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"Sur la montagne nue" (texte de création) : suivi de L’écriture de l’autofiction à la troisième personne chez Gabrielle Roy, Marguerite Duras et Annie Ernaux et ses échos dans "Sur la montagne nue" (essai réflexif)

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Academic year: 2021

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Sur la montagne nue

(texte de création) suivi de

L’écriture de l’autofiction à la troisième personne chez Gabrielle Roy, Marguerite

Duras et Annie Ernaux et ses échos dans Sur la montagne nue

(essai réflexif) Mémoire

Anne-Julie Royer

Maitrise en études littéraires

Maitre ès arts (M. A.)

Québec, Canada

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Résumé

Sur la montagne nue est un recueil de huit nouvelles à la forme particulière: les textes sont divisés en paragraphes qui présentent, en alternance, deux voix, deux femmes distinctes. Ces femmes parlent d’elles-mêmes à la troisième personne du singulier. Il n’y a pas de dialogues, seulement des voix qui se donnent l’une après l’autre et qui se rejoignent par le biais de la mémoire. Il s’agit de nouvelles certes, mais elles ont été écrites pour la scène, pour des comédiennes, pour être entendues. De surcroît, les propos de ces textes sont généralement autofictionnels. Dans la partie théorique, je questionne le choix d’une narration à la troisième personne pour l’écriture de l’autofiction. Pour ce faire, je compare mon travail avec la pratique de Gabrielle Roy, Marguerite Duras et Annie Ernaux qui ont elles aussi, dans certains moments de leurs oeuvres, choisi ce type de narration pour l’écriture de soi.

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Table des matières

Résumé ... III Remerciement ... VII

Sur la montagne nue ... 1

Partie création ... 1

Conte d’Orient ... 3

St-Jean-Port-Joli ... 11

Les mots du matin ... 17

Septembre ... 23

Sur la montagne nue ... 31

Le vin blanc ... 37

Mers ... 43

Courir les bois ... 49

L’écriture de l’autofiction à la troisième personne chez Gabrielle Roy, Marguerite Duras et Annie Ernaux et ses échos dans Sur la montagne nue ... 55

Essai réflexif ... 55

Introduction ... 57

Définitions de l’autofiction ... 61

La narration à la troisième personne ... 65

Gabrielle Roy: de l’autofiction à l’autobiographie ... 69

Marguerite Duras: la vie comme au cinéma... 73

Annie Ernaux: un « moi » fragmenté ... 79

Conclusion ... 85

Bibliographie ... 87

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Remerciement

Je tiens à remercier chaleureusement Alain Beaulieu qui a dirigé ce mémoire de création avec rigueur et générosité. Sans l’appui et la confiance de cet écrivain et professeur, ce projet n’aurait pas existé. Monsieur Beaulieu œuvre à l’image des valeurs qui fondent l’institution universitaire : son savoir côtoie de grandes qualités humaines.

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Sur la montagne nue

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Conte d’Orient

Dans la forêt nouvelle a fleuri l’orchidée, Qui, çà et là, s’emmêle à la vigne,

J’en ai cueilli les fleurs toute la matinée; Le soir venu, je n’ai pas fini ma brassée.

À qui donc présenter les fleurs que j’ai cueillies? Celui à qui je pense est au loin sur la route… Les parfums délicats vite s’évanouiront; Soudain, toutes les fleurs se trouveront fanées. Quel espoir luit pour moi que je puisse évoquer? Au vent qui vole, je confierai ma brassée.

Auteure chinoise anonyme, 200 ans av. J.-C.

L’amoureuse

Pour la première fois avec un homme, Adèle a baissé la garde des mots, elle a ouvert les valves, elle est corps et âme nus devant lui. Elle devient un animal sauvage dans la ville: gracile, apeuré et assoiffé de l’Autre. Une petite bête dégriffée qui s’offre sans mesure à un être merveilleux, mais qui tient de la forêt ses réflexes primitifs: traquer les dangers. Avec Pierrot, elle garde le feu depuis bientôt deux ans.

L’inconnue

Corinne a menti si facilement à François. Je sors avec une amie ce soir, on va voir un show. Je vais dormir chez elle, ça sera plus simple. Bisous, bonne soirée. C’est la première fois qu’elle lui invente une histoire. Ça ne fait même pas mal. Facile. Naturel. Elle a menti à son chum comme on ment à sa mère pour aller se saouler au parc à quatorze ans.

