• Aucun résultat trouvé

L'analogie des mots chez Thomas d'Aquin : quelques aspects du problème

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "L'analogie des mots chez Thomas d'Aquin : quelques aspects du problème"

Copied!
137
0
0

Texte intégral

(1)

MICHEL GRENIER

L’ANALOGIE DES MOTS CHEZ THOMAS D’AQUIN QUELQUES ASPECTS DU PROBLÈME

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de !’Université Laval

pour l’obtention

du grade de maître ès arts (M.A.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

JANVIER 2001

(2)

Qu’est-ce que le mot analogue? Pourquoi l’homme donne-t-il un même nom à des choses différentes, alors que les définitions des choses que signifie le nom ne sont pas tout à fait les mêmes? Et comment le mot analogue est-il divisé? De quelles manières les différentes définitions d’un même nom peuvent-elles être apparentées? Voilà le problème. Les définitions du nom analogue, en effet, sont apparentées parce qu’elles viennent, ou bien les unes des autres, ou bien d’une même autre définition. Car nous nommons les choses comme nous les connaissons, et non pas comme elles sont. Et nous donnons à une deuxième chose le même nom qu’à une première parce que la deuxième est à la première, ou bien selon un rapport simple, ou bien selon une similitude de rapports. Thomas d’Aquin n’ayant pas écrit de traité particulier sur le sujet, la recherche est menée à la lumière des principaux textes dans lesquels il parle d’une manière explicite de l’analogie des mots.

(3)

Table des matières

Table des matières... 1

Introduction... 5

1 L’analogie des mots... 5

1.1 Le nombre des choses et des définitions, et le nombre des noms... 6

1.1.1 Plusieurs choses et un seul nom... ... ... 6

1.1.2 Plusieurs définitions et un seul nom... 7

2 Pour éviter la confusion et l’erreur... 9

3.1 Le problème de l’analogie des mots... 12

3.2 Le problème de l’analogie des mots chez Thomas d’Aquin... 13

Première partie... 16

1 Le mot... 16

1.1.1 Une seule chose, mais plusieurs arts et plusieurs sciences... 16

1.1.2 La logique et la grammaire... 18

1.2.1 Le mot pour faire connaître... 20

1.2.2 Le mot est comme une automobile, un avion, une cuillère, une monnaie... 21

1.2.3 Le mot à la place de la chose... 22

1.3.1 Le mot, la chose et le concept... ... 24

1.3.2 Le signe... 27

1.3.3 Le signe naturel et le signe artificiel... 28

(4)

2.1.1 La chose, le nom et la définition... 32

2.1.2 La définition de la chose, dont le nom est un signe... 33

2.1.3 Même nom et définition différente... 35

2.2.1 Même nom et définition étrangère... 37

2.2.2 Le même nom à dessein et par hasard... 39

2.3.1 Même nom et définition apparentée... 40

2.3.2 Même nom parce que définition apparentée... 42

3.1 La ressemblance des définitions et la ressemblance des choses... 43

3.2 La ressemblance des noms et la ressemblance des définitions... 45

3.3 L’essence de la chose, la définition de la chose, et le nom de la chose... 46

4.1.1 Les définitions des choses viennent, d’une certaine manière, les unes des autres... 47

4.1.2 La ressemblance des définitions des choses analogues... 48

4.2.1 La définition d’une chose est dans les définitions des autres... 49

4.2.2 Toute la définition de la première chose ou une partie seulement... 52

5.1.1 Ajouter et enlever une partie de la définition... 54

5.1.2 D’une définition particulière à une autre... 56

5.2 Ajouter et enlever une partie de la définition: exemples... 57

6.1.1 La première définition du nom et la première chose du nom... 62

6.1.2 L’ordre de la connaissance et l’ordre de l’être... 64

6.1.3 La première chose a premièrement le nom... 65

6.2 L’ordre du nom, l’ordre de la connaissance et l’ordre de l’être... 66

(5)

Deuxième partie... 73

1.1 Division des choses qui ont le même nom... 73

1.2 Division des mots équivoques, univoques et analogues... 75

2.1 Plusieurs rapports à l’une des choses analogues ou à une autre... 78

2.2 Les choses paronymes... 81

3 Plusieurs rapports différents à une même chose ou un même rapport à plusieurs choses différentes... ... 85

3.1 Plusieurs rapports différents à une même chose... 87

3.1.1 Plusieurs rapports différents à une même fin... 89

3.1.2 Plusieurs rapports différents à un même principe... 90

3.1.3 Plusieurs rapports différents à un même sujet... 91

3.1.4 Les différents rapports à une même chose et les différentes causes de cette chose. 94 3.2 Un même rapport à plusieurs choses différentes... 96

3.3 Choses définies l’une à partir de l’autre... 98

4 Le même nom au genre à l’espèce... 99

4.1.1 Le nom du genre à l’espèce... 100

4.1.2 Le nom du genre à l’espèce qui a la différence négative... 101

4.1.3 La différence négative... 102

4.2.1 Le nom de l’espèce au genre... 103

4.2.2 Le nom de l’espèce qui a la différence négative au genre... 104

4.3 Le nom d’une espèce à une autre espèce... 105

4.4 Le même nom pour faire connaître une chose du même genre... 105

4.5 La différence négative et l’espèce la plus simple... 107

(6)

5.1 Même forme dans Γintelligence et même forme dans la réalité... 110

5.2 Le même nom, la même définition et la même espèce... 113

6.1 Le nom propre et la métaphore... 117

6.2.1 Le nom impropre et la définition très proche... 118

6.2.2 Le nom propre et la définition très éloignée... 120

6.3 Les choses analogues et les choses vraiment analogues... 121

7.1 La famille du nom... 124

7.2 La première définition concrète du nom... 124

7.3 Le mot analogue pour connaître les choses... 125

7.4 Des choses sensibles et concrètes aux choses intelligibles et abstraites... 126

Conclusion... 128

(7)

Le titre de ce mémoire pourrait être mal compris. Quel est donc le sujet de cette étude?

1 L’analogie des mots

Le mot analogie a plusieurs sens. Il peut signifier, entre autres, un rapport, une comparaison, une proportion, une proportionnalité. Il peut signifier aussi une ressemblance, une similitude, une conformité. Il peut signifier également une correspondance, une convenance, une affinité. Il peut signifier, en outre, une parenté, une association. Il peut signifier encore une union, une relation, une liaison, un lien.

Mais dans cette étude, que signifie le mot analogie? Il signifie, d’une manière générale, le fait pour plusieurs choses, dont les définitions sont différentes mais apparentées, d’avoir un même nom. Aussi, le mot analogie est lui-même un mot analogue, selon le sens dans lequel nous le prenons dans cette étude, puisqu’il signifie, comme nous venons de le dire, plusieurs choses dont les définitions sont différentes mais apparentées.

The primary meaning of ‘analogy’ or ‘proportion’ has nothing to do with analogous naming; it signifies a determinate relation of one quantity to another. It would be an obvious mistake to try to make this a kind of analogous name. It would be equally mistaken to try to make the analogy or proportion of effect to cause a kind of analogous name. There are other meanings and uses of ‘analogy’ that must be distinguished from analogous naming.1

Dans cette étude, le mot analogie signifie donc, d’une manière générale, le fait pour plusieurs choses, dont les définitions sont différentes mais apparentées, d’avoir un même nom.

1 MclNERNY, Ralph M., Aquinas and Analogy, The Catholic University of America Press, Washington, 1996, page 142.

(8)

1.1 Le nombre des choses et des définitions, et le nombre des noms

Même si nous avons un seul nom, en effet, nous pouvons avoir plusieurs choses.

[...] entre noms et choses, il n’y a pas ressemblance complète: les noms sont en nombre limité, ainsi que la pluralité des définitions, tandis que les choses sont infinies en nombre. Il est, par suite, inévitable que plusieurs choses soient signifiées et par une même définition et par un seul et même nom.2

Et non seulement nous pouvons avoir plusieurs choses, quand nous avons un seul nom, mais aussi plusieurs définitions.

1.1.1 Plusieurs choses et un seul nom

Premièrement, nous pouvons avoir plusieurs choses, même si nous avons un seul nom. En effet, nous ne pouvons pas toujours avoir un nom différent pour chaque chose. Non seulement parce que nous n’avons pas une mémoire assez grande, mais parce que le nombre des sons de voix est fini, tandis que le nombre des choses est infini. Par exemple, nous ne pouvons pas avoir un son de voix différent pour chaque flocon de neige singulier.

De plus, nous n’avons pas toujours besoin d’un mot différent pour connaître chaque chose, parce que nous pouvons connaître plusieurs choses à partir d’une seule définition. Par exemple, quand nous disons que ceci est un cheveu, nous n’avons pas besoin d’un mot différent pour connaître cela, qui est aussi un cheveu.

