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Poétique des possibles par des œuvres littéraires d'auteures innues dans le discours social québécois

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Poétique des possibles par des œuvres littéraires

d'auteures innues dans le discours social québécois

Mémoire

Céline De Laissardi

ère

Maîtrise en anthropologie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

(2)

— UNIVERSITÉ LAVAL —

Poétique des possibles

par des œuvres littéraires d’auteures innues

dans le discours social québécois

Céline de Laissardière


Maîtrise en anthropologie - avec mémoire Maître ès arts (M.A.)

Sous la direction de Martin Hébert

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(4)

RÉSUMÉ

Cette recherche porte sur la production d’un discours singulier, saisi dans le champ littéraire d’auteures autochtones au Québec, dans la compréhension de dynamiques de création et de reconnaissance de nouveaux imaginaires. Le point de départ de cette recherche est l’étude de la formation et de la consolidation d’un discours qui se veut singulier dans l’interaction avec les autres discours en présence — soulevant des questions de rapports de pouvoir. L’analyse discursive vise ainsi à faire valoir certaines des lignes de force du discours de la relation au territoire produit par la nation innue dans le discours social québécois, analysé au travers d’œuvres de quatre écrivaines innues Marie-Andrée Gill, Naomi Fontaine, Natasha Kanapé Fontaine et Joséphine Bacon. Le registre de l’intime, révélé au cours du terrain auprès de la poétesse Marie-Andrée Gill, a composé un second corpus d’analyse. Il est alors question d’un déplacement de regard de l’objet d’étude dans le dévoilement du processus créatif qui s’articule dans une compréhension du soi pour tendre vers le commun. L’analyse transdiscursive avance finalement l’idée d’une position littéraire nommée poétique des possibles, qui se comprend comme un changement de paradigme et qui se caractérise par une approche décoloniale.

Mots-clés : littérature; autochtone; Innu; analyse discursive; relation au territoire; poétique des possibles; décolonisation; Marie-Andrée Gill; Natasha Kanapé Fontaine; Joséphine Bacon; Naomi Fontaine.

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ABSTRACT

This study delves into the production of singular discourse in the literary field of First Nations women writers in Quebec, in understanding the dynamics of creation and recognition of new imaginaries. The starting point of this research is the formation and consolidation of a singular discourse in interaction with other discourses — raising power relations issues. The discursive analysis focus on the discourse of the relationship to the territory produced by the Innu nation in Quebec social discourse, analyzed through the works of four Innu authors Marie-Andrée Gill, Naomi Fontaine, Natasha Kanapé Fontaine, and Joséphine Bacon. The register of intimacy, revealed during the fieldwork with the poetess Marie-Andrée Gill, shifted the focus of this study. This second corpus of analysis laid the groundwork for an enquire into the creative process that is articulated in an understanding of the self to tend towards the common. Lastly, the transdiscursive analysis advances the idea of a singular literary position named poetics of possibilities, a paradigm shift, which is characterized by an approach of decolonization.

Keywords : Literature; First Nations; Innu; Discursive Analysis; Relationship to the Territory; Poetics of Possibilities; Decolonization; Marie-Andrée Gill; Natasha Kanapé Fontaine; Joséphine Bacon; Naomi Fontaine.

(6)

RÉSUMÉ ii

ABSTRACT iii

LISTE DES TABLEAUX vii

REMERCIEMENTS viii

INTRODUCTION 1

CHAPITRE I


Les idées politiques autochtones à travers les créations littéraires et le discours social 7

Introduction 7

1.1 Pour une analyse discursive des pensées politiques 9

1.1.1 Qu’est-ce qu’un discours? 10

1.1.2 Communautés discursives 11

1.1.3 Champ discursif, « intertextualité » et « interdiscursivité » 13 1.2 Le discours social comme champ de lutte de sens 15 1.2.1 Le discours social ou hégémonie des discours 16 1.2.2 Les discours environnementaux comme champ de lutte de sens 18

1.2.3 Précisions sur le modèle conceptuel 20

1.3 Poésie et politique 21

1.3.1 Poièsis : le geste politique 22

1.3.2 Art et politique chez Rancière 23

1.3.3 Bourdieu et le champ littéraire 26

1.4 Autre perspective : Édouard Glissant et la poétique de la Relation 29

1.4.1 Poétique de la Relation 31

1.4.2 La poétique de la Relation et la littérature 33

Synthèse du cadre théorique 36

CHAPITRE II


Légitimité discursive : de la construction des discours historiques quant au territoire à

la reconnaissance d’un champ littéraire 38

Introduction 38

2.1 Les Innuat au Québec 38

2.1.1 Discours historiques et légitimité politique 39

Table des matières

(7)

2.1.2 Relations au territoire 43

2.2 Productions littéraires 45

2.2.1 Littérature autochtone francophone au Québec 46

2.2.2 Une littérature « autochtone » ? 50

Synthèse de la mise en contexte 53

CHAPITRE III


Faire émerger un discours postulé singulier : question de recherche, propositions

méthodologiques et réflexions éthiques 55

3.1 Question de recherche 55

3.2 Méthodologie 56

3.2.1 Techniques de collecte de données 59

3.2.1.1 Corpus littéraire 59

3.2.1.2 Ethnographie « expérientielle » 62

3.2.1.3 Discussions informelles et journal de terrain 64

3.2.2 Stratégie et techniques d’analyse 67

3.2.3 Considérations éthiques 69

CHAPITRE IV


Lignes de force de discours sur les rapports au territoire 73

Introduction 73 4.1 « Là où je Suis » 73 4.1.1 Nutshimit, ma liberté 74 4.1.2 S’appartenir 77 4.1.3 (Se) (re)nommer 80 4.2 Cosmogonie 87 4.2.1 Assi 88

4.2.2 Les guides ancestraux 89

4.2.3 Savoirs ancestraux 91

4.3 « Femme-territoire » 95

4.3.1 « LA TERRE MERDE » 96

4.3.2 Gardiennes 98

Synthèse de l’analyse des œuvres 104

CHAPITRE V


Dialogue avec l’auteure Marie-Andrée Gill : déplacer le regard, ou ce que le processus

créatif révèle de l’œuvre 106

(8)

5.1 Poésie archéologique 107 5.1.1 La poésie ou le médium du langage de l’intériorité 107

5.1.2 Démarche : du singulier au collectif 110

5.2 « Occuper le territoire de la langue » 113

5.2.1 Identités : manger les images, en dessiner d’autres 113 5.2.2 « Le vertige ordinaire du visage qu’on porte » 115

Synthèse de la rencontre avec M.-A. Gill 118

CHAPITRE VI


Analyse générale : discours d’une poétique des possibles 119

Introduction 119

6.1 Formation et consolidation d’un discours singulier 123

6.1.1 (Ré)appropriation des discours 123

6.2.2 Enjeux de la poétique de la Relation dans le corpus littéraire 126

6.2 Poétique des possibles 132

6.2.1 Une posture littéraire singulière 132

6.2.2 …à l’ordre de la décolonisation 136

Ouverture : et si on « décloisonnait » les lectures? 140

CONCLUSION 142

MÉDIAGRAPHIE 146

ANNEXE 157

(9)

LISTE DES TABLEAUX

Tableau 1: Exemple du tableau formé par l’analyse littéraire et discursive du corpus…...68

Tableau 2: Grille d’analyse discursive faisant référence à l’être (au devenir soi).……….87 Tableau 3: Grille d’analyse discursive faisant référence à la cosmogonie……… 95 Tableau 4: Grille d’analyse discursive faisant référence à la survivance……… .104

(10)

REMERCIEMENTS

Cette aventure que furent la recherche et l’écriture de ce mémoire fut retentissante, non sans détour, sans pauses et sans remous. Elle m’a suivie du Québec jusqu’en France, au Brésil puis en République Démocratique du Congo. J’ai pris le temps de mûrir mon sujet, de m’inspirer des personnes que j’ai rencontrées et celles qui m’accompagnent, des lieux que j’ai fréquentés, des réalités qui m’ont entourée. Je suis immensément reconnaissante de chaque moment, de chaque discussion qui, de près ou de loin, a servi de terreau aux réflexions que porte ce mémoire. À chacune et chacun de vous, merci.

