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Me situant à l’intersection d’une analyse littéraire et d’une étude anthropologique portant sur les idées politiques, il convient de préciser la notion de poésie comme geste politique. Tout au long du présent mémoire, je parle de poésie (poièsis), je ne parle pas juste de poèmes. Depuis Aristote, le potentiel déstabilisant (donc politique) de la poésie a été noté. La démarche poétique creuse le réel; elle le fracture et le multiplie sur un mode polémique (Rancière, 2008). En produisant du réel, la poésie refait le monde, même lorsqu’elle se prétend un « reflet » de l’intime, même lorsqu’elle n’impose pas un sens mais est plutôt une

toile sur laquelle du sens est déstabilisé et exposé à être réinventé. Dans cette partie, je m’attacherai à présenter, en premier lieu, le jeu dialectique qu’évoque l’étymologie de la poièsis, qui relève à la fois de la création et de la production. En deuxième lieu, je m’arrêterai davantage au lien existant entre art et politique, et ce par le biais de l’apport de Rancière. Enfin, j’investirai la notion bourdieusienne de champ, et plus spécifiquement celui de champ littéraire, qui relève également de dynamiques entre le littéraire et la politique. Ce concept est d’ailleurs l’une des assises de cette recherche.

1.3.1 Poièsis : le geste politique

Aristote déjà considérait la poésie (ποίησις, poièsis) comme un « savoir-faire », c’est-à-dire comme une technè (τέχνη) (Neschke, 1997 : 327), soit la « production de quelque chose », et cette production comme un genre fondamental de l’activité humaine. Il posait par ailleurs une distinction entre les actions qui relèvent d’un agir transitif (poièsis) impliquant la production d’un objet, et les actions qui relèvent d’un agir intransitif (praxis) et qui s’apparente davantage à une activité productrice de la personne-créatrice. Ne m’inscrivant pas dans une approche aristotélicienne de la démarche artistique (qui est bien plus qu’une simple mimésis ), je ne poursuivrai pas sur la position d’Aristote. Toutefois, ce qui est à 9

retenir ici est l’étymologie de la poièsis qui relève à la fois de la création et de la production, c’est-à-dire à la fois celle du « faire avec » libératoire et celle du « faire dans » conditionnel (Hoyaux, 2010 : s.p.).

Une dialectique naît ainsi entre ce qui relève de l’intuition insondable et une construction génératrice des faits, gestes et pensées (Hoyaux, 2010 : s.p.). Parler de poésie, c’est aussi revenir à l’ouverture d’un monde (Côté, 2014), et de façon concomitante, c’est penser le sens induit, voulu, donné par et pour la personne qui performe l’ouverture de ce monde. Car derrière la poièsis et cette construction d’un monde se niche l’intentionnalité de cette

La technè de la poétesse ou du poète se distingue parmi toutes les autres productions par le fait que son

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produit est une mimésis — terme qu’on traduit généralement par « imitation » ou « re-présentation » —, c’est- à-dire que l’objet artistique est à comprendre selon sa conformité à la réalité. Le produit poétique ne serait pas un nouvel objet, mais plutôt une re-présentation renvoyant aux objets extérieurs (Neschke, 1997 : 327).

ouverture qui modifie la réalité mais aussi la vision de celle-ci. En ce sens, l’artiste aboutit à une réalité d’expression, de construction et d’interprétation des mondes (Hoyaux, 2010). Dans cette optique féconde, écrire (de la poésie) c’est avant tout transformer. L’action s’accomplit dans le double geste d’une pratique poétique comme mise en forme et comme façon d’exister. L’acte de « faire créer » est donc ici essentiel.

Ce refaçonnement du perceptible et du pensable (Rancière, 2008) s’inscrit dès lors dans une démarche politique qui interroge directement les limites du « dicible et du pensable » posées et imposées dans le discours social. Poésie et politique relèvent d’une même activité, celle de reconfigurer les cadres sensibles au sein desquels se définissent des objets communs. Je fais appel à Rancière pour expliciter le lien entre art et politique.

1.3.2 Art et politique chez Rancière

Les travaux de Jacques Rancière, publiés depuis le milieu des années 1990, proposent une vision de la politique comme opérations de reconfiguration de l’expérience commune du sensible, et de l’esthétique comme régime essentiellement politique de l’art.

