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Le couple comme nouveau lieu spirituel (2011)

2. Le fil chronologique : principaux moments d’une évolution

2.3 Les nouvelles règles du jeu : hors de l’Église, plein de salut!

2.3.2 L’effort d’intégration

2.3.2.2 Le couple comme nouveau lieu spirituel (2011)

Seul le couple qui se pose comme lieu spirituel… peut être le porteur et l’agent d’une spiritualité séculière appelée à dépasser les limites du couple lui-même, de la famille et de l’espace privé pour s’inscrire dans le tissu social et politique et, éventuellement, se traduire en humanisme et en humanitaire.210

Dans son dernier livre, Bergeron explique que sa sortie de la religion a été l’occasion de découvrir un nouveau modèle spirituel qui pourrait faire croître l’adhésion à cette foi renouvelée. Ainsi, dans son livre Le couple comme nouveau lieu spirituel, il souhaite inscrire la spiritualité séculière à l’intérieur du couple. Cette réalité du couple est devenue la sienne depuis l’année 2000 et il l’a officialisé par un mariage civil en 2007. Bien sûr, dans cette réflexion, on retrouve la préoccupation qu’a Bergeron de se recréer un lieu d’ancrage au niveau de la spiritualité depuis son départ de la communauté franciscaine. On peut y voir aussi, en quelque part, la volonté de donner une voie

209 Raymond Légaré, Le livre du mois : Richard Bergeron, Et pourquoi pas Jésus?, Montréal, Novalis, 2009,

paru sur le site web du réseau Culture et Foi, janvier 2010 (consulté le 25 juin 2014).

nouvelle à la Parole rassembleuse du Maître-Jésus au moment où les regroupements traditionnels que propose l’Église-Institution ne suscitent plus d’engouement. Ce délaissement est causé autant par le fait de la marginalité des positions d’un Jésus- séculier dessiné précédemment par Bergeron en rapport aux diktats officiels que par celui des difficultés de vivre en Église en région : elle peine à assurer une présence minimale auprès des populations locales. Mais il y a plus et c’est la raison qui nous fait investiguer d’un peu plus près cet ouvrage. Bergeron soutient que «…dans la mesure où il se structure comme lieu spirituel. Le couple moderne devient (…) l’agent principal d’une spiritualité séculière»211. Une telle inscription du couple moderne dans la

spiritualité à la fin du parcours de Bergeron mérite donc toute notre attention. Ce livre, d’un peu plus de 120 pages, est à la fois un témoignage sur ce que peut être un «couple spirituel» comme le Bergeron le vit et une quête d’une nouvelle communauté, d’un vivre-ensemble chrétien.

D’entrée de jeu, Bergeron souligne que l’Église a valorisé la famille et l’union qui la précède, au point d’en faire un sacrement qui sera institué autour de l’an mil. Le mariage avait comme but de procréer et ce n’est qu’avec la parution de l’encyclique

Casti Connubii212 en 1930 qu’il est également fait mention que c’est un lieu de soutien

mutuel et de perfectionnement pour les conjoints. De l’avis de Bergeron, cette situation a voilé la réalité du couple et ses potentialités spirituelles. De fait, le modèle que l’on proposait jusque-là était celui de la Sainte Famille, une image elle-même refaite sous l’influence de la spiritualité monastique. Un tel modèle de famille se résumait en une vie consacrée à Dieu et hors du monde. Il n’est pas surprenant que, traditionnellement, l’image de la famille proposée représente une Église en miniature, et que l’image du mariage représente une alliance humano-divine à la manière du Christ avec l’Église. Le couple n’a ici de sens que par la famille. Il ne pouvait être un lieu spirituel à lui seul, car il a une part d’ombre : les soucis occasionnés par le fait de vivre dans le monde, les relations sexuelles de même que la possibilité de perdition que l’on associe à la femme depuis Ève –il aurait fallu une vierge pour que ce lieu soit «pur».

