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L'enjeu de l'Église chez Richard Bergeron ou partir sans quitter

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Academic year: 2021

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L’ENJEU DE L’ÉGLISE CHEZ RICHARD BERGERON

OU

PARTIR SANS QUITTER

Mémoire

Marcel Côté

Maîtrise en sciences des religions

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Marcel Côté, 2015

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Résumé

Richard Bergeron (1933-2014) a été un théologien important au Québec. En raison de l’expertise qu’il a également développée sur les nouvelles religions, sa réputation finit par dépasser largement l’auditoire habituellement intéressé par la théologie. On peut même dire que son parcours de vie de même que plusieurs de ses publications témoignent d’une évolution personnelle comparable à celle qu’a connue le Québec dans le domaine religieux. Bergeron a d’ailleurs lui-même évoqué ce parallélisme.

D’un côté, nous suivrons la chronologie de son évolution en nous fondant sur ses principales publications, tout en évoquant la transformation de la religion au Québec. De l’autre, un regard phénoménologique nous permettra de dégager de ces écrits un fil conducteur et de manifester la cohérence de la réflexion de cet auteur en lien avec son parcours de vie.

On peut conclure que Bergeron a oscillé entre une réappropriation et une désappropriation de l’Église-institution, ce qui l’a amené à présenter les grandes lignes d’un nouveau lieu d’expression du religieux. La conclusion qu’il a tirée de son expérience est la suivante : pour pleinement se réaliser en tant que personne croyante, il lui fallait paradoxalement sortir de cette Église, mais sans la quitter tout à fait.

On trouvera à la fin de cette étude une chronologie de la vie de Richard Bergeron ainsi que la bibliographie complète de ses écrits.

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Table des matières

Résumé iii

Épigraphe vii

Remerciements ix

Avant-propos xi

1. Vivre en Église comme mise au jeu 1

2. Le fil chronologique : principaux moments d’une évolution 11 2.1 Les anciennes règles du jeu : Hors de l’Église, point de salut! 1950-1965 11 2.1.1 L’effort d’intégration : les abus de l’Église d’après Newman (1971) 13

2.1.2 L’effort de réforme 23

2.1.2.1 Obéissance de Jésus et vérité de l’homme (1976) 1965-1995 23 2.1.2.2 Le cortège des fous de Dieu (1982) 2000 33 2.2 Richard Bergeron hors-jeu : Les pros de Dieu (2000) 43 2.3 Les nouvelles règles du jeu : hors de l’Église, plein de salut! 54

2.3.1 L’effort de réforme 1995-2005 55

2.3.1.1 Renaître à la spiritualité (2002) 55

2.3.1.2 Hors de l’Église, plein de salut (2004) 69

2.3.2 L’effort d’intégration 2005-2011 80

2.3.2.1 Et pourquoi pas Jésus? (2009) 80

2.3.2.2 Le couple comme nouveau lieu spirituel (2011) 88

3. Le fil conducteur : jouer le jeu 1933-2014 95

3.1 Se sortir du jeu sans quitter l’enjeu 95

3.2 La perspective de Bergeron : entre rétrospective et prospective. 100 3.3 L’enjeu de l’Église au Québec : qui est le maître du jeu? 105 3.4 Le jeu en valait-il la chandelle? En guise de conclusion 109

Annexe I : Chronologie de Richard Bergeron 113

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Épigraphe

Me voici restitué à ma rive natale...

Il n’est d’histoire que de l’âme, il n’est d’aisance que de l’âme.

St-John Perse, «Exil V»,

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Remerciements

Je souhaite remercier trois personnes qui m’ont appuyé dans ce projet :

- Richard Bergeron, mon inspiration, ce mémoire veut témoigner de son audace, de son honnêteté intellectuelle et, surtout, de son courage;

- Natacha Giroux, mon épouse, dont j’admire le grand cœur, la droiture et la femme de tête;

- André Couture, mon directeur, de qui je salue la rigueur et la disponibilité pour l’encadrement de ce mémoire.

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Avant-propos

Ma rencontre avec Richard Bergeron remonte aux années 2000. Même si je connaissais ses travaux sur les nouvelles religions, ce sont les lectures successives des Pros de Dieu et de Renaître à la spiritualité qui ont suscité mon intérêt, car elles rejoignaient mes préoccupations d’alors : trouver une spiritualité adaptée à la modernité qui ne fasse pas l’économie de la situation particulière du Québec contemporain.

Depuis, j’ai eu le privilège de m’entretenir à quatre reprises avec Richard Bergeron lors de courtes rencontres. La première fois, nous avons discuté des livres mentionnées plus haut et de sa situation personnelle. J’ai par la suite gardé contact en commentant chaque nouvelle parution de ses livres, soit par un petit mot, soit par un compte rendu, jusqu’au moment où j’ai décidé d’approfondir sa pensée de façon plus systématique. Ce projet a fait en sorte que j’ai sollicité trois autres rencontres (22 juillet 2012, 23 mars 2013 et 25 mai 2013) afin d’établir la chronologie des événements de sa vie, de clarifier certains de ces événements et certaines idées de ses communications écrites, et finalement afin de produire une bibliographie exhaustive. Ces documents sont en annexe.

Une cinquième rencontre devait avoir lieu. Elle fut reportée à quelques reprises et finalement annulée; la maladie empêchant chaque fois Bergeron de me recevoir. Il est décédé le 2 juin 2014 à l’âge de 80 ans.

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1. Vivre en Église comme mise au jeu

Le Christ a annoncé le Royaume, mais c’est l’Église qui est venue.1 Alfred Loisy

Cette mise au jeu se veut d’abord un rappel : le mot Église vient du mot grec ekklesia qui signifiait à l’origine l’«assemblée du peuple». Or, ce mot est très vite utilisé, même dans la Septante, pour traduire la notion de communauté de Dieu ou encore celle de la synagogue; communauté qui aura besoin, dès son origine, d’un encadrement minimal qui s’est formalisé et cristallisé avec le temps. Au départ, il s’agissait simplement de désigner l’organisation des communautés locales centrées autour des anciens («presbytes») afin d’assurer quatre fonctions («ministères») : apôtres, pasteurs, diacres et docteurs. Ces différentes communautés se rencontraient et discutaient sur un mode collégial qui sera supplanté dès la fin du premier siècle par l’épiscope, ce «gardien» d’une communauté hiérarchisée qui comprenait des presbytes et des diacres. La trame de cet ordonnancement, qui s’est développé jusqu’à nos jours, a connu des développements inégaux et quelque peu différents dans le cours de l’histoire du christianisme.

Très vite, le regard des chrétiens sur un tel ordonnancement a donné lieu à une métaphorisation dont la forme la plus achevée au XXe siècle est l’Église catholique,

même si ses tenants et aboutissants ne sont pas partagés par tous.

La fameuse boutade de Loisy, placée en exergue à cette section, résume bien les reproches formulés à l’Église de ce temps-là, et même à celle de notre temps. De fait, cette image trouve un écho singulier dans ce qui est véhiculé au sujet de l’Église, particulièrement au Québec. L’Église-institution2 n’a plus la cote. Le nombre effarant de

1 Alfred Loisy, L’Évangile et l’Église, Paris, Alphonse Picard et fils, 1902, p. 110-112. Cette phrase de Loisy

est citée comme une boutade, souvent reprise dans l’opinion populaire, sans rapport avec le contexte dans lequel elle était formulée. D’après Bernard Sesboüé, elle «renvoie à la perplexité des premiers chrétiens devant le fait que la fin du monde et le retour du Christ, annoncés, tardaient à venir. Elle nous ramène aussi au début du XXe siècle, en exprimant la nouvelle perplexité des exégètes et des théologiens devant les premiers résultats de la recherche sur Jésus et la relation entre lui et l’Église». Voir à ce sujet : Bernard Sesboüé, La théologie au XXe siècle et l’avenir de la foi : Entretien avec Marc Leboucher, Paris,

DDB, 2007, p. 159-160.