Quoiqu’il n’existe que des choses particulières, la plus grande partie des mots ne laisse point d’être des termes généraux, parce qu’il est impossible que chaque chose particulière puisse avoir un nom particulier et distinct, outre qu’il faudrait une mémoire prodigieuse pour cela, au prix de laquelle celle de certains généraux, qui pouvaient nommer tous leurs soldats par leur nom, ne serait rien. La chose irait même à l’infini, si chaque bête, chaque plante, et même chaque feuille de plante, chaque graine, enfin chaque grain de sable qu’on pourrait avoir besoin de nommer, devait avoir son nom. Et comment nommer les parties des choses sensiblement uniformes, 2 ARISTOTE, Organon: les Réfutations sophistiques, traduction J. TRICOT, Librairie philosophique J.Vrin, Paris, 1977, chapitre I, 165al0, page 3.

(9)

comme de l’eau, du fer [...] Et les mots particuliers seuls ne serviraient point à étendre nos connaissances, ni à faire juger de l’avenir par le passé ou d’un individu par un autre.3 4

Pour ces raisons, nous ne pouvons pas toujours avoir un nom différent pour chaque chose, mais nous avons souvent un seul nom pour plusieurs choses.

1.1.2 Plusieurs définitions et un seul nom

Deuxièmement, nous pouvons avoir plusieurs définitions, même si nous avons un seul nom. En effet, nous comparons les choses les unes aux autres pour les connaître. Et nous donnons un même nom aux choses dont la définition est la même. Mais nous pouvons aussi donner un même nom aux choses dont la définition n’est pas la même. Pourquoi donc?

Nous ne pouvons pas toujours avoir un nom différent pour chaque définition, en effet, parce que le nombre des sons de voix est fini, tandis que le nombre des définitions, bien qu’il ne soit pas infini, est cependant très grand. Par exemple, pourrions-nous avoir un son de voix différent pour chaque définition du mot être ou du mot faire? Difficilement.

Peu de mots sont monosémiques, c’est-à-dire pourvus d’un seul sens. La plupart sont polysémiques, c’est-à-dire pourvus de plusieurs sens. Chacun de ces sens s’appelle acception. Le langage, ne pouvant avoir autant de mots qu’il y a d’objets à désigner ou d’idées à exprimer, doit suppléer à cette insuffisance en donnant à un même mot plusieurs sens [...]

Littré distingue 24 sens ou emplois différents de coup, 67 de main, 82 de faire?

De plus, nous ne connaissons pas toutes les choses séparément, c’est-à-dire les unes indépendamment des autres, mais nous connaissons plusieurs choses à partir de quelques autres. De telle sorte que non seulement la définition de plusieurs choses est faite à partir de celle de quelques autres, mais aussi le nom de plusieurs choses vient de celui de quelques

3 LEIBNIZ, Gottfried Wilhelm, Nouveaux essais sur l ’entendement humain, Gamier Flammarion, Paris, 1990, livre III, chapitre III, pages 223-224.

(10)

l’acte de travailler et le travail qui est le résultat de l’acte de travailler? Pour chanter qui est l’acte de chanter et chanter qui est l’habitude de chanter? Ou pour la connaissance qui est l’acte du sens et la connaissance qui est l’acte de !’intelligence? Difficilement.

[...] il est vain de rêver une fixité absolue du vocabulaire [...] Il est naturel aux mots de voyager, selon les exigences de la pensée, d’un sens à l’autre, soit d’un mouvement continu, soit par bonds, de s’étirer, de se resserrer constamment. Cette variété de sens et cette élasticité ont sans doute des inconvénients, surtout pour les personnes que penser fatigue [...] tout effort pour se débarrasser radicalement de ces inconvénients en rendant le langage absolument fixe et rigide irait contre la nature, et conduirait sans nul doute à des inconvénients incomparablement plus graves.5

Pour ces raisons, nous ne pouvons pas toujours avoir un nom différent pour chaque définition, mais nous avons souvent un seul nom pour plusieurs définitions.

5 Maritain, Jacques, Réflexions sur l’intelligence et sur sa vie propre, Desclée, de Brouwer et cie, Paris, 1938, appendice I, 4, pages 339-340.

(11)

2 Pour éviter la confusion et l’erreur

Mais ainsi, si non seulement plusieurs choses, mais aussi plusieurs définitions peuvent avoir un seul nom, comment pouvons-nous, quand nous parlons ou écoutons, écrivons ou lisons, ne pas tomber dans la confusion et l’erreur? Simplement en faisant attention pour distinguer les différents sens d’un même mot. Mais si nous ne savons pas qu’un seul mot peut avoir plusieurs sens, et nous pensons que chaque mot a un seul sens, alors non seulement nous pourrons facilement tomber dans la confusion et l’erreur, mais nous pourrons aussi faire tomber les autres avec nous.

[...] il est inévitable que l’esprit reste dans la confusion quand on emploie sans faire de distinctions un terme qui présente une pluralité de significations distinctes. On est dans l’incertitude, en effet, sur la nature à lui attribuer.6

Et si nous n’avons pas “le pouvoir de distinguer en combien de sens une expression particulière est prise”7, que peut-il arriver dans un dialogue? Deux choses. Ou bien l’un et l’autre interlocuteurs peuvent avoir le même mot, mais le mot signifie une chose pour l’un et une autre pour l’autre. Et ainsi, ils peuvent ne pas dire la même chose, alors qu’ils pensent dire la même chose. Ou bien l’un peut avoir un mot et l’autre un autre, mais les deux mots différents signifient la même chose pour l’un et pour l’autre. Et ainsi, ils peuvent dire la même chose, alors qu’ils pensent ne pas dire la même chose. Mais que faut-il alors? Que l’un et l’autre aient non seulement le même mot, mais que le mot signifie aussi la même chose pour l’un et pour l’autre. Car nous ne voulons pas connaître seulement les mots, mais surtout les choses que les mots signifient.

Il est utile d’avoir examiné le nombre des acceptions d’un terme, tant pour la clarté de la discussion (car on peut mieux connaître ce qu’on soutient, une fois qu’a été mise en lumière la diversité de ses significations), qu’en vue de nous assurer que nos raisonnements s’appliquent à la chose elle-même et non pas seulement à son nom. Faute, en effet, de voir clairement en combien de sens un terme se prend, il peut se

6 ARISTOTE, Traité du Ciel, traduction J. TRICOT, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1949, livre I, chapitre 11, 280b 1, page 51.

7 ARISTOTE, Organon: les Topiques, traduction J. TRICOT, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1965, livre I, chapitre 13, 105323-24, page 29.

(12)

faire que celui qui répond, comme celui qui interroge, ne dirigent pas leur esprit vers la même chose. Au contraire, une fois qu’on a mis en lumière les différents sens d’un terme et qu’on sait sur lequel d’entre eux l’interlocuteur dirige son esprit en posant son assertion, celui qui interroge paraîtrait ridicule de ne pas appliquer son argument à ce sens-là [...]

Connaissant, en effet, le nombre de significations d’un terme, nous ne serons pas trompés par des paralogismes, mais nous verrons si celui qui interroge ne dirige pas son raisonnement sur le même point.8

Par exemple, le mot apprendre a deux sens contraires. Il peut signifier donner la connaissance, comme quand nous disons que Pierre apprend la musique à Jean. Et il peut signifier recevoir la connaissance, comme quand nous disons que Jean apprend la musique de Pierre. Or, si nous ne distinguons pas les différents sens du mot apprendre, nous pourrons alors tomber dans la confusion et l’erreur.

[...] voici à peu près, si je ne me trompe, comment débuta Euthydème: “Dis-moi, Clinias, quels sont les individus qui apprennent, ceux qui savent ou ceux qui ignorent?”

Le jeune homme, à cette question difficile, se mit à rougir, et, pris de court, il me regardait. Et moi, comprenant son désarroi: “Courage! Clinias, lui dis-je, réponds bravement dans l’un ou l’autre sens, selon ton opinion. Car peut-être est-il en train de te rendre le plus grand service.”

Cependant Dionysodore, se penchant un peu à mon oreille, avec un large sourire sur le visage: “Ma foi! Socrate, dit-il, je t’en préviens: que ce garçon réponde d’une façon ou de l’autre, il sera réfuté.”

Tandis qu’il parlait, Clinias se trouva donner sa réponse, si bien que je ne pus même pas engager notre jeune homme à prendre garde. Il répondit donc: “Ceux qui savent sont ceux qui apprennent.”