La grande faiblesse de cette approche est de refuser de considérer le couple comme une grandeur autonome et de n’en chercher la valeur spirituelle que dans sa qualité de signe et de symbole d’une réalité autre, transcendante. C’est à proprement parler «la figure qui constitue le lieu spirituel», Pour poser la valeur spirituelle du couple, on part d’une réalité autre que le couple lui-même, soit le sacrement de mariage, soit une image de Dieu et de son dessein d’alliance, soit

211 Ibid., p. 123.

une vision du Christ et de sa relation à l’Église ou encore les impératifs «magistériels» concernant la sexualité et la planification des naissances.213

La modernité a fait du couple toute autre chose et les différences sont ici importantes. D’abord, il s’agit d’une union d’amour entre deux personnes. Ensuite, la transformation des conditions de vie a permis l’émergence de l’intimité entre ces personnes. De même, l’amour parental a dépassé ce qui était attendu du traditionnel devoir des parents. De plus, comme l’amour du couple moderne est profane, il ne se fonde en rien sur Dieu. Enfin, l’apparition du couple homosexuel a ajouté à la compréhension que nous devions avoir de cet amour entre deux personnes. Tenant compte de ces nouvelles réalités, Bergeron présente le couple, en tant que lieu spirituel pour les personnes en cause :

Je reconnais comme lieu spirituel le couple qui correspond à la description suivante : une association intime entre deux personnes, fondée sur l’amour réciproque et sur le consentement mutuel et impliquant engagement, durée et vie commune.214

Comme lieu spirituel, le couple doit rendre possible la vie spirituelle dont les éléments constitutifs sont un projet de vie, une ouverture à une transformation qui structure l’humain et le dépassement de soi. Cela suppose que ce lieu est un lieu de croissance de la vie spirituelle, ce qui n’est pas nécessairement le cas de tous les lieux qui se présentent comme spirituels. Alors que l’Église avait mis de l’avant le célibat consacré et la vie religieuse comme pouvant être de tels lieux, Bergeron ajoute le couple moderne comme nouveau lieu à la suite de l’expérience qu’il en fait et des conclusions qu’il en tire. Il faut mentionner qu’il fait ici l’économie de couples qui ont été salués par l’Église, par exemple Anne et Joachim ou encore les Martin, parents de Sainte-Thérèse-de- l’enfant-Jésus. Mais la question se pose : où se vit la vie sainte? Le couple, comme la communauté, peut y aider.

Ainsi, le couple, pour les personnes qui y sont impliquées, se présente comme un cadre où le «je» et le «tu» deviennent «nous» dans l’ici-maintenant. À la différence d’un cadre comme celui de la vie religieuse, le couple n’existait pas avant la décision des personnes de le former et il n’existera plus après sa dissolution. De ce fait, celui-ci doit s’inventer lui-même un cadre qui lui soit propre. Le couple peut être également envisagé comme une école de vie spirituelle exigeante, car il s’agit d’un engagement quotidien où la vie relationnelle est constamment revue en fonction du couple : l’autre l’obligeant à refaire l’unité de sa personne. Enfin, l’amour conjugal est propice au partage. L’amour de

213 Ibid., p. 21-22. Bergeron résume ici J. C. Sagne, L’Itinéraire spirituel du couple, Versailles, Éd. Saint-Paul,

2001, p. 32.

l’autre n’est jamais acquis de façon définitive et ce processus dynamique transforme même cet amour dans la relation que l’on a l’un devant l’autre et l’un par l’autre :

C’est un amour partagé, vécu dans la réciprocité et l’engagement libre qui intègre les trois formes d’amour : l’éros qui revêt la forme de la passion, du sentiment amoureux, du partage érotique, de la communion charnelle; la philia qui est une amitié faite de réciprocité, de communion des cœurs et des âmes, de partage, de souci de l’autre et de tendresse; l’agapè qui est don de soi sans espoir de retour, pouvant aller jusqu’au sacrifice de soi. L’amour conjugal épanoui est une merveilleuse combinaison des trois ailes de l’amour intégral. En mûrissant, il prend les traits de l’agapè, tout en conservant les attributs mystérieux de l’éros. Il est donc un puissant moteur de la vie spirituelle.215

L’amour conjugal se veut fécond et il se construit sur la différence sexuelle pour l’englober dans un amour de type androgyne. Le couple s’insère dans un processus évolutif dont le point de départ est la décision du «je» de quitter père et mère ainsi que sa vie antérieure afin de former, au terme de ce processus, un «nous» avec un «tu» qui décide également de participer à un même projet. La voie empruntée pour y arriver est l’amour que le «je» et le «tu» éprouvent réciproquement l’un pour l’autre. Il s’agit d’un itinéraire spirituel parce que les parties cherchent dans ce processus à s’accomplir humainement même si ce projet ne va pas sans difficulté :

