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La gestion de l'implicite en traduction

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Academic year: 2022

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La gestion de l'implicite en traduction

FONTANET, Mathilde

Abstract

Le présent article porte sur le riche éventail des formes d'implicite auquel le traducteur est exposé dans le cadre de son activité, ainsi que sur les diverses manières dont il peut envisager de les gérer. En m'appuyant sur un corpus de textes qui ont été traduits ou qu'il serait envisageable de traduire, dans des circonstances bien définies, je m'intéresse, notamment, aux choix à opérer pour gérer l'implicite inhérent à la langue (du fait de son découpage lexical ou de ses dimensions connotatives et associatives), l'implicite lié au contexte culturel de production de l'original, et l'implicite encouragé par les conventions. Le traducteur consciencieux capte toute la charge implicite de l'original et se livre à des opérations de réajustement (le plus souvent spontanées) pour présenter à son lecteur quelque chose d'aussi proche que possible de ce qu'il a su percevoir dans l'original.

FONTANET, Mathilde. La gestion de l'implicite en traduction. In: Anquetil, S. & Elie-Deschamps, J. & Lefebvre C. Autour des formes implicites. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2017.

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:99300

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La gestion de l’implicite en traduction

« [L]es sœurs de ma grand’mère[,…] par horreur de la vulgarité[,]

poussaient si loin l’art de dissimuler sous des périphrases ingénieuses une allusion personnelle, qu’elle passait souvent inaperçue de celui même à qui elle s’adressait. »1

Introduction

Le présent article porte sur la manière dont le traducteur peut gérer différents types d’implicite. Nous nous intéressons ici à la situation du traducteur lorsqu’il se trouve en présence d’un contenu implicite observable dans l’original et non aux cas où il passe sous silence un contenu explicite dans le texte source. Nous ne traiterons donc pas de l’implicitation, une autre facette de la question, qui peut être considérée comme un procédé – ou une stratégie – de traduction produisant activement de l’implicite, le plus souvent pour alléger le texte et simplifier la tâche du lecteur2.

Nous considérerons que :

est implicite ce qui se laisse entendre sans être expressément énoncé.3

Le traducteur doit successivement repérer l’implicite, le décoder (combler mentalement la lacune ou passer de la signification au sens profond), l’interpréter (déterminer la fonction de l’implicite4), établir l’opportunité de le répercuter dans le texte cible et, le cas échéant, choisir un moyen de le restituer. Pour ce qui est du repérage et du décryptage, le traducteur cherche à se placer dans la perspective du lecteur cible de l’original, même si la vigilance qui lui est nécessaire l’amène à rester « un lecteur atypique » qui, comme l’écrit Lance Hewson, se livre à « une lecture orientée » :

« [Le traducteur] produit dans un monde culturel qui, en raison de longues années de co-existence n'est plus tout à fait le sien, n’est plus tout à fait le même monde auquel appartiennent les seuls unilingues. D’où la notion de lecture orientée : hyperlecture du texte à traduire, décodage en vue de cette traduction,

1 PROUST M., À la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, Paris, Nouvelle revue française, 1929, p. 37.

2 Sous sa forme la plus simple, l’implicitation est définie dans Terminologie de la Traduction, par Delisle et al comme le « résultat d’une économie qu’on obtient en ne reformulant pas explicitement dans le texte d’arrivée des éléments d’information du texte de départ quand ils ressortent de façon évidente du contexte ou de la situation décrite et sont présupposés par les locuteurs de la langue d’arrivée ». L’implicitation est également présentée par Maria Tenchea comme conduisant « à une expression plus concise, simplifiée, à un énoncé allégé, supprimant certaines redondances ou certaines lourdeurs qui pourraient être gênantes en TA » [op. cit. p. 110].

3 Définition inspirée de celles du Trésor de la langue française : « Qui, sans être énoncé expressément, est virtuellement contenu dans un raisonnement ou une conduite. Spécialement LING. [En parlant d'un énoncé ou d'un discours] Qui ne figure pas explicitement et "dont l'interprétation nécessite le recours à des éléments situationnels extra-linguistiques" ».

4 À titre d’exemple, il peut s’agir d’un allégement stylistique, d’un euphémisme, d’une stratégie de connivence ou d’un procédé rhétorique.

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mise en valeur de tout ce qui peut poser problème au lecteur en langue d’arrivée. » (Hewson, 1995 :152)

La compréhension de l’implicite relève de la démarche minimale nécessaire pour interpréter un texte. À cet égard, dans Pour étayer l'apprentissage de l'implicite, Micheline Dispy évoque plusieurs clés de lecture du contenu implicite :

« Si tout contenu possède un ancrage textuel5, son émergence peut reposer sur certains indices externes, de nature contextuelle, cotextuelle (l’environnement verbal) ou para-textuelle (le prosodique ou la gestuelle). » (Dispy, 2011 : 96)

Selon elle, pour traiter l’information implicite, le récepteur d’un message doit mettre à profit quatre compétences :

1) la compétence linguistique (le traitement des signifiants, en vertu des règles de la langue, pour donner les signifiés) ; 2) la compétence encyclopédique (les savoirs sur le monde) ; 3) la compétence discursive (l’ensemble des savoirs portant sur le

fonctionnement des discours) ;

4) la compétence logique (les opérations de raisonnement […]).

