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Se sortir du jeu sans quitter l’enjeu

3. Le fil conducteur: jouer le jeu

3.1 Se sortir du jeu sans quitter l’enjeu

Il n’y a que des histoires, les théories sont des histoires endimanchées.223

Richard Bergeron a toujours considéré les questions auxquelles il cherche à répondre comme étant des questions existentielles, en lien avec sa situation particulière :

Ma théologie a toujours été en relation dynamique avec un milieu concret, un terrain précis. J'ai reçu mes questions et mes interpellations des autres et des conjonctures socio-historiques plus que des livres. Les livres ont été d’un grand secours pour nommer, comprendre, interpréter les questions qui fondaient sur moi. Les autres ont ébranlé mes certitudes et m’ont forcé à penser autrement.224

Si cette dernière affirmation peut s’expliquer lorsque le hasard d’une affectation comme professeur d’université l’amène à s’intéresser aux nouvelles religions, il n’en demeure pas moins que Bergeron porte en lui une question fondamentale : l’obéissance à l’Église-

222 Bruno Chenu, L’Église sera-t-elle catholique?, Paris, Bayard, 2004, p. 25.

223 Maurice Bellet, Les allées du Luxembourg, Paris, DDB, 2004. Cité en exergue par Fernand Dumont dans

son livre Récit d’une émigration, Montréal, Boréal, 1997.

institution ou, plus exactement, envers le cadre imposé par l’institution. La question est d’autant plus importante qu’elle a structuré les choix de vie de Bergeron dès sa prime jeunesse. De fait, la question de la fidélité harcèle Bergeron et c’est cette question qui se déploie en théologie, d’abord au sein de l’Église, puis en dehors de ce cadre. Qualifiant d’ailleurs sa théologie de «viscérale», il s’investit tout entier dans cette enquête et il formule une réponse de plus en plus fouillée, documentée, en raison de son statut d’intellectuel et de sa longue carrière d’universitaire. Cela étant, le fait de prendre en compte la subjectivité le conduit à une contestation plus radicale, absente au début, en lien avec cette remise en question : car «…toute théologie qui a son point de départ dans la subjectivité prend figure d’une théologie de la résistance».

Par ailleurs, la lecture phénoménologique a permis de mettre au jour les intentionnalités de Bergeron au fur et à mesure que paraissaient ses principales publications. Celles-ci sont autant de moments, d’étapes, dans la structuration de son développement personnel et intellectuel. C’est ainsi qu’il défend, suivant en cela le fil chronologique de la maturation de son évolution personnelle, le caractère dynamique de la notion d’Église (premier moment) pour s’en servir comme levier afin de revendiquer son autonomie (deuxième moment) jusqu’à l’affirmation d’une liberté pleine et entière envers l’institution (troisième moment). L’exercice de cette liberté nouvelle suppose l’authenticité de la démarche (quatrième moment) qui demande à être objectivée (cinquième moment) afin de redessiner un cadre (sixième moment) qui puisse en justifier une praxis spirituelle (septième moment) et être susceptible de recréer d’autres types de communautés (huitième moment). La démarche phénoménologique révèle dès lors une cohérence que la vie de Bergeron peut ne pas exprimer dans un premier regard. En outre, cette maturation avait abouti, au sens où Bergeron ne souhaitait plus publier, si ce n’est une réflexion sur la condition de disciple, considérant qu’il avait dit ce qu’il avait à dire225. Pour le formuler autrement, en

reprenant son affirmation à l’effet qu’il répondait à ses propres questions existentielles par ses travaux, il avait vécu ce qu’il avait à vivre. La dernière réflexion non écrite sur la condition de disciple était déjà, en fait, inscrite dans son parcours de vie.

Cela peut expliquer pourquoi Bergeron n’aura pas d’autre choix que de s’exclure d’un cadre qu’il juge obsolète alors qu’il se veut fidèle et obéissant à un Jésus qu’il redessine. Ainsi, il fait, en quelque sorte, le chemin inverse de Newman, son maître à penser. En partant d’un même point de départ, le christianisme tel qu’il se vit, la compréhension d’un christianisme idéal amène Newman à se convertir au catholicisme alors que cette compréhension pousse Bergeron hors de cette même Église. Malgré les failles du

225 Affirmation faite par Bergeron lors de la première rencontre où il était question de ce projet d’écriture

catholicisme dont il avait pleinement conscience, Newman jugeait cette religion comme étant le plus près de cet idéal, donc comme la meilleure voie d’accès à Dieu. Bergeron juge que les failles sont trop importantes et qu’elles compromettent l’idéal226. Toutefois,

même à l’écart, il reste près de l’Église.

