urbaine et d’acquérir une connaissance du contexte social qui lui sera précieuse, par la suite, dans ses recherches sur la ville.

Cette expérience journalistique l’ayant conduit à « considérer la ville non comme un phénomène géographique mais comme une sorte d’organisme social », il décide de

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reprendre ses études à l’Université de Harvard en philosophie et psychologie puis de séjourner en Allemagne. C’est là qu’il fait la connaissance de Georg Simmel dont les travaux vont exercer sur sa réflexion une influence considérable.

De retour aux États-Unis, il rédige sa thèse : Masse and Publikum ; Eine metho- dologische und soziologische Untersuchung, soutenue à Heidelberg, en 1904, et dont il ne semblait pas très content. Il retourne dès lors à la « vie active », assumant diverses charges et voyageant en Europe, en Afrique et en Asie. L’interaction entre les races et le rôle de la presse au sein de la communauté deviennent alors ses thèmes de réflexion. Il n’en abandonne pas pour autant les problèmes urbains pour l’étude desquels la ville de Chicago lui fournissait un incomparable laboratoire.

Très tôt, l’occupation du territoire et les modes d’interaction entre les individus mobili- sent son attention. Selon sa conception, la notion d’interaction ne concerne pas seulement les individus, mais englobe tous les éléments tels que les forces mécaniques, les institu- tions et même les idées. La communication représente le moyen par lequel ces interac- tions prennent forme. L’influence de Simmel est manifeste dans cette orientation.

2. L’intérêt de la presse pour la communauté

C’est dans le cadre de cette problématique que l’intérêt particulier de Park pour l’étude de la presse trouve sa place. En effet, dès le début de ses études à l’Université de Michigan, il se lie avec son professeur John Dewey qui attire rapidement son attention sur les pro- blèmes sociaux de son époque et le présente à Franklin Ford. Ce journaliste spécialisé dans la finance a travaillé à New York avant de s’installer à Ann Arbor. Il est de loin le premier, à avoir remarqué l’influence et l’effet de structuration des nouvelles sur l’opi- nion publique. Ensemble ils décident de fonder Thought News, un journal dont l’objectif n’était pas de dire la simple vérité, mais de la trouver. Cette publication ne verra certes jamais le jour mais les échanges d’idées et les discussions avec Ford ont largement contri- bué à la réflexion de Park sur l’importance du journalisme dans la vie sociale.

La croissance des grands centres urbains, Chicago, New York, Detroit, Cleveland, pour ne citer que ces quelques villes, a entraîné l’élargissement du lectorat de presse.

Considérée dans le passé comme un luxe, la lecture devient désormais une nécessité pour les habitants des grandes villes. Au fur et à mesure de l’urbanisation, la parole recule en effet devant l’écrit. Ainsi s’explique notamment l’émergence d’un grand nombre des journaux écrits en langues étrangères.

Park est ainsi amené à concevoir la presse, à l’instar de la ville, comme un proces- sus historique, et pas simplement un produit rationnel. Certes, de nombreux individus contribuent à sa naissance et à son élaboration, mais elle garde un aspect rebelle à tout contrôle et se développe de manière imprévue. Un journal n’est donc pas simple- ment une marchandise imprimée, mais un produit qui doit encore circuler et trouver un public, autrement dit ses lecteurs. Park n’a nullement rejeté l’idée que le journal soit aussi un produit industriel qui doit se vendre ; le pouvoir de la presse dépend en grande partie du nombre de personnes qui le consomment, car l’objectif premier est d’agir sur la connaissance des individus. Autrement dit son pouvoir dépend de sa capacité de mobiliser l’opinion publique en vue d’une action politique.

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A la question : qu’est-ce qu’un journal ?, Park répond : la tribune du peuple. A ses yeux, le journalisme moderne est une entreprise où le rédacteur en chef correspond au philosophe de l’époque antique. A la différence de certains de ses contemporains (notam- ment Upton Sinclair, 1919), il refuse de considérer le journal comme une vile marchan- dise servant uniquement de support publicitaire. Il l’appréhende au contraire comme une institution au service des autres et, à ce titre, il le compare au chemin de fer ou à la poste.