La politique, nous dit Rancière (1994), « n’est pas l’art de gouverner, elle est d’abord l’inscription du commun dans le sensible. » (p. 82). C’est ce que Rancière (2008) nomme le régime esthétique de l’art; la politique est esthétique parce qu’elle suppose un découpage du sensible. « Reconfigurer le paysage du perceptible et du pensable, c’est modifier le territoire du possible et la distribution des capacités et des incapacités » (Rancière, 2008 : 55). Art et politique tiennent l’un à l’autre comme formes de dissensus (Rancière, 2008 : 55 et 75). Le terme de dissensus appartient de plain-pied à la pensée rancièrienne, et celui- ci doit être compris au-delà de la dispute, du conflit ou de la confrontation, qui peuvent très bien exister au sein d’un régime commun. Il désigne plutôt un mode d’intervention sur la configuration du monde et sur ses « évidences » qui entretiennent l’ordre normatif des choses (Ebguy, 2014). Il vient, non seulement, bouleverser la carte du donné, du pensable et du dicible, mais le dissensus, en tant que reconfiguration du monde, institue des rapports

inédits entre ces éléments. Fondamentalement, il est, chez Rancière, manifestation de la contingence, création de capacités et ouverture de nouveaux possibles.

Il y a ainsi une esthétique de la politique au sens où « les actes de subjectivation politique redéfinissent ce qui est visible, ce qu’on peut en dire et quels sujets sont capables de le faire » (Rancière, 2008 : 70-71); soit une mise en forme du monde commun qui délimite ses pourtours et détermine ceux qui sont à même d’y prendre part — idée résumée sous le nom de « partage du sensible ». Il y a aussi une politique de l’esthétique qui se comprend comme « la manière dont les pratiques et les formes de visibilité de l’art interviennent elles-mêmes dans le partage du sensible et dans sa reconfiguration, dont elles découpent des espaces et des temps, des sujets et des objets, du commun et du singulier » (Rancière, 2004 : 34). Ce qui opère, ce sont des dissociations: la remise en jeu en même temps de l’évidence de ce qui est perçu, pensable et faisable, ainsi que le partage de celles et ceux qui sont posés comme capables de percevoir, penser et modifier les coordonnées du monde commun. Autrement dit, l’art — et dans le cas qui m’intéresse, la poésie — tout autant que la politique forgent contre le consensus d’autres formes de sens commun ou, à tout le moins, 10

déstabilisent ce dernier.

Cette association, lorsque comprise de manière trop étroite, a toutefois pour conséquence la perte de l’autonomie de l’art et de son essence propre. Rancière (2004) rappelle à cet égard la relative autonomie de l’œuvre dans le jeu artistique et politique. L’œuvre est autonome en ce sens qu’elle

se tient entre l’idée de l’artiste et la sensation ou la compréhension du spectateur. […] Elle n’est pas la transmission du savoir ou du souffle de l’artiste au spectateur. Elle est cette troisième chose dont aucun n’est propriétaire, dont aucun ne possède le sens, qui se tient entre eux, écartant toute transmission à l’identique, toute identité de la cause et de l’effet. (p. 20-21).

Rancière définit le « sens commun » comme « une communauté de données sensibles: des choses dont la

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visibilité est censée être partageable par tous, des modes de perception de ces choses et des significations également partageables qui leur sont conférées. » (2008 : 111-112)

Cette distance permet à chacune et chacun de traduire l’expérience artistique vécue en ses propres termes; c’est là que réside l’émancipation des spectatrices et spectateurs nous dit Rancière (2008). Chaque geste, chaque parole poétique (ποίησις) ouvre à une infinie compréhension du monde et de notre relation à celui-ci. Tout enfermement de cette potentialité ne peut qu’annihiler l’existence qui est à l’œuvre, ultime création. Pour autant, si l’espace du monde peut devenir le reflet d’un idiome expressif (à travers les écoles de pensée artistique, les styles littéraires ou picturaux, etc.), il n’empêche qu’il explose in fine en multiples perceptions et représentations pour ceux et celles qui le vivent et qui ajoutent alors à sa beauté.