Alors Euthydème: “Y a-t-il ou non, dit-il, des gens que tu nommes maîtres?” Il en convint. “Les maîtres sont-ils maîtres de ceux qui apprennent, comme le cithariste et le grammatiste ont été, n’est-ce pas? tes maîtres et ceux des autres enfants, tandis que vous étiez leurs élèves?” Il approuva. “N’est-il pas vrai que, quand vous appreniez, vous ne saviez pas encore ce que vous appreniez? - Non. - Etiez-vous donc savants, lorsque vous ne le saviez pas? - Non certes, dit-il. - Par conséquent, si vous n’étiez pas savants, vous étiez ignorants? - Parfaitement. - Alors, puisque vous appreniez ce que vous ne saviez pas, vous étiez ignorants quand vous appreniez.” Le jeune homme fit un signe d’assentiment. “Ce sont donc les ignorants qui apprennent,

Clinias, et non les savants, comme tu le crois.”

À ces mots, comme dans un choeur au signal de !’instructeur, ce furent à la fois

(13)

des applaudissements et des rires dans le cortège de Dionysodore et d’Euthydème.9

Pourquoi donc étudier le mot analogue? Pour ne pas tomber dans la confusion et l’erreur, entre autres raisons. Car la connaissance de l’analogie des mots nous aide à distinguer les différents sens d’un même mot.

9 PLATON, Euthydème, traduction Louis MÉRIDIER, Les Belles Lettres, Paris, 1956, 275d-276c, pages 149-150. Les deux sens du mot grec μανθανειν ne sont pas les mêmes que les deux sens du mot français

apprendre. Tous les sens d’un mot analogue ne sont donc pas les mêmes dans toutes les langues. Tandis que le

mot français apprendre peut signifier donner la connaissance ou recevoir la connaissance, le mot grec μανθανειν peut signifier avoir la connaissance ou acquérir la connaissance. Mais cette différence ne nous empêche pas de comprendre le jeu du sophiste, parce que pour donner la connaissance, il faut avoir la connaissance.

Dans ARISTOTE, Organon: les Réfutations sophistiques, op. cit., chapitre IV, 165b30, page 8, nous

avons: “À l’homonymie se rattachent les arguments tels que les suivants: Ce sont ceux qui savent qui apprennent, puisque les grammairiens apprennent les choses que leurs disciples leur récitent. Car apprendre est un terme ambigu qui signifie à la fois comprendre par l’usage de la science, et aussi acquérir la science.”

(14)

3.1 Le problème de l’analogie des mots

Nous pouvons facilement distinguer, en effet, les sens étrangers d’un même mot. Par exemple, Y élan qui est un animal de 1 ,élan qui est un mouvement. Mais nous pouvons moins facilement distinguer les sens apparentés d’un même mot. Par exemple, concevoir qui est un acte du sens interne de concevoir qui est un acte de !’intelligence. Or, les choses analogues sont précisément des choses auxquelles nous donnons le même nom parce que leurs définitions, bien qu’elles soient différentes, sont cependant apparentées les unes aux autres.

Mais pourquoi donc donnons-nous un même nom à des choses dont les définitions sont cependant différentes? Et surtout, pourquoi donnons-nous un même nom à des choses dont nous ne pouvons pas facilement distinguer les différentes définitions, étant donné qu’elles sont apparentées? Et non seulement pourquoi, mais encore comment donnons-nous un même nom à des choses dont les définitions sont apparentées? Et de combien de manières la définition d’une chose peut-elle être apparentée à la définition d’une autre? Voilà donc le problème de l’analogie des mots sur lequel nous avons à réfléchir.

Le problème de l’homonymie et de l’équivocité commence quand... on le fait exprès,

quand on se met à donner le même nom à des choses de nature ou d’accident différent, justement pour les assimiler comme s’il s’agissait de la même chose, avec ou sans conscience qu’il s’agit de fait de choses différentes. Comment qualifier ce procédé, dont on doit avouer qu’on s’y livre naturellement, continuellement, au point de ne pouvoir pratiquement pas attribuer un nom nouveau à une nouvelle chose, toujours très fortement porté qu’on est à lui imposer un nom déjà attaché par l’usage pour renvoyer à une chose différente? Négligence coupable, à honnir? Instrument précieux de !’intelligence, dont soigner l’usage délicat?10

Aussi, cette étude a deux parties. Dans la première, nous regarderons le mot analogue lui-même. Tandis que dans la deuxième, nous regarderons les manières dont le mot analogue est divisé.

10 PELLETIER, Yvan, La doctrine aristotélicienne de l’analogie, in Philosophia Perennis, volume 2, numéro 1, 1995, page 5.

(15)

3.2 Le problème de l’analogie des mots chez Thomas d’Aquin

Au tout début des Catégories, Aristote a donné le commencement d’un enseignement sur les mots à plusieurs sens.

On dit homonymes les [choses] dont le nom seul est commun, tandis que la définition de l’essence signifiée par ce nom est différente. Par exemple, l’animal, c’est à la fois l’homme et son image peinte. Or, ces [choses] ont effectivement le nom seul en commun et la définition de l’essence signifiée par ce nom diffère. Si, en effet, on fait connaître ce qu’est l’essence d’animal pour chacune d’elles, on donnera de chacune une définition propre.11

Mais il n’a développé nulle part ailleurs cependant, un enseignement complet et organisé sur la manière dont l’intelligence donne un même nom à des choses dont les définitions sont différentes mais apparentées. Or, certains disciples d’Aristote ont commencé à développer son enseignement sur les mots à plusieurs sens. Ainsi, Thomas d’Aquin, bien qu’il n’ait jamais écrit un traité particulier sur l’analogie des noms, a cependant fait plusieurs remarques sur la manière dont un seul nom est dit, dans un certain ordre, de plusieurs choses différentes.

St. Thomas did not write a treatise on analogy, and as a rule he speaks of analogy explicitly only when he feels he must do so in order to clarify difficult points of doctrine. But he uses the principle of analogy always and everywhere, or nearly so. There is not a single metaphysical or theological argument in St. Thomas where analogy, whether explicitly or implicitly (and most often implicitly), does not come into play. For St. Thomas all properly metaphysical and theological terms are analogical [,..]12

De telle sorte qu’il faut retrouver, comparer et organiser les principaux textes de Thomas d’Aquin, dans lesquels il parle d’une manière assez explicite de l’analogie des mots, pour présenter un enseignement qu’il aurait pu donner sur ce sujet.

11 Aristote, Les Attributions (Catégories), traduction Yvan Pelletier, Bellarmin, Montréal, et Les

Belles Lettres, Paris, 1983, chapitre I, lal, page 23. Dans la traduction, nous avons changé êtres pour choses. 12 ANDERSON, James Francis, The Bond of Being: an Essay on Analogy and Existence, B. Herder Book Co., St. Louis and London, 1949, page 99.

(16)

Although St. Thomas Aquinas described the predicates applied to God as analogical, he never produced a systematic doctrine on the nature and species of analogy itself. Thus, his followers were faced with the task of organizing his numerous references to analogy into a coherent system.13

Mais les éléments d’un enseignement complet et organisé sur l’analogie des mots, disséminés dans toute son oeuvre, ne peuvent pas toujours être facilement réunis ni raccordés. De telle sorte que les nombreux commentateurs de Thomas d’Aquin, depuis la Renaissance jusqu’à nos jours, sont divisés sur la manière d’interpréter et d’organiser de façon satisfaisante un tel enseignement.

[...] S. Thomas n’ayant jamais constitué “ex professo” [ouvertement] une doctrine de l’analogie, mais s’étant très souvent borné à nous donner, avec sa sobriété bien connue, les explications nécessaires à des applications particulières de la méthode, il saute aux yeux qu’à vouloir tirer, directement, d’une confrontation de textes une théorie générale, on court [le] risque d’inventer une hypothèse étriquée, valable seulement pour certains modes de l’analogie et ne pouvant en aucune manière se présenter comme une doctrine de Y analogie en tant que telle .14

C’est pourquoi, après avoir examiné quelques interprétations les plus répandues, il a fallu choisir celle qui semblait la plus cohérente. Nous suivrons donc !’explication qu’en donne Monseigneur Maurice Dionne, dans ses notes de cours sur l’analogie, donnés en 1951 et en 1977, Monsieur Y van Pelletier, dans son article La doctrine aristotélicienne de l’analogie, publié en 1995 dans la revue Philosophia Perennis, et Monsieur Ralph Mclnemy, dans son livre Aquinas and Analogy, publié en 1996. Ainsi, l’approche que nous avons retenue est purement logique, et non pas métaphysique. Il s’agira en effet de l’analogie des mots, et non pas de l’analogie des choses elles-mêmes.

Enfin, pour voir si les règles qui seront tirées peuvent être appliquées, et pour juger si l’enseignement qui sera ainsi donné sur l’analogie des mots est conforme à la manière dont

13 THOMPSON, Augustine, Francisco Suarez ’s Theory of Analogy and the Metaphysics of St. Thomas

Aquinas, in Angelicum, volume 72, numéro 3, 1995, page 353.