La démocratie a besoin de la presse en vue de créer l’indispensable opinion publique, cette force qui crée des liens entre les individus. C’est en s’interrogeant sur le rôle du journal qu’il élabore le concept de « human interest ». Il entend désigner par cette notion les objets de la curiosité humaine qui sont partagés par le plus grand nombre. Dans une ville, les événements abondent et l’on ne peut naturellement tous les traiter, sans compter qu’ils n’intéressent pas tous les mêmes publics. Il faut donc retenir les informations qui présentent un « intérêt humain » à vocation universelle. Un « bon » journal doit ainsi four- nir les nouvelles qui intéressent la plupart des individus vivant dans une société donnée.

Il va de soi que les sociétés étant devenues hautement complexes, le tri effectué parmi les informations prend une extrême importance puisqu’il a pour conséquence que les jour- nalistes doivent assumer la construction d’une opinion publique. La même conception de la presse se retrouve chez un journaliste contemporain et ami de Park, Walter Lippmann, auteur de Public opinion (1922) et The Phantom Public, (1925). Ces ouvrages n’ont pres- que rien perdu de leur actualité.

Il est intéressant de remarquer qu’on retrouve cette idée sur la vocation de la presse à orienter la perception du public, dans les années 1970, quand deux chercheurs, McCombs et Shaw (1972), « inventent » la très célèbre « agenda-setting », thèse qui a bénéficié des discussions les plus nourries au sein de la recherche sur l’opinion publique et sa structu- ration par les médias.

3. La « nouvelle » en tant que source de connaissance

Park fait, à la suite de William James, la différence entre deux formes de connais- sance : la connaissance vague ( sur quelque chose) et le savoir (de quelque chose) ( Park, 1940). Il existe une différence fondamentale entre ces deux approches du réel. La première est en rapport avec le sens commun, et relève de ce genre de connaissance que chacun acquiert, au fil de sa vie, de manière plus ou moins inconsciente. Elle sous-entend une lente accumulation d’expériences et l’accommodation progressive de l’individu à son environnement. A ce titre, elle est en rapport avec l’instinct et l’intuition. Le savoir (de quelque chose) est au contraire d’ordre formel, rationnel et systématique et présuppose précision et structure logique. Park propose de distinguer trois modalités de ce savoir : 1, un savoir philosophique relatif aux idées, 2, un savoir historique portant sur les évé- nements marquants de l’histoire de l’humanité, 3, une science naturelle rassemblant nos connaissances sur la réalité qui nous entoure.

La différence fondamentale entre la « connaissance vague » et le « savoir » réside dans le fait que le savoir peut être transmis et est donc communicable, alors que la connais- sance « vague » ne l’est pas. Le savoir est transmissible non seulement en termes de logique et d’intelligibilité, mais parce qu’il est fondé sur une réalité empirique. On peut

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en retrouver la source et en connaître avec exactitude les éléments et la manière dont ils ont été obtenus ; ce savoir suppose une investigation systématique des faits. Tel n’est pas le cas de la « connaissance vague ».

Ces deux formes de connaissance se complètent néanmoins et concourent à la constitution d’une sorte de continuum, au sein duquel toute connaissance vient s’inscrire. Le statut des nouvelles dans cet ensemble est un peu particulier. Si elles s’inscrivent naturellement dans la seconde forme de connaissance, « le savoir », on ne saurait dire en même temps qu’elles relè- vent de la connaissance systématique, comme c’est le cas, par exemple, de la physique. Elles correspondent plutôt à la connaissance historique, au sens où elles traitent des événements.

Mais les nouvelles ne sont pas – pas encore du moins – de l’histoire, même si elles peuvent en acquérir la nature dans un second temps. Quoi qu’il en soit, la manière dont un journaliste rapporte une nouvelle et dont un historien la traite diffèrent profondément. Le journaliste s’in- téresse uniquement au présent, tandis que l’historien essaye de la comprendre en la situant et en la comparant aux événements du passé en vue d’en tirer une conclusion.