2 Pour reprendre Yves Congar (Vraie et fausse réforme dans l’Église, Paris, Cerf, 1968, p. 92), l’institution

est cet «ensemble de moyens par lesquels Jésus a voulu se susciter et s’unir des fidèles». En ce sens, l’institution existe avant la communauté. Ce qui est en jeu ici c’est la forme particulière qu’a prise cette institution dans le catholicisme et la manière dont elle s’est incarnée au Québec.

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livres publiés sur le sujet depuis quelques années est une illustration probante de ce déni.

Nous voulons comprendre ce qui se joue dans cette désaffection ainsi que les répercussions de tous ordres que cela a ou peut avoir. Ce point de vue n’est pas désincarné ou désintéressé, tant s’en faut :

C’est (donc) la condition même du philosophe, de son autonomie, qui est en jeu dans le problème de l’Église. De toute façon, il doit justifier son appartenance à une Église ou, comme Jaspers, son rejet d’une Église, synonyme de foi philosophique. Encore une fois, il n’y a rien qui soit donné à la philosophie à comprendre, «même la religion». La philosophie a le droit de regard sur tout, et elle l’exerce. La philosophie de la religion, en tant que partie intégrante de l’encyclopédie des sciences philosophiques, fait nécessairement appel à l’Église, à l’assemblée visible des croyants, à leur foi commune, au lien qui les unit. Pour être fidèle à l’autocompréhension de l’Église, elle doit faire appel aux notions de liberté et d’autorité, d’organisme et de corps mystique, de symbole et de sacré.3

C’est dans cette perspective philosophique que se situe cette réflexion sur la notion d’Église dans le contexte du Québec contemporain. Ce qui nous amène nécessairement à certaines considérations de l’ordre de la philosophie politique.

Certes, dans l’histoire du Québec, on peut comprendre l’attachement à l’Église, car il s’agissait alors d’une affirmation identitaire essentielle à la survie de la société canadienne-française en même temps que de la reconnaissance de la présence d’une élite bienveillante dans un environnement menaçant. Bien sûr, cela ne s’est pas déroulé sans heurts : d’aucuns souhaitaient une émancipation de l’omniprésence de l’Église dans la société civile. Toutefois, pour une majorité de la population, cet attachement à l’Église ne s’est jamais démenti jusqu’à la Révolution tranquille des années 60. Le Canadien français du Québec reconstruisit alors son identité sur un fond religieux, mais surtout sur un espace (le Québec) et une culture communs à ses habitants. En même temps que l’instruction devenait accessible, les «Québécois» ont délaissé peu à peu les lumières de la religion pour éclairer leurs conduites collectives et individuelles. Durant cette période, l’État a remplacé progressivement les communautés religieuses dans la dispensation des services de base à offrir à la collectivité (instruction, santé, soutien aux personnes dans le besoin, etc.), l’Église s’est vue ainsi confinée à un rôle complémentaire à l’État, rôle plus restreint et moins visible. Depuis, cette complémentarité est, à toutes fins utiles, disparue. Les quelques religieux qui s’occupent

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encore de répondre à de tels besoins le font à l’intérieur d’instances non confessionnelles ou alors multiconfessionnelles. L’Église a même maintenant peine à répondre aux besoins de ses propres communautés. Il faut également mentionner l’impact du concile Vatican II sur la société québécoise, cette nouvelle façon d’être en Église a suscité de vifs débats et a accéléré des prises de position fermes et contrastées envers l’institution. Au fil du temps, la société québécoise s’est largement déconfessionnalisée à un point tel que ce qu’écrivait Julien Green, alias Théophile Delaporte, à propos des catholiques de la France en 1924 a une résonnance comparable dans le Québec contemporain :

Les catholiques de ce pays sont tombés dans l’habitude de leur religion, au point qu’ils ne s’inquiètent plus de savoir si elle est vraie ou fausse, s’ils y croient ou non; et cette espèce de foi machinale les accompagne jusqu’à la mort.4

Si la distanciation de la religion est un fait dans le temps présent, elle a des conséquences non négligeables sur le plan social et politique. Les enjeux philosophiques souterrains qui ont favorisé cette distanciation sont à être explicités, mis au jour, avant que l’on puisse vouloir se conformer à l’esprit de ce temps en toute connaissance de cause. Bien sûr, il ne s’agit pas d’identifier ces enjeux afin de les disqualifier, mais plutôt de reconsidérer dans une perspective plus large la source et les effets de la distanciation. De fait, on doit le constater : l’effritement du religieux dans la société fragilise le fondement identitaire de ceux qui reconnaissent appartenir à cette Église et, par conséquent, ébranle la cohésion des individus qui composent ce groupe social. Tout se passe comme si la confrontation entre la cité de Dieu et la cité des hommes était une cause entendue, un non-débat à notre époque. Cette opposition, formulée par St-Augustin5, a aussi une implication politique qui oblige à porter la réflexion à

l’extérieur de ce cadre. Ainsi, le lien réciproque unissant ces deux cités, qui sont

4 Théophile Delaporte (Julien Green), «Pamphlet contre les catholiques de France», dans Œuvres complètes, t. 1, Paris, Gallimard (coll. La Pléiade), 1972, p. 879. Il s’agit des premières lignes de ce

pamphlet.

5 Saint-Augustin formule pour la première fois cette opposition dans son livre La Cité de Dieu dont

l’écriture débute en 413 pour se terminer en 426. Voici comment il envisage les deux cités :

«Deux amours ont donc bâti deux cités : l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu, la cité de la Terre, l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi, la cité de Dieu. L'une se glorifie en soi, et l'autre dans le Seigneur. L'une demande sa gloire aux hommes, l'autre met sa gloire la plus chère en Dieu, témoin de sa conscience. L'un, dans l'orgueil de sa gloire, marche la tête haute ; l'autre dit à son Dieu : ‘Tu es ma gloire et c'est toi qui élèves ma tête.’ Celle-là, dans ses chefs, dans ses victoires sur les autres nations qu'elle dompte, se laisse dominer par sa passion de dominer. Celle-ci nous représente ses citoyens unis dans la charité, serviteurs mutuels les uns des autres, gouvernants tutélaires, sujets obéissants. Celle-là, dans ses princes, aime sa propre force. Celle-ci dit à son Dieu : ‘Seigneur, mon unique force, je t'aimerai.’ » (XIV, 28, 1), tome 2, Paris, éd. du Seuil, 1994, p. 191-192.

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coextensives à l’humanité entière (pour parler le langage théologique), s’appuie sur leur prétention à l’universalité et à la primauté exclusive de l’une par rapport à l’autre. Force est de constater que la philosophie politique contemporaine a réduit cette dualité à l’unique cité des hommes, l’autre cité étant reléguée à la sphère du privé6.

Le Québec fut un lieu protégé où les deux cités ont coexisté, chaque cité tirant avantage de l’existence de l’autre. Toutefois, le changement de relevance des institutions, l’Église laissant à la société civile plusieurs des responsabilités qu’elle assumait auprès de la population, a produit l’effritement d’une de ces cités.