Par ailleurs, un retour à la métaphore du jeu peut être éclairant au niveau de la cohérence du parcours de Bergeron. Ainsi, en un premier temps, Bergeron a conscience que le jeu adopté, être homme d’Église, le sort de la vie courante. Il cherche alors à respecter les règles, en testant les limites afin de pouvoir occuper tout l’espace de (du) jeu. Dans un deuxième temps, le consentement volontaire de Bergeron au jeu fait défaut. Les règles n’étant plus acceptables de son point de vue, Bergeron se déclare hors-jeu. Or, selon Roger Caillois227, si la convention du jeu n’est plus respectée, un

joueur peut adopter quatre attitudes différentes : ambitionner de triompher grâce à son seul mérite (il ne compte maintenant que sur lui-même); démissionner (il compte sur tout sauf sur lui-même); revêtir une personnalité étrangère (un autre que lui s’invente un univers fictif) ou, enfin, poursuivre dans le vertige (en acceptant de ruiner sa stabilité et son équilibre de façon passagère…). Ne retrouve-t-on pas ici plusieurs attitudes-type de religieux confrontés à leur défaut de consentement, conscient ou non? De fait, Bergeron opte pour la quatrième attitude en reconnaissant que son défaut de volonté a comme origine la conception que l’institution se fait de la vie religieuse et de ce qu’est l’obéissance à l’autorité.

C’est pourquoi, tout en reconstruisant sa stabilité, Bergeron continue de vouloir jouer, à la différence de bien d’autres qui ont suivi le même cheminement et qui ont décidé d’abandonner. Il le fait en affirmant l’authenticité de sa démarche. Or, «…l’idéal de l’authenticité exige que nous découvrions et que nous formulions notre propre identité»228. Ainsi, il se construit toujours comme sujet fidèle (obéissant), mais en lien

avec un nouveau cadre qui n’est plus la fidélité à l’Église : il est fidèle à soi engagé chrétiennement. Au sein de cette nouvelle réalité, certaines modalités de l’ancien cadre ne conviennent plus. Par exemple, d’un idéal de vie en communauté qu’il a tenté d’adapter, Bergeron le redessine en fonction de la vie de couple. N’est-ce pas là cependant le retour du même? Bergeron tente de répondre toujours au même désir en tentant de le réaliser autrement en raison d’un constat d’échec. Plutôt que de renoncer

226 A contrario, Emmanuel Carrère, un distant de la foi, écrit: «Ce qui m’étonne le plus, ce n’est pas que

l’Église se soit à ce point éloignée de ce qu’elle était à l’origine. C’est au contraire que, même si elle n’y parvient pas, elle se fasse à ce point un idéal d’y être fidèle. Jamais ce qui était à l’origine n’a été oublié» (Emmanuel Carrère, Le Royaume, Paris, P. O.L., 2014, p. 615). Le jugement de Bergeron est certes en lien avec une exigence personnelle, ce qui n’entache pas sa légitimité.

227 Roger Caillois, Les jeux et les hommes…, p. 102-103.

à son désir, Bergeron se réapproprie l’appel originel qu’il se reconnaît avoir. Ce faisant, il légitime une nouvelle fidélité par la compréhension, qu’il prétend renouvelée, de ce qui est proposé comme cadre d’un choix de vie religieux, un peu à l’image du cheminement du fondateur de sa communauté d’appartenance.

Ayant pris sa retraite de l’université en 1995, Bergeron continue ses activités de recherche et de conférencier invité. Cependant, au fur et à mesure que ces prises de position et ses choix de vie l’éloignent du cadre de l’institution, l’accueil dans les instances catholiques officielles se fait plus rare229. Il sera plutôt invité dans les

organisations en marge de l’Église catholique, celles qui gravitent autour de l’institution. Être ce proche-lointain correspond à sa propre perception. En effet, dans un texte paru en 1999, Bergeron écrit «Je pars sans vous quitter…»230. Cette affirmation constitue le

noyau dur de son identité comme personne, religieux et théologien à la fin de son parcours. La suite de sa réflexion confirme qu’il s’est tenu dans cette posture, pour le moins, inconfortable : «… je me dois pourtant de déconstruire (je ne dis pas détruire), pour construire du neuf».

De quelle manière a-t-il assumé cette posture? D’abord, on doit reconnaître que Bergeron ne s’est jamais départi de son rôle d’éducateur au sens noble du terme conformément à la description que fait Paul Valadier de cette profession :

Non pas endoctriner, non pas imposer une morale, fut-elle laïque, mais expliquer, montrer les enjeux, trouver des clés d’analyse, donc motiver le «peuple» et susciter son adhésion réfléchie aux décisions envisagées.231

Nul besoin ici de rappeler le pouvoir d’influence de l’éducateur. Également, comme il s’agit d’un éducateur qui est en même temps chercheur, dans la façon de répondre à ses questions et de les reprendre, il élabore une réflexion qui se construit et qui s’approfondit comme en spirale. Pour ce faire, Bergeron a une démarche qui reprend les plus importants points en les approfondissant sous des angles complémentaires. Cette méthode permet l’approfondissement des thèmes dans ce qui semble être une répétition, mais qui en est, de fait, une élaboration plus précise232. Une telle méthode

s’inspire des sciences humaines quand il s’agit d’appréhender la réalité : il lui faut procéder par catégorisation afin de dresser une cartographie de l’objet étudié avec ce

229 Bergeron constatera la même réserve auprès de son ancienne communauté d’appartenance.

230 Richard Bergeron, «Pour la suite de ma vie….», dans En Bref, bulletin de liaison des Franciscains,

novembre 1999.