L’articulation de la pensée de Jacques Rancière à ma recherche vient mettre en lumière le caractère perturbateur, politique de l’art — et en ce qui m’intéresse, de la poésie. La poésie ne consiste plus simplement à « déchirer » l’ordre sensible commun mais aussi à proposer, loin de toute finalité directement expressive ou narrative, une autre articulation des différentes parties du monde, à l’intérieur d’un même monde. Elle se situe « non pas à côté, mais sur les bords de la politique » (Ebguy, 2014), et de ce fait redessine ses contours; « sur la frontière externe, travaille la politique, ses catégories, ses représentations, et sur la frontière interne, élabore de nouveaux rapports entre les êtres, les choses, les domaines du sensible. » (Ebguy, 2014) La réflexion de Rancière ouvre, de plus, un espace de liberté pour la personne-lectrice. Une fois l’œuvre entre nos mains, une part nous appartient. Elle rappelle l’importance de ne pas enfermer les œuvres dans des compréhensions figées et de laisser un espace flou au sein duquel du sens ne cesse de se créer. « La poésie — en vers, en images, en actes — n’est jamais saturée de sens, elle laisse toujours place à un vide, à un trou, elle ouvre un chemin qui se dérobe et du même coup s’invente en retour pour chacun », avance Cécile El Mehdi, dans La vie habitable (2014 : 24) — cet essai sur la nécessité de la poésie (ποίησις) qui ne cesse de nous habiter après lecture tant sa lumière est contagieuse.

1.3.3 Bourdieu et le champ littéraire

Avant de poursuivre, le concept de champ littéraire (Bourdieu, 1998) mérite notre attention. Celui-ci est effectivement prometteur dans le cadre de cette recherche. Il propose que l’œuvre soit révélatrice de la structure de la société lectrice — et même de l’état de censure de la société à qui elle se destine et à l’intérieur de laquelle elle peut faire sens (ou non) selon qu’elle reconduise le « monde réel » ou qu’elle soit, au contraire, tenue à l’écart comme « monde impossible ». J’ai plusieurs réserves sur la théorie bourdieusienne, mais il n’en demeure pas moins que le champ (littéraire) et ses frontières sont un terrain d’enquête non négligeable pour l’analyse ethnographique de la production et de la positionnalité des propositions poétiques. C’est pourquoi c’est l’une des balises de cette recherche, articulée à celle du discours social de Angenot pour circonscrire l’espace du « terrain » où se jouent les luttes de sens abordées dans le présent mémoire.

À l’origine, le concept de champ provient d’une métaphore inspirée de la physique (Bourdieu et Wacquant, 1992 : 72-73), que l’on peut simplifier comme suit: les univers sociaux sont susceptibles d’une description en termes de « champ », au sens où, à la façon dont l’électron soumis à un champ de forces électromagnétiques exerce lui-même une force qui participe au champ et, dans une certaine mesure, le modifie; l’agent qui occupe une position dans le champ est à la fois agi et agissant. En d’autres mots, au jeu des forces qui le dépassent, il participe malgré tout au constant rééquilibrage des luttes dont il est partie prenante et à la constante redéfinition de leurs enjeux. Cette catégorisation en champ peut alors s’appliquer à l’ensemble des domaines sociétaux, comme à celui plus particulièrement du monde littéraire. C’est d’ailleurs précisément sur celui-ci que Bourdieu (1998) fonde l’essentiel de sa théorie.

Un champ est ainsi un microcosme inclus dans l’espace social global. Ce qui le définit par rapport à cet espace est son autonomie (relative) à l’égard des logiques externes — et tout particulièrement des logiques économiques, d’où le choix de Bourdieu de porter attention au littéraire. L’œuvre inhérente au champ littéraire nie particulièrement les logiques