14 PENIDO, Maurillio Teixeira-Leite, Le rôle de l’analogie en théologie dogmatique, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1931, page 47.

(17)

nous attribuons les mots aux choses, de nombreux exemples de mots à plusieurs sens, pris dans le langage courant, seront donnés.

(18)

Première partie

1 Le mot

Avant de regarder le mot analogue lui-même, regardons un peu le mot, et premièrement la manière dont il est étudié en logique.

À lire les écrits des grands maîtres de la logique, il apparaît que la considération du mot ne saurait être étrangère à cette discipline.15

Notre étude porte sur le mot. Mais faisons-nous de la grammaire pour autant? Non, notre étude relève plutôt de la philosophie, et spécialement, de la logique. Car il n’y a pas seulement la grammaire qui étudie le mot, mais la philosophie et la logique l’étudient aussi.

l.l .l Une seule chose, mais plusieurs arts et plusieurs sciences

Mais une seule chose peut-elle être étudiée par plusieurs arts et plusieurs sciences? N’y a-t-il pas un seul art ou une seule science pour chaque chose? Non, une seule chose peut être étudiée par plusieurs arts et plusieurs sciences.

La peau du visage que voit le peintre est profondément différente de celle examinée par l’anatomiste à travers son microscope. Mais une observation faite à une échelle donnée n’est pas plus ou moins vraie qu’une observation faite à une autre échelle. La conception du sang, que nous donne la physico-chimie, n’est pas meilleure que celle de l’histologie. Mais elle exprime l’aspect du sang à l’échelle moléculaire, l’histologie considère ce même sang à l’échelle cellulaire. Vu à l’échelle humaine, le sang est simplement le liquide rouge qui, par exemple, s’écoule de la petite plaie faite par la lame du rasoir.16

Plusieurs arts et sciences peuvent donc étudier une même chose. Mais pourquoi? Parce qu’ils ne l’étudient pas de la même manière. Chaque art ou science qui étudie une

15 DIONNE, Maurice, Logique et mot, notes rédigées par Louis Brunet, La Société d’Études Aristotéliciennes, Québec, 1978, page 3.

(19)

même chose la regarde d’une manière différente des autres arts et sciences. Et ainsi, tous les arts et sciences qui étudient une même chose sont différents les uns des autres, parce qu’ils ne regardent pas la même chose de la même manière, mais selon des manières différentes.

Par exemple, plusieurs arts et sciences étudient l’homme. Lesquels? L’anatomie, la physiologie, la médecine, la psychologie, l’anthropologie, l’ethnologie, la sociologie, la morale, la politique, la logique, la philosophie de la nature, la métaphysique, la théologie, et plusieurs autres arts et sciences. Mais ils n’étudient pas l’homme de la même manière. Chaque art ou science qui étudie l’homme le regarde d’une manière différente des autres arts et sciences.

Et de quelles manières? L’anatomie regarde l’homme dans la disposition des organes de son corps, tandis que la psychologie le regarde dans son âme. La médecine regarde l’homme dans sa santé, tandis que la morale le regarde dans ses actions et son bonheur. La sociologie regarde l’homme dans sa relation avec les autres hommes, tandis que la théologie le regarde dans sa relation avec Dieu, et ainsi de suite pour tous les autres arts et sciences.

Quoique indivisible, l’homme présente des aspects divers [...] Il est comparable à une lampe électrique, qui se montre sous des formes différentes à un thermomètre, à un voltamètre et à une plaque photographique [...] Suivant nos moyens d’investigation, son activité nous apparaît comme physique, chimique, physiologique ou psychologique.17

Et ainsi, bien que tous les arts et sciences qui étudient l’homme regardent une même chose, ils sont cependant différents les uns des autres, parce qu’ils ne regardent pas l’homme de la même manière, mais selon des manières différentes.

(20)

1.1.2 La logique et la grammaire

Et le mot? De même, plusieurs arts et sciences étudient le mot: la grammaire, la linguistique, l’étymologie, la philologie, la phonétique, la poésie, la logique, et plusieurs autres arts et sciences. Mais ils ne regardent pas le mot de la même manière. Chaque art ou science qui étudie le mot le regarde d’une manière différente des autres arts et sciences.

Plusieurs disciplines vont considérer le mot: la grammaire, la philosophie de la nature, la logique. La grammaire le considère justement en tant qu’artificiatum [chose artificielle]. L’artificiel du mot n’intéresse pas la philosophie de la nature en tant que telle, qui va plutôt considérer le mot en tant que son de voix, en ce qu’il a de naturel. La grammaire traite du mot en tant que signe artificiel. Son point de vue reste tout à fait formel. Elle envisage tout sur le plan de l’artificiel comme tel.18

La logique regarde donc le mot d’une manière différente de la grammaire. La grammaire, en effet, étudie les règles à suivre pour bien parler et bien écrire une langue.

[...] la grammaire est dite être la science de parler correctement.19

Aussi la grammaire d’une langue n’est-elle pas la même que celle d’une autre langue. Et pourquoi? Simplement parce que les règles à suivre pour bien parler et bien écrire une langue ne sont pas les mêmes que pour une autre langue. Par exemple, la grammaire de la langue française n’est pas la même que celle de la langue chinoise. Il y a donc autant de grammaires qu’il y a de langues. Et il n’y a pas une seule grammaire pour tous les hommes, parce qu’il n’y a pas une seule langue pour tous. Mais la logique?

18 DIONNE, Maurice, Saint Thomas d’Aquin et le problème logique de l’analogie, notes rédigées par Louis Brunet, La Société d’Études Aristotéliciennes, Québec, 1984, pages 13-14.

19 SAINT Thomas D’Aquin, Quaestiones disputatae de veritate, Commissio Leonina, Romae, 1972,

tomus XXII, questio XXIV, articulus VI, corpus, 103-104: “[...] grammatica [...] dicitur esse scientia recte loquendi.”

Voir aussi SAINT THOMAS D’Aquin, Quaestiones disputatae de virtutibus in communi, Marietti,

Taurini, Romae, 1953, questio I, articulus Π, ad XI: “Grammatica autem facit facultatem recte et congrue loquendi.” “La grammaire donne la faculté de parler correctement et convenablement.”

La traduction des textes de saint Thomas d’Aquin est de nous, car souvent elle n’existe pas, et quand elle existe, nous préférons une traduction plus littérale.

(21)

Il y a un autre ordre que la raison, en considérant, fait dans son acte propre, par exemple quand elle ordonne ses concepts les uns aux autres, et les signes des concepts, qui sont des sons de voix qui signifient.20

La logique n’étudie certes pas le mot pour bien parler et bien écrire une langue. Mais pourquoi donc la logique étudie-t-elle le mot? Pour bien acquérir la connaissance des choses. La fin de la logique, en effet, est de diriger !’intelligence pour qu’elle avance avec ordre, facilité et sans erreur dans la connaissance des choses. Tandis que la fin de la grammaire est plutôt de diriger l’homme pour qu’il exprime bien les choses qu’il connaît, quand il parle ou écrit.

Mais comment le logicien considère-t-il les mots? Manifestement, la logique n’est pas la seule discipline à les considérer. Il est bien évident que le grammairien, par exemple, s’intéresse au mot: c’est le sujet même de sa discipline. Mais la logique est une discipline certainement plus abstraite que la grammaire. On peut donc s’attendre à ce que le logicien voie dans les mots un ordre que le grammairien ne peut voir, un ordre plus élevé, plus intelligible.21

Ainsi, bien que la logique et la grammaire étudient une même chose, le mot, la logique le regarde cependant d’une manière différente de la grammaire. La grammaire regarde le mot pour bien parler et bien écrire une langue, tandis que la logique le regarde pour bien acquérir la connaissance des choses. Bien parler et bien écrire une langue n’est certes pas la même chose que bien acquérir la connaissance des choses. Un homme peut, en effet, bien parler et bien écrire une langue, et ne pas bien acquérir la connaissance des choses. Comme il peut, au contraire, ne pas bien parler ni bien écrire une langue, mais bien acquérir la connaissance des choses.

[...] puisque la logique est ordonnée à la connaissance de la vérité, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’elle doive considérer dans les mots autre chose que simplement leur bon usage et la bonne construction des phrases et qu’elle voit en eux un ordre plus élevé.22

20 Saint Thomas D’Aquin, Sententia libri Ethicorum, Commissio Leonina, Romae, 1969, tomus XLVII, liber I, lectio I, 17-20: “Alius autem est ordo quem ratio considerando facit in proprio actu, puta cum ordinat conceptus suos ad invicem et signa conceptuum, quae sunt voces significativae.”