Merci également à mon directeur de recherche, Martin Hébert, non seulement pour les échanges riches en apprentissages, ainsi que les conseils et les recommandations qui sont toujours arrivés à point dans les moments flous, mais aussi, et surtout, de m’avoir fait confiance.

Je tiens aussi à remercier, plus spécifiquement, certaines personnes chères à mon cheminement:

À Stéphanie Boulais et François-Xavier Cyr, marraine et parrain de cœur, pour avoir insufflé, aux moments les plus vaporeux de mon terrain, la persévérance dans mes voiles.

À Marie-Andrée, pour la force créatrice. Pour la simplicité et les moments vrais, pour les méditations et les sensibilités.

À Lucas, ami précieux, pour les discussions, les partages, les remises en question; pour l’écoute et le réconfort.

(11)

À Katherine et Luc, famille d’adoption, de toujours m’accueillir comme vous savez si bien le faire, avec toute la générosité du monde, et la tendresse et les rires qui viennent avec.

C’est avec beaucoup de gratitude que je me tourne vers mes parents sans qui je n’aurai pas pu poursuivre mes études et être là où je me tiens aujourd’hui, à l’horizon ouvert de mes possibles. Merci infiniment de me soutenir sur le chemin de mon épanouissement.

Enfin, à toi Felipe, pour les nouveaux univers dont tu as enchanté ma vie. Merci profondément d’être à mes côtés, qu’importe les aléas, avec l’allégresse qui t’est spécialement tienne et ton art du relativisme qui m’apprend tant sur le monde et moi-même.

(12)

INTRODUCTION 1

La poésie est ce qui évoque, ce qui rallie, ce qui façonne, ce qui transforme; ce qui nous amène à nous et aux mondes (par la lecture) par le détour d’autrui (celui de l’écriture). L’anthropologie est une aventure similaire. La poésie et l’anthropologie, et de manière plus large la littérature et les sciences sociales, ont en commun de s’efforcer de déconstruire et de (re)construire les réalités. Peghini et Riffard (2017) évoquent d’une manière sensible « la possibilité commune et partagée par les écrivains et par les chercheurs [sic] d’agir en passeurs, passeurs de mots, passeurs de textes, passeurs de mondes » (p. 243).

Cette étude soutient qu’à l’instar de la science, l’art s’avère un puissant stimulant à l’exploration active du monde. Plus concrètement encore, ces convergences permettent de révéler que le caractère sensible de la littérature peut contribuer aux recherches relevant des sciences sociales, et notamment de l’anthropologie. La littérature participe au « partage du sensible » de Rancière (2008), quand la production anthropologique est davantage dominée par une volonté de compréhension . Il convient pour cela de s’affranchir des classements 2

disciplinaires, méthodologiques et génériques qui prévalent. Il s’agit davantage de conjuguer les différents univers significatifs, de renouveler les arènes de réflexion et de manœuvre en intégrant ces espaces de représentation.

Cette recherche porte sur la production d’un discours postulé singulier, dans la compréhension des dynamiques de création et de reconnaissance de nouveaux

Dans le présent document, l’écriture épicène est utilisée. La lutte contre les discriminations sexistes me

1

parait davantage importante qu’une éventuelle lourdeur du texte. L’écriture épicène est en outre valorisée par l’Office québécois de la langue française (disponible sur <http://bdl.oqlf.gouv.qc.ca/bdl/gabarit_bdl.asp? id=3912>, consulté le 25 avril 2019).

Davantage que l’explication ou le test d’hypothèses, tel que Weber a pu le formuler dans sa définition de la

2

sociologie. Pour une discussion sur le sujet, se reporter par exemple à l’article de Frédéric Gonthier, « Weber et la notion de « compréhension » » (2004).

(13)

possibles, de nouveaux imaginaires. Le discours qui m’a intéressée en premier lieu est celui de la relation au territoire produit par des Innuat . Les « problématiques 3

environnementales » sont complexes, parce qu’elles se trouvent par définition à l’intersection des écosystèmes et des systèmes humains. Ajoutées à cette complexité, des différences de perspectives surgissent. Le lien qui unit la nature et les sociétés est culturel et il est construit en fonction de valeurs, de principes et d’idéologies (Escobar, 1996; Harrison, 1994). La distinction même entre les deux catégories de nature et de culture est problématique selon les époques et les sociétés dont il est question (Oelschlaeger, 1991), et elle est d’autant plus capitale dans l’histoire des peuples autochtones. Ainsi, la place qu’occupe la nature dans une société et la manière dont les groupes humains entrent en relation avec elle, l’utilisent, l’exploitent, la définissent, la circonscrivent, relèvent de principes, d’idéologies et de valeurs.

J’ai donc postulé que le discours de la relation au territoire produit par certaines auteures innues est construit de manière distincte du reste des discours en présence (canadien, québécois ou autres), affirmation d’un être au monde spécifique (voir chapitre II). Dans ce cadre, il est pertinent de s’attarder aux dynamiques qui articulent les discours — dynamiques qui ne sont pas sans soulever des questions de rapports de pouvoir. Dans la présente recherche, j’explore ces dynamiques discursives au travers d’un corpus littéraire de quatre écrivaines que sont Marie-Andrée Gill, Naomi Fontaine, Natasha Kanapé Fontaine et Joséphine Bacon. Conjuguée à une méthode anthropologique, cette étude propose d’explorer des éléments de pensées politiques innues. Or, la pensée politique autochtone contemporaine est encore marginalisée dans la production de recherche canadienne et elle est, de surcroît, trop peu connue dans le monde francophone (Giroux,

Toujours dans la volonté d’être inclusive dans mon discours, j’userai du terme « neutre » Innuat (forme

3

plurielle de Innu, en innu-aimun) pour évoquer l’ensemble des personnes issues de la nation innue. Toutefois, j’userai du terme « innu.e.s » dans sa fonction de qualificatif; par exemple, une auteure innue. Idem pour le terme « ilnu.e.s ».

(14)

2008). Me concentrant sur le volet littéraire, je souhaite contribuer à la mise en valeur de ces voix et révéler de nouveaux découpages du social . 4

La part ethnographique de cette étude m’a amenée à peu à peu délaisser l’aspect strictement « territoire » des discours du corpus littéraire, pour englober plus largement ces discours et en dévoiler une poétique que j’ai nommée des possibles. C’est ce qui m’a animée durant un deuxième temps. L’exercice de terrain est également la période durant laquelle les remises en question furent les plus révélatrices quant aux dissonances entre théories et pratique. La part réflexive de cette recherche fut grande et importante et j’ai souhaité, au travers de ce mémoire, lui rendre sa place. Ces doutes et ces remises en cause ont été un matériel précieux pour réfléchir, certes au sujet de la recherche, à sa méthodologie et à son écriture, mais plus encore, pour redéfinir le cadre de pensée de cette étude et pour questionner la discipline qui me tient lieu d’examen du monde, l’anthropologie. Ces chemins-là m’ont finalement conduite aux considérations du sujet de la décolonisation, sur lequel ma recherche débouche.

