Université Paul Valéry (Montpellier III) – CNRS UMR 5140 « Archéologie des Sociétés Méditerranéennes »
Équipe « Égypte Nilotique et Méditerranéenne » (ENiM)
CEN
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M 9
Cahiers de l’ENiM
Le myrte et la rose
Mélanges offerts à Françoise Dunand par ses élèves, collègues et amis
Réunis par
Gaëlle Tallet et Christiane Zivie-Coche
*
© Équipe « Égypte Nilotique et Méditerranéenne » de l’UMR 5140, « Archéologie des Sociétés Méditerranéennes » (Cnrs – Université Paul Valéry – Montpellier III), Montpellier, 2014
Françoise Dunand à sa table de travail, à l’Institut d’histoire des religions de l’Université de Strasbourg, dans les années 1980 (d. r.).
TABLE DES MATIÈRES
Volume 1
Table des matières
Abréviations bibliographiques Liste des contributeurs
I-III V-VIII IX
Introduction
Gaëlle Tallet et Christiane Zivie-Coche
D’une autre rive. Entretiens avec Françoise Dunand XI-XIX
Gaëlle Tallet
Bibliographie de Françoise Dunand XXI-XXVII
I. La société égyptienne au prisme de la papyrologie Adam Bülow-Jacobsen
Texts and Textiles on Mons Claudianus 3-7 Hélène Cuvigny
« Le blé pour les Juifs » (O.Ka.La. Inv. 228) 9-14 Arietta Papaconstantinou
Egyptians and ‘Hellenists’ : linguistic diversity in the early Pachomian monasteries 15-21 Jean A. Straus
Esclaves malfaiteurs dans l'Égypte romaine 23-31 II. Le ‘cercle isiaque’
Corinne Bonnet
Stratégies d’intégration des cultes isiaques et du culte des Lagides dans la région de Tyr
à l’époque hellénistique 35-40 Laurent Bricault
Les Sarapiastes 41-49
Paola Davoli
The Temple of Soknopaios and Isis Nepherses at Soknopaiou Nesos (El-Fayyum) 51-68 Michel Reddé
Du Rhin au Nil. Quelques remarques sur le culte de Sarapis dans l’armée romaine 69-75 III. La religion en images
Pascale Ballet
Une lecture culturelle de la petite plastique dans l’Égypte du nord à l’époque
gréco-romaine ? Les formes de l’hellénisation 79-93 Robert Steven Bianchi
D’une autre rive II
Céline Boutantin
Quand les animaux singent les hommes. Terres cuites égyptiennes d’époque
gréco-romaine 105-127
David Frankfurter
Terracotta Figurines and Popular Religion in Late Antique Egypt : Issues of Continuity
and ‘Survival’ 129-141 Zsolt Kiss
Têtes alexandrines 143-148 Karin Mackowiak
Singeries et théâtralité : à propos d’une figurine de harpiste hellénistique 149-160 Karol Myśliwiec
Quelques aspects du syncrétisme dans l’œuvre des artisans de l’Athribis ptolémaïque 161-170 IV. Penser l’histoire des religions
François Blanchetière
Le christianisme, religion orientale ? 173-178 François Bœspflug
D’Isis lactans à Maria lactans. Quelques réflexions sur deux motifs similaires 179-197 Guillaume Ducœur
Georges Dumézil et ‘le Buddha hésitant’ 199-209 Jean-Marie Husser
Maîtres et disciples dans les milieux apocalypticiens 211-216 Natale Spineto
Mircea Eliade, Oscar Cullmann et l’opposition entre temps cyclique et temps linéaire en
histoire des religions 217-226
Volume 2
Table des matières XXIX-XXXI
V. Croyances et pratiques funéraires Alain Charron
De bien particulières momies animales 229-247 Magali Coudert
W99 : un individu particulier de la nécropole byzantine d’el-Deir (oasis de Kharga) 249-257 Jean-Luc Fissolo
Des abeilles et des dieux 259-274 Roger Lichtenberg
Un nouveau rituel de momification ? Quelques questions posées par la radiographie des
Table des matières III
Cathie Spieser
La nature ambivalente du sang, du lait, des figues et du miel dans les croyances
funéraires égyptiennes 281-287 VI. Les ‘îles des Bienheureux’
Gillian E. Bowen
The crux ansata in early Christian iconography : Evidence from Dakhleh and Kharga
oases 291-303
Romain Garcier et Jean-Paul Bravard
Qu’est-ce qu’une oasis ? Réflexions géographiques sur un objet-limite 305-323 Colin A. Hope
The Kellis 1 Cemetery : Roman Period Burial Practices in Dakhleh Oasis 325-348 Salima Ikram
Canine Cults in Kharga Oasis : the Dogs of Dabashiya 349-355 Olaf E. Kaper