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(Pour la suite du texte, les paragraphes et les personnages alternent. Les italiques indiquant le point de vue de «l’inconnue», les caractères réguliers, celui de «l’amoureuse». Deux narratrices doivent donc prendre la parole, à tour de rôle.)

Parfois, quand minuit passe et qu’il ne rentre pas, elle s’inquiète. Elle prend un bain chaud. Se regarde nue dans la glace. Examine ses seins, son ventre. Se tourne. Son dos, ses fesses, ses cuisses. Se couvre d’une serviette, ne sachant plus si elle est séduisante ou laide. Fouine sur Internet. Feuillette un roman. Respire profondément. S’allonge sur le sol. S’étire, se lève. Infuse une tisane. Essaie un soutien-gorge. Enfile un pyjama. Jette un oeil au cadran. Se met au lit. Reprend un livre. Éteint la lampe en maudissant l’angoisse.

Elle a rencontré Pierrot il y a un mois. Responsable des communications au Festival d’été, Corinne devait faire signer le contrat du groupe pour sa participation à la nouvelle programmation. Elle est arrivée à l’avance au café avec son ordinateur portable et ses papiers. Il s’est présenté en retard, tout juste sorti de la douche, les cheveux mouillés sur le front, la

barbe brune négligée. Elle a déballéles clauses du contrat, distraite. Son regard la transperçait.

Elle regrettait d’être sortie à la hâte sans se parfumer, sans se mettre belle. Très vite, ils ont parlé de la vie, de musique, d’art et de voyage.

Elle marche la tête haute, parée de jolies robes et de chaussures assorties. Son coeur en débâcle mouille légèrement son regard, mais elle se tient droite pour que la peur de perdre Pierrot ne pourchasse qu’elle. Pour que la fureur d’aimer ne tremble pas dans son cou. Mais si l’on s’approche de son doux visage, on peut percevoir, des coins de la bouche jusqu’aux pommettes, une légère crispation qui trouble sa peau rose, surtout lorsque passe, en sens inverse sur la rue, une autre belle femme souriante.

Pour rien au monde elle n’aurait manqué cette fête. Ses amis l’appellent Pierrot, mais c’est Pierre son nom. Il va avoir trente-cinq ans. Elle le connait à peine, elle sait qu’il a une

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amoureuse. Elle aurait fugué ce soir-là. Elle se serait sauvée par la fenêtre, aurait sauté du deuxième étage si on l’avait empêchée d’y aller. Son sac est prêt: une petite culotte, des condoms, du liquide à verres de contact, une brosse à dent, un échantillon de parfum, un mascara, quelques cigarettes de party.

Ses rêves d’amour sont toujours tapissés de mousse des bois. Les ruisseaux, les fleurs sauvages aux noms bigarrés battent la mesure: actée, clintonie, bermudienne, kalmia, circée, oxalide, trille, maïanthème. Elle croit depuis l’enfance que la vie à deux peut être aussi rafraichissante qu’une longue promenade en forêt. Elle y trouve l’essentiel: de l’air pur, de l’ombre et de la lumière, des fruits, des poissons et du gibier pour se nourrir, des grottes et des tapis d’épinette pour faire l’amour. Aussi, des sentiers imprévus, des saisons marquées de parfums bien distincts et des cabanes dans les arbres.

Elle s’est maquillée un peu. Du crayon marron sous les yeux. Du rose aux joues. Du rouge sur les lèvres. En appliquant le rouge, dans l’excitation des promesses de la nuit, elle a vu son sexe, long, dur, humide. Surement aussi beau que ses mains. Une apparition. Elle a tiré la langue dans le miroir faisant mine de lécher le gland, puis de l’avaler tout rond en pressant les lèvres. Elle a glissé quelques doigts dans sa culotte en fermant les yeux.

Elle a tout préparé. Ce n’est pas une fête surprise: il a fait les invitations et réservé le bar pour l’occasion. Des amis musiciens, de la famille, des copains d’enfance sont conviés. Trente-cinq ans, toutes ses dents et le charme encore vert de l’adolescent. Des cheveux blancs mêlés à la broussaille, des pattes d’oie effacées sur-le-champ par l’intensité de son regard. Au bar, il a chanté quelques airs, seul à la guitare, puis les membres de son groupe ont assuré l’ambiance de la soirée. Elle aime la fête et la compagnie des gens, mais une crainte subtile la tenaille en public. Dans la nature, le silence est permis. Mieux, il est de mise. En ville, dans la cohue des rencontres, elle doit parler. Bavarde dans l’intimité et la complicité, elle déteste entretenir les conversations polies. Pourtant, ce soir, elle joue à merveille son rôle de femme du monde.