21 DIONNE, Maurice, Logique et mot, op. cit, page 5. 22 Dionne, Maurice, ibid., page 6.

(22)

Ainsi donc, bien que notre étude porte sur le mot, nous ne faisons pas de la grammaire, mais de la logique, à cause de la manière dont nous regardons le mot.

1.2.1 Le mot pour faire connaître

Passons au mot lui-même. Le mot est-il une chose naturelle ou artificielle? Une chose artificielle, parce qu’il est fait par l’homme. De telle sorte que le mot n’existerait pas si l’homme n’existait pas. Mais pourquoi l’homme fait-il le mot? Quelle est la fin du mot? Nous avons dit que l’homme utilise le mot pour faire connaître les choses qu’il connaît. T,’homme ne peut pas, en effet, faire passer directement de son intelligence à celle d’un autre, les choses qu’il connaît. Or, comment le fait-il? Indirectement, par le moyen du sens.

Comment par !’intermédiaire d’un son, une âme va-t-elle trouver des âmes, pour les toucher, les pénétrer, les saisir, et semble faire de tant d’intelligences, une intelligence, et de tant d’âmes, une âme? [...] Ce son de la parole, comment devient-il le messager de l’esprit, et le véhicule de l’idée?23

En effet, toute la connaissance intellectuelle de l’homme vient de la connaissance sensible. De telle sorte que toutes les choses que l’homme a dans !’intelligence ont premièrement existé, d’une certaine manière, dans le sens. C’est pourquoi l’homme doit inventer quelque chose qui soit sensible et par le moyen duquel il puisse, facilement, rapidement et efficacement, faire passer de son intelligence à celle d’un autre, les choses qu’il connaît. Et quel est ce moyen? Le mot.

[...] aux yeux d’autrui, dans le secret de notre âme, nous nous tenons comme derrière la muraille de notre corps; quand nous voulons nous montrer, nous sortons comme par la porte de la langue pour découvrir ce que nous sommes intérieurement.24

23 FÉLIX R.P. Nous n’avons pas trouvé la référence complète de cette citation.

24 Saint Grégoirele Grand, Morales sur Job, traduction André de Gaudemaris, Les Éditions du Cerf, Paris, 1952, livre II, chapitre VII, 8, page 187.

(23)

1.2.2 Le mot est comme une automobile, un avion, une cuillère, une monnaie

Comparons donc le mot à certaines autres choses artificielles. Le mot n’est-il pas, par exemple, comme une automobile? L’homme, en effet, a inventé l’automobile pour se transporter, facilement, rapidement et efficacement, d’un lieu à un autre. De même a-t-il inventé le mot pour transporter les choses qu’il connaissait, de son intelligence à celle d’un autre, facilement, rapidement et efficacement.

Le mot n’est-il pas aussi comme un avion? L’homme, en effet, a inventé l’avion, parce qu’il ne peut pas se déplacer dans les airs par lui-même, sans un moyen de transport. De même a-t-il inventé le mot, parce que les choses connues ne peuvent pas se déplacer par elles-mêmes, de son intelligence à celle d’un autre, sans un moyen de transport sensible.

Le mot n’est-il pas encore comme une cuillère? L’homme, en effet, a inventé la cuillère pour transporter facilement la nourriture de l’assiette à la bouche. De même a-t-il inventé le mot pour transporter facilement les choses connues, de son intelligence à celle d’un autre. Car les choses connues sont vraiment la nourriture et le bien de !’intelligence.

Le mot n’est-il pas enfin comme une monnaie? L’homme, en effet, a inventé la monnaie pour que le commerce fut plus facile, plus rapide et plus efficace. Car dans le commerce, l’homme n’échange pas directement un bien contre un autre, comme dans le troc. Mais il échange, ou bien un bien contre une monnaie, ou bien une monnaie contre un bien. La monnaie, en effet, peut être manipulée, transportée, emmagasinée, conservée et convertie plus facilement, plus rapidement et plus efficacement que le bien qu’elle représente. De même l’homme a-t-il inventé le mot pour faire passer, plus facilement, plus rapidement et plus efficacement, de son intelligence à celle d’un autre, les choses qu’il connaissait. Car dans le dialogue, l’homme n’échange pas directement une chose connue contre une autre. Mais il échange, ou bien une chose connue contre un mot, ou bien un mot contre une chose connue. Le mot, en effet, peut être manipulé, transporté, emmagasiné,

(24)

conservé et converti plus facilement, plus rapidement et plus efficacement que la chose connue qu’il représente.

Il en sera des ressources que chacun possède en soi comme de celles qui existent dans le monde. Il y a longtemps que la société a renoncé à échanger celles-ci, à obliger ce paysan à traîner devant cet artisan ses sacs de blé pour le troc d’un meuble. Elle a inventé de retirer aux richesses réelles tout ce qui faisait leur particularité pour n’en conserver qu’une, neutre et se bornant à être une balance entre les autres: la monnaie. Elle l’a même voulue fictive, plus exclusivement abstraite; elle en a fait le crédit, le billet de banque; il a pour prix conventionnel celui que fixe notre consentement mutuel, mais il permet les échanges rapides et incontestés. De même, les idées, vêtues de mots, facilitent le commerce de ce qui, sans elles, resterait inexprimable [...] Gagées par le trésor des expériences sensibles que l’on ne vérifie plus (là aussi le cours forcé et l’inflation sont d’usage) elles facilitent maniement et roulement et, par un accord tacite, suppléent les valeurs réelles, intransférables.25 26

Mais plus distinctement encore, pourquoi le mot est-il comme une automobile, un avion, une cuillère, une monnaie? Pourquoi donc l’homme utilise-t-il le mot pour faire connaître les choses qu’il connaît?

1.2.3 Le mot à la place de la chose

Premièrement, parce qu’il ne peut pas utiliser les choses elles-mêmes. Et pourquoi ne peut-il pas utiliser les choses elles-mêmes? Ou bien parce que ces choses ne sont pas matérielles ni sensibles, ou bien parce qu’il ne peut pas apporter ces choses dans le dialogue, ou du moins pas facilement ni rapidement ni efficacement, bien qu’elles soient matérielles et sensibles.

[...] il n’est pas possible d’apporter dans la discussion les choses elles-mêmes, mais [...] au lieu des choses nous devons nous servir de leurs noms comme de symboles

“ [״.]

En effet, comment un homme pourrait-il faire connaître à un autre qu,une mère cherche son enfant, par exemple, s’il devait utiliser dans le dialogue les choses elles-mêmes

25 HUYGHE, René, Dialogue avec le visible, Flammarion, Paris, 1993, page 27.

(25)

dont il veut parler? Pourrait-il même? Et cependant, ces choses sont assez concrètes et assez simples. Mais pour les choses abstraites et complexes, aucun homme ne pourrait les faire connaître à un autre s’il devait utiliser dans le dialogue les choses elles-mêmes dont il veut parler.

En outre, si nous pensons à tous les mots écrits dans les journaux, dans les livres, et dans les dictionnaires encyclopédiques, ne voyons-nous pas alors la nécessité pour l’homme d’inventer quelque chose qui soit sensible et par le moyen duquel il puisse, facilement, rapidement et efficacement, faire passer les choses qu’il connaît, de son intelligence à celle d’un autre? Or, ce moyen, c’est le mot.

On sait que les choses font l’objet de !’intelligence; nous devons nous conformer aux choses telles qu’elles sont. Mais ce rôle que jouent les choses comme objets de !’intelligence, les mots aussi vont le jouer.27

Mais l’homme utilise-t-il le mot seulement pour faire connaître aux autres les choses qu’il connaît? Le mot a-t-il une autre utilité? L’homme, en effet, utilise le mot, non seulement pour faire connaître aux autres, mais premièrement, pour faire connaître à lui- même les choses qu’il connaît. Et pourquoi? Parce que non seulement son intelligence acquiert la connaissance des choses à partir des images sensibles, mais encore, elle continue d’utiliser les images pour penser. Or, le mot est la meilleure image que !’intelligence puisse utiliser pour penser. Aussi le mot est-il une image qui ordonne les autres images, pour que !’intelligence puisse penser facilement, rapidement et efficacement.

Mais pourquoi l’homme utilise-t-il le mot comme il utiliserait la chose elle-même, s’il le pouvait? Parce que l’homme peut recevoir la forme intelligible d’une chose, ou bien quand il reçoit la forme sensible de la chose, ou bien quand il entend le mot parlé ou quand il voit le mot écrit. Et pourquoi? Parce que le mot, parlé ou écrit, est un signe de la chose.

27 DlONNE, Maurice, Le problème de l’analogie, notes rédigées par Louis BRUNET, La Société d’Études Aristotéliciennes, Québec, 1981, page 67.