Le chemin des idées que je tente de traduire en ces pages débute avec un intérêt profond porté au discours social. J’en pose les balises théoriques au chapitre I; l’apport de Angenot (1989, 2004) étant le point focal demon analyse discursive. Les manières de dire, de faire discours et les imaginaires sous-jacents que comportent les dynamiques discursives sont la pierre angulaire de ce projet de recherche. Ce que l’on dit et les manières de (le) dire sont loin d’être dénués de sens. Tout au contraire, cela relève de conceptions du monde et de manières-d’être-au-monde circulant dans les sociétés et véhiculées par des discours dominants ou champs discursifs propres aux communautés discursives qui les constituent (constitutive) tout en étant constituées (shaped) par ces discours (Fairclough, 1992). Le discours social devient un immense terrain d’enquête, qui n’est pourtant pas infini mais bien balisé par les frontières du dicible et du pensable dans un contexte donné (Angenot, 1989; Foucault, 1971). M’intéresser aux discours, c’est tenter de saisir les systèmes de

Expression que j’emprunte à Peñafiel (2013)

(15)

production et de reproduction des sens, des représentations et des imaginaires qui font monde et qui deviennent monde. Dans le contexte des réalités autochtones contemporaines, cette question des représentations est cruciale dans la mise en lumière des pluralités d’être autochtone aujourd’hui et dans la définition de leur singularité en tant que personne (Lamy, 2013).

Durant la première partie de ma recherche, présentée au chapitre IV, j’ai procédé à une analyse discursive des œuvres retenues des quatre auteures innues de mon corpus. Cette analyse s’appuie sur les travaux de Angenot (1989), et notamment sa « grille d’analyse » du discours social de laquelle je retiens quelques outils — l’ensemble étant une entreprise trop vaste. Le discours qui m’intéresse tout particulièrement à ce moment-là est celui de la relation au territoire, de sa structure et de ses formes, produit par des Innuat et saisi au travers des œuvres d’artistes innues. Il n’est peut être pas inutile de spécifier que cette position est généralisante, et qu’elle peut même être essentialisante si elle prétend que les cultures autochtones sont monolithiques. Cela est certainement un usage qui peut être fait de toute analyse qui dégage des régularités dans des discours autochtones. Mais mon objectif ici est d’abord d’appréhender des processus, non des ensembles fixes. Il s’agit de mettre en évidence la formation et la consolidation d’un discours qui se veut singulier dans 5

l’interaction avec les autres discours en présence à un moment historique donné. Situé dans le discours social — qui peut être compris comme un champ de sens multiples où chaque position tente d’être légitime —, il devient également propice de réfléchir aux dynamiques de pouvoir qui sous-tendent ces processus.

La seconde partie de ma recherche, reprise au chapitre V, se concentre sur mon expérience de terrain, et tout particulièrement sur ma rencontre avec Marie-Andrée Gill. Cette rencontre est un moment fort dans le cheminement de ma recherche, car celle-ci a, premièrement, questionné mon sujet et l’approche de celui-ci et a, deuxièmement, engendré un déplacement de regard sur l’objet même de cette étude. Le registre de l’intime — ou

Entendue comme le fait de rendre (plus) solide, (plus) consistant, (plus) stable.

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dans d’autres termes, le processus de création et la vie quotidienne — est venu composer un second corpus d’analyse. La révélation de ce registre m’a amenée à explorer une nouvelle fois, sous de nouvelles formes, les deux recueils de poésie de Gill sélectionnés dans cette recherche. Cette expérience m’a également conduite à déconstruire et à reconstruire la recherche que je menais. L’introduction de la pensée d’Édouard Glissant, écrivain martiniquais dont l’œuvre colossale est de plus en plus connue et célébrée, est par ailleurs venue me donner de nouveaux outils pour saisir à nouveau mon objet de recherche.

Au-delà du discours d’une relation au territoire, c’est un discours plus large, une position littéraire qui s’est révélée singulière dans cette recherche. Dans le chapitre d’analyse générale (chapitre VI), je reprends l’analyse des deux corpus au regard de mon expérience de terrain; notamment des zones d’ombres qu’elle révèle. Je m’inscris à cet égard dans le sillage de l’émancipation des spectateurs de Rancière (2008) qui valorise les représentations et les compréhensions des spectatrices et des spectateurs d’une œuvre d’art, et qui dès lors en ajoutent à son sens. C’est une volonté de poser un regard « composite » 6

sur les différentes perspectives de lecture et d’analyse que j’ai pu expérimenter. Je reviens également sur le déplacement de regard effectué et l’apport de la pensée de Glissant dans ma compréhension renouvelée de la poésie qui m’a intéressée durant cette recherche. L’analyse transdiscursive m’a finalement amenée à proposer l’idée que la position des œuvres du corpus relève d’une posture littéraire singulière caractérisée par une poétique des possibles et inscrite dans une démarche décoloniale. Il a été question de mettre à profit le concept bourdieusien de champ littéraire, et particulièrement celui d’« espace des possibles » (Bourdieu, 1998 : 384), associé à la poétique de la Relation de Glissant (1990) qui offre un cadre pour (re)penser les créations artistiques, et notamment littéraires, et pour dépasser les imaginaires . 7

Terme que j’emprunte à Glissant et à ses « cultures composites » ou identité-relation ou identité-rhizome

6

(voir Glissant, 1990 : 157-158).

La Relation se traduit comme une pensée du dépassement (Glissant, 1990 : 15).

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Ce mémoire se présente comme un long fleuve non pas tranquille, mais bien en mouvement, en remous et en tourbillon . Il suit le cours de mes réflexions, débutant dans 8

des considérations que j’identifie héritières d’une vision coloniale (associations boiteuses et réductrices: autochtone/nature; art/militance) pour finalement s’aventurer sur le terrain de la décolonisation (de soi, de la discipline anthropologique, des analyses littéraires d’œuvres d’auteures et d’auteurs autochtones). Ce cheminement a le mérite d’être honnête et de contribuer, je l’espère, à un renouvellement des approches anthropologiques et littéraires à l’égard d’œuvres d’auteures et d’auteurs autochtones.

Clin d’œil ici à Glissant et la figure du tourbillon; figure de sa pensée, où se retrouve le motif d’un

8

enroulement vertigineux provenant de la fréquentation du tout-monde qui conteste la linéarité (Céry : s.d., disponible sur <http://www.edouardglissant.fr/tourbillon.html>, consulté le 29 avril 2019). Clin d’œil aussi à Mbembe (2013) qui évoque l’écriture tourbillonnaire: « À cause de cet enchevêtrement de l’existant et de ce qui l’excède, et parce que la réalité relève, de fait, non pas tant de l’assemblage que de l’enroulement, l’on ne saurait en parler qu’en spirale, à la manière du tourbillon » (p. 223).

(18)

CHAPITRE I


Les idées politiques autochtones à travers les créations littéraires et le discours social

Introduction

Cette recherche propose une contribution à l’étude des manières dont des idées entrent et circulent dans le discours social. Plus précisément, je me suis concentrée à documenter les formes de production d’un discours que j’ai estimé singulier, celui d’abord d’une relation au territoire portée par des auteures innues, pour finalement décentrer mon regard et le porter sur une posture littéraire singulière. Afin de réaliser cet objectif, je me suis placée à l’intersection de l’anthropologie sociale et culturelle et de l’analyse littéraire. Mon cadre théorique emprunte cependant largement à l’anthropologie, discipline première qui m’anime et qui articule cette recherche. Il demeure également important de garder à l’esprit que le cadre théorique qui structure cette recherche s’est développé en deux séquences temporelles: avant le terrain, et ce que cette expérience a révélé. Ce chapitre tente d’en retracer l’évolution.

Je situe cette recherche dans l’étude des idées politiques autochtones, et aborde ces dernières comme des discours et des pratiques discursives. En tant que telles, ces idées existent dans des processus de production et de consolidation. Il sera question, dans la première partie de ce chapitre, de préciser ma position théorique à cet égard, en la situant dans le large spectre des analyses discursives. Je rejoins à cet égard la proposition de Angenot (1989) pour qui l’analyse du discours social revient à une recherche des balises du dicible et du pensable dans un contexte discursif donné qui, ici, sera le Québec francophone contemporain. M’intéressant aux rapports de pouvoir qui sous-tendent la production d’un discours, la recherche de ces balises permet de saisir le discours social comme champ de lutte de sens.