Partir, c’est s’arracher à ce qui peut être bon, précieux, délectable; c’est s’en détacher. L’arrachement et le détachement évoquent toujours l’idée d’effort, de peine, de sacrifice. Il en est de même en spiritualité. L’arrachement-détachement est le côté «violent» de la démarche spirituelle, il soulève toujours des résistances, des refus, des regrets. D’où la tentation de regarder en arrière. Quitter père, mère, famille, gang de chums, ville, patrie, style de vie de célibataire, fréquentations frivoles, vie libertine et existence dissipée, c’est finalement libérer l’espace pour permettre l’avènement d’autre chose : le couple. Cet arrachement n’est pas forcément rupture, mais il implique toujours la transformation radicale des liens et du mode de vie antérieurs.216

On doit être également vigilant avec le but que l’on donne à la vie de couple. Il ne s’agit pas d’être fusionnel ou symbiotique, car il y aurait dissolution complète des «je»; ni non plus, un couple de type juxtaposé, où les «je», même s’ils sont ensemble, vivent de façon parallèle; encore moins de type superposé dont les deux modèles,

215 Ibid., p. 52-53. 216 Ibid., p. 63.

pouvoir/soumission ou dépendance/sacrifice, conduisent à la disparition d’un des deux «je». La relation dans le couple se doit plutôt d’être dialogale, au sens où chaque «je» est égal à l’autre et libre. Ce modèle qui nécessite une relation de réciprocité est, selon Bergeron, le fondement du couple comme lieu spirituel. Bien sûr, ce couple évolue dans sa relation :

Ainsi donc, petit à petit l’éros, qui est initialement surtout sexuel et possessif, sera influencé par la philia et, grâce à elle, l’agapè viendra s’insérer en lui; sinon l’éros déchoit et perd sa nature même. Par ailleurs, l’être humain ne peut pas vivre exclusivement d’agapè, d’amour oblatif. Celui qui donne de l’amour doit en recevoir comme un don. Les trois formes de l’amour en interaction, qui façonnent l’amour conjugal, ne se laissent jamais séparer l’une de l’autre; elles sont appelées à trouver leur juste équilibre dans l’unique réalité de l’amour conjugal.217

On comprend que cet amour conjugal s’exprime à deux niveaux : l’amour dans le couple et l’amour du couple. Le premier niveau rend compte de la dynamique interne du couple tandis que le deuxième niveau est une sensibilité moins égocentrique sur ce qui lui est extérieur tout en étant plus ou moins proche, un dynamisme tourné vers les autres. C’est précisément à ce niveau que cette «transcendance immanente», «prend le relais de la religion et définit un nouvel espace du sacré»218. Cette spiritualité

conjugale repose sur six piliers : l’attachement, le partage, la fidélité, le plaisir, la pureté et l’ouverture au monde. Si certains de ces piliers sont congruents avec ce que l’on associe à la notion de couple, d’autres demandent à être explicités. Ainsi, la fidélité est un pilier parce qu’elle est promesse dont la formulation même implique un don de soi. Ce don comporte une dimension sacrée et affirme la volonté de pérennité du couple dans un projet commun. Le plaisir, quant à lui, est une donnée essentielle du lien conjugal, notamment la sexualité qui revêt une importance non négligeable dans la vie d’un couple, et il ne doit pas être honni comme l’a longtemps fait la religion chrétienne. C’est son absolutisation qui pose problème, car on le confond dès lors avec le bonheur. Enfin, la pureté, que l’on a si souvent opposée à la sexualité, ne veut que rappeler la nécessité de respecter l’autre, d’être attentif à le considérer comme un sujet non pas comme un objet ou un moyen à ma disposition et d’agir en conséquence.