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En chemin vers le bar, libérée de l’étreinte de François, elle a l’impression de se balader dans une ville inconnue. Elle passe par des rues inhabituelles. Dans le soir, des décors s’allument, des gens bougent, rient, regardent la télévision. Dehors, elle est la seule spectatrice, seule au monde dans son manteau de feutre noir et son écharpe rouge. Le froid de novembre lave son visage et lui redonne le regard neuf et rêveur de l’enfance.

Moulée dans une robe bleue très courte, appuyée dans l’embrasure de la porte, elle accueille les invités avec chaleur. Elle les connait tous. Sauf une jeune femme, jolie, qui est entrée sans dire bonsoir et qui a nerveusement repéré Pierrot dans la salle pour lui faire la bise. Son amoureux lui rend l’accolade avec enthousiasme. Adèle, je te présente Corinne, elle travaille pour le Festival d’été, elle a beaucoup poussé pour notre band, c’est vraiment une passionnée là… Corinne, Adèle, ma copine… Elle entend les voix en sourdine. Les rires aussi. Elle les devine cristallins, enjoués, contagieux. Mais ils ne s’adressent pas à elle. Dans le regard de Pierrot, elle cherche en vain un clin d’oeil, un baiser. Il lui semble que l’homme de sa vie, soudainement, est la personne de la fête qu’elle connait le moins. Elle garde sur son visage un sourire douloureux qui s’esclaffe quand les autres s’amusent. Le gout des larmes et du vin lui presse la gorge.

Elle constate sans surprise qu’Adèle est radieuse. Elle imaginait Pierrot avec une femme comme elle. Une mince brunette aux grands yeux bleus. Corinne lui pose les questions d’usage et mène peu à peu sa petite enquête: Qu’est-ce que tu fais dans la vie? Viens-tu de Québec? Aimes-tu ça, Québec ? Ça fait longtemps que vous sortez ensemble? Vous vivez en appartement tous les deux? Pas trop dur, le quotidien? Vous allez voir, la troisième année, c’est difficile. En tout cas, nous, ça a pas été facile. Oui, là ça va un peu mieux. Mais le petit train-train, ça use, non? Non, je déteste cette saison. Moi, l’automne me donne le gout de faire mes bagages.

Elle s’éclipse de la conversation, les laisse seuls à la table et rejoint une copine qui vient d’arriver. Elle bavarde un peu, la tête tournée vers Pierrot et Corinne qui rient, qui rient, qui se

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boivent avec la bière. Deux années plus tôt, sur la terrasse d’un autre bar, dans une autre robe, devant Pierrot, elle a bu et fumé et séduit droit dans les yeux. À trois heures du matin, bien éméchée, elle l’avait suivi chez lui. Il avait pris sa main. Elle avait fermé les yeux et marché à l’aveugle. Elle avait suivi ses pas, confiante, en respirant le creux de son épaule. Les yeux encore clos, elle avait cherché sa bouche avec sa bouche. Elle avait eu envie de dire je t’aime.

Elle se sent brulante, allègre. Elle sait que ses yeux, que tout son corps brillent. Ça fait des années que le feu ne l’a pas embrasée. Si son chum l’avait vue, il l’aurait à peine reconnue. Pierrot a envie d’elle. Elle le sait. Il a tout juste effleuré la joue de sa blonde depuis le début de la soirée. Elle le gagne. Elle raconte son dernier voyage à Berlin avec le plus d’enthousiasme possible pour qu’il sache bien à quelle source vive il peut s’abreuver. En l’écoutant parler, elle se caresse lentement le cou et le haut de la poitrine. Elle laisse tomber une manche et découvre une épaule. Ses yeux dilatés se versent dans les siens. Plus tard, plus tard, la copine évaporée, elle lui donnera sa langue.