Coffin or Bed ? Decorated Biers from Hellenistic and Roman Egypt 357-370 Fleur Letellier-Willemin
Les décors de jours d’el-Deir : une machine à remonter le temps dans l’oasis de Kharga 371-383 Gaëlle Tallet
Fragments d’el-Deir (oasis de Kharga) au tournant de notre ère. À propos de Carl
Schmidt et de William Hornblower 385-412 VII. La place des femmes
Damien Agut-Labordère et Anne-Emmanuelle Veïsse
Grecques et Égyptiennes dans les contrats de prêt aux IIIe et IIe s. a.C. 415-423
Claire Feuvrier-Prévotat
Du malheur d’épouser une femme riche au temps de Plaute 425-432 Jean-Claude Grenier
L’Égypte et les impératrices… 433-442 Geneviève Husson
Princesses et impératrices dans la nomenclature des tribus et des dèmes d’Antinooupolis 443-446 Christiane Zivie-Coche
STRATÉGIES D’INTÉGRATION DES CULTES ISIAQUES ET DU CULTE DES LAGIDES DANS LA RÉGION DE TYR À L’ÉPOQUE HELLÉNISTIQUE
CORINNE BONNET
Au livre XLI de ses Dionysiaques, Nonnos de Panopolis décrit la ville de Tyr comme une ‘crête étroite’, une ‘nuque raide’ fouettée par les vagues.1 L’expression biblique2 n’évoque sans doute pas seulement la réalité géographique d’un promontoire, mais renvoie aussi à la singulière capacité de résistance des Tyriens qui tinrent tête notamment, et longuement, à Nabuchodonosor II de Babylone et à Alexandre le Grand, lors de mémorables sièges ou blocus. Une telle réputation ne doit cependant pas donner à penser que Tyr était refermée sur elle-même. Comme tous les petits royaumes de la côte phénicienne (souvent appelés ‘cités-États’ par les modernes), Tyr affiche une culture bariolée et cosmopolite, qui intègre, entre autres, de nombreuses références à l’horizon très prégnant de la vallée du Nil. Là comme ailleurs en Phénicie, les cultes égyptiens d’Isis et d’Orisis sont précocement populaires (dès le IXe s. a.C.), comme en témoigne l’anthroponymie.3 En plusieurs endroits, les dieux égyptiens bénéficient même de lieux de culte, tout spécialement à Byblos.4
J’aimerais m’attacher à établir, dans les pages qui suivent, dans quelle mesure l’intégration des royaumes phéniciens dans la koinè hellénistique, après la conquête de cette région par Alexandre, infléchit ces dynamiques interculturelles. Certes, la pénétration de traits culturels grecs, qu’on désigne fréquemment, faute de mieux, du terme problématique d’‘hellénisation’, n’a pas attendu l’arrivée du Macédonien.5 On constate néanmoins qu’en concomitance avec le déploiement d’une puissante propagande politico-religieuse de la part des Lagides en Égypte comme dans leurs territoires asiatiques, les cultes dits isiaques6 jouissent d’un succès non négligeable qui ne me semble pas sans rapport avec l’implantation du culte des descendants de Ptolémée.7 C’est ce que nous allons tenter de mettre en évidence en prenant pour terrain d’enquête la région de Tyr.
Considérons en premier lieu un autel dédié à Ptolémée II et à Arsinoé. Découvert à une date inconnue près de l’École protestante de Tyr, il a ensuite été vendu à un amateur américain. J.-P. Rey-Coquais en propose la traduction suivante : « Du roi Ptolémée, fils de Ptolémée, et d’Arsinoé, dieux adelphes ».8
Cette inscription d’appartenance prouve l’existence d’un culte rendu à Tyr aux deux enfants de Ptolémée Ier et de sa maîtresse Bérénice, à savoir Ptolémée II Philadelphe, qui monte sur le trône en
283/2 a.C. et meurt en 246 a.C., et sa sœur et épouse Arsinoé, décédée en 268. Divinisés l’un et l’autre de leur vivant, après que leurs parents l’ont été, ils sont, à partir de 272 a.C., l’objet d’un culte avec le titre de ‘dieux adelphes’.9 Si, comme J.-P. Rey-Coquais est enclin à le penser, la dédicace a bien été exécutée du
1 NON. D 41.15-18.
2 Voir, par exemple, Ex. 33 ou Dt. 9.
3 S. Ribichini, « Divinità egiziane nelle iscrizioni fenicie d’Oriente », in : Saggi fenici I (Rome 1975) 7-14 ; A. Lemaire,
« Divinités égyptiennes dans l’onomastique phénicienne », in : C. Bonnet et alii (éd.), Religio Phoenicia (Studia
Phoenicia IV ; Namur 1986) 87-98.