(Dispy : ibid.)

Si l’on prend ces compétences6 en considération, il apparaît que le traducteur soucieux de restituer l’implicite doit posséder certaines d’entre elles pour la langue source comme pour la langue cible. Pour mener à bien le décodage, il doit user de compétences au moins similaires à celles du lecteur-cible du texte source. S’il entreprend de reproduire l’implicite dans une autre langue, il doit avoir une connaissance intime de celle-ci, car gérer l’implicite exige de percevoir et de manier la face cachée des phrases et des mots.

De plus, il doit posséder une double compétence encyclopédique car il lui faut non seulement posséder (ou, du moins, pouvoir reconstituer) les bagages cognitifs attendus des lecteurs du texte source comme du texte cible, mais aussi établir le différentiel entre ces bagages afin de procéder aux réajustements nécessaires. Enfin, il doit bien connaître les pratiques discursives de la langue source et maîtriser parfaitement celles de la langue cible. Celles-ci peuvent certes se ressembler partiellement (certaines règles de rédaction et certains usages rhétoriques s’appliquent sur plusieurs aires linguistiques), mais il doit être conscient de différences ou de nuances qui, si elles lui échappent, peuvent compromettre son projet de restitution7.

Le présent article s’articulera autour des difficultés que peut rencontrer le traducteur lorsqu’il cherche à gérer l’implicite décelable dans le texte original. Ces difficultés seront présentées dans trois sections, portant respectivement sur 1) l’implicite inhérent à la langue (les associations implicites entre concepts, les métaphores et les connotations), 2) l’implicite ancré dans la culture (le différentiel encyclopédique entre les langues, la compréhension de la situation d’énonciation et l’intertextualité en contexte littéraire) et

5 Cette notion mériterait probablement d’être élargie pour intégrer les silences et des blancs.

6 La compétence pragmatique n’est pas invoquée ici, mais elle mériterait certainement d’être ajoutée.

7 À titre d’exemple, l’usage varie souvent dans le domaine épistolaire ou dans les protocoles de politesse.

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3) l’implicite encouragé par les conventions (les affinités des langues, notamment en matière de rhétorique et de modalité).

Notre réflexion étant traductologique et non pas linguistique, nous nous appuierons sur des textes réels et des situations concrètes, que nous aborderons dans la perspective pratique du traducteur entreprenant de produire un texte destiné à être lu.

1. L’implicite inhérent à la langue

Il est généralement accepté8 que les langues ne découpent pas toutes la réalité de la même manière et que la traduction de l’une à l’autre doit tenir compte de leurs décalages lexicaux. Dans notre perspective, il convient de prendre en compte que la langue recèle en sus une dimension implicite.

1.1 Les associations implicites entre concepts

De par l’étymologie, des associations peuvent s’établir entre des concepts. Par exemple, il semble probable que les concepts de poil et de cheveux paraissent plus proches à des locuteurs qui désignent ces réalités par des termes presque similaires (par exemple, respectivement, Haare et Haar en allemand). De même, s’il est tout à fait envisageable, dans certains contextes, de traduire questionable par douteux, parce que plusieurs de leurs acceptions sont compatibles9, il n’empêche que l’anglophone associera malgré lui questionable à question et que le francophone associera douteux à doute. Selon le contexte (par exemple si celui-ci est foisonnant dans le champ lexical du doute ou de la question), cette association peut s’activer et prendre une importance nouvelle.

Un autre aspect qui peut avoir une incidence est l’articulation de la langue. En français, tout le monde sait que monter est le contraire de descendre, mais cette opposition est purement sémantique. En allemand, lorsqu’il s’agit de monter dans un véhicule ou d’en descendre, on utilise les verbes ein-steigen et aus-steigen. La langue porte tout à la fois la marque du lien (steigen exprime l’idée du passage entre l’extérieur et l’intérieur du véhicule) et celle de l’opposition (par les particules ein- et aus-, porteuses de sens antagonistes). Si ces mots se trouvent dans une même phrase, le lecteur n’appréhendera pas tout à fait leur relation de la même manière dans les langues considérées.

Les associations créées par la langue peuvent être à l’origine de problème de traduction.

Un de nos amis anglais s’est beaucoup étonné qu’un serveur ait pu lui servir un plat contenant des châtaignes alors qu’il lui avait précisé qu’il était allergique aux noix. Il

8 Au XIXe siècle, cette idée était déjà à la base de la réflexion de Wilhelm von Humboldt, dans Über die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaus und seinen Einfluss auf die geistige Entwicklung des Menschengeschlechts, VII 53, 1836. En anglais : Humboldt, Wilhelm von, On Language, On the Diversity of Human Language, Construction and its Influence on the Mental Development of the Human Species, Michael Losonsky (éd.), Cambridge, Cambridge University Press, 1999.

9 Le mot douteux, selon le Trésor de la langue française, signifie notamment « Dont la valeur, la qualité n'est pas conforme à ce qu'on est en droit d'attendre, et doit être ou mériterait d'être mise en doute ou récusée. ». Le mot questionable, selon l’Oxford English Dictionary, signifie « open to question or dispute;

doubtful, uncertain ».