Le gout du vin inonde celui des larmes. Elle avale les verres de rouge sans compter et attrape au passage les schooters de toutes les couleurs. Assise au bar, elle jase avec un jeune homme, un clandestin dans la fête. Ils échangent des banalités de comptoir. La musique est forte et les force à rapprocher leurs visages. Il est charmant, beau même. Des yeux noirs inquiets, des lèvres charnues, des joues qui ont l’air douces. Tout juste la vingtaine, pense-t-elle. Une chanson du groupe Beirut, Elephant Gun, commence et il l’invite à danser. Elle propose plutôt d’aller fumer dehors. Il la suit. Une des premières neiges de l’année tombe dans leurs cheveux. Elle s’allume une cigarette en regardant à l’intérieur par la fenêtre.

Pierrot est allé aux toilettes. Sur son passage, des amis le taquinent, lui bloquent le chemin. Elle est restée seule à la table, pinte de blonde à la main. Son téléphone vibre. Un message texte apparait: Bonne nuit mon amour. J’espère que tu t’amuses bien. Bisous, François. Elle prend

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une longue gorgée et jette le téléphone au fond de son sac avec les cigarettes, le rouge à lèvres et la petite culotte.

Sur la piste, elle les voit. Ils dansent comme des gitans de braise. Les trompettes vibrent sur ses hanches, ses fesses, ses seins. Les cuivres guident les mains de Pierrot autour de sa taille. Il la lance; elle vole, tout sourire, les joues enflammées. La sueur mouille leurs fronts. Derrière la fenêtre embuée, elle examine cette chorégraphie délurée, magnifique. Le diable de la fête s’en est mêlé. Le beau jeune homme s’approche et lui frôle la joue avec le dos de sa main. Elle ne réagit pas à la tendresse, paralysée par le tableau vivant, de l’autre côté du verre. Il la quitte en silence. Son propre reflet, seul et tremblant, la glace. Pierrot, son amant, danse si bien de l’autre côté de la vitre. Ses gestes boivent la musique. Son corps dessine la vie. Et il a l’air heureux. Elle voudrait danser. Nue, pour lui, avec lui. Les anges se trémoussent avec violence. Elle chancèle. Elle prend son sac. Elle court à la maison, foudroyée par cette beauté intouchable.

Un matin, quelques mois plus tard.

Au moment du décollage, quand Montréal devient une fourmilière tachetée de nuages, quand les hommes et leurs voitures prennent une taille dérisoire, Corinne sanglote, le visage écrasé contre le hublot. François l’a conduite à l’aéroport où ils se sont faits des adieux définitifs. Plus l’avion monte, plus les derniers mois se dissolvent. Des petites catastrophes à confier au vertige. Une nuit de novembre rouge. Des baisers. Puis le froid. Puis l’ennui. Un hiver à enterrer sous la neige. Son corps, à quelques centimètres du ciel, danse encore avec Pierrot. Celui à qui elle pense est au loin sur la route…/Les parfums délicats vite s’évanouiront;/Soudain, toutes les fleurs se trouveront fanées.

Elle s’est réveillée de bonne heure ce matin. Le soleil frappe déjà sur la tente. Pierrot dort encore, des baisers pleins la poitrine. Sans faire de bruit, elle sort. Actée, clintonie, bermudienne,

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kalmia, circée, oxalide, trille, maïanthème. La rosée offre les parfums discrets de toutes ces fleurs. Un ruisseau coule près de la couche. Ils se sont retrouvés, Pierrot et elle, après quelques mois séparés. Le souvenir de la danse avec l’inconnue persiste. Elle le voit en surimpression dans l’éclaircie, entre les hêtres et les épinettes. Dans les rues, dans les sentiers, les images de Pierrot et de la belle, légers et gracieux, apparaissent. Ces derniers mois, elle a transformé ce souvenir en oeuvre d’art. Des semaines et des semaines pour replacer l’amour dans la danse. Au coeur de cette petite trahison, dans le corps ravi de son homme et le plaisir partagé de cette femme, elle avait vu la joie. Et cette joie si claire la pousse à retrouver la sienne. À qui donc présenter les fleurs que j’ai cueillies? fredonne-t-elle, Quel espoir luit pour moi que je puisse évoquer?