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Plus concrètement, je me suis tout d’abord intéressée au champ discursif de « l’environnement ». Les rapports entretenus avec la nature, le territoire, l’environnement sont multiples. Les dynamiques discursives qui sont à l’œuvre dans ce champ relèvent dès lors de rapports de pouvoir, par lesquels est arbitrée la recevabilité de ces discours. J’aborderai ces dynamiques dans la seconde partie du présent chapitre, notamment dans le cadre qui articule cette recherche, celui des relations entre peuples autochtones et la société dominante/colonisatrice canadienne/québécoise. Ce sera aussi l’occasion d’introduire la notion d’hégémonie, telle que conçue par Angenot (2004, 2006); le discours social étant structuré par des productions qui aspirent à un monopole de la représentation de la réalité. Je terminerai cette seconde partie en précisant ce que je retiens du modèle conceptuel de Angenot (1989) qui, dans les termes de cette recherche, serait une entreprise trop vaste pour être mobilisé dans son intégralité.

J’ai ancré ma recherche dans une analyse discursive d’œuvres littéraires de quatre auteures innues — Joséphine Bacon, Naomi Fontaine, Marie-Andrée Gill et Natasha Kanapé Fontaine. De ce fait, j’explore dans la troisième partie les liens entre la poésie et la politique mettant ainsi en lumière mon choix de porter mon regard avant tout sur la littérature, pour alors le compléter d’une expérience de terrain. Je fais appel à Rancière (2008) pour exposer les rapports entre art et politique qui se traduisent tous deux comme la (dé)construction du « sensible »; et à Bourdieu (1998) pour développer la notion de champ littéraire qui demeure en toile de fond de cette recherche.

De ces prémisses théoriques portant sur le discours « environnemental » des auteures innues du corpus, dans l’idée d’en faire émerger les singularités au travers de la formation et de la consolidation de ce discours, mon cheminement m’a amenée à ouvrir mon cadre théorique pour y inclure une réflexion plus approfondie sur les caractéristiques plus spécifiques à la « littérature autochtone », et plus précisément encore sur le discours littéraire d’auteures marginalisées — ici, des femmes innues. Je termine donc cette

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présentation de mon cadre théorique par l’introduction de la pensée d’Édouard Glissant, appréhendée durant mon terrain, et qui est venue resserrer mon regard sur certains enjeux liés à cette recherche: création de discours, singularité discursive, positionnement littéraire, et ce compris dans des enjeux d’inégalités de pouvoir. Bien que l’introduction de la pensée de Glissant est advenue pendant mon terrain, et à la suggestion d’une interlocutrice, je choisis de l’aborder d’entrée de jeu afin de regrouper les discussions théoriques pertinentes pour comprendre le cadrage du présent mémoire, et ce dans un souci de donner plus de clarté à un processus qui a impliqué de multiples reconsidérations tout au long de ma recherche.

1.1 Pour une analyse discursive des pensées politiques

Dans la foulée de leur « virage linguistique » entrepris il y a plusieurs décennies déjà, les sciences humaines et sociales ont accepté l’idée que le langage n’est plus simplement qu’une réflexion de la réalité, mais participe à la constitution de la réalité sociale elle-même (Angenot, 2004; Foucault, 1970; Escobar, 1996; Fairclough et Wodak, 1997). Ce tournant théorique a maintenant largement pénétré les sciences sociales. Le discours, pour reprendre la formule de Norman Fairclough (1992), est socialement constitutif (constitutive) mais également socialement constitué (shaped), c’est-à-dire que le discours constitue des pratiques sociales et des situations tout autant qu’il est constitué par elles. Cette perspective suppose que la question de la constitution de la société est aussi celle de la constitution et de l’institution du discours. En ce sens, le discours participe à la fois au maintien du statu quo dans la société tout autant qu’il contribue à la transformer.

L’analyse du discours, telle qu’entendu ici, demande donc non seulement de l’analyser comme expression, mais aussi comme un produit et un enjeu de dynamiques sociales. En ce sens, il convient de distinguer les « pratiques discursives », c’est-à-dire les activités expressives produisant des discours particuliers (raconter un conte, écrire un roman, produire un document légal, etc.) de ce que Foucault nomme « le » discours, c’est-à-dire un

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ensemble général de tropes, d’images, de règles de légitimité. Les deux évidemment sont liés. Les pratiques discursives ont des influences idéologiques majeures dans la mesure où les représentations des différents groupes culturels et sociaux qui y sont véhiculées contribuent à produire et à reproduire les différentes relations de pouvoir et les différents positionnements sociaux entre ces groupes. Le discours est ainsi conceptualisé comme le lieu majeur des luttes de pouvoir sociales.

En abordant les pensées politiques comme des pratiques discursives et des discours, je cherche à rendre compte de leurs « conditions de possibilités » (Foucault, 1969), c’est-à-dire de l’ensemble des relations « contingentes » qui ont rendu possible l’apparition, la transformation, la diffusion et éventuellement la disparition de certaines idées aux effets politiques. Parler de relations contingentes — plutôt que de relations de nécessité ou de causalité — c’est non pas chercher l’explication des idées politiques en fonction d’un « extérieur » qui les déterminerait en dernière instance — comme une « vérité » n’attendant que d’être exprimée adéquatement par le discours —, mais c’est chercher à voir comment certaines règles énonciatives et sociales sont parvenues à devenir crédibles ou vraisemblables, voire désirables, au point de se confondre avec la réalité et de la façonner à leur image (Angenot, 2004, 2006; Foucault, 1971). Ainsi, l’intérêt envers ces règles énonciatives n’est pas purement linguistique. Si le discours est au centre de l’interprétation philosophique, théologique et scientifique du monde, c’est précisément parce que le discours n’est pas « que du discours », « simple rhétorique » ou « vue de l’esprit », mais parce qu’il est une pratique constitutive de la matérialité sociale.

1.1.1 Qu’est-ce qu’un discours?

Lorsque l’on prétend analyser des discours (ou des pratiques discursives), il est fondamental de situer le sens qu’on accorde au concept de discours. Cependant, la multiplicité des approches à cet objet est trop grande pour qu’on puisse parler d’une analyse du discours. De la linguistique structurale à l’analyse des textes assistée par ordinateur, en passant par la sémiotique, la psychanalyse lacanienne, la sociolinguistique, la Critical

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Discourse Analysis, etc. l’on trouvera pour chacune de ces approches du discours des définitions souvent incompatibles les unes avec les autres. Je concentre donc mon attention sur l’analyse de discours telle que proposée par Angenot (2004, 1989).

Selon cet auteur, l’analyse de discours et de la rhétorique est une activité qui vise à aborder l’immense production du discours social comme organisée par des clivages, des lignes de force et des règles constitutives qui marquent (et contribuent à reproduire) l’état des rapports de pouvoir dans une société à un moment donné. Ce « discours social » est d’abord l’objet d’une définition empirique, puisqu’il désigne « tout ce qui se dit et s’écrit dans un état de société donné » (Angenot, 1989 : 13), c’est-à-dire l’ensemble de ce qui est produit par des pratiques discursives. A priori rendre compte de l’énorme quantité de ces productions dans n’importe quelle société paraît une cause perdue d’avance. À contrecourant de cette impression, Angenot (2004, 1989) démontre que c’est une illusion entretenue par le discours social lui-même que de laisser croire que tout peut se dire et que la différenciation des choses dites serait infinie. Pour lui, l’une des fonctions de la socialisation du discursif est d’imposer des contraintes et des règles délimitant ce qui peut être publiquement dit ou non, ainsi que des façons tenues pour acceptables de débattre et de raconter. En somme, le discours social, dans sa diversité apparente, est balisé par les frontières du dicible et du pensable dans un contexte donné. Plus qu’un inventaire des productions discursives, l’analyse du discours social est donc avant tout une recherche de ces balises et des points aveugles qu’elles créent nécessairement.