L’un des effets importants de cette mouvance est que d’une «ecclésiologie sociétaire»7,

pas toujours respectueuse des origines chrétiennes, plusieurs théologiens de l’Église québécoise passent à une ecclésiologie qui se rapproche de la communauté et du peuple pour en arriver à une ecclésiologie éclatée ou à la carte :

L’Église est renvoyée à plus tard, elle n’est pas la préoccupation immédiate. On se pose des questions de foi, mais la réalisation d’une communauté est située dans un état postérieur. «Réglons les questions fondamentales. Ensuite, peut-être pourra naître une communauté».8

On en arrive ainsi à cette Église à la carte qui n’oblige pas à accepter ce «témoignage à porter». Or la foi, même si elle a un caractère privé, n’en a pas moins une dimension publique : «En tant que pratique, la foi se réalise dans la condition de disciple, dont la structure interne est mystique et politique»9. Cet engagement responsable en société

est, pour le disciple, «la suite du Christ» et celle-ci renvoie indéniablement à la sphère politique.

C’est pourquoi nous souhaitons observer l’évolution de cette relégation dans la sphère privée qui s’accompagne d’une perte de crédibilité et d’autorité. Nous le ferons en suivant la trajectoire du théologien Richard Bergeron. Notre choix revêt un intérêt double. D’une part, Bergeron pourrait être un cas type. Il se situe à un moment charnière. Son expérience témoigne d’une situation plus générale, mais qui se vivait autour de lui en silence. Il est représentatif de ce qui s’est passé. D’autre part, il a vécu dans sa chair ce retournement avec le grand avantage de l’avoir verbalisé, théorisé. Il est un témoin dans l’acception forte du terme. Certes, ce témoignage sur l’évolution

6 André de Muralt, L’unité de la philosophie politique de Scot, Ocam et Suarez au libéralisme contemporain, Paris, Vrin, 2002, p. 14.

7 Bernard Sesboüé, La théologie au XXe siècle…, voir le chap. V intitulé «Le siècle de l’Église», p. 159-200. 8 Bruno Chenu, Au service de la vérité, Paris, Bayard, 2013, p. 245.

9 Pierre-Yves Materne, La condition de disciple. Éthique et politique chez J. B. Metz et S. Hauerwas, Paris,

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religieuse et spirituelle ne fait pas toujours écho à la dimension politique structurante qui la recouvre comme enjeu central. Ce qui est présent en filigrane dans le texte fera l’objet de notre attention la plus vive.

Donc, d’une ecclésiologie sociétaire où la politique est inféodée à un lâcher-prise qui aboutit à une ecclésiologie individuelle, que reste-t-il de la «suivance»10 comme élément

structurant du politique? Ayant perdu cette qualité, l’Église-institution est-elle dépassée au niveau individuel et au niveau social? Peut-elle être refondée autrement? Suivre à la trace les travaux de Bergeron ouvre différentes avenues qui sont autant de réponses à ces questions fondamentales. L’analyse à laquelle nous procéderons nous permettra d’identifier finalement les principales conséquences de cette transformation socioreligieuse.

Il ne s’agit pas ici de faire œuvre de théologien dans cette analyse, mais plutôt d’appréhender cet enjeu de l’Église du Québec par l’histoire personnelle du théologien Bergeron. En fait, la démarche se veut phénoménologique, au sens où nous cherchons «à mieux comprendre ce que l’homme religieux entend faire, et comment il entend le faire»11. Bien sûr, cet homme religieux qu’est Bergeron a des motivations conscientes

dans ce faire, mais il a également des motivations moins conscientes qui sont à l’œuvre dans la structuration profonde de ce faire. En fait, l’approche phénoménologique veut prendre en compte les perceptions du sujet à l’égard du monde extérieur en tentant de comprendre l’«en-deçà» de ce qui est manifesté spontanément12. Ainsi, un événement

devient compréhensible s’il peut être éclairé «par les visées qui forment le projet du

monde au sein duquel il surgit»13.

La compréhension de ce projet du monde, pour être la plus complète possible, doit se faire à partir d’une trame, d’une histoire. Cette dernière permet d’examiner «le rôle joué par la trajectoire que suivent les acteurs afin de mieux comprendre les phénomènes»14. Le point de vue historique est ici un regard complémentaire :

…un individu n’est pas qu’un individu : il est une totalité universalisée par son époque, il est le produit de son temps en même temps que le temps est produit

10 Ibid., p. 14. La notion de «suivance», dans la théologie récente, veut désigner «la suite de Jésus». 11 Voir la synthèse fort éclairante sur ce sujet d’André Couture, «Quelques réflexions en marge d’un

nouveau programme de culture religieuse dans les écoles du Québec», présentée à l’Assemblée des professeurs de la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, décembre 2005, document disponible sur www.religion.qc.ca , p. 6-9.

12 Jean-Pierre Pourtois et Huguette Desmet, Épistémologie et instrumentation en sciences humaines,

Bruxelles, éd. Pierre Mardage, 1988, p. 23.

13 Robert Legros, «Phénoménologie et question de l’homme» dans La liberté de l’esprit. Qu’est-ce que la phénoménologie?, Hachette, no 15, 1986-1987, p. 78.

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par lui. Le chercheur doit être capable de saisir la synthèse réciproque de la personne et du système social dans lequel elle vit.15

De fait, l’histoire personnelle et la trajectoire intellectuelle de Bergeron, intimement liées, ne sont pas à négliger, car elles peuvent éclairer la cohérence de ce «projet du monde». Cherchant à évaluer la cohérence de l’ensemble du parcours de Bergeron en reliant chacune des séquences de sa réflexion, nous optons pour une démarche qui permet de faire ressortir la part d’investissement existentiel et les éléments structurants qui lui ont permis de mieux se définir comme religieux. Ces applications de l’esprit à un tel objet, ce sont, en phénoménologie, des intentionnalités16 qui peuvent être des

contenus latents que les contenus manifestes ne formulent pas17 : il faut alors les faire

advenir, c’est-à-dire lire entre les lignes afin d’accéder à ce deuxième niveau et trouver le sens caché de ce contenu latent. L’attention se dirige alors sur ce qui est révélateur dans les écrits de Bergeron de la construction de sa cohérence personnelle en ce qui a trait à son lien avec l’Église. C’est pourquoi nous avons identifié les livres où Bergeron articulait sa pensée sur cette notion. Chaque livre porte sur un thème précis que Bergeron décortique avant de reconstruire. L’analyse serrée du thème et de son développement nous permet de dégager le noyau central de sa réflexion qui répond à la question existentielle en amont. Cette intentionnalité correspond elle-même à une élaboration partielle du «projet du monde» de Bergeron.

De plus, nous cherchons à présenter le contexte socio-religieux, non pas en lui-même, mais tel que perçu par Bergeron : c’est «son» Église qu’il met en jeu en assumant la subjectivité de son analyse et non pas l’Église en soi (qui ne se retrouve jamais tout à fait dans les différents visages qu’on peut lui prêter). Nous cherchons simplement à resituer Bergeron, autant que faire se peut, dans la complexité du réel tel qu’il le percevait et à évaluer la cohérence de sa posture sans référer à une «réalité objective» qui permettrait d’en juger.

Enfin, l’utilisation de la métaphore du jeu comme canevas de notre exploration met en lumière la toile de fond sur laquelle Bergeron agit, exerce sa liberté. En effet, selon Johan Huizinga, le jeu est

une action ou une activité volontaire, accomplie dans certaines limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement consentie, mais complètement

15 Jean-Pierre Deslauriers, Recherche qualitative; guide pratique, Montréal, McGraw-Hill, 1991, p. 17-18. 16 L’intentionnalité est, selon Husserl, la «particularité de la conscience d’être conscience de quelque

chose». Voir Henri Duméry, «Intentionnalité, philosophie», sur le site web d’Encyclopaedia Universalis, consulté le 2 septembre 2015.