4 J. Aliquot, « Aegyptiaca et isiaca de la Phénicie et du Liban aux époques hellénistique et romaine », Syria 81 (2004)
201-228.
5 Pour un examen d’ensemble de cette question et des outils disponibles pour les historiens, voir C. Bonnet, Les enfants
de Cadmos. Les paysages religieux des cités phéniciennes à l’époque hellénistique (Paris 2014) sous presse.
6 M. Malaise, Pour une terminologie et une analyse des cultes isiaques (Bruxelles 2005) ; cf. déjà L. Bricault, « Bilan et
perspectives dans les études isiaques », in : E. Leospo et D. Taverna (éd.), La Grande Dea tra passato e presente (Turin 2000) 91-96.
7 Aliquot, « Aegyptiaca et isiaca » (2004) 201-228 ; id., La vie religieuse au Liban sous l’Empire romain (Beyrouth
2009) 58-61, 175-176.
8 J.-P. Rey-Coquais, « Inscriptions et toponymes hellénistiques de Phénicie », Studi ellenistici 19 (2006) 99-117, en
part. 99-101, n°1 ; id., Inscriptions grecques et latines de Tyr (Baal III, hors série ; Beyrouth 2006) 156, n°386, fig. 386.
9 B. Virgilio, Lancia, diadema e porpora. Il re e la regalità ellenistica 2 (Pise 2003) 111-113. Ptolémée II associe en fait
Corinne Bonnet 36
vivant des souverains, l’autel pourrait être daté entre 272 et 268 a.C., ce qui ferait de lui l’un des témoignages épigraphiques les plus anciens en langue grecque provenant de Phénicie. L’absence de toute mention de dédicant dans le texte interdit malheureusement de spéculer sur les motivations de cet acte de dévotion. On ne peut cependant s’empêcher de penser que le culte des dieux adelphes entrait certainement en résonance avec celui d’Isis et Osiris.
Quelque un demi-siècle plus tard, Ptolémée IV Philopator, fils de Ptolémée III Évergète, qui régna de 221 à 203 a.C., reçoit, à Tyr, de la part d’un haut fonctionnaire lagide, l’hommage d’une statue probablement équestre.10 On conserve la longue base de granit rose qui porte une inscription grecque et montre encore les trous de scellement destinés à recevoir la statue. Elle a été mise au jour dans le chantier dit de la ‘Cathédrale des Croisés’.11
Le roi Ptolémée dieu philopator,
fils du roi Ptolémée et de la reine Bérénice, dieux évergètes,
(statue qu’a consacrée) Thraséas fils d’Aétos, Eusébeios, stratège de Syrie et de Phénicie.
Le roi, sans doute en posture de cavalier pour célébrer sa vaillance militaire, a à son actif la reconquête de la Phénicie aux dépens d’Antiochos III à Raphia, en 217 a.C. Il la reperdit certes peu après, et définitivement, en 200 a.C. à la bataille de Panion, mais l’offrant l’ignorait au moment de son hommage. En qualité de stratège de cette région, pour le compte des Lagides, Thraséas avait en charge la gestion civile et militaire de leurs territoires phéniciens, à la suite d’Andromaque d’Aspendos, qui fut le premier stratège après 217. Originaire d’Alexandrie,12 mais avec des racines du côté d’Aspendos lui aussi, devenu ensuite citoyen d’Athènes, Thraséas est le fils d’Aétos, stratège de Cilicie sous Ptolémée II et fondateur de la ville d’Arsinoé dans cette région. Avant de recevoir le commandement de la Syrie-Phénicie, Thraséas avait du reste géré lui aussi la Cilicie. Le dévouement de cette famille aux Lagides est donc éclatant : outre l’offrande d’une statue – don assurément très coûteux – Thraséas a fait preuve d’évergétisme envers la ville d’Arsinoé, ruinée par la deuxième guerre de Syrie. L’un de ses fils, Ptolémée, dirigea par la suite la phalange lagide au cours de la quatrième guerre de Syrie, puis passa, sans doute à l’avènement de Ptolémée V, du côté des Séleucides, devenant à son tour, mais sous une autre ‘casquette’, stratège de Syrie et Phénicie. Il est, en tant qu’autorité civile de tutelle à Jérusalem, le destinataire de la célèbre lettre royale dite ‘charte séleucide de Jérusalem’ envoyée par Antiochos III.13 Il se peut qu’un autre fils de Thraséas, Apollonios, ait à son tour été gouverneur de Syrie et de Phénicie à la fin du règne de Séleucos IV. On a donc affaire à une véritable dynastie de grands commis de l’État (quoique susceptibles de changer de camp) et à une famille très prestigieuse. La branche alexandrine exerça, elle aussi, en Égypte, des charges importantes au service des Lagides.