(26)

Les mots mêmes, entendus du maître, ou vus dans l’écrit, se trouvent de cette manière pour causer la science dans !’intelligence, comme les choses qui sont à l’extérieur de l’âme, parce qu’à partir des uns et des autres, l’intellect agent reçoit les intentions intelligibles.28

Or, le mot écrit est lui-même un signe du mot parlé, de telle façon que le mot écrit n’aurait pas existé si le mot parlé n’avait pas premièrement existé.

Les sons émis par la voix sont les symboles des états de l’âme, et les mots écrits les symboles des mots émis par la voix.29

Ainsi, comme la chose elle-même, le mot fait surgir ou ressurgir la représentation de la chose dans !’intelligence de l’homme qui le perçoit, ou bien par l’ouïe s’il est parlé, ou bien par la vue s’il est écrit.

1.3.1 Le mot, la chose et le concept

Le mot, avons-nous dit, est un signe de la chose. Mais de quelle manière le mot est-il un signe de la chose?

Celui qui le premier a établi les noms se réglait évidemment, pour établir les noms, sur l’idée qu’il se faisait des choses.30

Le mot, en effet, n’est pas un signe de la chose directement, mais indirectement, par le moyen du concept. Et qu’est-ce qu’un concept? C’est une représentation de la chose, qui est faite dans !’intelligence. Or, cette représentation est une similitude de la chose.

28 SAINT Thomas D’Aquin, Quaestiones disputatae de veritate, op. cit, tomus XXII, questio XI,

articulus I, ad XI, lignes 465-469: “[...] ipsa verba doctoris audita, vel visa in scripto, hoc modo se habent ad causandum scientiam in intellectu sicut res quae sunt extra animam quia ex utrisque intellectus agens intentiones intelligibiles accipit.”

29 ARISTOTE, Organon: de l’Interprétation, traduction J. Tricot, Librairie philosophique J. Vrin, Paris,

1969, chapitre I, 16a3, pages 77-78.

(27)

Le sens ou la signification d’un mot n’est pas la réalité qu’il désigne, mais la représentation mentale que l’on se fait de cette réalité, elle-même appelée référent par les linguistes.31

Le mot fait-il donc connaître la chose? Oui, mais par le moyen du concept. Ainsi, le mot fait connaître le concept, et le concept fait connaître la chose, parce que le concept est une similitude de la chose. Cependant, le mot lui-même n’est pas une similitude de la chose.

Les mots sont des signes des concepts, et les concepts sont des similitudes des choses. Et ainsi, il est évident que les mots sont rapportés aux choses à signifier par le moyen de la conception de !’intelligence. Donc, selon que quelque chose peut être connu de nous par !’intelligence, de cette manière il peut être nommé par nous.32

Le mot chien, par exemple, est un signe de la chose chien. Mais le mot chien n’est pas un signe de la chose chien directement, mais indirectement, par le moyen du concept chien.

Le concept chien, en effet, est une représentation de la chose chien, qui est faite dans !,intelligence. Et cette représentation est une similitude de la chose chien.

mot chien —» concept chien => chose chien

Aussi le mot chien fait-il connaître la chose chien, mais il le fait par le moyen du concept chien. Ainsi, le mot chien fait connaître le concept chien, et le concept chien fait connaître la chose chien, parce que le concept chien est une similitude de la chose chien.

Cependant, le mot chien lui-même n’est pas une similitude de la chose chien.

Les mots signifient immédiatement les concepts et médiatement les choses.

[...] nous nommons les choses comme nous les connaissons [...] Le mot est mesuré par !’intelligence. Telle connaissance ou telle intelligence, tel mot.

31 GrÉVISSE, Maurice, Le bon usage: grammaire française, op. cit., page 260, #201.

32 Saint Thomas D’Aquin, Summa theologiae, Commissio Piaña, Ottawa, 1953, tomus I, pars I,

questio XIII, articulus I, corpus, 75b38-44: “[...] voces sunt signa intellectuum, et intellectus sunt rerum similitudines. Et sic patet quod voces referuntur ad res significandas mediante conceptione intellectus. Secundum igitur quod aliquid a nobis intellectu cognosci potest, sic a nobis potest nominari.”

(28)

Si nous connaissons imparfaitement, nous nommons imparfaitement.33

C’est pourquoi nous ne donnons pas un nom à une chose directement à partir de son essence, mais à partir de sa définition, c’est-à-dire non pas à partir de sa forme dans la réalité, mais à partir de sa forme dans notre intelligence. De telle sorte que deux choses n’ont pas le même nom premièrement parce qu’elles ont la même essence, mais parce qu’elles ont la même définition.

[...] !’intelligence doit se mouler sur les choses; mais le mot, pour sa part, se moule directement sur !’intelligence. C’est un point auquel il faut faire bien attention: le mot ne se moule pas directement sur les choses, mais sur !’intelligence; il se définit dans la ligne du mode de connaître: nous nommons les choses comme nous les connaissons. Le mode de signifier est réglé et commandé par le mode de connaître et non directement par le mode d’être. Voilà pourquoi nous disons que le mot doit se mouler sur l’intelligence.34

Nous pouvons donc donner à une deuxième chose le même nom qu’à une première, parce que nous donnons à la deuxième la même définition qu’à la première. Il y a ainsi un seul nom, parce qu’il y a une seule définition, et non pas premièrement parce qu’il y a une seule chose.

Mais de quelle manière le concept est-il une similitude de la chose? Le concept est la représentation de la chose, qui est faite dans !’intelligence. Il est comme un calque de la chose. Le calque, en effet, sera plus ou moins simple, selon que la chose sera connue plus ou moins abstraitement. Et le calque sera plus ou moins précis, selon que la chose sera connue plus ou moins distinctement. Or, le but, c’est la photographie, l’image parfaite.

Mais tout comme la photographie aspire légitimement à représenter les réalités imprimées en elle sans copier en sa propre existence toutes leurs caractéristiques, nos concepts représentent fidèlement et les réalités et leurs rapports mutuels sans entretenir forcément entre eux des rapports identiques.35

33 DlONNE, Maurice, Saint Thomas d’Aquin et le problème logique de l’analogie, op. cit., page 24. 34 DlONNE, Maurice, Logique et mot, op. cit., page 28.

(29)

Et la chose connue, est-elle changée parce qu’elle est connue? Non, de même que la chose nommée n’est pas changée parce qu’elle est nommée. La connaissance et le nom, en effet, sont à la chose, comme le vêtement est à l’homme. Or, le vêtement ne change pas l’homme qui le porte. Aussi la connaissance et le nom ne changent-ils pas la chose connue et nommée. Être connu et être nommé sont en réalité des formes très accidentelles pour la chose connue et nommée. La connaissance et le nom d’une chose sont comme des relations de la chose à !’intelligence qui la connaît et la nomme.

1.3.2 Le signe

Le mot, certes, est un signe. Mais quelle sorte de signe est le mot? Et premièrement, qu’est-ce qu’un signe? Un signe est une chose qui fait connaître une autre chose. Il fait passer l’homme de la connaissance d’une chose à la connaissance d’une autre. Mais toute chose qui fait connaître une autre chose est-elle un signe? Non, un signe fait non seulement connaître une autre chose, mais il est lui-même connu directement, c’est-à-dire par le sens. Il fait passer l’homme de la connaissance sensible d’une chose à la connaissance d’une autre. En outre, un signe fait connaître une chose qui n’est pas connue directement. Il fait donc passer l’homme de la connaissance sensible d’une chose à la connaissance d’une autre chose qu’il ne connaît pas directement.

Un signe, en effet, est une chose qui, outre Γimpression qu’elle produit sur les sens, fait qu’à partir d’elle quelque chose d’autre vient à la pensée; par exemple, à la vue d’une trace, nous jugeons qu’est passé un animal dont c’est la trace; à la vue d’une fumée, nous apprenons qu’au-dessous il y a un feu; en entendant la voix d’un être animé nous discernons ses sentiments; quand la trompette retentit, les soldats savent qu’il leur faut avancer ou reculer, ou faire tout autre mouvement exigé par le combat.35 36

Par exemple, la fumée est un signe du feu. La fumée, en effet, est une chose qui fait connaître une autre chose. Elle fait passer l’homme de la connaissance de la fumée à la connaissance du feu. Aussi, la fumée fait non seulement connaître le feu, mais elle est

elle-35 PELLETIER, Yvan, La doctrine aristotélicienne de l’analogie, op. cit., page 4.

36 SAINT Augustin, La doctrine chrétienne, traduction Madeleine MOREAU, Institut d’Études Augustiniennes, Paris, 1997, livre II, chapitre I, 1, page 137.

(30)

même connue directement, par la vue ou par l’odorat. Elle fait passer l’homme de la connaissance sensible de la fumée, vue ou sentie, à la connaissance du feu. Enfin, la fumée fait connaître le feu qui n’est pas connu directement, ni par le toucher ni par la vue. Elle fait donc passer l’homme de la connaissance sensible de la fumée à la connaissance du feu qu’il ne sent pas et qu’il ne voit pas.