17 Sur la distinction entre contenus manifestes et contenus latents, voir François Dépelteau, La démarche d’une recherche en sciences humaines, Québec, Presses de l’Université Laval, 1998, p. 297-298.

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impérieuse, pourvue d’une fin en soi, accompagnée d’une sentiment de tension et de joie, et d’une conscience d’être autrement que dans la vie courante.18

En ayant cette définition comme point d’appui, on peut ainsi imager le parcours de Bergeron comme être humain religieux au sein d’une communauté religieuse où l’on doit respecter des règles. Selon différents sens de ce mot19, le jeu est une activité

spécifique qui s’exerce dans un ensemble complexe; il désigne également le style ou la manière d’interpréter malgré l’encadrement imposé. On le constate, le jeu fait appel à des notions corollaires telles que les règles, les limites, la totalité, le risque, la liberté et l’invention : on peut « avoir beau jeu, jouer serré, montrer son jeu, dissimuler son jeu…». Préalablement, il faut accepter de «jouer le jeu» dans un ordre établi, imposé du dehors, qui se veut englobant (totalisant) pour le joueur. Une telle comparaison avec le jeu nous aide à mieux comprendre «l’espace de jeu» qui s’ouvre pour l’être humain qui engage sa liberté dans un cadre semblable et ce qui lui reste d’autonomie. Une meilleure compréhension, en lien avec le «style de jeu» de Bergeron20 comme religieux

peut se dégager et éclairer de l’intérieur son parcours, complétant ainsi notre démarche phénoménologique.

Ainsi donc, pour arriver à la saisie de l’intentionnalité, nous nous inspirons des travaux de Ninian Smart sur la phénoménologie méthodologique21. L’empathie, inhérente à

cette démarche, permet de cerner la totalité d’un phénomène sans en négliger les dimensions sociale, doctrinale et rituelle22 et sans perdre de vue la dimension

expérientielle engendrée par l’intégration des autres dimensions mentionnées, et qui les bonifie en retour. Conformément à cette démarche phénoménologique, il s’agit de faire émerger les intentionnalités, qui sont autant de moments dans la maturation de la pensée de Bergeron, permet de rendre présent ce qui est immanent dans son propos et qui est au fondement même de sa posture. Enfin, s’appuyer sur une histoire personnelle, suivre une évolution faite d’allers-retours, de jalons, de tentatives d’intégration et de réforme, met au jour un fil conducteur auquel il arrive de vibrer au diapason du cheminement de la société québécoise. Cette dernière affirmation se vérifiera à l’accueil que les milieux spécialisés ont fait aux écrits de Bergeron au fur et à

18 Johan Huizinga, Homo Ludens : Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris Gallimard, 1951, p. 57-58 19 Roger Caillois, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, 1967, p. 12-20.

20 Pour la petite histoire, Bergeron excellait au jeu de hockey : il aurait pu jouer dans une ligue

professionnelle. Par ailleurs, il n’a pas désavoué cette métaphore lorsque nous la lui avons présentée.

21 Ninian Smart, Concept and Empathy. Essays in Study of Religion, New York, New York University Press,

1986, p. 211-212.

22 Les dimensions mythique et éthique sont moins présentes en raison de l’angle choisi dans le traitement

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mesure de leurs publications23. De cette lecture se dégage l’enjeu d’une histoire

personnelle, que nous serons en mesure d’évaluer à la fin du parcours.

De fait, le théologien Richard Bergeron a vécu intensément cette évolution de la société québécoise à l’égard de la religion. D’ailleurs, lui-même juge son cheminement représentatif de ce qui s’est passé au Québec. Il s’exprime très clairement à ce sujet :

… mon parcours est, d’une part, une bonne illustration du chemin parcouru par nombre de collègues de mon âge et, d’autre part, un reflet de l’évolution de la théologie et de la problématique religieuse au Québec au cours des cinquante dernières années.24

Né en 1933, Bergeron a connu le Québec d’avant la Révolution tranquille, s’est fait instruire par l’Église et a fait partie de son élite en tant que religieux/théologien. Durant sa formation théologique, la fracture entre la religion catholique et la société québécoise est devenue plus importante. Sa réflexion théologico-philosophique témoigne sans complaisance de cet éclatement :

Qu’est-il advenu de la bonne vieille Église catholique et de son art de vivre chrétien qui a connu tant d’heures de gloire? Dans la cacophonie actuelle, elle continue timidement à enseigner, souvent dans une langue de bois, un art de vivre inventé par d’autres pour d’autres temps. En contexte de modernité, séculière et pluraliste, l’Église croit toujours savoir. Son discours, toujours le même, ne rejoint plus les gens devenus séculiers qui ne se reconnaissent plus dans cet art de vivre étranger et jugé désuet. Les tentatives de renouvellement enclenchées à Vatican II ont été outrageusement muselées et compromises par des autorités qui s’obstinent à vouloir refermer la porte timidement ouverte sur la modernité. Certains, plus conservateurs, s’accrochent désespérément et tentent de vagues restaurations qui apparaissent davantage comme des reviviscences du passé, genre village québécois ou acadien d’antan. D’autres, plus libéraux, croient toujours valable l’art de vivre chrétien, mais à condition de le soumettre à un périlleux processus de réinterprétation. D’aucuns plus critiques, désespèrent de l’institution ecclésiale tout en cherchant, en continuité avec le grand phylum chrétien, à se mettre à l’écoute de Maître Jésus. Nombre

23 Pour ce faire, nous avons interrogé plusieurs moteurs de recherche et différentes bases de données

dont ATLA et Érudit. Cette recherche permet de constater que les comptes rendus et les recensions à propos des livres de Bergeron ne sont pas très nombreux et que l’intérêt suscité par ses publications semble se limiter passablement au Canada-français, malgré une traduction en portugais de Hors de l’Église, plein de salut.

24 Richard Bergeron, «Mon parcours théologique (1950-2000) ou le passage du dogme au sujet», dans Des Théologies en mutation. Parcours et trajectoires, Montréal, Fides, 2002, p. 64-80.

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de nos contemporains font résolument l’opting-out; ils cherchent, en dehors de l’institution et de la sphère chrétienne, un art de vivre pertinent. Ils se tournent souvent vers les nouvelles religions, les spiritualités et thérapies modernes dans l’espoir de trouver une voie vivifiante.25

D’ailleurs, on peut penser que le choix de Bergeron de faire un doctorat26 sur les abus

de l’Église n’était pas un choix innocent et pouvait être une ultime tentative de justification/réconciliation en ces temps où s’opérait cette fracture entre l’Église et la société québécoise. Bergeron cherchera à traduire une fidélité réelle au message évangélique s’incarnant dans la communauté malgré la rigidité de l’Église dans un contexte social et politique où le Québec était en ébullition, alors qu’il vivait sa «révolution tranquille». Ses travaux plus récents réfèrent au désenchantement qui frappe le catholicisme et suggèrent des pistes de sortie de crise. Or, l’intérêt réside dans l’originalité de sa pensée qui, grâce à son expertise concernant les nouvelles religions, est d’une sensibilité particulière envers les courants spirituels contemporains.

Notre hypothèse de recherche est que, dans un premier temps, Bergeron cherche à réconcilier l’esprit du temps avec le christianisme, notamment le catholicisme d’ici. Ce qui était conforme à ce que vivait la société québécoise. Dans un deuxième du temps, par un mouvement inverse initié par les constats de cette tentative de réconciliation, il veut inscrire le christianisme dans l’esprit du temps et en montrer toute la pertinence. Il va même au-delà de l’Église-institution afin de reformuler une vie spirituelle chrétienne en cohérence avec les avancées de la théologie contemporaine. Toutefois, cette volonté serait en marge de cette évolution dont il se veut représentatif.