En somme, les nouvelles constituent une forme particulière de la connaissance essen- tiellement orientée vers le présent. Park souligne ainsi l’une des caractéristiques propres de la nouvelle, son caractère éphémère : la nouvelle est une sorte d’information urgente qui permet aux individus de réagir rapidement à une nouvelle situation et d’y ajuster leur comportement. Cet argument de Park, sera repris et systématisé plus tard, par la théorie fonctionnaliste proposée par R. Merton (1967). Les nouvelles, observe Park, sont des peti- tes communications intelligibles, faciles à comprendre, à retenir et même à transmettre aux autres. En ce sens, elles alimentent la conversation et relancent même les discussions. En d’autres termes, la nouvelle fonctionne comme un stimulus pour les relations humaines.

Park entend par là que les individus ont envie d’en parler, d’échanger des points de vue à son sujet. S’il existe des nouvelles qu’on attend dans la presse (par exemple l’annonce des naissances, des décès, les soldes, etc.), d’autres relatent l’imprévisible, des incidents et des accidents. Toutefois la nouvelle ne se résume pas à une anecdote au sens strict du terme.

Présentant en effet un certain intérêt pour celui qui la lit, l’écoute et surtout en discute avec d’autres, elle est une forme de connaissance qui dépasse le contenu historique ou sociologi- que pour contribuer à des processus humains relativement complexes.

4. Le rôle de la presse dans le processus de socialisation des immigrés

Vu l’importance qu’il accorde à la presse, il n’est pas étonnant que Park la désigne comme l’un des éléments décisifs dans le processus de socialisation des individus. Si la presse représente en effet une mine de connaissance pour les autochtones, elle est, à plus forte raison, une source d’information précieuse pour les immigrés qui débarquent dans un pays nouveau dont la langue, les habitudes, les normes et les valeurs leur sont inconnues.

Park s’est donc tourné vers la presse écrite en langue étrangère destinée aux nouveaux immigrés (1922, 1925) pour s’interroger en particulier sur son rôle de frein ou d’accélé- rateur dans le processus d’assimilation.

Le développement rapide des industries et du commerce lié à l’agriculture des plaines du Middle West fait alors de Chicago l’une des villes les plus importantes des États-Unis.

Elle attire une masse d’immigrants venus par vagues successives de toutes les parties de

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l’Europe. Vers les années 1920, lorsque Park débute ses recherches sur la presse écrite en langue étrangère, il s’agissait surtout d’immigrés d’origine paysanne et ouvrière qui, arrivant aux États-Unis, ont non seulement découvert un nouveau pays, mais aussi une vie urbaine, avec tous les avantages et les inconvénients de la chose ; bref une nouvelle vie.

Park a observé que de nombreux immigrés envisageaient, à cette époque, leur

« séjour » sur le sol américain comme temporaire, espérant gagner suffisamment d’argent pour retourner chez eux au cas où le régime politique y aurait changé. De là l’attention privilégiée des migrants pour les événements de leur pays d’origine. C’est dire qu’ils n’étaient pas particulièrement intéressés par le projet d’intégration à la vie américaine ou même de participation. Les États-Unis ont d’ailleurs permis à leurs immigrés soucieux de maintenir un lien solide avec leur passé, de construire des lieux de culte et de créer de nombreuses associations pour le maintien de leur langue maternelle et des coutumes de leur pays d’origine. Ils n’ont nullement contraint les immigrés à s’assimiler. Aux yeux des responsables américains, l’intégration à la nouvelle réalité devait être ressentie par les nouveaux venus non comme une obligation, mais comme une nécessité. C’est là que la presse écrite dans leur langue, devait jouer une fonction essentielle.