1.3.3 Le signe naturel et le signe artificiel

Mais y a-t-il plusieurs sortes de signes? Oui, le signe naturel et le signe artificiel. D’une part, le signe naturel est une chose naturelle qui fait connaître une autre chose naturelle, à laquelle elle est rapportée naturellement, comme à une cause naturelle ou à un effet naturel par exemple, parce que l’existence de l’une dépend de l’existence de l’autre.

Par exemple, la glace est un signe naturel du froid. La glace, en effet, est une chose naturelle qui fait connaître un autre chose naturelle, le froid, auquel elle est rapportée naturellement, comme à une cause naturelle, parce que l’existence de la glace dépend de l’existence du froid.

Parmi les signes donc, les uns sont naturels, les autres intentionnels. Sont naturels les signes qui, sans aucune intention ni désir de signifier, font à partir d’eux-mêmes connaître quelque chose d’autre en plus d’eux-mêmes, comme la fumée signifiant le feu. Car c’est sans vouloir signifier qu’elle le fait; mais pour avoir observé et noté des faits d’expérience, on sait que même s’il apparaît seulement de la fumée, il y a un feu au-dessous.37

D’autre part, le signe artificiel est une chose que l’homme a faite et qui fait connaître une autre chose, à laquelle elle est rapportée, parce que !’intelligence pratique de l’homme, d’une manière conventionnelle ou arbitraire, fait rapporter l’une à l’autre.

Les signes intentionnels sont ceux que tous les êtres vivants s’adressent mutuellement pour manifester autant qu’ils le peuvent les mouvements de leur esprit, tout ce qu’ils sentent et tout ce qu’ils pensent. La seule raison qu’on a de signifier, c’est-à-dire de

(31)

faire des signes, est de mettre au jour et de faire passer dans l’esprit d’autrui ce que porte dans son esprit celui qui fait signe.38

Par exemple, le symbole 3 est un signe artificiel du nombre trois. Le symbole 3, en effet, est une chose que l’homme a faite et qui fait connaître une autre chose, le nombre trois, auquel il est rapporté, parce que !’intelligence pratique de l’homme, d’une manière conventionnelle, fait rapporter le symbole 3 au nombre trois.

Et le mot? Le mot, en effet, est un signe artificiel. Par exemple, le mot chien est une chose que l’homme a faite, un son déterminé de la voix, et qui fait connaître une autre chose, le chien lui-même, auquel il est rapporté, parce que !’intelligence pratique de l’homme, d’une manière conventionnelle, a fait rapporter le mot chien au chien lui-même, par le moyen du concept chien.

Mais ceux qui concernent l’oreille sont, comme je l’ai dit, plus nombreux, surtout s’agissant des mots. La trompette, la flûte, la cithare émettent en effet le plus souvent un son, non seulement agréable, mais expressif. Mais tous ces signes, comparés aux mots, sont très peu nombreux. Car les mots, chez les hommes, ont vraiment occupé la toute première place pour signifier tout ce que l’esprit conçoit quand on veut exprimer cette pensée au-dehors [...] la multitude innombrable des signes par lesquels les hommes dévoilent leurs pensées est constituée par les mots. De fait, tous ces signes, dont j’ai brièvement effleuré les genres, j’ai pu les énoncer par des mots, mais je ne pourrais en aucune façon énoncer les mots par ces signes.39

Ainsi donc, le mot est un signe artificiel de la chose par le moyen du concept.

1.3.4 Le concept est une similitude de la chose

Nous disons que le mot est un signe du concept, et le concept, une similitude de la chose. Mais pourquoi ne disons-nous pas que le concept est un signe de la chose? Le concept, en effet, n’est-il pas aussi un signe de la chose? Oui et non.

38 Ibid, chapitre II, 3, page 139. 39 Ibid., chapitre III, 4, page 141.

(32)

D’une manière, nous pouvons dire que le concept est un signe de la chose, simplement parce qu’il est une similitude de la chose. Le concept, en effet, est une similitude de la chose, parce qu’il a la même forme que la chose. Et il a la même forme que la chose, parce que l’homme reçoit dans !’intelligence la forme intelligible de la chose, comme il reçoit dans le sens la forme sensible de la chose. Et de cette manière, le concept est un signe de la chose, parce qu’il fait connaître la chose, dont il est une similitude.

Mais d’une autre manière, bien que le concept fasse connaître la chose, nous ne disons pas cependant qu’il est un signe de la chose, mais une similitude de la chose. Nous disons, en effet, que le mot est un signe de la chose. De telle sorte que si nous disions que le concept aussi est un signe de la chose, on pourrait alors penser que le concept est un signe de la chose, de la même manière que le mot. Or, le mot est un signe artificiel de la chose, tandis que le concept est un signe naturel. Et de cette manière, nous ne disons pas que le concept est un signe de la chose, mais une similitude de la chose, pour que l’on ne pense pas que le concept est un signe artificiel de la chose.

C’est l’intelligence, par les concepts, qui unit les mots aux choses. Saint Thomas aurait pu dire que les concepts sont signes des choses, mais parce que les concepts sont des choses naturelles, il emploie le terme similitude·, les mots sont signes du concept et les concepts similitudes des choses.40

De plus, nous ne disons pas que le concept est un signe de la chose, parce qu’il n’est pas un signe, à strictement parler. Et pourquoi? Parce qu’un signe, à strictement parler, fait non seulement connaître une autre chose, mais il est lui-même connu directement, par le sens. Or, le concept, bien qu’il fasse connaître la chose dont il est une similitude, n’est cependant pas connu directement, par le sens, puisqu’il est dans !’intelligence. Et le mot? Il est un signe de la chose, à strictement parler, parce qu’il est connu directement, par le sens. En effet, ou bien le mot est entendu quand il est parlé, ou bien il est vu quand il est écrit. Et de cette manière, nous ne disons pas que le concept est un signe de la chose, parce qu’il n’est pas, à strictement parler, un signe de la chose.

(33)

Un effet sensible a par lui-même ceci qu’il conduit à la connaissance d’une autre chose, comme se faisant connaître premièrement et par lui-même à l’homme, parce que toute notre connaissance tire son origine du sens. Mais les effets intelligibles n’ont pas ceci qu’ils puissent conduire à la connaissance d’une autre chose, sinon en tant qu’ils sont manifestés par une autre chose, c’est-à-dire par certaines choses sensibles. Et de là vient que sont premièrement et principalement dites des signes les choses qui s’offrent aux sens, comme Augustin dit dans le deuxième livre du traité sur La doctrine chrétienne, où il dit que “le signe est ce qui, en plus de l’aspect qui se présente aux sens, fait venir quelque chose d’autre à la connaissance.” Or, les effets intelligibles n’ont pas raison de signe, sinon selon qu’ils ont été manifestés par certains signes.41

Ainsi donc, nous ne disons pas que le concept est un signe de la chose, mais une similitude de la chose. Cependant, le mot n’est pas une similitude de la chose, parce qu’il n’a pas la même forme que la chose.

41 Saint Thomasd’Aquin, Summa theologiae, op. cit., tomus IV, pars III, questio LX, articulus IV, ad

1, 281 lb26-42: “Effectus autem sensibilis per se habet quod ducat in cognitionem alterius, quasi primo et per se homini innotescens, quia omnis nostra cognitio a sensu oritur. Effectus autem intelligibiles non habent quod possint ducere in cognitionem alterius nisi inquantum sunt per aliud manifestati, idest per aliqua sensibilia. Et inde est quod primo et principaliter dicuntur signa quae sensibus offeruntur, sicut Augustinus dicit in II De

Doctr. Christ., ubi dicit quod “signum est quod praeter speciem quam ingerit sensibus, facit aliquid aliud in

cognitionem venire”. Effectus autem intelligibiles non habent rationem signi nisi secundum quod sunt manifestati per aliqua signa.”

(34)

2.1.1 La chose, le nom et la définition

Après avoir considéré un peu le mot lui-même, commençons donc l’étude du mot analogue.

Mais avant d’aller plus loin, n’y a-t-il pas une différence entre le nom et le mot? Et entre la définition et le concept? À strictement parler, oui. Mais dans cette étude, nous ne distinguerons pas le nom du mot, ni la définition du concept. Ainsi, nous prendrons le mot

nom dans le sens large de mot, c’est-à-dire son de voix qui signifie, et nous prendrons le mot définition dans le sens large de concept, c’est-à-dire représentation de la chose dans !’intelligence.

Passons donc au mot analogue. Et premièrement, parce que le mot analogue est un mot à plusieurs sens, qu’est-ce qu’un mot à plusieurs sens?