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avait utilisé le mot noix pour traduire la famille des composés de nuts. Cela tient au fait que le lexique anglais associe tous les fruits à coque (hazelnut, peanut, chestnut10…), alors que le français n’établit pas de lien associatif entre la noix et la châtaigne.

Dans son article intitulé « La théorie des topoï : sémantique ou rhétorique ? », Jean- Claude Anscombre définit ce qu’il appelle des topoï :

« Un topos est une correspondance graduelle entre mots : par exemple, pour rendre compte des phénomènes liés au prédicat chercher, nous avons été amenés à dire qu’il convoquait un topos du type ‘Plus on cherche, plus on trouve’. Ce que nous exprimions de façon lapidaire en disant que derrière chercher il y a trouver. » (Anscombres, 1995 : 195)

À son sens, « derrière les mots, il y a non pas des objets ou des propriétés, mais des topoï.

Et ces topoï sont ce qui définit le sens des mots » (ibid. 193). Il s’agit de lieux communs particuliers, profondément ancrés dans la langue, qu’on peut assimiler au réseau implicite d’associations potentielles gravitant autour des mots. Anscombre explique que, sans être énoncés, ces topoï sont « présentés comme allant de soi au sein d’une communauté plus ou moins vaste » (ibid. 190). Ils appartiennent à la langue et le « sens d’un mot n’est rien d’autre que le faisceau de topoï attaché à ce mot » (ibid. 191). Cela fait que des mots qui sont présentés comme des équivalents par les dictionnaires ne le sont pas. Selon une analyse sur corpus que nous avons faite (Fontanet : 2012), il apparaît que le verbe to try est beaucoup plus utilisé dans les discours politiques anglais que ne l’est essayer dans les discours politiques français. En français, essayer est davantage associé à l’effort qu’à l’obtention d’un résultat, alors que to try, en anglais, pointe davantage vers la réalisation.

Ainsi, traduire systématiquement to try par essayer dans le discours d’une personne investie d’une certaine autorité pourrait nuire à son image.

Dans un article sur les rapports qu’entretient avec sa femme le joueur de tennis Roger Federer, le journaliste Christian Despont a justement mis en avant ce type d’association sous une forme ludique :

On sait que depuis leur baiser inaugural, Roger et Mirka sont aussi inextricables, dans l’imagerie populaire, que Tintin et Milou, Laurel et Hardy, mare et chaussée. (Despont : 2009)

Ainsi, certains mots en appellent d’autres ou font instantanément apparaître des images. Il convient toutefois de se rappeler que les associations implicites sont susceptibles d’évoluer au gré des événements. Même dans un pays économiquement dépendant de la production de pétrole, où celui-ci est donc symbole de prospérité et de richesse, il peut arriver qu’après une marée noir très médiatisée, le pétrole soit associé à des images difficilement soutenables de littoraux gravement pollués et d’animaux prisonniers d’une glu noire.

10 Respectivement : la noisette, la cacahuète et la châtaigne (ou le marron).

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1.2 Les métaphores

La métaphore, qui est une forme d’implicite signalé, pose bien des problèmes en traduction, notamment parce qu’elle repose sur les associations qui sous-tendent le découpage du monde reflété par la langue. Son importance en tant que principe de lecture de la réalité extralinguistique a déjà été mise en avant, notamment par George Lakoff et Mark Johnson (1992) pour faire valoir qu’elle est intimement intégrée dans la langue et impose au locuteur sa manière de concevoir le monde :

The essence of metaphor is understanding and experiencing one kind of thing in terms of another. (Lakoff et Johnson, 1992 : 5)

Les métaphores, par leur essence, nous conduisent à comprendre et à vivre un type d’expérience dans la perspective d’une autre. Avant George Lakoff et Mark Johnson, James Fernandez avaient exprimé l’idée qu’elles tissaient en quelque sorte un réseau de connexions entre les domaines qu’on pouvait considérer comme un fondement de la culture :

However men may analyse their experiences within any domain, they inevitably know and understand them best by referring them to other domains for elucidation. It is in that metaphoric cross-referencing of domains, perhaps, that culture is integrated, providing us with the sensation of wholeness. And perhaps the best index of cultural integration or disintegration, or of genuineness or spuriousness in culture for that matter, is the degree to which men can feel the aptness of each other’s metaphors11. (Fernandez, 1986 : 25)

Tout comme la circonlocution, l’antiphrase, l’ellipse, l’euphémisme, l’hyperbole, l’ironie, la litote, la métonymie et la synecdoque, la métaphore fait partie des figures de style qui reposent de près ou de loin sur un contenu implicite. Dans le cas des figures, hormis l’ellipse12, l’implicite est traité par redéfinition et non par insertion du sens. Nous ne nous étendrons pas sur les problèmes que peut poser la traduction de la métaphore, car ils sont bien connus, mais aimerions insister sur la difficulté que présente parfois sa compréhension.