Il apparaît donc pertinent de suivre le fil chronologique des principales publications de Bergeron afin de bien circonscrire l’évolution de sa pensée. Chaque section de cette deuxième partie est intitulée du titre d’un de ses livres et elle est datée afin de bien marquer les étapes de l’évolution de sa réflexion. En plus de rendre compte de cette évolution par le contenu du livre, nous contextualiserons, autant que faire se peut, les circonstances de certaines publications dans la vie personnelle de Bergeron. Il s’y révélera une tension entre un désir d’adhérer à l’ecclésiologie catholique, et donc une volonté de s’y inclure, et un refus de cette même ecclésiologie, et par conséquent un effort pour s’en séparer et s’en distinguer. Cette tension entre l’intégration dans l’institution et la réforme de cette même institution fait écho au cheminement même de la société québécoise dans son ensemble qui hésite, elle aussi, entre l’acceptation et la

25 Richard Bergeron, La vie à tout prix! En quête d’un art de vivre intégral, Montréal, Médiaspaul, 2006,

p. 36-37.

26 Bergeron entreprend en 1962 des études doctorales à Strasbourg avec Maurice Nédoncelle sur

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contestation de l’institution, bien que Bergeron, dans son retour final à des valeurs chrétiennes renouvelées, marque paradoxalement un désaccord profond avec ce qu’est devenue cette même société.

Signalons que le premier livre portant sur les abus de l’Église revêt ici une importance particulière, car il balisera le parcours réflexif et discursif de Bergeron.

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2. Le fil chronologique : principaux moments d’une évolution

Nous l’annoncions précédemment, c’est en suivant le fil chronologique des principales publications de Bergeron que nous essaierons de suivre le développement de sa pensée sur l’enjeu de l’Église. La démarche phénoménologique nous permettra d’appréhender, à un niveau plus profond, l’intentionnalité à l’œuvre dans chacun de ses livres. Cela pourra permettre de mieux saisir l’articulation de cette pensée sur un enjeu que l’on peut qualifier d’existentiel pour notre auteur.

La réflexion de Bergeron, dans ses trois premières publications (Les abus de l’Église

d’après Newman, Obéissance de Jésus et vérité de l’homme, Le cortège des fous de Dieu), se déploie d’abord à l’intérieur du cadre de l’Église-institution. Par la suite,

Bergeron prend lui-même position envers l’institution dans un livre (Les pros de Dieu) que l’on peut considérer comme charnière. En lien avec cette prise de position, Bergeron propose une redéfinition du spirituel (Renaître à la spiritualité, Hors de

l’Église, plein de salut!) qui recadre sa compréhension d’une institution renouvelée (Et pourquoi pas Jésus?, Le couple comme nouveau lieu spirituel).

Pour chacune des publications, nous présenterons l’intention de Bergeron et la manière dont il structure sa réflexion. Nous ferons une courte synthèse de sa pensée en lien avec notre thème et nous en dégagerons, autant que faire se peut, les intentionnalités qui jalonnent le développement de sa pensée.

2.1 Les anciennes règles du jeu : Hors de l’Église, point de salut!

Hors de l’Église, point de salut. L’homme doit prendre position. Il doit accepter ou refuser. Il n’y a pas d’option médiane. Celui qui accepte s’en remet totalement à cette institution pour son salut. En elle, il se sait sauvé par le dynamisme d’une présence mystérieuse. Son acceptation ne peut qu’être absolue; elle est un abandon inconditionnel.27

Cette citation, placée ici en exergue, réaffirme le statut unique de l’Église catholique dans sa prétention implicite à l’absoluité et à l’exclusivisme qui explique la timidité avec laquelle cette Église accompagne l’évolution des sociétés vers le pluralisme religieux et à la rencontre des autres religions. Elle clôt en quelque sorte toute discussion. Se distancier de cette position, un tant soit peu, peut obliger à payer le prix fort, c’est-à-dire à être sanctionné par l’exclusion. Cette épée de Damoclès est venue à bout de bien

27 Richard Bergeron, Les abus de l’Église d’après Newman, Bellarmin, Montréal, 1971, p. 214. Bergeron

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des récalcitrants et a permis d’assurer l’obéissance à des décisions qui pouvaient être controversées. Par contre, n’était-ce pas l’occasion manquée d’un questionnement nécessaire, d’un repositionnement? De fait, on reprochera à l’Église catholique d’en faire l’économie. Dépositaire et gardienne du message, cette institution n’a pas à faire de compromis, à adapter le message à l’esprit du temps, à moins qu’elle le fasse avec beaucoup de réserve. Cette position sera également partagée par les Églises nationales. Un peu à l’étroit dans une Église catholique canadienne-française figée, en symbiose avec l’institution sur ce sujet, le jeune Franciscain Richard Bergeron s’y épanouit quand même grâce à une formation spirituelle et intellectuelle poussée donnée par des maîtres de grande qualité. D’ailleurs, en étant encouragé par la communauté franciscaine à poursuivre des études supérieures, le religieux apprend à répondre de manière approfondie aux interrogations que lui pose la société. Tout au long de sa formation, le jeune religieux n’hésite pas à partager ses interrogations : il dit tout haut ce que la plupart pensent et chuchotent.

Précurseur d’une remise en question de l’Église, qui le poursuivra toute sa vie, Richard Bergeron trouve de premières réponses qui sont en phase avec les avancées les plus progressistes du Concile. Par la suite, ces réponses deviendront plus personnelles, originales, distantes de l’institution.

Nous voulons rendre compte du dynamisme de ce cheminement. Ainsi, de la simple acceptation d’être dans une Église imparfaite, dans un effort pour vraiment faire partie de cette Église et de s’y intégrer (effort d’intégration), ce théologien franciscain passe insensiblement à une volonté de réformer cette même Église (effort de réforme) de façon à se rendre plus capable d’affronter les défis contemporains. Cet effort de réforme s’appuie, pour une part, sur une exploration de ce que doit être la véritable obéissance en Église, sur le vivre-en-Église et en communauté; et, d’autre part, sur un nouveau regard sur ce vivre-Dieu obtenu par l’exploration d’autres religions et des spiritualités qui en émergent. Ce qui a pour effet de revisiter la signification même d’être en Église. Telles sont les deux aspects de la réflexion de Richard Bergeron que ce travail tente de mettre en évidence, tout en en montrant les liens étroits avec l’évolution de la société québécoise en même temps que les dissonances avec cette évolution.

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2.1.1 L’effort d’intégration : les abus de l’Église d’après Newman (1971)

Une religion purement sentimentale n’est pour moi qu’un rêve ou une parodie de religion.28

Bergeron, jeune franciscain, obtient la permission de faire des études doctorales à Strasbourg. C’est un jeu de circonstances qui lui permet de poursuivre ses études universitaires dans un ordre religieux dont ce n’est habituellement pas la priorité : le supérieur du moment appuie de telles demandes parce qu’il a lui-même bénéficié de ce type de formation. Bergeron a vingt-neuf ans et il a déjà passé dix-sept ans avec les Franciscains, si l’on inclut sa formation depuis le pensionnat du niveau secondaire. Parti en 1962, il obtient son doctorat en 1965, les années mêmes où s’ouvre et se conclut Vatican II. Ce séjour à l’étranger coïncide également avec l’amorce de la Révolution tranquille au Québec de même qu’avec l’émergence de débats de fond sur les orientations de l’ordre franciscain. La culture franciscaine est en effet confrontée au courant dit «mouvement des spirituels»29 qui exerce une fascination certaine en lien

avec l’aggiornamento de l’Église. Toute cette période d’avant 1965 est qualifiée par Bergeron même de la «phase dogmatique»30 de son cheminement. La formation

acquise lors de cette période lui permet de soutenir la cohérence du modèle et d’expliquer les dérives de cette Église sinon de les justifier. Cette exploration de la pensée de Newman l’outillait pour faire face aux bouillonnements causés par le Concile et absorber les bouleversements d’une société québécoise en pleine maturation. La visée de Bergeron dans ce livre est formulée clairement : il veut apporter une «interprétation théologique des abus et des corrections de l’Église»31 dans le but

implicite de la réformer. Mais toute tentative de cet ordre doit commencer «par une intelligence profonde de la structure ou du système à redresser». Pour ce faire, Bergeron analysera les fonctions de l’Église catholique présentées par Newman de façon systémique en identifiant les principes régulateurs des différentes fonctions et les tensions générées par ces fonctions au sein de l’institution. C’est d’ailleurs l’architecture même du livre. Or, Newman est un géant de la pensée chrétienne32 qui introduit une

réflexion sur la foi vécue consciemment et sur ce que suppose un réel assentiment alors qu’on réclame de lui une qu’il croie aveuglément. Cela l’amène à réfléchir sur une