1.1.2 Communautés discursives

L’énoncé n’est pas un acte individuel qui serait accompli par un sujet parfaitement autonome vis-à-vis du social. En définitive, si aussi peu de choses sont dites, c’est que tout ne peut pas être dit par n’importe qui et en tous lieux (Foucault, 1971). Il existe des règles « sociales » régissant l’exercice d’énonciation et, plus précisément, des règles « locales » (discursives) relatives à une communauté discursive donnée — « qui peut être « transnationale » et « transhistorique » autant que « microsociale » et « éphémère » »,

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précise Peñafiel (2013 : 194). Ces règles laissent une trace dans les énoncés qu’elles rendent possibles ou prescrivent. Le discours n’est donc équivalent ni à un acte individuel accompli dans le vide, ni aux règles grammaticales d’une langue, pas plus qu’aux conventions sociales régissant les « actes de langage » (Searle, 1972). Les marques de « subjectivité » et les ancrages spatiotemporels de l’énoncé ne sont alors plus considérés comme la manière par laquelle un sujet parlant ou pensant (auteure/auteur) se situerait par rapport à ce qu’il dit ou à ce qui l’entoure (situation d’énonciation). Ce qui est dit, tout autant que la situation d’énonciation au sein de laquelle procède l’acte de parole, sont prescrits, contraints ou institués par le discours. Pour reprendre les termes de Peñafiel (2013):

[…] les déictiques de lieu, d’espace et de personne, servent moins à situer le discours dans un contexte « extra-discursif » qu’à construire le simulacre de ses propres conditions d’énonciation en « signifiant » (attribuant un sens à) cet environnement et en créant les places des personnes (locuteurs et interlocuteurs) qui pourront participer en droit et en pratique à cet acte d’énonciation. (p. 195)

Le discours « se donne » ainsi les communautés discursives au sein desquelles il s’inscrit et circule. En d’autres termes, le discours n’est pas le simple reflet d’un contexte qui lui échappe, il se situe activement dans un contexte qu’il construit (Foucault, 1971; Angenot, 2004). Rappelons que ces « situations d’énonciation » et ces « communautés discursives » ne sont pas des phénomènes uniquement linguistiques. En abordant la scénographie d’un discours, nous n’accédons pas exclusivement à sa forme « imaginaire » de représentation du monde mais à toute sa matérialité. Car en nommant certaines réalités, en désignant certains sujets comme des locutrices et locuteurs légitimes, en ignorant d’autres sujets ou réalités, en les mettant à distance, en les identifiant comme les « mauvaises » formes à ne pas reproduire, en situant son dire au sein d’un certain espace (de circulation) et dans une certaine temporalité, le discours est ainsi en train de donner corps, âme et existence aux institutions sociales concrètes par lesquelles il sera mis en pratique. Autrement dit, il est en train d’instituer la communauté discursive qui lui permet de circuler et qui n’existe qu’en le reproduisant.

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1.1.3 Champ discursif, « intertextualité » et « interdiscursivité »

Pourtant, l’identité et le fonctionnement d’un discours, tout autant que sa matérialité, ne sont pas donnés exclusivement — ni même prioritairement — par les communautés discursives qu’il confirme ou institue. Les conditions d’existence (de possibilité et de formation) d’un discours dépendent aussi des rapports que ce discours entretient avec les autres éléments de son champ discursif (Angenot, 2004, 1989; Foucault, 1971, Bourdieu, 1998) dans lequel il surgit et circule ou, plus exactement, qu’il crée du fait de son surgissement. Au-delà du fait que l’identité d’un discours est tout autant, sinon davantage, donnée par les discours auxquels il s’oppose que par ceux qu’il revendique, il faut parvenir à sortir de l’isolement des règles énonciatives d’un seul discours pour aborder le texte dans ses relations non plus uniquement avec ses propres conditions d’énonciation mais dans ses interactions avec d’autres discours, ce que Angenot (2004, 2006) nomme « intertextualité » et « interdiscursivité ». Plus concrètement, cela signifie que les discours autochtones, comme d’autres, se définissent autant par leurs propres caractéristiques positives que par ce qu’ils ne veulent pas être.

Pour Angenot(1983), la notion d’intertextualité permet de réinscrire la production littéraire dans le discours social:

L’approche « intertextuelle » peut avoir pour effet de briser la clôture de la production littéraire canonique pour inscrire celle-ci dans un vaste réseau de transaction entre modes et statuts discursifs, le discours social. Il y a là une attitude nouvelle quant à la place même qu’occupe le littéraire dans l’activité symbolique. (p. 128)

Il articule la notion d’intertextualité à celle bourdieusienne de « champ », entendu comme « une contre-partie du concept de structure » (Angenot, 1983 : 139); « C’est ainsi que je comprends le champ intertextuel du discours social; non comme l’harmonie relative d’un système fonctionnel en devenir mais comme un lieu d’interférence de lexies hétérogènes où la signification naît de contigüités conflictuelles » (Angenot, 1983 : 132). La notion d’interdiscursivité, pour sa part, est comprise comme « interaction et influences réciproques des axiomatiques de discours » (Angenot, 2006 : 4). Ces notions appellent la recherche de

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règles ou de tendances, elles-mêmes aucunement universelles, mais plutôt propres à un état donné du discours social.

L’analyse du champ littéraire considéré ici implique donc une analyse transdiscursive engageant au moins deux discours (et donc deux corpus) entretenant des relations dialogiques. Au moyen de l’analyse des écarts, mais également des points de contact entre les diverses formations discursives, il devient possible d’analyser les luttes de sens (ou les rapports de force) existant entre ces discours. L’analyse discursive se présente alors comme l’analyse des relations dialogiques entre les formations discursives se disputant le privilège de nommer l’ensemble (Peñafiel, 2013). En d’autres mots, même si le discours social est fragmenté, empreint de luttes de sens et de pratiques discursives en tension les unes avec les autres, l’enjeu des interventions qui y sont faites est de pouvoir arriver à produire des vérités sur le « tout » qu’est la société.

L’analyse des « conditions de possibilité » d’une pratique discursive n’implique pas seulement d’identifier les « sources » d’une pensée mais également leurs modes de circulation et de réinvestissement par des communautés au sein d’actes et d’institutions montrant les effets performatifs et politiques de ces pensées. Dans ma recherche, j’ai finalement décidé de ne pas étudier en détail la part de dynamiques « institutionnelles » qui est impliquée dans les luttes de sens menées dans le champ littéraire. Celles-ci mériteraient clairement que l’on s’y attarde. Mais la temporalité de cette recherche ne m’a cependant pas permis d’aborder l’ensemble des points d’ancrage des idées politiques étudiées ici. Également, la part « performative » de ces idées fut, d’une certaine manière, abordée durant mon terrain, notamment au travers de représentations artistiques, de soirées de poésie ou d’évènements tels que le Festival de poésie de Montréal. Je n’ai toutefois pas fait le choix de l’inclure dans ce mémoire car, outre le fait qu’il n’y a pas eu d’éléments fortement révélateurs, je n’ai pas eu l’occasion d’en discuter avec les protagonistes. Faire une analyse littéraire est une position que j’assume, mais présumer des actes qui ne m’appartiennent pas est l’une de mes limites éthiques.