On comprend aisément que des débats se soient élevés à ce sujet et que la presse en langue étrangère ait pu être regardée comme un obstacle à l’intégration. Park la considéra au contraire comme une institution importante, surtout pour la première génération à qui elle permettait, paradoxalement, de s’orienter dans l’environnement américain et de par- ticiper à la vie sociale. Il a cependant remarqué que les immigrés d’origine européenne étaient souvent illettrés et que, de ce fait, ils n’avaient pas, dans leur pays d’origine, lu de journaux ni de livres. Dans la plupart des cas, d’ailleurs, ils ne possédaient même pas la langue « éduquée ». Park établit en effet une différence entre la langue légitime, définie par les grammairiens et utilisée par les institutions, et la langue vernaculaire. Si la première est maîtrisée par la classe dominante, la seconde est surtout pratiquée par les classes modestes, souvent illettrées. Lorsque les gens ne lisent pas, ils ne peuvent participer à la diffusion des idées que par le biais de la tradition orale. De là un inévitable retard intellectuel.

Au début des années 1920, il existait 44 langues ou dialectes aux États-Unis. Soit dit au passage, Park note que la différence entre langue et dialecte est malaisée, vu que certaines formes de langage sont conservées par des individus originaires de pays où le dialecte n’était pas officiellement reconnu. Il souligne, en tout cas, que l’Europe a été essentielle- ment organisée sur la base de la langue et de la mémoire, les traditions étant véhiculées par la langue. Qu’il s’agisse de l’Europe ou de l’Amérique, ce sont donc, à ses yeux, le langage et la tradition plus que l’appartenance politique, qui font l’unité d’un peuple.

Les gens qui parlent la même langue et partagent les mêmes traditions et coutumes forment généralement des groupes stables après leur arrivée sur le sol américain. Ce fait a été démontré de manière assez frappante par les travaux de la sociologie urbaine (Park, Burgess, 1925), mais on trouve le même phénomène en France, et particulièrement à Paris, où les Auvergnats (XVe arrondissement) ou les Bretons (autour de Montparnasse), se sont retrouvés dans les mêmes quartiers.

C’est ainsi que les diverses communautés originaires d’Europe sont restées réunies.

Aux États-Unis où la langue officielle est devenue l’anglais, les communautés numéri- quement importantes, telles que les Norvégiens, les Suédois, les Allemands, les Russes ou les Polonais ont créé leurs écoles où l’anglais et la langue maternelle étaient parlées à

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parité. En réalité, il ne s’agissait pas de refuser l’autre communauté, mais simplement de satisfaire le désir de rester ensemble en partageant les mêmes coutumes. Il a été observé cependant que ceux qui vivaient depuis quelque temps aux États-Unis, se sont parfois lassés du regroupement ethnique et ont déménagé pour s’installer ailleurs.

En réalité, les grandes villes, disait Park, sont des mosaïques des petites colonies, des enclaves linguistiques, culturelles qui entretiennent leur différence à l’intérieur du tissu urbain. Ces petits centres contribuent à la vie cosmopolite des grands centres citadins. La plupart des ces enclos possèdent leur école, leur église, quelquefois même leur centre cultu- rel et toujours leurs journaux. A New York où cohabitaient énormément de communautés, chacun avait son journal ou périodique. Les Albanais, Arméniens, Bulgares, Hollandais, Hongrois, Polonais, Espagnols, Turcs, Lituaniens, etc. avaient ainsi leur presse.

5. Un paradoxe apparent

Bien qu’il n’existât pas de chiffres officiels à ce sujet, il est probable, selon Park, que les journaux et périodiques publiés en langue étrangère aux États-Unis ont été lus, proportionnellement, par plus de personnes d’origine étrangère que les publications dans leur pays d’origine. Le rédacteur en chef d’un journal publié en langue russe, Ruskoye Slovo – à New York City – a réalisé une enquête auprès de ses lecteurs. Il a découvert ainsi que parmi les 312 personnes interrogées, seulement 16 lisaient régulièrement le journal en Russie et 10 de temps en temps. Douze d’entre eux étaient abonnés à un hebdomadaire dans leur ville d’origine, alors qu’à New York, tous l’étaient devenus.

Cela donna à réfléchir à Park qui souligna l’influence importante du lecteur immigré sur la presse américaine dont l’objectif ultime est de faire de lui et de ses descendants des consommateurs de ses produits.