Dans une lettre ouverte au président Obama que nous avions donné à traduire à nos étudiants, l’auteur, Terrance Heath, lui reproche de ne pas tenir ses promesses et use de la métaphore suivante :

11 Notre traduction : Parmi les différents moyens dont disposent les hommes pour rendre compte des expériences qu’ils acquièrent dans un domaine, le plus efficace est de considérer celles-ci à la lumière d’autres domaines. C’est peut-être par les métaphores qui sous-tendent ces éclairages croisés entre les domaines que la culture s’intègre et qu’elle nous donne le sentiment de former un tout. Et peut-être, à cet égard, le meilleur indicateur d’intégration ou d’aliénation culturelle – ou d’authenticité ou d’illégitimité de la culture – est-il le degré de compréhension que les hommes ont de la pertinence de leurs métaphores mutuelles.

12Fontanier définit l’ellipse comme suit : « Suppression de mots qui seraient nécessaires à la plénitude de la construction, mais que ceux qui sont exprimés font assez entendre pour qu'il ne reste ni obscurité ni incertitude » (FONTANIER, Les figures du discours, Flammarion, 1968, p. 305).

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It’s an administration that quickly leaves twisting in the wind good people who are trying to be a part of the solution, but have the misfortune of being targeted by smear campaigns (…). (Heath, 2010)

La métaphore « leave twisting in the wind » a été traduite plus ou moins littéralement par de nombreux étudiants, ce qui fait que le sort des personnes à l’esprit constructif qui ont été calomniées et abandonnées par Obama ne paraît pas si détestable. Or, l’image n’est pas celle de gens exposés à la brise, mais de pendus qu’on laisse se balancer au bout de leur corde :

twist (slowly) in the wind: Fig. to suffer the agony of some humiliation or punishment. (Alludes to an execution by hanging.) (McGraw-Hill Dictionary of American Idioms and Phrasal Verbs, 2002)

leave to twist/leave twisting in the wind : To abandon (someone) to a bad situation, often as a recipient of blame (…). (American Heritage Dictionary of the English Language, Fifth Edition, 2011)

De même, la plupart de nos étudiants, trompés par le contexte, ont mal interprété l’expression « five dollar words » dans la pièce de Tennessee Williams Cat on a hot tin roof :

Mendacity is one of them five dollar words that cheap politicians throw back and forth at each other.13

Est-ce la proximité de l’adjectif cheap ou l’existence d’une métaphore différente en français ? Ils ont presque tous opté pour « un mot à deux balles », alors qu’il s’agit en fait d’un mot pompeux (un de ces grands mots / de ces mots savants).

Face à l’implicite instillé dans la métaphore ou dans une autre figure de style, le traducteur, selon les cas, peut estimer qu’il y a lieu de répercuter l’implicite d’une manière indifférente, d’user de la même figure dans le texte d’arrivée, ou de procéder à une explicitation. À l’évidence, son choix dépend du type de texte (car l’enjeu n’est pas le même dans un poème, une œuvre en prose ou un discours prononcé en public) et de la fonction de celui-ci (l’usage de l’implicite s’avère plus utile si le texte a une portée incitative que s’il est de nature purement informative).

1.3 Les connotations

La communication implicite fait souvent intervenir la connotation des mots, une dimension du lexique qui tend à accroître encore l’écart entre les langues et qui peut exiger un recadrage de la part du traducteur. Cette réalité étant bien connue, nous n’allons pas nous y attarder et nous contenterons d’un exemple.

Dans La ballade intitulée Les deux archers, Victor Hugo utilise l’adjectif bleuâtre : Soudain à leurs regards une lueur rampante

En bleuâtres sillons sur la hauteur serpente. (HUGO, 1837 : 404)

Pour traduire bleuâtre, le traducteur anglais pourrait être tenté d’user de bluish, mais il manquerait alors le réseau de connotations négatives généré par rampant, bleuâtre et

13 Tennessee Williams Cat on a hot tin roof, acte II, 1955.

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l’image de l’insidieux serpent évoqué par serpente. De fait, alors que les adjectifs anglais de couleur en -ish sont de valeur neutre14, les adjectifs français de couleur en -âtre sont dépréciatifs15.

Le traducteur qui ne prêterait pas attention à la valeur connotative des mots risquerait de manquer l’implicite présent dans l’original ou d’en introduire à mauvais escient dans le texte cible.

2. L’implicite ancré dans la culture

La culture des divers locuteurs de la planète est loin d’être homogène. Elle intègre des éléments différents selon la situation géographique, l’environnement socio-professionnel, et diverses appartenances. Généralement, chacun a une certaine notion de ce que « tout le monde devrait savoir » et de ce qu’une personne donnée (compte tenu de son âge, son origine et d’autres facteurs) sait probablement. Le traducteur doit avoir une préconception des aptitudes de son lecteur à décrypter l’implicite pour déterminer l’étendue de l’implicite qu’il peut restituer.Comme l’écrit Umberto Eco,

Le texte est un tissu de signes. Il est ouvert, interprétable, mais doit être entrevu comme un tout cohérent. Il construit son Lecteur Modèle, et est davantage une totalité où l’auteur amène les mots puis le lecteur le sens. Le texte est en fait une machine paresseuse qui exige du lecteur un travail coopératif acharné pour remplir les espaces de non-dit ou de déjà-dit restés en blanc. (Eco 1985 : 29)

Tout comme l’auteur, le traducteur produit un texte dont il ne maîtrise pas l’interprétation. C’est notamment en se fondant sur l’idée qu’il se fait de la conception qu’avait l’auteur de l’encyclopédie de ses lecteurs que le traducteur décrypte les éléments implicites de l’original. Pour les restituer dans la langue cible, il se fonde sur les connaissances encyclopédiques qu’il présuppose chez son lecteur potentiel. Le différentiel encyclopédique présumé entre les deux lecteurs cible déterminera la manière dont il va, au besoin, adapter l’implicite.