28 John Henry Newman, «Apologia Pro vita sua IV », dans History of my religious opinions from 1841-1845. 29 Les Spirituels franciscains voulaient vivre la règle de Saint-François dans sa littéralité et non pas selon les

interprétations qui en ont été faites par les autorités ecclésiastiques.

30 Richard Bergeron, «Mon parcours théologique (1950-2000) ou le passage du dogme au sujet», dans Des Théologies en mutation. Parcours et trajectoires…, p. 64-67.

31 Richard Bergeron, Les abus de l’Église d’après Newman. Étude de la Préface à la troisième édition de La via Media, Montréal, Bellarmin, 1971, p. 15. La prochaine citation est tirée de la page 14.

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institution qui brime les consciences. Le choix de Newman par Bergeron n’est donc pas arbitraire et Maurice Nédoncelle en 1971 marque bien l’utilité de ce propos dans la préface du livre :«Les abus de l’Église! À notre époque de crise et de contestation, y a-t-il un mot plus retentissant?»33. Cette question allait alimenter les réflexions de Bergeron

pour les quarante années suivantes. À tel point que, le chemin modifiant l’homme et le théologien, la posture de départ ne sera peut-être plus celle de l’arrivée. Nous referons donc ce parcours en prêtant une attention spéciale au commencement, car le commencement (d’une réflexion) est, dit-on, la moitié de tout34.

Comme Newman sera le modèle de référence de Bergeron tout au long de son parcours intellectuel, nous devons le présenter succinctement.

John Henry Newman (1801-1890) a contribué au renouveau de l’anglicanisme puis du catholicisme après sa conversion en 1845. Écrivain prolifique, Newman est l’auteur d’une quarantaine de livres et d’une énorme correspondance (32 volumes). Il est un penseur original et profondément actuel qui prend en compte la subjectivité pour proposer «l’abolition (ou le dépassement) de la pure subjectivité par le contact de l’homme intérieur avec la vérité divine»35. En effet, il est impossible de croire en sa

propre existence sans croire à l’existence qui vit dans sa conscience36. D’ailleurs, Benoît

XVI, dans son homélie de Noël de 2009, fera une allusion directe à Newman en déclarant que la raison peut entrevoir Dieu à travers la création et au moyen de sa conscience. Pourtant le don de la foi doit s’accompagner de la volonté pour en arriver à être vécu véritablement, comme l’explique Newman à une correspondante :

Je désire que vous vous demandiez sérieusement si vous avez une exacte notion de la manière dont on acquiert la foi. C’est, nous le savons, un don de Dieu, mais j’en parle comme d’un processus humain et atteint par des moyens humains. La foi donc n’est pas une conclusion tirée de prémisses, mais le résultat d’un acte de la volonté consécutif (following upon) à la conviction que croire est un devoir. (Notons bien ici l’intervention de la volonté, non dans l’acquisition de la conviction, mais dans l’exécution de ce que la conviction a vu.) La simple question que vous avez à vous poser est celle-ci : «Ai-je la conviction que je dois accepter la foi catholique romaine comme la parole de Dieu?» Sinon, au moins

33 Les abus de l’Église…, p. 9. 34 Proverbe attribué à Pythagore.

35 Joseph Ratzinger, voir le chapitre «Conscience et vérité» dans La communion de foi, vol. 2 Discerner et agir, Paris, Parole et silence, 2009, p. 194-197.

36 Résumé de John Henry Newman, «Apologia Pro vita sua», Bergeron a utilisé la version des Textes Newmaniens 5 (traduction par L. Michelin Delimoges), Paris, 1967. Une édition revue et corrigée est parue

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«Est-ce que je tends vers une conviction de ce genre?» ou «En suis-je proche?» Car, dès que vous avez la conviction que vous devez croire, la raison a fait sa partie, et ce qu’il faut alors pour la foi, c’est, non de la preuve, mais de la volonté. Nous sommes responsables de ce que nous choisissons de croire; si nous croyons à la légère, ou si nous sommes durs à croire, dans l’un et dans l’autre cas, nous avons tort.37

Newman écrit cette lettre en 1848 et cela, même s’il avait une vision claire des abus du catholicisme de son époque avant sa conversion :

Pendant son voyage à travers l’Italie et la Sicile, au début de 1833, il avait constaté l’état déplorable du système romain; il l’avait trouvé «misérablement corrompu», polythéiste, dégradant et idolâtre». Il y avait rencontré beaucoup «d’infidélité et d’impiété», beaucoup de «timidité, de paresse et d’esprit séculier». Partout c’était le règne de la superstition; partout on traite les choses religieuses avec une «frivolité misérable». La religion populaire était encore plus païenne qu’on pouvait l’imaginer.38

Après sa conversion, il cherchera à expliquer pourquoi, nonobstant de tels abus, le catholicisme demeure la religion la plus fidèle au christianisme originel. Pour ce faire, afin de démontrer la validité de cette démarche, il écrira une œuvre inclassable,

Grammaire de l’assentiment39, qui en expose, espère-t-il, la solidité.

Dans son livre, Bergeron relève l’insistance de Newman sur le caractère différent du catholicisme par rapport à l’anglicanisme, différence que ce dernier situait au niveau de l’éthos : le catholicisme est une religion de l’excès alors que l’anglicanisme «pèche par défaut». Au-delà de cet état de fait en lien avec les conceptions de ces religions qui conduisent à des pratiques différentes, il fallait juger de la fidélité de l’Église à l’idée chrétienne originale et, dans cette perspective, Bergeron souligne que Newman reconnaît une équivalence entre le catholicisme vécu et le christianisme intégral40. Pour

établir cette équivalence, il s’agit de constater l’existence d’un faisceau de vraisemblances qui, par l’accumulation et la convergence des probabilités confirmées par des indices historiques, conduisent à une certitude morale41.

37 Cité dans l’introduction de Marie-Martin Olive à Grammaire de l’assentiment (voir la référence plus

bas), p. 26 où l’on cite une lettre écrite à Madame Froude datée du 27 juin 1848.

38 Richard Bergeron, Les abus de l’Église…, p. 50-51.

39 John Henry Newman, Grammaire de l’assentiment, Introduction et traduction par Marie-Martin Olive,

Paris, Ad Solem, 2010.