Les deux documents que nous venons d’examiner attestent l’implantation précoce et persistante du culte des Lagides sur le sol tyrien. Le second document montre le rôle que joue dans ce processus la nouvelle élite politico-militaire d’origine grecque. En filigrane, on croit deviner un arrière-plan isiaque, que le troisième document dévoile explicitement. Sur un bloc de marbre provenant soit de Laboué, à l’extrême nord de la Beqaa, soit de Tyr elle-même,14 on lit en effet une dédicace à Sarapis et Isis, dieux sauveurs, en faveur de Ptolémée IV Philopator, que nous avons déjà rencontré, et d’Arsinoé III, sa sœur et épouse.15
10 Rey-Coquais, « Inscriptions et toponymes » (2006) 99-117, en part. 101-105, n°2. Voir aussi id., Inscriptions grecques
et latines de Tyr (2006) 28-29, n°18, fig. 18a-b.
11 J.-P. Rey-Coquais n’a pas pu avoir accès au lieu et ignore le sort réservé à ce monument.
12 Sur Thraséas, voir J.-P. Rey-Coquais, « Apport d’inscriptions inédites de Syrie et de Phénicie aux listes de divinités ou
à la prosopographie de l’Égypte hellénistique ou romaine », in : L. Criscuolo et G. Geraci (éd.), Egitto e storia antica
dall’ellenismo all’età araba. Bilancio di un confronto (Bologne 1989) 614-617.
13
JOS., AJ 12.138-144. Sur ce personnage, voir Der Neue Pauly 10 (2001), s.v. Ptolemaios (29), col. 552.
14 Aliquot, « Aegyptiaca et isiaca » (2004) 218, privilégie une origine tyrienne, en rapport avec le sanctuaire des dieux
égyptiens existant dans cette ville.
15 Cf. H. Salamé-Sarkis, « Inscription au nom de Ptolémée IV Philopator trouvée dans le Nord de la Beqaʽ », Berytus 34
(1986) 207-209 ; SEG 38 (1988) 1571 ; Rey-Coquais, « Inscriptions et toponymes hellénistiques de Phénicie » (2006) 99-117, en part. 103-104 ; RICIS 402/0601.
Stratégies d’intégration des cultes isiaques et du culte des Lagides
dans la région de Tyr à l’époque hellénistique 37 Pour le roi
Ptolémée (IV) et la reine Arsinoé (III), dieux philopatores,
à Sarapis (et ?) à Isis sauveurs Marsyas, fils de Démétrios, Alexandrin,
chancelier en chef.
Le chancelier-en-chef (archigrammateus) Marsyas est un autre haut fonctionnaire lagide d’origine alexandrine, qui fait ici une offrande aux dieux de sa ville natale, à savoir Sarapis et Isis, en faveur du roi et de la reine lagides, sans doute au lendemain de la bataille de Raphia, en 217 a.C. Grâce à cette victoire sur Antiochos III, et contre toute attente, Ptolémée IV rétablit sa suzeraineté sur la Phénicie. Marsyas fit assurément partie du contingent de hauts fonctionnaires proches des Lagides, envoyés dans la Beqaa ou à Tyr pour reprendre en main le contrôle et la gestion du territoire auparavant sous mainmise séleucide. L’invocation des dieux sauveurs, en faveur des souverains lagides, est simultanément, dans le chef de Marsyas, un signe d’allégeance politique et un appel à la protection divine en des temps incertains, dans une zone instable. L. Bricault note du reste que l’épiclèse de sôteres est appliquée à sept reprises à Sarapis et Isis dans les inscriptions datant du règne de Ptolémée IV, et uniquement durant ce règne.16 On voit comment les données conjoncturelles infléchissent la représentation des dieux alexandrins implantés en terre phénicienne et favorisent la construction d’une référence idéologique de type analogique entre les dieux et les souverains. Pour faire simple, on pourrait en effet dire qu’Isis et Sarapis protègent la maison royale, de la même manière que les Lagides assurent la sécurité des populations phéniciennes et autres placées sous leur autorité. Au binôme initial de l’inscription, Ptolémée-Arsinoé, fait écho le couple Sarapis-Isis, les premiers dieux philopatores, les seconds dieux sôteres.
De Tyr, provient encore une dédicace gravée sur un fragment de marbre blanc, datée du IIIe s. a.C. sur base paléographique, et adressée à Sarapis et aux theoi synnaoi, kata prostagma, c’est-à-dire sur injonction d’un oracle divin.17
À Sarapis
et aux dieux qui partagent son temple (synnaoi) selon un ordre divin.