2.1 Le différentiel encyclopédique entre les cultures

Lorsque l’implicite présent dans l’original procède d’une omission spontanée par l’auteur d’éléments dont il suppose qu’ils sont évidents pour ses lecteurs, il y a souvent lieu d’envisager d’apporter des précisions permettant au lecteur de la traduction d’obtenir les informations utiles que le lecteur cible de l’original possédait au préalable. Aussi est-il naturel au traducteur de se livrer à une explicitation pour préciser la fonction d’un personnage célèbre, la situation d’un lieu-dit, ou la nature d’un plat culinaire ou d’une tradition quelconque.

14 Selon l’Oxford English Dictionary, -ish, Added to adjs. with the sense ‘Of the nature of, approaching the quality of, somewhat’, apparently first with words of colour.

15 Selon le Trésor de la langue française, -âtre, Suff. exprimant l'atténuation, et, corrélativement, l'approximation et la dépréciation. Ex : blondâtre. « D'un blond fade », rosâtre. « Qui est d'un rose sale, peu franc ».

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2.2 La compréhension de la situation d’énonciation

La somme de connaissances des lecteurs cible est d’autant plus difficile à circonscrire qu’elle fluctue au fil du temps. Si l’on s’intéresse à un pays donné, outre les événements qui ont marqué son histoire, sa culture et ses traditions, toutes sortes de questions d’actualité peuvent subitement défrayer la chronique, puis tomber dans l’oubli.

Le 21 mars 2013, George Osborne, le chancelier de l’Échiquier, a prononcé à la Chambre des communes un discours sur le budget articulé autour du leitmotiv de l’aspiration nation, qu’il a conclu par ces mots : « It is a Budget for an aspiration nation. » Nos étudiants de master en traduction, à qui nous avions donné le texte à traduire, ont été très empruntés. En fait, il fallait comprendre que, par le concept d’aspiration nation, George Osborne faisait référence à un discours prononcé par David Cameron cinq jours plus tôt, dans lequel il avait répété que son parti s’était attelé à construire une nation favorisant les ambitieux (« we are building an aspiration nation »). Par là même, Cameron s’était réclamé de la politique de Churchill, dont il avait cité une phrase d’un discours de 1951 pour se positionner contre les socialistes, auxquels il reprochait de ne pas favoriser les esprits entrepreneurs et dynamiques prêts à se décarcasser pour s’élever socialement, et d’encourager la passivité et l’attentisme :

« We are for the ladder. Let all try their best to climb. They are for the queue. Let each wait his place until his turn comes. »16

Pour bien traduire le discours de George Osborne, l’idéal serait de trouver le moyen de faire écho au discours de Cameron et à la politique de Churchill. En l’occurrence, il ne semblerait pas nécessaire de traduire ce discours en français en préservant sa portée incitative, car les francophones ne sont pas des électeurs potentiels. La force rhétorique de l’implicite peut donc être sacrifiée au profit d’une explicitation, du type « pour reprendre le mot d’ordre de David Cameron, qui s’inscrit dans la politique préconisée par Winston Churchill, notre budget servira une nation de citoyens ambitieux ».

Dans ce dernier cas, on voit que l’implicite ne peut être décrypté qu’en référence au contexte politique immédiat. L’effet cherché est celui du « clin d’œil », de la connivence.

En évoquant le discours de Cameron et les paroles de Churchill sans le signaler directement, Osborne crée un lien spécial avec les auditeurs qui saisissent l’allusion.

Pour le traducteur novice, le danger est toujours que l’implicite lui échappe. Ainsi, dans un autre texte que nous avons soumis à nos étudiants, un seul sur trente a repéré une allusion à la Bible. Il s’agit d’un article prônant la non-violence contre les homophobes.

L’auteur, Brandon Ambrosino, y insiste sur le fait que Martin Luther King était partisan de la résistance non violente, même s’il éprouvait de la colère.

16 Discours prononcé par Winston Churchill le 8 octobre 1951. Notre traduction : Nous préconisons l’échelle : que chacun fasse de son mieux pour la gravir.! Ils préconisent la queue : que chacun y prenne place et attende son tour.

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« King might have marched into the corrupt marketplace of his day, hurling to the ground every graven ideology of injustice; but his actions and his message only have meaning when they are framed within his firm conviction that “unconditional love will have the final word in reality”. »17

Le passage que nous avons marqué en italique fait référence à la colère de Jésus, qui, voyant le Temple utilisé comme lieu de commerce, renverse les étals des marchands18. Dans ce type de situation (un cas d’intertextualité « implicite »19), le traducteur, s’il veut se référer à la Bible, devra mesurer la probabilité que son lecteur cible en ait une connaissance équivalente de celle des lecteurs cible de l’original. Au besoin, il devra donner plus d’indices à son lecteur pour lui permettre de capter l’allusion. Plus l’allusion est subtile, plus la connivence est forte et, dans ce sens, si le traducteur l’atténue trop, il affaiblit la portée du texte.