40 Richard Bergeron, Les abus de l’Église…, p. 34.

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Alors pourquoi, se demande Bergeron, à la suite de Newman, doit-il y avoir «contraste» ou divergence en lien avec la certitude acquise? Cela s’expliquerait par des tensions entre les différentes fonctions de l’Église. Mais avant d’aller plus avant dans cette voie, Bergeron rappelle la liste des éventualités à la base des différends qui ont émaillé l’histoire de ces Églises et qui ont un caractère inévitable et nécessaire42 :

1. La dureté de la théologie;

2. La primauté relative de l’édification dans la religion;

3. Les conditions de la recherche scientifique pour les questions religieuses; 4. Les exigences de la charité;

5. La loi de la réserve («concealment»);

6. L’usage de l’économie dans le domaine de la religion; 7. L’exemple de l’Église apostolique;

8. La connexion du christianisme avec le système sacramentel; 9. L’enracinement naturel du culte;

10. Le caractère subjectif de la dévotion;

11. L’usage de l’économie dans le domaine du gouvernement; 12. La mission polyvalente de la fonction royale;

13. La primauté occasionnelle de l’opportunité.

Il s’agit là d’autant de sujets possibles de malentendus qui peuvent naître entre l’Église-Institution et l’Église-communauté. Toutefois, il ne faut pas s’attendre à de grandes transformations de la part du système ecclésial en ce qui a trait à ces sujets, car l’autorité et l’institution freinent de telles tentatives. Ce sont plutôt les individus qui enseignent, prônent, des possibilités de transformation en développant l’idée chrétienne et qui, grâce à leur influence personnelle, remplissent un rôle considérable dans le christianisme. Cette affirmation est nuancée toutefois : «Dieu nous sauve autant par l’un que par l’autre. L’institution est aussi nécessaire que l’événement»43.

Ce que Bergeron redécouvre chez Newman, c’est l’idée que l’Église a trois fonctions et cette analyse du fonctionnement ecclésial l’aide à comprendre la complexité de ce qu’il vit alors, mais également à entrevoir que cette Église possède les ressorts lui permettant d’évoluer. L’Église a donc trois fonctions qui ont chacune leur dynamisme propre : la fonction prophétique introduit et conserve la vérité de Dieu; la fonction sacerdotale accueille le don de Dieu à travers les signes et, en retour, l’homme pose des gestes d’adoration ou d’action de grâces; enfin, la fonction royale consiste à accueillir les

42 Ibid., p. 37.

43 Ibid., p. 99. Newman reprend ici certaines idées de Jean Calvin dans Institution de la religion chrétienne,

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hommes et les structurer en un seul peuple pour en assurer l’unité. Ces fonctions interagissent entre elles et ces interactions entraînent des frictions parce que l’Église est «de façon indivise philosophie, religion et corps sociopolitique»44. Newman affirmait

même que, comme la conscience est l’essence d’une religion naturelle, la suprématie d’un apôtre ou d’un pape ou d’une Église est l’essence de la religion révélée. Bergeron reprend les explications que donnait alors Newman : l’Église est une réalité prophétique qui doit contrôler sa révélation. Toutefois, la liberté théologique est également nécessaire parce que la controverse permet d’approfondir cette révélation. Si la controverse persiste, il faut la présenter à une instance, évêque ou faculté de théologie, qui puisse en disposer. Rome est ici un recours de dernière instance. En fait, «la théologie protège la vérité contre le dogmatisme de l’autorité»45, insiste alors Bergeron.

L’Église aurait ainsi une double infaillibilité : une infaillibilité active avec le collège épiscopal et une infaillibilité passive avec l’assemblée des fidèles, dont les théologiens. Bergeron retient l’analyse de Newman selon laquelle la dialectique activité-passivité est toujours restée au cœur des difficultés du développement de l’idée chrétienne.

Qui plus est, Bergeron poursuit une réflexion inspirée de Newman sur le principe d’économie, utilisé par l’Église : il peut engendrer des tensions en étant la source de quiproquos importants. On veut par ce principe enseigner la vérité pour qu’elle soit vérité pour l’autre et pas seulement pour soi. Bergeron souligne que l’on veut «la vérité certes, mais pas forcément toute la vérité : telle est la règle de la vie en société». Le but ici n’est pas de taire la vérité, ni de tromper, mais de la présenter sous une forme plus appropriée à l’autre, sans la dénaturer. On copie ici la pédagogie utilisée par Dieu avec l’homme : ainsi le paganisme, le judaïsme et le christianisme ont dévoilé Dieu par approximations successives46. Le Christ a fait de même. L’Église le fait également dans

l’exercice de ses fonctions, mais surtout dans sa fonction prophétique, car elle doit respecter ses membres. Elle sera patiente et condescendante47. Newman parle

d’ailleurs du théologien catholique en ces termes que cite Bergeron :

Il ne pense pas à lui-même, mais à une multitude d’âmes, les unes malades, les autres coupables, entraînées par le péché, envahies par le mal; et il essaie de toutes ses forces d’arriver à les sauver de leur état misérable. Afin de leur épargner des fautes encore plus détestables, il essaie, en allant aussi loin que sa conscience le lui permet, de fermer les yeux sur certaines fautes qui, tout en

44 Ibid., p. 101. 45 Ibid., p. 120. 46 Ibid., p. 122. 47 Ibid., p. 129.

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restant fautes, sont cependant d’un caractère moins grave et d’une importance moindre.48

Bergeron conclut de ce principe d’économie ad intra qu’il ne saurait être question d’imposer à tous les membres de l’Église les mêmes normes de religion et de morale. S’appuyant sur la condescendance charitable, l’économie fait appel à la prudence dans son application. Elle se trouve même à contrebalancer la suprématie de la théologie. Cette coexistence aura donc selon Bergeron une conséquence déterminante : «…dans une religion aussi universelle que le catholicisme, il y aura toujours une doctrine ésotérique, développée par la Schola Theologorum, et une doctrine exotérique, enseignée au peuple»49.

Les tensions sont aussi présentes avec les autres fonctions de l’Église. Ainsi en est-il entre la fonction prophétique et la fonction sacerdotale. Bergeron souligne que, pour Newman, l’éthos du catholicisme étant caractérisé par l’excès, le décalage entre le croire et l’agir peut être aussi une source de tension. Celui-ci peut déformer le spirituel, le dégrader, voire le pousser vers la superstition50. Par ailleurs, la religion vit de ce qui

est édifiant et cela peut être difficilement conciliable avec une démarche rationnelle de foi. À tel point que «la vérité doit parfois reculer au nom de la religion»51.

C’est pourquoi, dans sa fonction prophétique, l’Église doit prendre en compte les requêtes du principe d’économie qui doit la gouverner. Ainsi, en tenant compte seulement de la fonction prophétique, le théologien fera une interprétation stricte. Toutefois, il pourra avoir le souci d’en faire une interprétation minimaliste afin de rendre le principe plus tolérable. Il en est de même de l’exégèse qui pourra aussi proposer une interprétation minimisante d’un axiome comme «hors de l’Église, point de salut»52. Cette interprétation est dictée par la charité. Sans la modération introduite par

l’utilisation de ce principe d’économie, l’Église serait tyrannique. Or, même si l’Église repose sur le dogme, elle n’en vit pas et il n’y a pas pire tyrannie que le dogmatisme. Parce que toute discussion théologique doit se faire entre gens compétents, Bergeron constate que Newman ne souhaite pas qu’elle se fasse sur la place publique. Cette recherche de vérité ne doit pas devenir une «pierre d’achoppement» pour le peuple

48 Ibid., p. 130. 49 Ibid., p. 133.

50 Voir les pages 140 à 153. 51 Ibid., p. 158.

52 Ibid., p. .162. Cette formule vient de Cyprien de Carthage (IIIe siècle). Cyprien affirmait la validité des

sacrements de l’Église («ministre» des sacrements) à l’encontre des chrétiens qui, en toute connaissance de cause, se joignaient à des sectes chrétiennes dissidentes. On donne ici un tout autre sens à la notion d’exclusion : c’est l’appartenance à la bonne Église qui est le critère déterminant.