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St-Jean-Port-Joli

La petite

Elle est assise sur les marches de l’entrée. Elle fixe la rue. Il fait plus froid, plus gris qu’elle ne l’aurait souhaité pour la grande escapade de la journée. Myrelle passera la prendre en voiture. Ce sera la première fois qu’elle verra sa professeure de piano en dehors des murs de sa maison, en dehors de la salle des leçons où elle est chaque semaine accueillie par une accolade chaleureuse. Elle s’étonne toujours, la petite, quand son corps frêle rencontre l’immense poitrine de Myrelle et ses grandes mains de concertiste. Déposées sur le volant de sa voiture, ces mains tachetées de soleil les conduiront à St-Jean-Port-Joli. La petite a neuf ans. Myrelle lui offre pour son anniversaire (chut, les autres élèves ne doivent pas savoir) un périple à son chalet. C’est une fête et un honneur. Son coeur bat très vite en l’attendant. Elle tient serré son sac de voyage préparé par sa mère.

Myrelle

Il n’y a pas de piano au chalet, mais elle y transporte toutes les musiques et surtout, la liberté. Son mari a acheté la maison, elle, le chalet et l’inspiration du fleuve. C’est toute sa richesse et c’est là qu’elle s’imagine vieille. Bientôt. On meurt jeune dans sa famille et elle a toujours cherché son souffle qui siffle maintenant, inquiet, au fond de sa gorge. La petite l’accompagne à St-Jean-Port-Joli. Elle aurait aimé avoir une fille. Et peut-être cette petite fille-là aux cheveux cendrés coupés droit sur le front, au regard bleu marine sérieux et fébrile, à l’âme un peu trop mûre pour son âge. La voilà, toute droite et souriante, sur le pas de la porte.

Elle n’a jamais pris la route dans cette direction. Rarement est-elle partie sans un membre de sa famille. Myrelle vit, bouge, parle en dehors de tous les gestes de ses parents. Les odeurs et les habitudes, les conversations ne ressemblent à rien de ce qu’elle connait. Cela s’apparente, elle le découvrira bien plus tard, au choc et à l’ivresse des voyages de plus grande envergure. Mais pour

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l’enfant, en ce matin de mai plutôt frisquet, la destination ni tropicale ni prestigieuse, a tout du mystère et de l’aventure. Port-au-Prince, St-Jean-Port-Joli... Son estomac se barbouille des mêmes papillons causés par le décollage ou l’atterrissage. Doucement, Myrelle lui parle d’un gros chat roux qui jadis était aussi son passager. C’était immanquable, dit-elle, chaque fois que nous arrivions à La Pocatière, il sentait le sel et les algues dans l’air. Il ronronnait en frottant son museau contre les bouches d’aération!

Il lui restait douze années de vie. Elle le savait sans le savoir. C’était l’heure de jouer à la grand-mère et elles iraient deux fois au restaurant dans la journée. Le midi et le soir. Pour fêter, heure après heure, l’enfance de la petite et ses gestes lents de poétesse précoce. Elle lui parlerait peu de musique. Une journée sans partition. Elle souhaitait seulement une éclaircie pour qu’elles puissent marcher sur la grève, pour que la lumière verdisse les herbes et dore les battures. Pour que la beauté du fleuve la pénètre.

La petite mange son repas avec gourmandise. Elle n’a pas l’habitude des restaurants. Le morceau de gâteau au chocolat dépasse largement la taille de sa faim, mais elle l’engloutit, par politesse. Et soudain monte la nausée, aussi vite que la marée dans l’anse. Nervosité, joie, inconnu. Premiers malaises sans sa maman. Elle s’éclipse aux toilettes, vomit tout son repas sans le dire. Rien n’y parait à son retour à la table. Le voyage peut continuer. Secrètement, elle est fière, elle est grande avec son petit corps malade dont elle peut prendre soin elle-même.

Elle se souvient d’une saison où la houle avait frappé entre elle et son mari, Claude. Une saison difficile et romanesque qui refaisait parfois surface, comme les images d’un livre lu des années plus tôt. C’était le printemps, l’ouverture officielle du chalet après la fonte des neiges. Ils apportaient les vivres et la literie pour la belle saison. Des livres. Des nouveaux disques. Elle avait déposé quelques boites dans la cuisine, puis salué le fleuve en se rendant sur la grève. Dans le sable mouillé, elle avait trouvé un immense coeur. Avec des pierres polies et des coquillages, on avait écrit: Je t’aime Claude. Une étudiante du cégep amoureuse de son

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professeur. Plusieurs tombaient pour lui. Il lui jurait que ce n’était jamais réciproque. Mais ces mots sur son territoire d’été et de tendresse s’incrustaient dans son propre corps. Désormais, le doute et l’impression d’être vieille, même si leur amour avait été rescapé du blizzard.

