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La nation innue est répartie au sein de douze communautés situées sur le Nitassinan, lequel chevauche les provinces du Québec et de Terre-Neuve-et-Labrador. La langue de ce peuple est l’innu-aimun, rattachée à la famille linguistique algonquienne. Selon les statistiques officielles de 2015 , les Innuat forment la première nation autochtone la plus populeuse de 16

la province, avec 19 955 membres. Outre les personnes résidant en ville, la plupart habitent

Source: SECRÉTARIAT AUX AFFAIRES AUTOCHTONES DU QUÉBEC, s.d., Statistiques des

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populations autochtones du Québec 2015. Population amérindienne [en ligne]. Disponible sur <http://

dans une des neuf communautés situées dans les régions administratives de la Côte-Nord (8) et du Saguenay–Lac-Saint-Jean (1). Deux autres communautés innues sont situées hors Québec, soit au Labrador en territoire terre-neuvien. La majorité parle l’innu-aimun dans la vie quotidienne, de même que le français.

Dans la volonté de mettre en lumière la diversité des réalités que vivent l’ensemble des communautés innues, y compris les membres qui les composent, il est important de garder à l’esprit qu’un peuple ou qu’une personne ne possèdent pas de vision monolithique de quelque objet que ce soit. Simplifier, raccourcir des réalités humaines et sociales engendre leurs essentialisations, image fixe et dénuée de nuances. Or, le corpus sélectionné comprend quatre auteures innues venant (et vivant pour certaines) de communautés différentes. Je ne prétends pas relater l’ensemble des facettes du discours innu de la relation au territoire, ni même des femmes innues. Mon objectif est plutôt de saisir la création, la diffusion et la consolidation de discours qui se veulent singuliers et propres à leurs auteures au travers de ces poèmes qui sont compris comme des productions discursives empiriques qui interagissent avec un ou des « Discours » au sens foucaldien du terme (Fairclough, 1992).

2.1.1 Discours historiques et légitimité politique

Il est courant que les ouvrages portant sur l’histoire recensent plusieurs périodes par le biais de différentes caractéristiques, et ceux sur la nation innue ne font pas exception. Bien que plusieurs découpages ont été proposés, une certaine concordance entre ces diverses propositions ressort (Girard et Brisson, 2014; Vincent, 1977; Savard, 2004). En effet, trois grandes périodes semblent caractériser l’histoire des relations entre le peuple innu et les Couronnes française et anglaise au cours de leur histoire commune: des premiers contacts à l’alliance de 1603 (1500-1603); une souveraineté partagée (1603-1840); et la souveraineté autochtone usurpée (1840 à nos jours) (Girard et Brisson, 2014). L’histoire des peuples autochtones est antérieure à la colonisation, et il est primordial de le rappeler. Mon objectif ici est d’évoquer les discours historiques et les légitimités politiques qui en sont corollaires.

Travaillant à l’étude des discours à l’égard du territoire dans un contexte contemporain résultant de la colonisation, je délimite cette discussion à partir de cette époque.

La première période est caractérisée par des contacts réguliers, notamment d’ordre marchand, entre les nations innue et française (Girard et Brisson, 2014 : 4). Les peuples gardent leur autonomie. La circulation des personnes et de produits contribue à fixer les paramètres de la politique d’alliance qui est amorcée de manière officielle lors du premier traité en 1603 et qui reconnaît les droits des peuples autochtones en Nouvelle-France. La deuxième période est marquée par des rapports de respect mutuel où la souveraineté de chacun est assumée (Girard et Brisson, 2014 : 5). La politique française a pour but de coloniser, mais en s’alliant avec les peuples autochtones qui occupent et « mettent en valeur » les territoires. Avec la conquête de la Nouvelle-France par l’Angleterre en 1760, la Couronne britannique adopte la Proclamation royale de 1763. À partir de 1840 (troisième période), avec la création du Canada-Uni (1867), la souveraineté autochtone est usurpée et la nation innue proteste (Girard et Brisson, 2014 : 5). Une politique de cession des terres mène à une politique plus affirmée d’extinction des droits fondamentaux et des droits sur les territoires des peuples autochtones. Notons toutefois qu’en 1982, les droits ancestraux des Premières Nations sont reconnus en principe dans la nouvelle constitution du Canada. Depuis cette date, à la suite de plusieurs jugements qui sont venus préciser la portée de la Constitution, les gouvernements ont « reconnu » les peuples autochtones sur le territoire et l’obligation de les inclure dans les décisions concernant celui-ci. Parallèlement, et animées par l’affirmation du droit ancestral au territoire, les diverses nations et/ou communautés autochtones cherchent à mettre en place des gouvernements autonomes pour assurer et affirmer leur souveraineté (Lefebvre et Gendreau, 2016 : s.p.).