La mention de dieux partageant le naos de Sarapis confirme le fait qu’il existait, depuis cette époque au moins, un sanctuaire des dieux égyptiens à Tyr. On ignore cependant qui flanquait le dieu d’Alexandrie en sa résidence. On pourrait songer à Isis, Osiris, et Harpocrate,18 mais on distingue habituellement, pour
l’époque hellénistique, deux familles distinctes, différemment implantées en fonction de la nature et de l’ancienneté du rapport à l’Égypte des cités concernées : une famille égyptienne ‘traditionelle’ avec Osiris et Horus, comme à Petra ou Byblos par exemple, et une famille ‘isiaque’, avec Sarapis et Harpocrate, attestée notamment à Samarie.19 Cela dit, la documentation tyrienne incite à réfléchir, dans la mesure où l’on y trouve des traces à la fois d’une implantation ancienne et persistante de la famille égyptienne20 et du
succès de la famille isiaque. Ceci ne nous autorise cependant pas à considérer qu’elles aient pu cohabiter dans un même sanctuaire. On restera donc prudent quant à l’identité des synnaoi theoi de Sarapis à Tyr.
Là, comme en divers autres lieux de la Méditerranée, Sarapis, dont la ‘naissance’ même fait intervenir une volonté divine exprimée par le biais d’un songe,21 délivrait des oracles.22 Dès l’institution du
16 Cf. L. Bricault, « Sarapis et Isis, sauveurs de Ptolémée IV à Raphia », CdE 74/148 (1999) 334-343.
17 Rey-Coquais, « Apport d’inscriptions inédites de Syrie et de Phénicie » (1989) 609-619, en part. 613, n°1.2 ; id.,
Inscriptions grecques et latines de Tyr (2006) 19-20, n°5, fig. 5a-b ; SEG 39 (1989) 1596 ; RICIS 402/0801 ; L. Bricault,
« RICIS Supplément I », in : L. Bricault (dir.), Bibliotheca Isiaca I (Bordeaux 2008) 94. Voir aussi Aliquot, La vie religieuse
au Liban (2009) 175.
18 Aliquot, « Aegyptiaca et isiaca » (2004) 201-228, en part. 217-220 ; id., La vie religieuse au Liban (2009) 175-176. 19 Cf. RICIS 403/0501.
20
Cf. infra, p. 39-40.
21 Ph. Borgeaud et Y. Volokhine, « La formation de la légende de Sarapis : une approche transculturelle », ARG 2 (2000)
37-76.
22 L’inscription CIL III, 141653 = IGRR III, 1105 = Dessau, ILS 4417 = RICIS 402/0802, une pseudo-trilingue
Corinne Bonnet 38
culte hellénisé de Sarapis à Canope, Memphis et probablement Alexandrie, celui-ci fut en effet considéré comme un dieu oraculaire et guérisseur, prérogatives qui le différencient de l’égyptien Osiris qui n’était préposé ni aux affaires d’ici-bas, ni à la délivrance d’oracles. On ignore cependant quand fut fondé ce lieu de culte tyrien, et par qui, mais on peut émettre l’hypothèse d’une fondation lagide lato sensu, sans qu’il soit possible d’identifier précisément les acteurs : publics et/ou privés, fonctionnaires ? soldats ? commerçants ? élite locale ?23
De l’examen de ces quelques pièces, on retire en tout cas l’impression que la diffusion des cultes isiaques va de pair avec celle du culte des rois lagides, même si les deux dévotions ne sont pas systématiquement associées. Ainsi, à environ 200 km au sud de Tyr, à Joppé (Jaffa, actuelle Tel-Aviv), une base de statue porte une dédicace au roi Ptolémée IV, sans toutefois l’associer au cercle des divinités isiaques :24 « Au grand roi Ptolémée dieu philopator, fils du roi Ptolémée et de la reine Bérénice, dieux évergètes, petit-fils du divin Ptolémée roi philadelphe ». C’est un prêtre local du culte royal qui est à l’origine de cet acte de dévotion remontant lui aussi aux années immédiatement postérieures à la victoire lagide de Raphia. Les retournements de situation politique semblent donc avoir favorisé l’émergence de ‘marqueurs’ territoriaux, au rang desquels le culte des Lagides et des dieux isiaques, parfois associés ou imbriqués, occupe une place particulière.