Les effets d’intertextualité sont très présents dans les écrits anglophones et peuvent même être considérés comme une caractéristique stylistique de bons nombres de journalistes.

Les références à la Bible, à Shakespeare, à des série télévisées ou à des romans victoriens, tout comme les métaphores de base-ball, sont monnaie courante. À nouveau, pour le traducteur, il s’agit de déterminer les enjeux et de peser entre éléments : l’allusion précise mérite-t-elle à tout prix d’être maintenue, suffit-il d’établir un autre implicite dans le même domaine – la politique, la littérature, les sciences ou le sport –, de reproduire un mécanisme générant une connivence entre l’auteur et le lecteur, ou d’imposer un cheminement intellectuel au lecteur ? Enfin, selon les cas, le traducteur choisira d’atténuer ou de renforcer la signalisation de l’allusion.

2.3 L’intertextualité en contexte littéraire

Dans le cadre littéraire, l’implicite – au même titre que d’autres aspects formels – mérite un traitement particulièrement soigné. Le sens n’est toutefois pas à négliger pour autant.

Dans The Bluest Eye, de Toni Morrison, la narratrice, qui est une petite fille noire, observe sa sœur et une de leurs amies contempler avec adoration une image de Shirley Temple et communier dans leur adoration de l’actrice. Elle explique ensuite qu’elle n’aime pas Shirley Temple parce que celle-ci danse dans des films avec Bojangles (un danseur de claquettes noir). Finalement, pour exprimer à quel point elle désavoue Shirley Temple, elle déclare qu’elle aime Jane Withers. Le traducteur a traduit la phrase littéralement.

17What the Gay Rights Movement Should Learn from Martin Luther King, Jr, Time Jan. 20, 2014, http://time.com/2332/what-the-gay-rights-movement-should-learn-from-martin-luther-king-jr/

18 Mathieu 21, 12 ; Marc 11, 15 ; Jean 2, 14-16.

19 L’intertextualité explicite renvoie directement au texte extérieur, qu’il cite expressément, alors que l’intertextualité implicite procède de l’allusion indistincte.

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So I said, « I like Jane Withers. » They gave me a puzzled look, decided I was incomprehensible, and continued their reminiscing about old squint-eyed Shirley.20

Aussi, j’ai dit : « Moi, j’aime Jane Withers… » Elles m’ont lancé un regard étonné, ont décidé qu’on ne pouvait vraiment pas me comprendre et ont continué à débiter leurs souvenirs sur Shirley-la-bigleuse.21

Dans la suite du texte, la narratrice raconte qu’elle horrifiait ses parents en détruisant systématiquement les poupées qu’on lui donnait à Noël. Le livre permet de comprendre que ces poupées (des poupées représentant des fillettes blanches) étaient perçues comme une violence par la petite fille noire, grandissant parmi des noirs. La mention de Jane Withers, même si le lecteur peut inférer qu’elle est nécessairement peu compatible avec les goûts des autres fillettes, n’ajoute rien au récit. Toutefois, il en va tout autrement si l’on sait que Jane Withers incarne une insupportable petite fille gâtée qui maltraite le personnage joué par Shirley Temple dans Bright Eyes22, d’autant qu’on l’y voit démembrer une poupée qu’elle avait jetée et que la douce Shirley avait récupérée pour la soigner.

La tendance est parfois de penser qu’il ne faut pas sous-estimer la capacité du lecteur d’aller chercher une information si elle lui semble nécessaire. Certains traductologues, en particulier Antoine Berman et Lawrence Venuti, estiment même qu’une traduction devrait en tout temps laisser apparaître qu’elle est une traduction. Selon Venuti23, il convient de déstabiliser le lecteur et de ne plus lui laisser oublier qu’il ne lit pas l’original. Selon Berman, le traducteur doit sensibiliser son lecteur à la différence entre les langues. Pour lui,

« La traduction est « épreuve de l’étranger ». […[. [E]lle vise à nous ouvrir l’œuvre étrangère dans sa pure étrangeté. »24

De leur côté, les traducteurs novices peuvent présumer de la culture de leurs lecteurs.

Georges Bastin indique que, parfois,

« L’étudiant applique à outrance le principe, cher à son professeur, de « non- imbécillité du lecteur », ce qui revient souvent à une surestimation du savoir partagé par le destinateur. »25

À n’en pas douter, toute personne ayant accès à internet peut, à la suite d’une petite recherche, découvrir que Jane Withers a joué dans le film Bright Eyes, trouver le synopsis de celui-ci et même en voir un extrait montrant la scène de la destruction de la poupée.

Nous estimons toutefois qu’attendre du lecteur qu’il interrompe sa lecture pour procéder à cette recherche reviendrait à présumer de sa curiosité et que ladite recherche serait par

20 Toni Morrison, The Bluest Eye, Vintage 1970, London, p. 13

21 Toni Morrison, L’œil le plus bleu, traduit par Jean Guiloineau, Christian Bourgeois, 10/18, 1994, p. 25.

22 Un film américain, tourné en 1934 par David Butler.

23VoirVENUTI, L. The Translator’s Invisibility : a History of Translation, London, Routledge, 1995.

24 Berman A., « La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain », Les tours de Babel, Mauvezin, Trans- Europ-Repress, 1985, pp. 35-150, p. 67.