On dit homonymes les [choses] dont le nom seul est commun, tandis que la définition de l’essence signifiée par ce nom est différente. Par exemple, l’animal, c’est à la fois l’homme et son image peinte. Or, ces [choses] ont effectivement le nom seul en commun et la définition de l’essence signifiée par ce nom diffère. Si, en effet, on fait connaître ce qu’est l’essence d’animal pour chacune d’elles, on donnera de chacune une définition propre.42

En effet, ou bien deux choses ont le même nom et la même définition, ou bien au contraire, elles n’ont ni le même nom ni la même définition, ou bien encore, elles ont la même définition, mais elles n’ont pas le même nom, ou bien enfin, elles ont le même nom, mais elles n’ont pas la même définition.

[...] si nous prenons deux choses, ou bien elles communiquent quant aux deux plans, je veux dire quant au nom et à la définition, ou bien elles different sur les deux plans, ou bien elles communiquent quant à l’un et diffèrent quant à l’autre. Ce dernier cas peut se produire de deux manières: ou bien, en effet, elles communiquent quant à la définition et diffèrent quant au nom, ou bien inversement elles communiquent quant

(35)

au nom et diffèrent quant à la définition. De telle sorte qu’il y a quatre cas différents.43

Par exemple, quand nous disons de Pierre qu’il est un homme, et de Jean qu’il est un

homme, nous avons deux choses qui ont le même nom, homme, et la même définition,

animal qui a l’intelligence. Au contraire, quand nous disons de cet animal qu’il est un

chien, et de cette plante qu’elle est un arbre, nous avons deux choses qui n’ont pas le même nom, chien et arbre, ni la même définition, animal qui jappe et plante à tronc. Encore, quand nous disons de cet animal qu’il est un escargot, et de cet autre animal qu’il est un

limaçon, nous avons deux choses qui ont la même définition, mollusque gastéropode terrestre à coquille arrondie en spirale, mais qui n’ont pas le même nom, escargot et

limaçon. Enfin, quand nous disons de cet animal qu’il est un chaton, et quand nous disons de cette pierre qu’elle est un chaton, nous avons deux choses qui ont le même nom, chaton,

mais qui n’ont pas la même définition, j eune chat et pierre précieuse d’une bague.

2.1.2 La définition de la chose, dont le nom est le signe

Mais quand nous disons de ce cheval qu’il est un animal, et de cette vache qu’elle est un animal, nous avons deux choses qui ont le même nom, animal. Mais ont-elles la même définition? Une vache n’est pas un cheval, en effet. Ou quand nous disons de ce félin qu’il est un lion, et de ce phoque qu’il est un lion, nous avons deux choses qui ont le même nom,

lion. Mais n’ont-elles pas la même définition? Le phoque et le félin sont l’un et l’autre un mammifère, en effet.

Les Ajax, de fait, ont un nom en commun et aussi une définition: animal raisonnable mortel. Aristote a donc eu raison de préciser tandis que la définition de l’essence

signifiée par ce nom est différente, afin que nous ne prenions pas quelque définition au

hasard, mais celle qui correspond au nom qu’ils ont en commun. Or l’un des Ajax est fils de Télamon, il vient de Salamine, c’est lui qui combattit Hector en combat singulier, tandis que l’autre est fils d’Oïlée, il vient de la Locride, il est rapide sur ses jambes. Ainsi, la définition qui correspond au nom est différente pour chacun.44

43 Ammonios D’Hermeias, Prolégomènes aux Attributions (Catégories) d’Aristote, traduction Y van

(36)

Quand nous disons d’une chose, ici, qu’elle a ou n’a pas la même définition qu’une autre, nous ne parlons pas de la définition de la chose elle-même, mais de la définition de la chose dont le nom est le signe.

In his definition, Aristotle insists that it is according to the name that equivocáis have in common that they are said to be named equivocally. Given another name, it could happen that things named equivocally would be named univocally.44 45

Par exemple, quand nous disons de cet aigle qu’il est un oiseau, et de cette hirondelle qu’elle est un oiseau, nous avons deux choses qui ont le même nom, oiseau, mais aussi la même définition, même si l’hirondelle n’est pas un aigle, parce que le nom oiseau est un signe de la même définition, animal ailé à plumes. Au contraire, quand nous disons de Pierre qu’il est un menuisier, et de Jean qu’il est un pianiste, nous avons deux choses qui n’ont pas le même nom, menuisier et pianiste, mais ni la même définition, même si Pierre et Jean sont l’un et l’autre un homme, parce que les noms menuisier et pianiste ne sont pas des signes de la même définition, artisan de meubles et joueur de piano. Encore, quand nous disons de ce cheval qu’il est une bête, et de cette vache qu’elle est une brute, nous avons deux choses qui n’ont pas le même nom, bête et brute, mais qui ont la même définition, même si la vache n’est pas un cheval, parce que les nom bête et brute sont des signes de la même définition, animal qui n ’apas l’intelligence. Enfin, quand nous disons de Pierre qu’il loue une maison, et de Jean qu’il loue le Seigneur, nous avons deux choses qui ont le même nom, louer, mais qui n’ont pas la même définition, même si Pierre et Jean sont l’un et l’autre un homme, parce que le nom louer n’est pas un signe de la même définition,

prendre une maison en location, en acheter l’usage, et adresser des louanges au Seigneur, le bénir et le glorifier.

Ainsi donc, ou bien deux choses ont le même nom et la même définition, ou bien au contraire, elles n’ont ni le même nom ni la même définition, ou bien encore, elles ont la

44 Ibid., chapitre I, 19-15, page 86.

(37)

même définition, mais elles n’ont pas le même nom, ou bien enfin, elles ont le même nom, mais elles n’ont pas la même définition.

2.1.3 Même nom et définition différente

Et puisque nous étudions l’analogie, seules les choses qui ont le même nom, mais qui n’ont pas la même définition, nous intéressent.

On dit homonymes les [choses] dont le nom seul est commun, tandis que la définition de l’essence signifiée par ce nom est différente. Par exemple, l’animal, c’est à la fois l’homme et son image peinte. Or, ces [choses] ont effectivement le nom seul en commun et la définition de l’essence signifiée par ce nom diffère. Si, en effet, on fait connaître ce qu’est l’essence d’animal pour chacune d’elles, on donnera de chacune une définition propre.46

Or, toutes les choses qui ont le même nom, mais qui n’ont pas la même définition, sont-elles des choses analogues? Non. Quand nous avons deux choses qui ont le même nom, mais qui n’ont pas la même définition, ou bien elles ont le même nom, alors que leurs définitions sont tout à fait étrangères et ne font pas partie de la même famille, pour ainsi dire, ou bien au contraire, elles ont le même nom parce que leurs définitions sont apparentées et font partie de la même famille.

Mais pourquoi disons-nous que des définitions sont apparentées et font partie de la même famille? Le nom des choses, en effet, est comme le nom des hommes. Il y a des hommes qui ont le même nom, parce qu’ils font partie de la même famille, Daniel Johnson

et Pierre-Marc Johnson par exemple. Et ils font partie de la même famille, ou bien parce que l’un est le père, le grand-père ou l’ancêtre de l’autre, ou bien parce qu’ils ont un même père, un même grand-père ou un même ancêtre. Mais il y a des hommes qui ont le même nom, alors qu’ils ne font pas partie de la même famille, Henri Bourassa et Robert Bourassa

par exemple. Et ils ne font pas partie de la même famille, parce que l’un n’est pas le père ni le grand-père ni l’ancêtre de l’autre, et parce qu’ils n’ont pas un même père ni un même

Références

Documents relatifs

2 inserts pour couper en dés, frites et julienne + mandoline lame en V + taille-légumes pour réaliser des spaghettis. Microlames, fabriquée aux États-Unis, ultra-affûtées

[r]

L’islam serait donc une Nationalité » au dessus de toutes les nationalités » et une Religion que nous avons dans notre pays, sur la terre de France qui est le Dar el-Harb pour

Les élèves ne disposant pour l’instant que d’informations qualitatives sur l’énergie potentielle et l’énergie cinétique d’un système, le but de

Toutes deux lauréates du Concours autobiographique SNCF 80 ans, Michelle Guillot et Denise Thémines nous proposent ici deux récits qui nous ouvrent les portes de la SNCF où elles

Elle est d’autant plus importante que la masse de la charge est grande et s’oppose à la mise en mouvement. Elle est caractérisée par le moment d’inertie J, qui s’exprime en

L’objectif du projet était de développer un indice de découvrabilité pour mesurer la découvrabilité des produits culturels dans les secteurs de la musique et

6 La question de la solidarité entre générations et de la cohésion des collectifs de travail et des groupes sociaux est d’autant plus importante que les nouvelles formes de gestion