On n’oubliera pas de prendre en compte dans ce dossier l’inscription grecque de la grotte de Wasta près de Tyr. Située sur la route qui conduit de Sidon à Tyr, ce site rupestre abrite un lieu de culte célèbre, comme en témoignent les parois chargées de graffiti et d’inscriptions. Le fait qu’il s’agisse, pour l’essentiel, de triangles pubiens a valu à ce lieu d’être désigné, depuis Ernest Renan, comme une ‘grotte de prostitution’,25 sur la base d’un amalgame déjà dénoncé par René Dussaud.26 Une dédicace grecque d’époque hellénistique émanant d’un Phénicien est adressée conjointement au roi Ptolémée et à Aphrodite, une association que j’ai essayé de déchiffrer voici quelques années.27
Je ne reviens pas ici sur le détail du dossier, mais je rappelle que l’inscription a été gravée sous une niche latérale, abritant, en léger relief, une stèle cintrée qui porte, dans un encadrement rectangulaire, un écusson triangulaire. Voici la traduction qu’a proposée, en dernière instance, Julien Aliquot :28
Au roi Ptolémée
et à Aphrodite qui exauce Imilkas, fils de Samôs (cette) prière.
Sur le plan chronologique, le texte est daté du IIIe s. a.C., ce qui laisse planer un certain doute sur l’identité du Ptolémée concerné. En revanche, on peut raisonnablement penser que l’Aphrodite du texte grec n’est pas étrangère à Astarté, dont la vénération en Phénicie est largement attestée.29 Le contexte iconographique
British Museum. Elle mentionne un prêtre qui porte (l’image d’) Osiris dans les processions. L’inscription hiéroglyphique figurant sur le pilier dorsal est antérieure à 228 a.C., tandis que les textes grec et latin sont du IIe-IIIe s. p.C. selon le RICIS.
Or, le latin sacerdos est rendu en grec, de manière significative, par prophé[tès]. Voir aussi F. Dunand, Le culte d’Isis dans le
bassin oriental de la Méditerranée III. Le culte d’Isis en Asie Mineure. Clergé et rituel des sanctuaires isiaques (EPRO 26 ;
Leyde 1973) 128 ; M. Malaise, « Statues égyptiennes naophores et cultes isiaques », BSEG 26 (2004) 63-80, en part. 74.
23 Au demeurant, la diffusion des cultes isiaques ne touche pas seulement le domaine lagide, mais aussi les villes
syriennes de la sphère séleucide. À Laodicée-sur-mer, fondation hellénistique sous contrôle séleucide, le sanctuaire des dieux égyptiens est une fondation privée ensuite intégrée dans le tissu cultuel civique, comme le montre le décret de 174 a.C. dont on conserve une copie d’époque romaine. Cf. IGLS IV, 1261 = RICIS 402/0301.
24 B. Lifshitz, « Beiträge zur palästinischen Epigraphik », ZDPV 78 (1962) 82-84 ; BE (1964) 507.
25 Selon Renan, il s’agirait du « reste d’un primitif état de promiscuité, où l’homme, comme l’animal, cherchait les
cavernes pour l’accouplement » : E. Renan, Mission de Phénicie (Paris 1864) 653.
26
Cf. R. Dussaud, Notes de mythologie syrienne (Paris 1903) 109-111.
27 Pour l’historique des recherches, voir C. Bonnet, « Le roi et la déesse. À propos de la dédicace grecque à Ptolémée et
Aphrodite de la grotte de Wasṭa, près de Tyr », Studi epigrafici e linguistici sul Vicino Oriente antico 21 (2004) 125-140.
28 Aliquot, La vie religieuse au Liban (2009) 132, n. 33, qui propose de reconnaître un nom phénico-punique Himilkas,
au lieu de Pimilkas généralement proposé, et le patronyme Samôs, attesté en milieu égyptien. La ligne d’écriture la plus longue fait 32 cm.
29 C. Bonnet, Astarté. Dossier documentaire et perspectives historiques (Rome 1996) passim ; pour son rapprochement
avec Aphrodite, ead. et V. Pirenne-Delforge, « Aphrodite et Astarté : deux déesses en interaction dans le monde égéen », in : A. Motte et C. Bonnet (éd.), Actes du Colloque «Les syncrétismes religieux dans le monde méditerranéen antique»,
Stratégies d’intégration des cultes isiaques et du culte des Lagides
dans la région de Tyr à l’époque hellénistique 39 et l’invocation d’Aphrodite en tant qu’épèkoos nous invitent à supposer qu’Imilkas attendait de la déesse un secours relevant du domaine de la sexualité ou de la fertilité. Mais que vient alors faire Ptolémée aux côtés de la déesse ? L’hypothèse que j’ai défendue est qu’il s’est immiscé dans le couple qui, à Tyr en particulier, associe Astarté à Melqart, dieu royal et tutélaire, protecteur du peuple, de son bien-être et de sa richesse. On notera d’ailleurs que le nom d’Imilkas contient l’élément mlk, signifiant ‘roi’. Avec cette dédicace à Ptolémée et Aphrodite, n’aurions-nous pas affaire au ‘détournement’ d’une configuration cultuelle locale au profit des rois lagides ? Le réseau symbolique qui sous-tend la vénération de la dyade centrale du panthéon tyrien, le couple Melqart-Astarté, moyennant une ‘traduction’ grecque, aurait été mobilisé pour accroître le charisme des rois lagides. Aphrodite épèkoos apporterait, comme Astarté à Melqart, un soutien performant dans l’exercice de ses fonctions royales. Ptolémée endosserait en somme le rôle traditionnellement joué par le roi de Tyr, en tant qu’avatar historique du roi divin, son représentant sur terre, avec tout ce que cette construction implique en termes de légitimité. Parler dans un tel cas d’interpretatio ou de ‘syncrétisme’ ne rend pas justice à la complexité des interférences culturelles et des stratégies de communication qui sont à l’œuvre. Or, on sait que les Lagides se sont volontiers prêtés, en terre égyptienne, à ces jeux de superpositions cultuelles et culturelles pour favoriser l’intégration de la nouvelle dynastie dans le contexte ambiant, mais aussi pour ménager le puissant clergé égyptien et recueillir, à leur propre profit, l’héritage de la prestigieuse tradition religieuse locale.30 L’inscription de Wasta semble indiquer que les mêmes stratégies furent à l’œuvre en Phénicie.