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1.2 Le discours social comme champ de lutte de sens

Comme précédemment introduit, l’apparente diversité du discours social n’en fait pas pour autant un espace égalitaire, bien au contraire. Cette diversité est organisée et évaluée en fonction de principes qui ont été imposés dans un contexte de rapports de pouvoir. Entre autres, Angenot (2004 : 205) parle d’une « gnoséologie » dominante, soit un ensemble limité de « manières de savoir » considérées comme légitimes et susceptibles de parler du réel. Dans le discours social québécois francophone actuel, par exemple, je pourrais avancer que le témoignage personnel, bien que lui-même une forme relativement marginale, est davantage autorisé par la gnoséologie dominante que ne le sont d’autres modes de savoir autochtones. Le discours social est ainsi structuré par un ensemble complexe de règles et de hiérarchies, et ses contours à un moment donné sont ceux d’un système régulateur qui conditionne la production des discours légitimes. Postulant que le discours social n’est pas un champ neutre de rencontres et d’interactions entre les productions discursives, bien au contraire, Angenot interroge l’implication de celui-ci dans nos perceptions et dans notre compréhension du monde, autrement dit dans l’articulation de la connaissance et du pouvoir. Rapporté à ce présent projet de recherche, il est question ici de mettre en relief la dimension politique de la production du discours des écrivaines innues (portant par exemple sur le territoire): comment celui-ci négocie son rapport avec les caractéristiques du discours social actuel et avec les autres productions discursives plus ou moins hégémoniques qu’il contient (discours technoscientifiques, écologisme occidental, et nationalisme québécois, par exemple).

Ce projet s’inscrit dans la thématique des études d’analyse discursive qui s’intéressent aux rapports de pouvoir dans la production d’un discours (Foucault, 1971; Angenot, 2004, Bourdieu, 1998). L’angle préconisé, à l’intérieur de ce projet de recherche, est celui des discours d’auteures innues, qui sont vues comme le centre de gravité de la communauté discursive qui m’intéresse. Plus particulièrement, j’ai porté mon regard sur leur participation à la création et à la reconnaissance d’un discours singulier d’une relation au

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territoire, qui fut finalement révélateur d’une posture littéraire singulière. Le discours social est donc appréhendé comme 1) aspirant à un monopole de la représentation de la réalité, et comme 2) champ de lutte de sens.

1.2.1 Le discours social ou hégémonie des discours

L’hégémonie, telle qu’Angenot (2004) la conçoit, ne correspond pas à une « idéologie dominante » monolithique, mais à d’innombrables dominances, prédominances et contraintes dans le jeu des discours et des idéologies, y compris des dualités en apparent conflit (comme le conservationisme et le développement économique). Si l’hégémonie est formée des régularités qui rendent acceptable et efficace, qui confèrent un statut déterminé à ce qui se dit, elle apparaît alors comme un système qui se régule lui-même. L’hégémonie peut effectivement être perçue comme un processus qui fait indéfiniment boule de neige: elle étend son emprise en imposant des « idées à la mode » (comme le développement durable, ou l’idée d’ « harmonisation » des usages du territoire) de sorte que les désaccords criants, les mises en question radicales, les recherches d’originalité et de paradoxe s’inscrivent encore pour la plupart d’entre elles en référence aux éléments dominants, en confirment la dominance alors même qu’ils cherchent à s’en dissocier ou à s’y opposer. L’hégémonie est alors à voir comme un ethnocentrisme: elle engendre ce « Moi » et ce « Nous » qui se donnent « droit de cité » idéologique, en développant ipso facto une vaste entreprise « xénophobe » (classiste, sexiste, chauviniste, raciste, mais plus généralement allergique à ce qui déstabilise ses catégories) alimentée par la confirmation inlassable d’un sujet qui juge, évalue, classe et assume ses droits de patrouiller les frontières du dicible et du pensable, tout en prétendant constamment réinventer ses « paradigmes ».

L’attribut premier du discours social est que des légitimités, des validités, des « publicités » (de rendre publics des goûts, des opinions, des informations) y sont constamment (re)produites et (ré)affirmées (Angenot, 2006). Complémentairement, la configuration donnée du discours social implique d’exclure et de censurer l’impensable (Angenot, 2006). Bien entendu, cette dynamique a des répercussions bien au-delà de la

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simple évaluation des pratiques discursives dans un contexte donné: tout discours légitime contribue à légitimer aussi des pratiques, des statuts, à assurer des profits symboliques, institutionnels et matériels.

Foucault (1971), qui a grandement contribué à fonder et développer cette vision du discours, saisit celui-ci afin de mettre au jour les raretés imposées et le pouvoir fondamental d’affirmation qui en est connexe. La part critique de son analyse cerne les principes d’ordonnancement, d’exclusion et de rareté qui repoussent de l’autre côté de ses marges tout un ensemble de savoirs. Ces procédures prennent la forme d’un principe de contrôle de la production du discours social. Les discours environnementaux s’inscrivent dans cette régularisation des discontinuités discursives (Escobar, 1996; Rist, 2013). De ce fait, il apparaît essentiel d’analyser les origines de ces discours, leur contenu et leur forme, leur intertextualité et leur interdiscursivité (Angenot, 2004).

Les discours et les savoirs autochtones, dont ceux portant sur le territoire, sont maintenus à la marge, voire même discrédités dans le discours social contemporain (Giroux, 2013; Kanapé Fontaine et Ellis Béchard, 2016). Angenot (2006) nomme « effet d’hégémonie » ce qui rend « insatisfaisants, inadéquats, problématiques, un peu ridicules aussi souvent » (p. 17), les langages des périphéries. Cette marginalisation est particulièrement visible dans les institutions de pouvoir — comme devant les tribunaux (Mativat, 2003) ou au sein de comités scientifiques de gestion des territoires (Blanchet, 2015), par exemple. La question de ce qui compte comme « culture » et de qui compte comme « humain » a été capitale dans l’histoire des Premières Nations. Le mythe de la « terre-vierge » —si important dans la mythologie coloniale de l’Amérique (Harrison, 1994) — n’est pas que chose du passé. Encore aujourd’hui, les Canadiennes et Canadiens ont tendance à se représenter les endroits loin des villes comme des espaces vides, inaltérés, disponibles pour être exploités — ne pensons qu’au Plan Nord initié par le gouvernement de Jean Charest en 2011, fortement décrié par les Premières Nations. Cette représentation participe indirectement à l’éviction de la présence autochtone du territoire, marqué comme « canadien » en même temps qu’il

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est présenté comme « vide » de présence humaine prédatant la colonisation européenne (Bordo, 2000). Il se dégage de la multiplicité des discours autorisés — malgré les compartimentations, les genres, les écoles, les tensions possibles entre eux — une vision du monde, un tableau-récit de la conjoncture agrémenté d’un système de valeurs.

Le discours social est donc un espace où la représentation de la réalité tend vers un monopole, vers la production d’un « sens commun »; cette représentation de la réalité contribue largement à faire la réalité, mais également l’histoire. L’histoire des discours environnementaux (Locher et Fressoz, 2012; Bonneuil et Fressoz, 2016) montre bien que les différents discours affectent les pratiques et les politiques sur les territoires. Locher et Fressoz (2012) s’attardent effectivement à démontrer la construction historique des discours environnementaux qui va jusqu’à pratiquement nier la conscience environnementale des sociétés passées. Or, ces récits ont tendance à traiter les préoccupations écologiques comme une donnée et à ignorer les conflits qui les ont effectivement entraînées. Remettre l’accent sur les luttes de sens qui ont produit ces discours environnementaux, c’est leur restituer leur nature profondément politique.

1.2.2 Les discours environnementaux comme champ de lutte de sens

Le territoire/l’environnement est une construction sociale (Escobar, 1996; Harrison, 1994); il est interprété, lu et défini par la culture et la société. Étant socialement construite, la séparation humain/nature est le produit d’une culture particulière (utilitariste, productiviste et capitaliste) et de ses rapports de force (Oelschlaeger, 1991). Bonneuil et Fressoz dans un récent ouvrage (2016), particulièrement le chapitre 11, proposent une traversée historique de la « prise de conscience environnementale ». Considérer les diverses formes qu’a prise la réflexivité environnementale à travers l’histoire nous amène à tenter de comprendre comment ces luttes ont pu être tenues à la marge en leur temps par les élites industrialistes et « progressistes », ostracisme auquel les sciences humaines et sociales ont également participé. Les approches post-structuralistes de l’écologie politique (Escobar, 1996) sont par ailleurs très utiles pour éclairer les rapports entre la nature et le contenu de ces débats,

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les idéologies qui les sous-tendent, les intérêts véhiculés, les politiques publiques, etc.; elles mettent effectivement l’accent sur la dimension discursive du pouvoir.