231 Paul Valadier, L’intelligence…, p. 108.

232 Bergeron parle ainsi de sa méthode à propos de son livre Renaître à la spiritualité…, p. 13. On peut

souci de ne pas rejeter ou oublier le sujet233, surtout dans un domaine aussi singulier

que celui de la spiritualité. Un tel processus évolutif ne peut jamais être tout à fait définitif pour celui qui l’a initié. Ainsi, les conclusions provisoires de ce processus, parfois éloigneront Bergeron, parfois le rapprocheront de l’Église. Car,

C’est ici, bien sûr, que se pose l’enjeu de l’éducation. Éduquer veut dire, si on se réfère à l’étymologie du mot, conduire en dehors de l’aliénation et de l’illusion. Ce n’est pas une entreprise banale et ce n’est pas parce que les institutions du sens commun se disent éducatives qu’elles éduquent. Celui qui s’éduque, en effet, est appelé à passer de l’hétéronomie du sens commun à l’autonomie d’un sens dont il se rend responsable, dans l’histoire humaine.234

Toutefois, une constante se dégage : la nécessité de l’existence de l’Église, voire son utilité, n’est jamais remise en question, car elle donne accès à une Parole qu’elle préserve, tout en l’interprétant, en même temps qu’elle donne des repères, des balises en lien avec cette interprétation235. Le défi que s’est donné Bergeron est d’écouter cette

Parole dans une nouvelle perspective, plus large que la théologie de l’institution, afin de se déterminer des repères différents. D’ailleurs, cette partie de la démarche s’apparente plus à une philosophie de la religion, au sens où c’est le phénomène de la religion qui est sous examen. Le projet du monde de Bergeron consiste à concevoir la religion comme structure d’humanisation et de relever ce qui entrave le passage d’un «soi originel» vers un «soi final»236, totalement humain. Il cherche plutôt à affirmer la

présence du divin comme constitutive de la nature/essence de l’être humain et cela, malgré le caractère subjectif d’une telle assertion. Cet appel de Bergeron à l’expérience du divin que fait chaque être humain s’avère constituer un fondement fragile à un fait que l’on veut objectif. Malgré ce détour que constitue le recours à la philosophie de la religion, Bergeron demeure théologien de par la fin qu’il poursuit.

Il va même plus loin. Son christianisme affiché, qu’il justifie par l’empreinte que Jésus a laissée dans la conscience humaine, est un modèle incontournable. L’ouverture de Bergeron est en fonction de sa référence : il part sans quitter. Cela repousse un peu plus loin, mais n’écarte pas complètement le reproche qui pourrait lui être fait d’exclusivisme et d’absoluité.

233 Cette préoccupation est manifestée depuis les travaux qui ont amené à la parution du Cortège des fous de Dieu… Voir en particulier à ce sujet p. 12.

234 Raymond Lemieux, «Croire, à l’épreuve des sociétés contemporaines», Lumen Vitae, no 4, 2004, p. 389. 235 À ce sujet, on lira avec profit Gérard Siegwalt, «Pourquoi l’Église?», Positions luthériennes, 1969,

p. 217-225. Cette conférence de Siegwalt résume bien les contours de cette question de l’utilité de l’Église.

Enfin, c’est un lieu commun que d’affirmer que le spirituel est aussi politique. En effet, la cité de Dieu, lorsqu’elle se réalise à l’échelle humaine, a une incidence sur la cité des hommes par le vivre-ensemble qu’elle propose. D’où les réactions à une telle présence dans la cité des hommes. Les réponses apportées par Bergeron à ce sujet en sont une confirmation. Il accepte cette présence avec certaines réserves. C’est ainsi qu’il s’associe à des théologiens qui contestent l’Église institution, tout au moins sa volonté centralisatrice et son passéisme, selon le jugement qu’ils en font. Par exemple, il sera l’un des signataires d’une lettre ouverte adressée aux évêques et au peuple croyant en 2005. Cette lettre revendique la décentralisation, la codécision, l’égalité entre les sexes, l’accueil de toutes les personnes et une orientation clairement œcuménique237. Il y a là

des enjeux politiques indéniables qui sont affirmés au nom d’une spiritualité qui se veut «éclairée».