La familiarité des Tyriens avec les divinités égyptiennes hellénisées, à l’époque hellénistique, ressort encore de la célèbre dédicace, double et bilingue, figurant sur les cippes jumeaux retrouvés à Malte, mais provenant probablement de la région tyrienne.31 Cette inscription bilingue, qui fut à l’origine du déchiffrement du phénicien par l’abbé J.-J. Barthélemy en 1758, émane de deux frères qui accomplissent, à la fin du IIIe ou au début du IIe s. a.C., une offrande « à notre Seigneur Melqart, Baal de Tyr », auquel correspond en grec ‘Héraklès archégètès’, le fondateur de la ville. Or, ces dédicants se nomment Abdosir et Osirshamor, et ils sont les fils d’Osirshamor, fils d’Abdosir, en phénicien, ce qui correspond, dans la partie grecque, à Dionysios et Sarapiôn, fils de Sarapiôn. Ce qui est très intéressant dans ce document, c’est l’alternance entre Dionysos et Sarapis pour rendre l’élément théophore Osiris. Celui-ci est ancien et répandu dans l’onomastique phénicienne, et, par ailleurs, attesté en transcription grecque à Rhodes par exemple.32 Ici, les dédicants ont fait le choix d’une double traduction. Il ne faut pas y voir un signe
d’indécision ou de confusion, mais plutôt un indice de la riche palette d’équivalences disponibles entre divinités phéniciennes, égyptiennes, gréco-égyptiennes et grecques. Les deux voies d’interpretatio d’Osiris sont du reste bien connues par ailleurs : si le nom de Sarapis contient effectivement celui d’Osiris, dès Hérodote, le même dieu est bien rapproché de Dionysos.33 Il est difficile pourtant de pénétrer les raisons qui ont porté à une traduction différenciée qui renvoie à des aspects différents de la personnalité ou de l’histoire d’Osiris.
30 Voir, par exemple, F. Dunand et C. Zivie-Coche, Hommes et dieux en Égypte. 3000 a.C.-395 p.C. Anthropologie
religieuse (Paris 2006) ; M. Drew-Bear, « Les premiers rois gréco-macédoniens à la rencontre des Égyptiens », in : M.-T. Le
Dinahet (éd.), L’Orient méditerranéen de la mort d’Alexandre au Ier siècle avant notre ère. Anatolie, Chypre, Égypte, Syrie
(Nantes 2003) 319-329.
31 CIS I, 122-122bis ; KAI 47 ; voir en dernier lieu M.G. Amadasi Guzzo et M.P. Rossignani, « Le iscrizioni bilingui e gli
‘agyiei’ di Malta », in : M.G. Amadasi Guzzo et alii (éd.), Da Pyrgi a Mozia. Studi sull’archeologia del Mediterraneo in
memoria di Antonia Ciasca (Vicino Oriente, Quaderno 3/1 ; Rome 2002) 5-28. Voir aussi E. Gubel et alii, Art phénicien : la sculpture de tradition phénicienne (Paris 2002) 158, n°178.