Sans vouloir étiqueter et figée une histoire officielle, il demeure pertinent de considérer ces diverses périodes et ruptures historiques dans la construction discursive du rapport des Innuat au territoire. Il est alors intéressant de prendre en compte Le récit de Uepishtikueiau : l'arrivée des Français à Québec selon la tradition orale innue, opuscule

de Sylvie Vincent et de Joséphine Bacon (2003). Ce récit propose une lecture de l’histoire du point de vue de la nation innue, interprétation différente de l’histoire officielle. Ce récit nous amène à jeter un regard nouveau sur la période de « contact » et sur les relations interculturelles entre peuples autochtones et Européens au temps de la fondation de Québec; sur la place également des Premières Nations dans l’histoire et dans la société québécoise; ainsi que sur les diverses répercussions immédiates et futures des premières alliances franco-amérindiennes; enfin, sur les quatre siècles passés d’une histoire commune et sur le temps présent. Ces différents points de vues soulèvent la question de la construction des discours historiques au gré des configurations et reconfigurations du discours social, de même que le régime de légitimité politique qui la sous-tend. L’instrumentalisation du discours historique et le processus de légitimation qui lui est connexe assurent un maintien des relations de pouvoir en présence.

Certains ouvrages d’ordre historique sont davantage à considérer pour les débats qu’ils suscitent, comme c’est le cas de celui de Nelson-Martin Dawson, Feu, fourrures, fléaux et foi foudroyèrent les Montagnais (2005). L’auteur propose une synthèse de l’histoire innue des XVIIe et XVIIIe siècles avec, comme thèse centrale, la disparition des premiers

membres et leur remplacement par une population cosmopolite sans lien avec la première, mais portant le même ethnonyme. Cet ouvrage est un exemple marqué des luttes de sens qui entourent l’occupation du territoire. En effet, Charest (2009) souligne à l’égard de l’ouvrage de Dawson que ce genre d’études répétitives sur le « Dernier des… (ajouter le nom d’une « tribu » [sic] de votre choix) » (p. 83) a pour but principal de discréditer toute entente que les Innuat ou autres peuples autochtones pourraient en venir à signer avec les deux paliers de gouvernement sur la base de la discontinuité de leur occupation territoriale. De telles productions négationnistes font aussi partie du paysage discursif contemporain. D’une part elles accentuent, au point d’en devenir caricaturales, les traits de l’hégémonie. D’autre part, elles contribuent à placer les positions hégémoniques au « centre » du spectre politique légitime, en les faisant apparaître modérées par contraste.

À l’instar des milliers d’autres peuples à travers le monde, ceux autochtones des Amériques ont dû affronter, au cours des derniers siècles, les assauts de la colonisation et de l’industrialisation (Lacasse, 2004; Girard et Brisson, 2014; Beaulieu et coll., 2013). Ainsi, aux grandes migrations vers les terres fertiles du « Nouveau Monde » a succédé une ruée irrésistible de l’industrie vers les ressources naturelles de ces grands espaces. Tel fut le cas dans toutes les Amériques, où se multiplièrent les fronts pionniers vers l’intérieur des terres d’Amérique du Sud, vers l’ouest et vers le nord de l’Amérique du Nord. Au Québec, ce fut d’abord la conquête de la vallée du Saint-Laurent, puis des hautes terres du Bouclier méridional avec l’expansion de l’industrie forestière et la construction des premiers grands barrages hydro-électriques, et ce au détriment des modes de vie des peuples qui y habitaient (et qui continuent d’y habiter). Ceux-ci ont résisté sur leurs terres en réclamant le droit de participer en tant que partenaires à part entière aux projets d’industrialisation des territoires. Les revendications territoriales des peuples autochtones visent à faire reconnaître et à faire respecter des droits existant depuis fort longtemps et qui n’ont jamais été abandonnés, éteints ou aliénés (Lacasse, 2004; Girard et Brisson, 2014; Beaulieu et coll., 2013; Lefebvre et Gendreau, 2016).

Le peuple innu négocie depuis plus de trente-cinq ans la reconnaissance de ses droits ancestraux et la traduction de ces droits dans un « traité moderne ». L’objectif de ces négociations pour les gouvernements est « simplement de clarifier le statut juridique des Premières Nations concernées et des territoires qu’elles revendiquent », ce que l’on appelle « la certitude juridique », comme le mentionne Ghislain Picard (2013 : 13), chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador. Or, les Premières Nations cherchent elles aussi une forme de certitude juridique afin d’avoir accès au territoire, mais elles souhaitent tout particulièrement établir, par le biais de ces négociations, les conditions de leur devenir collectif sur les plans culturel, social, économique et politique.