25 BASTIN G., « Aventures et mésaventures de la créativité chez les débutants », META : journal des traducteurs, vol. 48, n° 3, 2003, p. 347-360, p. 353.

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trop intrusive dans sa perception de l’œuvre. Face à ce type d’implicite – car à l’évidence, à l’époque de la publication du livre, le lecteur cible connaissait le film – il nous semblerait tout à fait légitime d’expliciter l’intervention de la narratrice, soit par une note de bas de page, soit en lui faisant dire :

Moi, j’aime l’autre, celle qui a les cheveux noirs, Jane Withers.

Il nous paraîtrait même qu’une recréation serait préférable à la traduction littérale, aussi plate que sibylline. Ainsi, plutôt que de dérouter le lecteur, nous pourrions envisager d’écrire : « Moi, je vois pas ce que vous lui trouvez, à ce gros poupon blond. » Le lecteur capterait le caractère subversif de son rejet et une transition s’amorcerait avec l’image de la poupée.

Dans ce types de cas, les facteurs que le traducteur prend en compte avant de choisir une solution sont la « dynamique de lecture » (convient-il de l’interrompre et de sortir le lecteur des émotions que déclenche la scène pour le faire passer en mode réflexif ?), l’utilité des informations implicitées dans l’original (sont-elles stratégiques, utiles ou accessoires ?), l’importance des images qu’elles suscitaient à l’origine (entrent-elles en résonance avec des éléments du texte ?) et la perte que représente le sacrifice de « l’effet d’implicite » (la connivence auteur-lecteur, l’impact psychologique de l’interprétation adéquate par restitution ou remplacement du sens).

3) L’implicite encouragé par les conventions

3.1 Les affinités des langues

Les cultures se distinguent les unes des autres par toutes sortes d’aspects. La propension à s’exprimer de manière implicite est l’un d’eux.

Manoëlla Wilbaut décrit comme suit la différence entre les cultures implicites et les cultures explicites :

Les cultures implicites sont des cultures à haut contexte. L’information n’est pas toujours transmise à travers des messages clairs et explicites. Il faut la déduire de la situation et du contexte même. L’information s’obtient généralement assez rapidement et est transmise à travers le réseau. Le langage utilisé dans les messages est généralement assez informel. À l’inverse, les cultures explicites sont des cultures à bas contexte. L’information est donnée et transmise à travers des messages clairs, détaillés et explicites. L’information est segmentée avant d’être transmise.26

Le traducteur, s’il veut reproduire un texte qui ne détonne pas dans le contexte de la langue source par sa charge implicite, devra peut-être adapter celle-ci pour que le texte cible ne heurte pas le lecteur dans le contexte de sa langue cible. Bien entendu, dans une même culture, le contexte peut appeler à accepter plus ou moins de redondance ou d’implicitation.

26WILBAUT M., La négociation culturelle, Paris, Dunod, 2010, p. 30-31

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Selon une étude que nous avons menée27, les personnalités politiques anglaises usent beaucoup plus de l’ironie et de la litote que ne le font les personnalités politiques françaises. De plus, l’orateur anglais présente souvent les aspects structurels de ses interventions de manière plus implicite.

3.2 La rhétorique

Dans notre analyse des discours politiques28, nous avons été sensible au fait que l’orateur britannique ne construisait pas son personnage de la même manière que l’orateur français.

D’un point de vue général, il pratique davantage l’autodérision et exploite à cet égard davantage les ressources que lui offre l’implicite. Or, ce qui est de bon aloi dans un contexte ne l’est pas nécessairement dans un autre. Selon nous, il est souvent prudent de prendre en compte les affinités de la langue cible à l’égard de l’usage de l’implicite, d’autant que, dans le cas d’un discours politique, il en va de l’image de l’orateur. Comme l’a écrit Patrick Charaudeau,

« L’énonciateur homme politique doit se construire un ethos de conviction, d’autorité, de puissance, voire de séduction (…). »29

Traduire l’éloquence exige de tenir compte des usages inhérents à la culture, des règles appliquées dans le domaine, ainsi que de la marge de manœuvre dont jouit tout orateur pour s’en écarter.

À titre d’exemple, envisageons la traduction d’un « best man speech », le discours que, traditionnellement, le meilleur ami du marié est invité à prononcer au Royaume-Uni. Il s’agit d’un discours qui peut être assez mordant, et dans lequel on trouve beaucoup d’ironie et d’implicite. Si le mariage a lieu au Royaume-Uni, une traduction destinée à des hôtes italophones gagnera probablement à prendre légèrement en compte les usages en matière de discours en Italie, mais il serait probablement dommage d’en atténuer toute la vigueur. En revanche, si le mariage a lieu en Italie, dans une famille très conservatrice, le traducteur jugera sûrement utile d’adapter la rhétorique du best man pour la rendre plus compatible avec la tradition de la famille.