Dans les dernières décennies, plusieurs voix — notamment issues du mouvement pour la justice environnementale — se sont élevées pour dénoncer les mouvements et discours écologistes occidentaux traditionnels qui reproduisaient un mode de pensée perpétuant des configurations du monde naturel problématiques pour les Premières Nations (Papillon, 2017).Giovanna Di Chiro (1996) a démontré, par exemple, que les environnementalistes mainstream reproduisaient l’opposition binaire entre les humains et le monde naturel, décrivant la nature comme « places where humans are not and should not be in large numbers » (p. 300, italique dans l’original). La conception de la nature comme un « espace » hors de l’humain s’appuyant sur des oppositions binaires telles qu’humain/ animal et nature/culture a été discréditée par plusieurs — notamment par Donna Haraway (2002) qui utilise le terme proposé par Marylin Starthern d’entanglements (enchevêtrements) afin de concevoir les relations entre espèces comme complexes et non binaires.

Plusieurs artistes autochtones du Québec développent eux aussi une écopolitique particulière (Papillon, 2017), dans laquelle on peut identifier deux versants interdépendants : d’un côté, la critique des pratiques coloniales québécoises et canadiennes destructrices de l’environnement et des peuples autochtones; de l’autre, une affirmation de la résurgence des territoires et des peuples autochtones, qui se traduit entre autres dans des images de permanence et de guérison. Si cette vision peut certainement être vue comme étant en résonance avec plusieurs lignes de force de l’hégémonie, elle tente néanmoins de remettre en question les oppositions binaires telles que vivant/non-vivant, animé/inanimé, humain/animal au fondement de la pensée occidentale moderne. En ce sens, Papillon (2017) invite à repenser les relations entre humains et nature afin d’en arriver à l’établissement d’une justice environnementale et territoriale.

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1.2.3 Précisions sur le modèle conceptuel

Angenot (2004) propose un modèle d’analyse discursive au travers de six éléments qui composent le fait hégémonique, ou plutôt, comme ces éléments ne sont pas dissociables, les différents points de vue sous lesquels ce fait peut être abordé. L’auteur, dans son œuvre phare 1889, Un état du discours social, propose une traversée des discours de tous ordres (scientifiques, journalistiques, publicitaires, littéraires, etc.) qui le composent. Le matériau brassé est immense, l’ambition encyclopédique. En d’autres termes, Angenot mène dans ce travail l’exploration du « discours social » de façon systématique (du moins pour ce qui est des productions écrites). Or, cette méthodologie ne peut être répétée dans le cadre de cette recherche de par, notamment, la multitude des productions discursives et le temps considérable que cette entreprise nécessite. Reste qu’elle ouvre une piste empirique pertinente: aborder les signes dans leur matérialité, saisir leur mise en jeu et leurs interactions. Cette conception est d’ailleurs conséquente avec l’approche de Angenot, qui peut aussi bien s’appliquer à l’« état » général du discours social qu’à l’étude des rapports entre des productions discursives particulières et leur contexte discursif de production.

Afin de rendre réalisable cette étude, une première étape consistera à repérer des « répertoires » thématiques et à en faire ressortir les tendances des sujets évoqués, « les avatars locaux de formes et de thèmes fondamentaux » (Angenot, 2006 : 3); ce que Angenot (2004) nomme les paradigmes thématiques (p. 204). Dans un deuxième temps, il sera question de relever des récurrences, des contraintes, des répartitions et des « codes » qui apparaissent en quelque sorte sous-jacents à ce qui parvient à se dire et s’écrire ici et là; ce sont les topoï (Angenot, 2004) au sens aristotélicien du terme. Angenot invite effectivement à appeler topique l’ensemble des « lieux » (topoï) ou présupposés irréductibles du vraisemblable social, c’est-à-dire tout le présupposé-collectif des discours argumentatifs et narratifs, composé de ces « lieux communs » qui peuvent être mobilisés sans être expliqués dans un discours social donné. Cette théorie des « lieux communs » est essentiellement une réflexion sur l’implicite, dans son double caractère occulté et régulateur. Elle dévoile la

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nature du non-dit, de « ce qui va de soi » mais ce sans quoi le dicible serait privé d’intelligibilité.

En outre, l’approche socio-discursive que Angenot (2006) prône a pour axiome de ne pas dissocier le « contenu » de la « forme », ce qui se dit et la manière de le dire. Le discours social unit en tout temps des « idées » et des « façons de parler », les deux pouvant être investies de légitimité variable. Enfin, dans l’optique d’une analyse transdiscursive, j’ai d’abord considéré une comparaison entre un corpus (principal) des auteures innues dans le but de faire émerger un discours qui se veut singulier, mais nécessairement en dialogue avec le discours social dans lequel il est produit. De ce fait, la comparaison étant un outil nécessaire pour mettre en lumière des luttes de sens, j’avais envisagé d’étudier, mais à moindre mesure, un corpus (secondaire) « institutionnel », qui lui aussi aurait parlé du territoire, mais qui aurait été produit par les gouvernements québécois et canadien. Ces derniers sont loin d’être les seuls producteurs de discours hégémoniques sur la nature dans notre société, mais ils en représentent sans doute les formes les plus stabilisées et institutionnalisées. Or, mon cheminement de recherche m’a amenée ailleurs. J’ai maintenu mon premier corpus principal, soit celui des auteures innues. C’est toutefois avec la révélation du registre de l’intime (second corpus), à comprendre comme processus créatif, que j’ai appliqué une analyse transdiscursive.

1.3 Poésie et politique

Me situant à l’intersection d’une analyse littéraire et d’une étude anthropologique portant sur les idées politiques, il convient de préciser la notion de poésie comme geste politique. Tout au long du présent mémoire, je parle de poésie (poièsis), je ne parle pas juste de poèmes. Depuis Aristote, le potentiel déstabilisant (donc politique) de la poésie a été noté. La démarche poétique creuse le réel; elle le fracture et le multiplie sur un mode polémique (Rancière, 2008). En produisant du réel, la poésie refait le monde, même lorsqu’elle se prétend un « reflet » de l’intime, même lorsqu’elle n’impose pas un sens mais est plutôt une

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toile sur laquelle du sens est déstabilisé et exposé à être réinventé. Dans cette partie, je m’attacherai à présenter, en premier lieu, le jeu dialectique qu’évoque l’étymologie de la poièsis, qui relève à la fois de la création et de la production. En deuxième lieu, je m’arrêterai davantage au lien existant entre art et politique, et ce par le biais de l’apport de Rancière. Enfin, j’investirai la notion bourdieusienne de champ, et plus spécifiquement celui de champ littéraire, qui relève également de dynamiques entre le littéraire et la politique. Ce concept est d’ailleurs l’une des assises de cette recherche.

1.3.1 Poièsis : le geste politique

Aristote déjà considérait la poésie (ποίησις, poièsis) comme un « savoir-faire », c’est-à-dire comme une technè (τέχνη) (Neschke, 1997 : 327), soit la « production de quelque chose », et cette production comme un genre fondamental de l’activité humaine. Il posait par ailleurs une distinction entre les actions qui relèvent d’un agir transitif (poièsis) impliquant la production d’un objet, et les actions qui relèvent d’un agir intransitif (praxis) et qui s’apparente davantage à une activité productrice de la personne-créatrice. Ne m’inscrivant pas dans une approche aristotélicienne de la démarche artistique (qui est bien plus qu’une simple mimésis ), je ne poursuivrai pas sur la position d’Aristote. Toutefois, ce qui est à 9

retenir ici est l’étymologie de la poièsis qui relève à la fois de la création et de la production, c’est-à-dire à la fois celle du « faire avec » libératoire et celle du « faire dans » conditionnel (Hoyaux, 2010 : s.p.).