217 Ibid., p. 72-73.

218 Ibid., p. 75. Signalons que Bergeron souligne l’influence de Luc Ferry dans sa réflexion sur le couple et il

Bergeron reconnaît emprunter dans sa réflexion sur le couple plus à la philosophie et à la psychologie qu’à la théologie. La spécificité du couple chrétien réside dans la référence à Jésus. Celui-ci donne une vision du monde et propose une manière de vivre qui peut servir d’inscription dans l’ici-maintenant. Ce choix de positionnement qui ajoute au couple, «réalité autonome intramondaine», du sens et le reconfigure dans une perspective chrétienne :

La réalité naturelle du couple devient en christianisme un signe qui évoque, représente et incarne dans les coordonnées spatio-temporelles l’alliance humano-divine en Christ. L’amour conjugal renferme toujours quelque chose de sacramentel. Quand les conjoints sont chrétiens, le couple peut être réellement qualifié de sacramentel, quelle que soit la forme juridique, ou non, de leur engagement.219

Le parcours de Bergeron s’achève donc sur une ouverture à un christianisme inscrit dans la modernité. L’Église-institution n’arrive plus à assurer cette présence dans notre société et à répondre aux besoins spirituels de nos contemporains. C’est pourquoi Bergeron propose cette nouvelle pierre angulaire que pourrait être le couple moderne ayant Jésus comme référence et modèle. Cette pierre rejetée par les bâtisseurs pourrait refonder l’Église et être la réponse pour notre temps.

Il faut signaler que le couple lui-même a une importante démarche réflexive à faire sur sa propre condition pour en arriver à un tel terme. Cela pose tout un défi au couple quand on tient compte du rythme effréné du monde dans lequel celui-ci évolue. Bergeron dessine ici un idéal qui doit passer le test de l’acceptabilité pour le couple pris dans cette mouvance, condition préalable à un autre test : celui de la réalité.

De fait, la conception du couple dans notre société peut ne pas correspondre à cet idéal, la philosophe Claude Habib qui a étudié ce phénomène en a une toute autre perspective :

Le couple comme unité économique… est plus facile à concevoir que le couple contemporain qui se forme plutôt comme une unité de dépense et de distraction : les membres du premier sont tenus par le besoin, qui est une corde solide; ceux du second ne tiennent que par le désir de cultiver l’entente pour le plaisir de l’entente. Ce sont de faibles liens…220

219 Ibid., p. 127.

Dès lors, faire du couple un nouveau lieu spirituel demande de se donner une assise, une maturité, plus solide que ce que dénote cette tendance. Ce qui n’empêche cependant pas de le proposer comme une avenue possible.

Le livre de Bergeron suscitera très peu de commentaires, peut-être en raison de la marginalité, de plus en plus accentuée, d’un discours arrivé à son terme. Signalons-en un quand même : ce livre est une réflexion «originale et dense»221 qui fait appel à

l’histoire, à la sociologie et à l’expérience personnelle de l’auteur. La tradition chrétienne a associé le couple à autre chose pour juger de sa valeur, alors qu’il a une valeur intrinsèque. Il est un foyer d’un dynamisme spirituel et un lieu d’épanouissement qui en fait un «état de perfection» aussi valable que le célibat consacré ou la vie religieuse. À la différence de ces deux états, l’amour conjugal intègre les trois sortes d’amour (eros, philia et agapè), il «apparaît alors comme une grande aventure spirituelle profondément humain et humanisante».

L’ouverture de Bergeron envers différents modèles de couples présentés comme autant de processus d’humanisation, si elle est en phase avec l’évolution de la culture occidentale moderne, pourrait être taxée d’ethnocentrisme par d’autres. En tous les cas, le couple comme lieu spirituel tel que proposé ici n’est pas recevable par l’Église institution.

Ce livre parle de la gestion du prochain, de l’autre : comment sortir de soi et faire communauté en un nouveau lieu spirituel redessiné? La démarche de Bergeron était auparavant personnelle, il lui faut maintenant être inclusif afin de retrouver le vivre- ensemble, fondement de toute Église.

L’ultime préoccupation de Bergeron est donc de réfléchir au lieu même où il vit désormais sa vie chrétienne. Il se sent obligé en quelque sorte de boucler l’approfondissement intellectuel débuté avec la recherche doctorale dans les années soixante, et de donner enfin une réponse personnelle à sa question existentielle. Il portait en lui cette dernière question depuis longtemps et il fallait s’attendre à ce qu’il s’exprime intellectuellement à ce sujet. Il s’agit donc du huitième et dernier moment repéré grâce à cette lecture phénoménologique.

221 Réjean Plamondon, Le livre du mois : Richard Bergeron, Le couple comme nouveau lieu spirituel,

Montréal, Novalis, 2011, paru sur le site web du réseau Culture et Foi, août 2012 (consulté le 14 mai 2014).