Pour soigner l’image que diffuse l’orateur, le traducteur doit aussi veiller à la coloration des mots qu’il utilise. Or, certains mots qui sont présentés comme des équivalents par les dictionnaires ne le sont pas. Selon l’analyse sur corpus à laquelle nous nous sommes livrée30, il apparaît que le verbe to hope est beaucoup plus utilisé dans les discours politiques anglais qu’espérer dans les discours politiques français. L’orateur anglais, par prudence ou par modestie, en use volontiers, mais il en va tout autrement de l’orateur français. De ce fait, le public anglais, habitué à ce type de précaution, ne s’arrête pas sur le sens de ce verbe et envisage immédiatement la situation espérée. En revanche, le

27 Affinités respectives de l’anglais et du français en matière d’argumentation : étude comparative dans la perspective de la traduction, 2012, thèse non publiée.

28 Ibid.

29 CHARAUDEAU P., « Discours journalistique et positionnements énonciatifs – Frontières et dérives », Semen, novembre 2006, pp 29-44, p. 35.

30 Affinités respectives de l’anglais et du français en matière d’argumentation : étude comparative dans la perspective de la traduction, 2012, thèse non publiée.

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public français, qui n’y est pas habitué, risque d’être davantage sensible au fait que l’orateur est encore loin d’avoir réalisé son but.

3.3 La modalité

La modalité est également un domaine qui peut beaucoup varier d’une langue à l’autre, de sorte que certains aménagements peuvent s’avérer opportuns lors de la traduction.

Dans une langue où l’usage est de se montrer prudent à l’égard de toute affirmation et de ne pas formuler de demandes de manière trop abrupte, il pourrait être malvenu de traduire littéralement des propos exprimés dans une langue où l’on s’exprime de manière beaucoup plus directe. Les nuances de modalité tiennent en fait à un degré plus ou moins fort d’implicitation de la prise en compte de divers facteurs (tels que la subjectivité d’un point de vue ou la fiabilité d’une information) par l’énonciateur.

Dans Modalité épistémique et discours scientifique, Eva Thue Vold écrit que :

« Le fait que ce sont souvent les assertions « neutres » qui sont perçues comme les plus sûres est dû à la polyphonie implicite dans les énoncés explicitement marqués comme certains. Par l’adjonction d’un modalisateur épistémique le locuteur signale qu’il envisage la possibilité qu’il existe un doute ou un autre point de vue, et il doit donc souligner qu’à son avis ou en ce moment, il n’y a pas de doute. Ainsi, toute expression épistémique, qu’elle marque la certitude ou le doute, tend en quelque sorte à mettre en question la vérité du contenu propositionnel par le fait qu’elle ajoute un élément de jugement humain, souvent le jugement personnel du locuteur. »31

Il nous semblerait par exemple dangereux de ne pas adapter la quadruple modalisation de la phrase suivante, prononcée par Ed Balls dans un discours s’inscrivant dans une campagne pour mettre fin à la pauvreté des enfants.

And I believe there are reasons for us to be optimistic about our potential to meet that goal (…).32

Une traduction littérale, du type « Et je crois que des raisons nous autorisent à être optimistes quant à notre potentiel pour atteindre ce but » présenterait l’orateur comme une personne timorée, ayant très peu de chances de mener un projet à son terme.

Dans le cadre de notre analyse, nous avons examiné un discours prononcé le 18 juillet 2005 au Conseil « Agriculture et pêche » à Bruxelles par Margaret Beckett, alors ministre britannique de l’environnement. Ce discours avait été traduit et diffusé sur internet. Le traducteur avait traduit « Markos, could I invite you to continue to item 4 on the agenda » par « J’aimerais vous inviter, Markos, à poursuivre avec le quatrième point à l’ordre du jour ». De même, il a traduit « Markos, could I invite you to say a few words? » par

« Markos, puis-je vous inviter à prendre la parole? » Traduire littéralement ces marqueurs de modalité, qui produisent en français un effet obséquieux, tourne l’orateur en ridicule, d’autant plus lorsque celui-ci s’adresse à une personne qu’il appelle par son prénom.

L’effet de modalité doit être mesuré dans l’original en fonction des us et coutumes en la

31 VOLD E., Modalité épistémique et discours scientifique, 2008, p. 66.

32 BALLS E., discours « Ending child poverty campaign » prononcé le 10 décembre 2007.

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matière dans la culture source, puis repensé en langue cible pour y être redosé en fonction des usages de la culture cible.

Conclusion

Comme nous l’avons vu, le repérage de l’implicite présent dans le texte original est l’une des difficultés que rencontre le traducteur, notamment du fait de l’immensité du champ des allusions possibles. À cela s’ajoute que, de par son extrême subtilité, la langue recèle en soi une charge implicite. Selon le contexte où l’on place un mot, il se polarisera en fonction du champ sémantique ou de caractères formels des mots qui l’entourent et diffusera un sens différent. Enfin, la tolérance à l’égard de l’implicite n’étant pas la même dans toutes les langues, il y a lieu d’en tenir compte si l’on ne veut pas exacerber ou atténuer des effets présents dans le texte original.

Seule une perception très fine du texte source, une connaissance très poussée de la culture source et une excellent intuition peuvent permettre au traducteur de repérer l’implicite, de comprendre sa fonction et de circonscrire le mécanisme qui le sous-tend. De plus, seule une excellente maîtrise de la langue et de la culture cible peut amener le traducteur à déterminer le dosage d’implicite qu’il convient de restituer. Il ne lui reste alors plus qu’à traduire le texte...

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Bibliographie

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Références

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