Ici, se situe l’un des problèmes du journalisme moderne. Si en effet la lecture du journal (en langue maternelle) devient une pratique courante pour l’immigré, il sera possible de l’amener, dans un second temps, vers la consommation de la presse américaine. La majo- rité des abonnés de « Ruskoya Slovo » étaient des paysans qui n’avaient, dans leur village d’origine, ni théâtre, ni école, ni presse. Or 25 % de ces lecteurs, devinrent, quelque temps après, des consommateurs de la presse américaine, malgré leur difficulté à saisir plus d’un mot sur cinq et à dépasser les gros titres. En d’autres termes, la lecture dans leur langue, a correspondu à une étape importante dans leur intégration au pays, alors même que leur objectif premier n’était pas de s’installer définitivement aux États-Unis.

De là, Park à conclure : une fois ce phénomène amorcé, tout s’enchaîne : curiosité à l’égard du théâtre, du cinéma et de manière générale participation à la vie culturelle et sociale américaine.

6. La raison d’être de la presse étrangère

La popularité de la presse étrangère aux États-Unis s’explique par diverses rai- sons. Avant tout, les États-Unis sont un pays d’accueil, « tous les Américains sont des immigrés » (Kennedy, 1960). L’une des raisons pour lesquelles les immigrés sont

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avides de lire la presse après leur arrivée aux États-Unis, réside dans le fait que, dans leur pays d’origine, ils n’y avaient pas accès, et ce pour des raisons diverses. La pre- mière tient souvent à leur statut d’illettrés, car la fréquentation de l’école leur était interdite et du même coup l’accès au langage « savant » ; il se peut aussi que la presse de leur pays n’ait présenté aucun intérêt pour eux, tandis que le besoin de s’intégrer dans un pays nouveau a eu un effet de stimulation intellectuelle. A quoi s’ajoute le cas fréquent de membres de minorités opprimées qui n’avaient pas pu disposer d’un journal dans leur langue. Enfin, si les immigrés ont davantage lu aux États-Unis que dans leur ancien pays, on le doit sans doute aussi à l’abondance d’événements désormais susceptible de les intéresser.

Dans un pays nouveau, cependant, la presse a surtout pour fonction, selon Park, de renseigner les immigrés sur le comportement et les normes admises, et de leur faci- liter ainsi l’adaptation. Ici, on peut remarquer que le même rôle sera joué plus tard, par le cinéma, à la différence qu’il servira de modèle – au niveau du comportement, de la mode, etc. – pour les jeunes autochtones aussi. A cet égard Park souligne encore un trait propre aux journaux américains et qui les rend plus efficaces : leur facilité de lecture. Certes, la différence entre langue parlée et langue écrite se retrouve partout, y compris aux États-Unis, mais elle y est nettement moins accentuée qu’ailleurs.

De la même façon, les États-Unis sont le seul pays où le dialecte est pratiquement inconnu, point qui mériterait une analyse plus complète aujourd’hui. Il s’agit de l’unique pays au monde, soutient Park, où les gens se comprennent à peu près partout vu qu’ils font plus ou moins appel au même idiome. C’est tout particulièrement vrai du langage utilisé par la presse. Pour le prouver, Park s’appuie sur l’exemple du Saturday Evening Post, journal ayant connu une diffusion de plus de deux millions exemplaires en 1914 et a été largement lu par une très grande partie de la population des États-Unis. Mais il ne fut pas le seul. Quatorze journaux ont en effet dépassé le million d’exemplaires au début du siècle.

La lecture de la presse en langue étrangère par les migrants trouve également une explication dans le fait qu’elle a servi d’outil précieux aux nouveaux arrivants pour éviter divers pièges. Les immigrés représentaient en effet, à cause de leur « ignorance » et de leur méconnaissance des mœurs et habitudes locales, des proies faciles pour les Américains, voire pour les anciens immigrés prompts à les exploiter de différen- tes manières (bas salaire, mauvais logement, etc.). Comme la plupart des immigrés, notamment d’origine slave, provenaient de petits villages, ils n’avaient connu dans leur passé qu’une vie simple où la communication dominante était le face-à-face, la majo- rité des rencontres se faisant avec des connaissances. Ils savaient ainsi à quoi s’atten- dre. Arrivés aux États-Unis, ils étaient soudain plongés au sein des villes industrielles modernes, dans une vie cosmopolite où ils devaient quitter leur statut de paysan pour celui d’ouvriers d’usine. Pour ces gens contraints de réapprendre à vivre, la presse a donc joué un rôle fondamental, celui d’une socialisation secondaire. Soulignons donc encore une fois que ces journaux, précisément parce qu’ils étaient disponibles dans leur langue, ont été d’utiles facteurs d’intégration pour les immigrés, au moins au début de leur nouvelle vie. La presse étrangère a en effet joué le rôle d’un organe de parole, où chaque groupe disposait de sa voix. Le lectorat lui restait d’ailleurs longtemps fidèle, même après s’être complètement intégré au pays.