Une dialectique naît ainsi entre ce qui relève de l’intuition insondable et une construction génératrice des faits, gestes et pensées (Hoyaux, 2010 : s.p.). Parler de poésie, c’est aussi revenir à l’ouverture d’un monde (Côté, 2014), et de façon concomitante, c’est penser le sens induit, voulu, donné par et pour la personne qui performe l’ouverture de ce monde. Car derrière la poièsis et cette construction d’un monde se niche l’intentionnalité de cette

La technè de la poétesse ou du poète se distingue parmi toutes les autres productions par le fait que son

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produit est une mimésis — terme qu’on traduit généralement par « imitation » ou « re-présentation » —, c’est-à-dire que l’objet artistique est à comprendre selon sa conformité à la réalité. Le produit poétique ne serait pas un nouvel objet, mais plutôt une re-présentation renvoyant aux objets extérieurs (Neschke, 1997 : 327).

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ouverture qui modifie la réalité mais aussi la vision de celle-ci. En ce sens, l’artiste aboutit à une réalité d’expression, de construction et d’interprétation des mondes (Hoyaux, 2010). Dans cette optique féconde, écrire (de la poésie) c’est avant tout transformer. L’action s’accomplit dans le double geste d’une pratique poétique comme mise en forme et comme façon d’exister. L’acte de « faire créer » est donc ici essentiel.

Ce refaçonnement du perceptible et du pensable (Rancière, 2008) s’inscrit dès lors dans une démarche politique qui interroge directement les limites du « dicible et du pensable » posées et imposées dans le discours social. Poésie et politique relèvent d’une même activité, celle de reconfigurer les cadres sensibles au sein desquels se définissent des objets communs. Je fais appel à Rancière pour expliciter le lien entre art et politique.

1.3.2 Art et politique chez Rancière

Les travaux de Jacques Rancière, publiés depuis le milieu des années 1990, proposent une vision de la politique comme opérations de reconfiguration de l’expérience commune du sensible, et de l’esthétique comme régime essentiellement politique de l’art.

La politique, nous dit Rancière (1994), « n’est pas l’art de gouverner, elle est d’abord l’inscription du commun dans le sensible. » (p. 82). C’est ce que Rancière (2008) nomme le régime esthétique de l’art; la politique est esthétique parce qu’elle suppose un découpage du sensible. « Reconfigurer le paysage du perceptible et du pensable, c’est modifier le territoire du possible et la distribution des capacités et des incapacités » (Rancière, 2008 : 55). Art et politique tiennent l’un à l’autre comme formes de dissensus (Rancière, 2008 : 55 et 75). Le terme de dissensus appartient de plain-pied à la pensée rancièrienne, et celui-ci doit être compris au-delà de la dispute, du conflit ou de la confrontation, qui peuvent très bien exister au sein d’un régime commun. Il désigne plutôt un mode d’intervention sur la configuration du monde et sur ses « évidences » qui entretiennent l’ordre normatif des choses (Ebguy, 2014). Il vient, non seulement, bouleverser la carte du donné, du pensable et du dicible, mais le dissensus, en tant que reconfiguration du monde, institue des rapports

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inédits entre ces éléments. Fondamentalement, il est, chez Rancière, manifestation de la contingence, création de capacités et ouverture de nouveaux possibles.

Il y a ainsi une esthétique de la politique au sens où « les actes de subjectivation politique redéfinissent ce qui est visible, ce qu’on peut en dire et quels sujets sont capables de le faire » (Rancière, 2008 : 70-71); soit une mise en forme du monde commun qui délimite ses pourtours et détermine ceux qui sont à même d’y prendre part — idée résumée sous le nom de « partage du sensible ». Il y a aussi une politique de l’esthétique qui se comprend comme « la manière dont les pratiques et les formes de visibilité de l’art interviennent elles-mêmes dans le partage du sensible et dans sa reconfiguration, dont elles découpent des espaces et des temps, des sujets et des objets, du commun et du singulier » (Rancière, 2004 : 34). Ce qui opère, ce sont des dissociations: la remise en jeu en même temps de l’évidence de ce qui est perçu, pensable et faisable, ainsi que le partage de celles et ceux qui sont posés comme capables de percevoir, penser et modifier les coordonnées du monde commun. Autrement dit, l’art — et dans le cas qui m’intéresse, la poésie — tout autant que la politique forgent contre le consensus d’autres formes de sens commun ou, à tout le moins, 10

déstabilisent ce dernier.

Cette association, lorsque comprise de manière trop étroite, a toutefois pour conséquence la perte de l’autonomie de l’art et de son essence propre. Rancière (2004) rappelle à cet égard la relative autonomie de l’œuvre dans le jeu artistique et politique. L’œuvre est autonome en ce sens qu’elle

se tient entre l’idée de l’artiste et la sensation ou la compréhension du spectateur. […] Elle n’est pas la transmission du savoir ou du souffle de l’artiste au spectateur. Elle est cette troisième chose dont aucun n’est propriétaire, dont aucun ne possède le sens, qui se tient entre eux, écartant toute transmission à l’identique, toute identité de la cause et de l’effet. (p. 20-21).

Rancière définit le « sens commun » comme « une communauté de données sensibles: des choses dont la

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visibilité est censée être partageable par tous, des modes de perception de ces choses et des significations également partageables qui leur sont conférées. » (2008 : 111-112)

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Cette distance permet à chacune et chacun de traduire l’expérience artistique vécue en ses propres termes; c’est là que réside l’émancipation des spectatrices et spectateurs nous dit Rancière (2008). Chaque geste, chaque parole poétique (ποίησις) ouvre à une infinie compréhension du monde et de notre relation à celui-ci. Tout enfermement de cette potentialité ne peut qu’annihiler l’existence qui est à l’œuvre, ultime création. Pour autant, si l’espace du monde peut devenir le reflet d’un idiome expressif (à travers les écoles de pensée artistique, les styles littéraires ou picturaux, etc.), il n’empêche qu’il explose in fine en multiples perceptions et représentations pour ceux et celles qui le vivent et qui ajoutent alors à sa beauté.

L’articulation de la pensée de Jacques Rancière à ma recherche vient mettre en lumière le caractère perturbateur, politique de l’art — et en ce qui m’intéresse, de la poésie. La poésie ne consiste plus simplement à « déchirer » l’ordre sensible commun mais aussi à proposer, loin de toute finalité directement expressive ou narrative, une autre articulation des différentes parties du monde, à l’intérieur d’un même monde. Elle se situe « non pas à côté, mais sur les bords de la politique » (Ebguy, 2014), et de ce fait redessine ses contours; « sur la frontière externe, travaille la politique, ses catégories, ses représentations, et sur la frontière interne, élabore de nouveaux rapports entre les êtres, les choses, les domaines du sensible. » (Ebguy, 2014) La réflexion de Rancière ouvre, de plus, un espace de liberté pour la personne-lectrice. Une fois l’œuvre entre nos mains, une part nous appartient. Elle rappelle l’importance de ne pas enfermer les œuvres dans des compréhensions figées et de laisser un espace flou au sein duquel du sens ne cesse de se créer. « La poésie — en vers, en images, en actes — n’est jamais saturée de sens, elle laisse toujours place à un vide, à un trou, elle ouvre un chemin qui se dérobe et du même coup s’invente en retour pour chacun », avance Cécile El Mehdi, dans La vie habitable (2014 : 24) — cet essai sur la nécessité de la poésie (ποίησις) qui ne cesse de nous habiter après lecture tant sa lumière est contagieuse.

Figure

Tableau 2: Grille d’analyse discursive faisant référence à l’être (au devenir soi)
Tableau 3: Grille d’analyse discursive faisant référence à la cosmogonie
Tableau 4: Grille d’analyse discursive faisant référence à la survivance

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