2.1.2 Relations au territoire

Vivre dans et de la forêt, se nourrir de la forêt, ou des lacs ou de la mer ou de la terre des vallées définit ce qu’on appelle le mode de vie traditionnel des Premières Nations (Giroux, 2013 : 160). L’analyse du discours innu à l’égard du territoire (Mailhot et Vincent, 1982; Foy, 1994; Lacasse, 2004; Martin et Girard, 2009; Girard et Brisson, 2014) a révélé que les Innuat considèrent la terre comme étant à la fois un lieu d’approvisionnement, un lieu d’apprentissage et un lieu où s’enracine la culture. En d’autres mots, selon ce discours la terre comble les besoins des Innuat physiquement, économiquement, culturellement, mais aussi spirituellement; ils se positionnent ainsi comme les gardiens et les gardiennes du territoire, avec tout ce que cela implique. Riches d’un héritage auquel cette nation affirme n’avoir jamais renoncé, ces membres se disent compétents à exercer sur leur territoire le type de « pouvoir » et de « gardiennage » dont ils sont les légataires (Lefebvre et Gendreau, 2016; Girard et Brisson, 2014; Martin et Girard, 2009; Lacasse, 2004; Foy, 1994).

L’œuvre de Rémi Savard, La forêt vive: Récits fondateurs du peuple innu (2004), offre la transcription de quatre récits contés par François Bellefleur, enregistrés en innu-aimun par l’auteur à Unaman-shipit (La Romaine), sur la Basse-Côte-Nord du golfe du Saint-Laurent, en 1970 (Savard, 2004 : 15). Ils ont depuis été traduits et analysés par plusieurs chercheurs et chercheures, dont Savard qui nous présente, à la suite de chaque récit, ses commentaires étayés et illustrés de diverses images (cartes, schémas, photos). Ces récits sont qualifiés par le conteur lui-même d’atanukan — que l’on peut traduire par récits des origines , et dit-on 17

furent transmis au peuple innu par des personnes autres qu’humaines (Savard, 2004 : 25). Cette référence à une instance tierce se trouve donc en surplomb généalogique dans l’établissement des rapports entre êtres humains et non-humains. Ces tiers non-humains, lesquels traditionnellement responsables du maintien de l’ordre social, sont susceptibles

D’après Savard (2006), « les termes qu’on emploie ne sont jamais innocents » (p.18); il interpelle alors les

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lectrices et les lecteurs sur l’utilisation du terme « mythe » qui réfère davantage aux premières cités grecques, inscrivant alors l’énoncé discursif considéré dans un héritage qui n’est pas le sien. « À mon avis, toute nomination autre que celle de « mythe » serait préférable » (Savard, 2006 : 18); je m’inscris donc dans sa logique de pensée en usant de l’expression « récit des origines » qui ne comporte alors pas d’ancrage spécifique de quel ordre que ce soit.

d’intervenir afin d’assurer le respect des valeurs, des règles et des principes liés au respect de la vie, à la protection du territoire et à la conservation des ressources (Leroux, 2009 : 89). La tradition structure ainsi un principe du droit foncier voulant que chaque sujet soit l’héritier en titre d’une généalogie ayant ses racines dans une cosmogénèse mythique (Leroux, 2009 : 4). Dans les termes de Savard (2004) :

Ces récits [des origines] ont pour objectif de faire coïncider l’apparition de deux ordres de réalité : d’une part, l’ensemble des règles permettant la reproduction de la société dont les destinataires de cet acte de communication sont membres ; d’autre part, rien de moins que la totalité du cosmos (alternance du jour et de la nuit, cycle saisonnier, vie et mort, variété des espèces animales et végétales dont la nôtre, etc.). (p. 25)

Toujours selon Savard (2004, 2006), à travers de telles performances orales, ces sociétés parlaient, et continuent de parler, non pas tellement de ce qu’elles étaient ou souhaitaient demeurer, mais bien de leur « vouloir dire » et de leur « volonté d’existence » — expressions qu’il reprend au médiéviste suisse Paul Zumthor (Savard, 2004 : 16).

Les récits des origines des Innuat se traduisent par des discours qui fondent l’autorité du groupe sur le territoire qu’il occupe. Le récit exprime symboliquement les « significations imaginaires sociales » (au sens de Castoriadis, 1975) qui, dans la culture d’un groupement humain, sont fondamentales, instituantes: celles qui donnent un sens à ce qui se dit et se fait dans ce groupe, à sa vision du monde, à son être au monde. Inscrit dans la mémoire collective, il est l’objet d’une « croyance » collective qu’implique l’appartenance au groupe. Un des éléments fondamentaux dans la notion innue de souveraineté relève de la nécessité de transmettre aux générations suivantes ce qu’on a reçu soi-même, dans l’état où on l’a reçu, si ce n’est dans un meilleur état (Lefebvre et Gendreau, 2016 : s.p.). Cet aspect crée une dimension intergénérationnelle. La notion de souveraineté est donc intimement liée à la question de la transmission, et de ce fait la dépossession territoriale est donc indissociable de la dépossession identitaire.

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