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7. Conclusion

Si les travaux de Park sur l’écologie urbaine sont connus de tous, ce n’est pas le cas de ses recherches sur le rôle de la presse. Or il est urgent de rappeler que les analyses à ce sujet, tout particulièrement sur la presse étrangère, s’avèrent importantes à plusieurs titres. Ses travaux pionniers sur les évolutions historiques de la presse aux États-Unis, l’importance des journaux au sein de la communauté et dans le processus de socialisa- tion des individus, avec un accent particulier sur les populations immigrées, n’ont rien perdu de leur actualité. Son analyse du rôle de la presse étrangère reste étonnement novatrice. A un moment où de nombreux pays d’accueil s’interrogent sur la « néces- sité » même de cette presse, il est donc important de relire ses analyses. Non seulement il est partisan d’une presse en langue étrangère, mais il met en évidence son rôle positif dans l’intégration des immigrés. Outre son rôle éducatif, cette presse sert en effet de guide dans la culture nouvelle.

Au lieu de prôner une intégration forcée dans le pays d’accueil, Park a mis en évi- dence l’aspect indéniablement constructeur de cette presse. Loin d’empêcher, à ses yeux, les nouveaux arrivés de se dissoudre dans une nouvelle culture, le journal dans leur langue d’origine leur permettait une meilleure compréhension du pays d’accueil et une socialisation plus réussie.

Il faudrait, pour finir, réfléchir sur un point extrêmement important et utile pour la sociologie de nos jours, souvent ignoré dans les débats français alors qu’il a conquis le premier rang dans la sociologie anglo-saxonne : c’est le mariage entre la recherche théorique et une recherche appliquée fondée sur la stricte neutralité de l’observateur. Ainsi, R. E. Park, qui a été durant toute sa vie un combattant des droits des races, voire de l’égalité, n’en a pas moins exigé régulièrement de ses étudiants qu’ils s’abstiennent de confondre recherche en sociologie et activisme social. Il prétendait en effet que le rôle du sociologue devait correspondre à une activité scientifique totalement neutre. Pour toutes ces raisons, il me semble urgent de revisiter ces problématiques qu’on a oubliées un peu trop vite.

Références 

Chapoulie J.-M. 2002, La tradition sociologique de Chicago, 1892-1961, Paris, Seuil.

Grafmeyer Y. et Joseph I. 1994, Ecole de Chicago, Naissance de l’écologie urbaine, Paris, PUF.

Kennedy J.F., 1960, Remarks of Senator John F. Kennedy, Overseas Press Club, New York, august, 5, 1960.

(discours)

McComb M.E. et Show D.L. 1972, The agenda –setting function of mass medias, Public Opinion Quarterly, 36, pp.176-187.

Merton R. 1967, On theoretical Sociology : Five Essays, Old and New , New York, Free Press.

Park E.R. 1922, The immigrant press and its control, New York, Harper & Row.

Parker E. R. 1925, Immigrant community and immigrant press, Amercian Review, 3, pp. 143-152.

Park E.R. 1940, News as a form of knowledge, Journal of Sociology, 45, pp. 669-686.

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Park E.R. Burgess E.W. 1925, The City, University of Chicago Press (rééd. 1967) trad. L’Ecole de Chicago,1979, Paris, Aubier.

Upton Sinclair, 1919, Brass check : A study of American Journalisme, (1919 publié par l’auteur) et 2004 University of Illinois Press.

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