32 Pour une liste des attestations du nom Abdosir, en phénicien et en grec, en Phénicie hellénistique, voir Aliquot,
« Aegyptiaca et isiaca » (2004) 201-228, en part. 213, n. 52. On a, à Umm el-Amed, dans une bourgade de l’arrière-pays tyrien qui fleurit essentiellement à l’époque hellénistique, des traces d’une vénération d’Osiris, par le biais d’une dédicace phénicienne. Le théonyme est en partie restitué, mais la présence de nombreux aegyptiaca dans l’arrière-pays de Tyr et l’existence sur place de plusieurs noms théophores formés sur Osiris rendent probable l’invocation du dieu égyptien en ce lieu. Sur le site, voir M. Dunand et R. Duru, Oumm el ‘Amed. Une ville hellénistique aux échelles de Tyr (Paris 1962) ; N.C. Vella, « Defining Phoenician Religious Space : Oumm el-ʻAmed Reconsidered », ANES 37 (2000) 27-55. Pour la dédicace : RÉS 504 b = Gubel et alii, Art phénicien (2002) 140, n°149. Deux dédicaces à Osiris, en grec, récemment découvertes à Rhodes et datables du IIIe s. a.C., viennent d’être publiées par C. Fantaoutsaki, « Preliminary Report on the
Excavation of the Sanctuary of Isis in Ancient Rhodes: Identification, Topography and Finds », in : L. Bricault et R. Veymiers (dir.), Bibliotheca Isiaca II (Bordeaux 2011) 47-49.
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Enfin, une amulette de bronze provenant probablement de la région de Tyr et de fabrication locale, de datation imprécise, mais en tout cas postérieure au IVe s. a.C., sur la base de critères paléographiques, porte également témoignage de la popularité des dieux égyptiens dans la région : elle montre, sur une face, l’image d’Horus nu assis sur une fleur de lotus, un scorpion (sans doute) face à lui et, sur l’autre, l’image d’Isis et d’Horus,34 accompagnés d’une brève inscription phénicienne qui explicite le pouvoir de ces images égyptiennes ou égyptisantes : 1) šm (sans doute l’abréviation d’un anthroponyme) / 2) nÒr, ‘est protégé/protège’. Ce qui mérite d’être souligné, c’est le fait que, dans ce cas, on a opté pour la ‘famille égyptienne’ traditionnelle, connue dans la région depuis des siècles et encore populaire à l’époque hellénistique, et non pour la ‘famille isiaque’. Dès lors, on a conservé aux images des dieux leur marque de fabrique égyptienne dans la mesure où c’est dans ce terreau étranger qu’ils puisent leur puissance apotropaïque.35 Ici, Isis n’est pas en couple avec Sarapis, comme cela s’avère utile dans le cadre de la propagande lagide : elle est associée à son fils Horus, qui ne prend pas les traits alexandrins d’Harpocrate, bien que l’on soit, semble-t-il, à l’époque hellénistique.
En conclusion, on constate, après examen du dossier des cultes isiaques et des cultes lagides, sur fond de cultes égyptiens traditionnels, dans la région de Tyr, que les pratiques religieuses, à l’époque hellénistique, sous la pression des événements et d’une sorte de new deal, se sont complexifiées et ont conduit à une recomposition polyvalente et polyphonique du paysage religieux tyrien. Ainsi, la popularité croissante des cultes égyptiens hellénisés est-elle favorisée par leur capacité à s’insérer dans un réseau d’identifications multiples et à entrer en résonance avec les principaux cultes locaux. En outre, on a remarqué une nette convergence entre cultes isiaques et culte des rois lagides, comme c’est du reste aussi le cas ailleurs en Méditerranée orientale dès les années 270 a.C.36
34 H. Sader, « Deux épigraphes phéniciennes inédites », Syria 67 (1990) 318-321, fig. 3-4. Voir aussi P.C. Schmitz,
« Reconsidering a Phoenician inscribed amulet from the vicinity of Tyre », JAOS 122 (2002) 817-823.
35
Cette iconographie est du reste répandue dans toute la Méditerranée, comme le montre bien P.C. Schmitz, ibid.
36 Quelques documents épigraphiques parmi les plus anciens et les plus explicites : dédicace à Sarapis, Isis, (et ?) Arsinoé
philadelphe (Halicarnasse, 272-246 a.C. : RICIS 305/1702) ; dédicace à Sarapis, à Isis [et] aux Dieux Adelphes (Caunos, 272/1 a.C. : RICIS Suppl. II 305/2003 = C. Marek, Die Inschriften von Kaunos (Munich 2006) 254, n°67) ; dédicace au roi Ptolémée, à la reine Arsinoé, à Sarapis et à Isis (Ephèse, ca. 270 a.C. : RICIS 304/0601, moyennant révision de la datation abaissée de quelques années en identifiant désormais la reine à Arsinoé II plutôt qu’à Arsinoé Ière
) ; dédicace à Sarapis, à Isis (et) à Anubis d’un tronc à offrande par Dioclès et les Basilistai (Théra, ca. 275-250 a.C. : RICIS 202/1202) ; dédicace à Sarapis, à Isis, au roi Ptolémée (et) à la reine Bérénice, dieux évergètes (Salamine de Chypre, 246-222 a.C. :
RICIS 401/0101). Mes remerciements les plus vifs vont à Laurent Bricault pour la relecture attentive de cet article et les