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chrétien, c’est pourquoi on préconise un certain ésotérisme : «malheur à celui par qui le scandale arrive». Toutefois, même si certaines nouveautés théologiques sont proscrites afin de préserver la masse, on ne devrait pas pour autant les qualifier d’hérétiques. En effet, les hérétiques font, malheureusement, bien souvent valoir la dimension intellectuelle sans se soucier de la dimension pastorale. Pourtant, cette dimension pastorale est importante, car elle permet à la théologie de ne pas sombrer dans le rationalisme et l’hérésie.

Quant à la tension entre la fonction prophétique et la fonction royale, le fait que l’Église ait une structure à l’image de l’état (impérial) indique que le Christ a confié ses sujets à des représentants qui le gouvernent. La papauté est garante de l’unité. Bergeron en signale cependant la limite :

Quand ce souci authentique de l’unité se conjugue avec la soif du pouvoir, on aboutit fatalement à l’identification pratique de réalités fort différentes : l’unité devient uniformité, monolithisme et centralisation. C’est le recul de la liberté au profit du droit, de la législation et de l’administration. L’Église présente alors le spectacle choquant d’un pouvoir centralisateur hypertrophié, amenuisant la liberté et l’initiative des individus. La centralisation excessive aboutit nécessairement à la bureaucratie, à l’absolutisme, au despotisme et à la dépersonnalisation des rapports humains; elle marque le triomphe de l’administratif et du canonique sur la liberté évangélique, du système sur l’influence; du dogmatisme sur la recherche théologique.53

Bergeron résume Newman qui fait de la catholicité le deuxième trait de l’Église impériale : comme «philosophie», cette catholicité est apostolique alors que comme religion, elle est sainte. C’est cette caractéristique qui assure l’indépendance de l’Église et sa souveraineté. L’attachement à Dieu peut faire en sorte que bien des personnes renoncent aux biens matériels pour les remettre à l’Église en signe de gratitude. Il y a donc une perception de richesses, de biens accumulés. De plus, comme l’Église prône les vertus civiques et par voie de conséquence la stabilité sociale, cela profite également à son développement. C’est pourquoi, conclut Bergeron à la suite de Newman, un conservatisme préconisant le maintien de l’ordre établi peut devenir une tentation pour les autorités ecclésiastiques qui pourront même obtenir de cette Église des avantages personnels :

Par une étonnante dialectique, la richesse de l’Église s’accroît au rythme même de son détachement; et cette prospérité devient presque immanquablement une

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occasion de conservatisme pour les responsables ecclésiastiques. L’Église semble enfermée dans un cercle vicieux : détachement-prospérité-conservatisme-spoliation. Et le cycle recommence.54

Par conséquent, le principe directeur du gouvernement de l’Église est la convenance dans l’action. Cet intérêt pour le bien commun qui guide son action est bien différent de la connaissance de la vérité, but de la théologie. La vérité a une valeur absolue alors que ce qui est opportun à faire connaître peut varier d’un pays à l’autre. On comprend facilement la tension entre ces deux pôles. Tension qui peut avoir un aspect bénéfique : la théologie est ainsi protégée du danger de l’autoritarisme alors que la convenance de l’action protège de l’hérésie.

Certes, l’autorité peut réduire la théologie au silence, car il peut n’être pas opportun de discuter d’un sujet. Cette interdiction peut être une occasion de progrès spirituel et théologique pour l’intimé alors que le souci de l’opportunité peut aussi être un facteur de progrès dogmatique parce qu’il affirme une «primauté occasionnelle» sur la théologie55.

Chaque fonction de l’Église ayant sa visée propre, une visée est parfois incompatible avec les deux autres visées, l’équilibre est toujours menacé par le dynamisme des fonctions.

Il va sans dire qu’en dehors de ce problème organique lié à l’existence même de l’Église, la nature même de l’être humain explique aussi les abus de l’Église.

Newman était même allé plus loin : le croyant est un autre Christ et il est ainsi également Église. Il vit donc de telles tensions intérieurement et elles sont au cœur du développement de sa personnalité religieuse.

Bergeron juge l’explication de Newman valable, mais incomplète56. Il note en plus qu’il

ne faut pas négliger les tensions qui cohabitent à l’intérieur même de chacune des fonctions. Ainsi, la fonction prophétique doit trouver un équilibre entre parole de Dieu et tradition; la fonction sacerdotale, entre la communication du salut de Dieu et le retour des hommes (par exemple, la liturgie incarne cette tension); et, la fonction royale, entre catholicité (élargir la base des croyants) et unité (structurer cette base). Les tensions internes à chaque fonction peuvent déboucher sur des abus aussi graves

54 Ibid., p. 186. 55 Ibid., p. 191. 56 Ibid., p. 222.

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que les tensions externes57 et Bergeron se sert ici des distinctions opérées par Newman

pour en tirer des applications nouvelles.

Pour le croyant qui cherche à comprendre son appartenance à l’Église, ce n’est pas simple : en plus de comprendre en lui-même et pour lui-même le jeu d’équilibre des trois fonctions, il se doit en plus d’arbitrer les tensions relatives à chacune des fonctions. Il y aussi cette question lancinante qui traverse ces situations d’abus de l’Église : ces tensions, lorsqu’exacerbées, sont-elles les signes de son déclin ou de son développement? Seraient-elles des idées chrétiennes en train d’aboutir? Bergeron laisse supposer qu’il croit à cette affirmation de Newman. Mais, ces mêmes idées, ne participant plus à un quelconque développement de l’Église-institution, pourraient peut-être trouver leur résolution en marge du cadre proposé ou imposé.

Ce premier livre de Bergeron, de facture plutôt académique, reprend à son compte la pensée de Newman. Ainsi, on ne peut s’empêcher de déceler dans ce travail la volonté de Bergeron de répondre à un problème bien réel dans son histoire personnelle au sujet de la manière d’obéir à une Église-institution qui n’est pas conforme à certaines attentes. L’idée maîtresse du livre est cette reconnaissance qu’il peut être du devoir du chrétien de s’attaquer à la restauration de l’institution, mais avec cette réserve qu’il ne doit pas remettre en cause l’édifice même dont l’existence se justifie par ailleurs. Cet appel à la prudence sera difficilement entendu par Bergeron. La rénovation de l’Église en cours en ce moment-là avec Vatican II suscite déjà d’énormes attentes et beaucoup d’impatience envers les résistances au changement qui en ralentissent l’élan.

Comme en témoignent les comptes rendus de l’époque, le livre a reçu un bon accueil. Jean-Guy Pagé58 souligne que la sagesse de Newman devrait inspirer les théologiens

d’aujourd’hui : souhaiter restaurer une partie de l’édifice n’autorise pas à ébranler toute la construction. Ce «bon ouvrage de théologie positive» est d’actualité, car il aborde «un problème qui se repose aujourd’hui, celui des abus de l’Église et du scandale qu’ils provoquent…». Avec le recul du temps et en considérant l’œuvre du théologien d’aujourd’hui qui a écrit ce livre, cette dimension a certainement été au cœur de ses préoccupations. Gilles Bourdeau59 vante le mérite de Bergeron de continuer encore

aujourd’hui le débat sur les abus de l’Église. Toutefois, il déplore que Bergeron ait recours à des catégories d’analyse du XIXe siècle, celles de Newman, sans les

57 Ibid., p. 225.

58 Jean-Guy Pagé, compte rendu de Richard Bergeron, Les abus de l’Église d’après Newman, Montréal,

Bellarmin, 1971, paru dans Laval théologique et philosophique, 28, no 3, 1972, p. 312-313.

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