économiques, car, étant œuvre d’art, elle n’a pas, au sens strict, de valeur commerciale (Bourdieu, 1998 : 375). Son autonomie reste cependant relative, car si les conflits inhérents au champ littéraire suivent une logique interne, les rapports de forces, eux, sont puissamment influencés par les luttes (économiques, politiques, sociales) externes au champ (Bourdieu, 1998 : 356). Le champ littéraire peut alors se penser comme une instance médiatrice située entre les déterminations externes et la production littéraire (Debaene, 2010). L’œuvre littéraire n’est jamais le « reflet » d’un rapport de force socio-économique extérieur au champ, mais elle en conserve une trace. Il s’agit d’un réseau de relations entre des agents ou des institutions qui s’interdéfinissent par la répartition inégale (répartition à l’origine des luttes du champ et qui contribuent d’ailleurs à son autonomie) d’un capital caractéristique, tel que les maisons d’édition, les écoles, les émissions ou les revues littéraires (Debaene, 2010 : 375). Enfin, les conflits au sein du champ littéraire sont invariants et en nombre limité, au premier rang desquelles se trouve l’opposition entre orthodoxie et hétérodoxie (Debaene, 2010). Les luttes ont pour objet l’appropriation d’un capital spécifique, mais peuvent aussi relever de la redéfinition de ce capital. Dans ce cas, elles peuvent modifier profondément la configuration du champ en redistribuant radicalement le capital selon les nouvelles normes imposées (Bourdieu, 1998 : 393). Finalement, d’après Bourdieu, la seule relation qui soit, en définitive, structurante au champ, est le rapport de domination . 11

Bourdieu (1998) qualifie le champ dans sa généralité d’« espace des possibles» (Bourdieu, 1998 : 384) — « un espace orienté et gros des prises de position qui s’y annoncent comme des potentialités objectives, des choses « à faire », « mouvements » à lancer, revues à créer, adversaires à combattre, prises de position établies à « dépasser », etc. » (Bourdieu, 1998 : 384). L’espace de possibles incarne une véritable topographie de l’espace littéraire — une topographie qui réfléchit à ses propres transformations, qui pense les formes de son historicité (Macé, 2005). Cet espace peut aussi présenter une ouverture plus radicale à la

Le jeu social, où qu’il s’exerce (quel que soit le champ observé), repose toujours sur des mécanismes

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structurels de concurrence et de domination. Ces mécanismes font partie de la socialisation même des individus qui les reproduisent inconsciemment: ils sont devenus pour eux des habitus (Bourdieu, 1998).

novation esthétique, « et l’accent se déplacer de la représentation d’un espace fini de contraintes, c’est-à-dire au fond d’une pensée de la nécessité telle qu’elle est portée par la théorie du champ, à la conception d’un passage constant à d’autres possibles » (Macé, 2005 : s.p.), à des univers esthétiques alternatifs qui permettent à Bourdieu de penser les révolutions littéraires, et autres courants littéraires alternatifs.

La sociologie bourdieusienne du champ littéraire permet ainsi une saisie des positionnements littéraires — et c’est ce que je retiens de cette proposition. Le concept de champ littéraire permet effectivement de mettre en exergue la relation entre l’activité de l’écrivaine ou de l’écrivain, de ses comportements dans le champ littéraire et des représentations qui y ont cours. Mais de ce fait, et c’est là une des limites de cette théorie, la sociologie des œuvres est finalement une sociologie des auteures et auteurs (Bonnaud, 2012 : 13). Par conséquent, le champ littéraire est limité au champ des auteurs et auteures — et soulève, entre autres, la question de la place de l’intertextualité.

Une autre limite de cette théorisation, et je m’y suis butée, réside dans la « déconstruction formaliste » (Bonnaud, 2012 : 12) qu’engendre cette méthode. Positionnant le texte littéraire comme symbolisation du social, elle entraîne le possible risque d’une non- considération, voire même d’une négation de l’esthétique de ce texte. En catégorisant l’œuvre uniquement dans sa perspective politique, et donc sociologique, j’ai omis, dans un premier temps de la recherche, de plonger plus profondément dans l’esthétique de l’œuvre. En d’autres termes, j’ai appliqué une « grille d’analyse » préétablie façonnée par mes a priori (j’y reviens plus amplement dans le chapitre suivant portant sur la méthodologie), sans me laisser réellement envahir par l’expérience poétique, qui comme nous l’avons vu avec Rancière possède sa propre autonomie. Malgré ces limites, j’ai tout de même considéré le concept de champ car celui-ci demeure pertinent dans l’analyse de logiques sociales.

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