Le chalet est modeste, bordé d’arbres au creux de l’anse. Un berceau de vent et de solitude. À l’intérieur, la petite retrouve la chaleur et le gout de l’art de la maison de Myrelle, les soirs de leçons. Des toiles et des photos tapissent les murs. Des tableaux de paysages et de fleurs qui lui rappellent celui accroché près du piano. Pour lui expliquer l’importance des nuances en musique, Myrelle lui disait qu’elles correspondaient aux couleurs d’un tableau. Plus encore que les notes, les nuances étaient le matériau du musicien, la palette de sa sensibilité. L’enfant, frappée par cette image, avait tout compris. Depuis ce temps, la musique, dans ses mains, dans sa poitrine, battait au rythme vacillant de ses humeurs.

Dès qu’elle serait prête, elle lui ferait jouer Satie et Debussy. Et Chopin aussi. Bach et Mozart, seulement pour la forme et la technique. Mais les autres, pour la mélancolie et l’inquiétude, pour les paysages, les voyages, les désirs empreints dans leur musique. Une vraie romantique, cette petite, on le voit à sa manière de marcher, les coudes légèrement soulevés, les mains vers le ciel, des ailes fragiles et puissantes. Au piano, tout son corps frémit. On devine dans ce tremblement la peur de se tromper, mais surtout, la mise à nu de son âme, une vieille âme. En imaginant la petite, des années plus tard, femme, amoureuse, mère, écrivain peut-être, la douleur la saisit, son souffle s’étrangle en silence. Le temps lui manquera.

Elle aurait voulu voir des oies de près. Quelques voiliers sont passés au-dessus de leurs têtes, des cris ont traversé l’anse, mais pas de bernaches picorant au bord de l’eau comme sur les photos dans le chalet, pas de nuées blanches à l’horizon. Un fleuve un peu tourmenté, le grand chapeau de paille de Myrelle et ses souliers de toile, son rire cristallin et ses yeux perçants de chouette, noirs et coquins. Dans sa large poitrine, Myrelle nourrit une mer aux grands remous, plus vaste que le Saint-Laurent, des torrents de tristesse secrète et d’amour sous-marin, qui gardent humide

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son regard, beau temps, mauvais temps. La petite, frissonnante dans ses habits de printemps, contemple la grâce de sa professeure tournée vers l’horizon.

Elles cueillent des galets et des petits coquillages. Du bois de mer, aussi doux et lustré que la soie. Des algues vertes gorgées d’eau salée et de vitamines. Quelques débris de verre poli aux couleurs séduisantes. Elle a consacré sa vie à la musique et à son enseignement, dans l’ombre des succès de son mari, guitariste et compositeur. Dans la grande solitude aussi des musiciens de talent qu’on ne voit jamais sur scène et qui trouvent peu de compagnons pour partager leur passion. Avec générosité et conviction, elle a choisi cette voie, l’a aimée, a accompagné des dizaines d’enfants et d’adolescentes touchés par la musique. Elle admire sans mesure son mari, mais parfois, elle s’ennuie, seule à la maison, pendant qu’il prend une bière, au bar, après le spectacle, quand il parle à Radio-Canada, quand il part pour la France. Plus âgée d’une longue décennie, plus solide et affranchie en apparence, était-elle devenue une mère pour lui? Le vent soudain trop frais et chargé de pluie les force à rentrer, à presser le pas. Myrelle guide la petite par les épaules jusqu’au chalet.

Avec des gestes amples et précis, Myrelle prépare du chocolat chaud et dépose quelques biscuits dans une assiette. La petite observe son dos, sa nuque et ses épaules qui s’affairent, droits et vigoureux comme lors du déploiement d’une sonate de Beethoven ou d’une marche militaire de Schubert. Les soirs de leçons, quand elle frappe à la porte, Myrelle joue souvent du piano. Elle entre sans attendre pour l’écouter. Un jour, tu pourras jouer ça, dit-elle. La petite a peine à y croire. Le cours débute et son coeur s’emballe; elle rêve à cet avenir où elle interprètera des airs pour adulte. Myrelle dépose la tasse de chocolat sur la table. Elle parle encore du chat roux qui s’endormait sur le vieux canapé de velours. Il y a une photo de lui sur le buffet et la petite trouve qu’ils se ressemblent, le chat et sa professeure, toison aux reflets roux et beaux yeux sombres. Cette photo-là, c’est Claude qui l’a prise. L’été de nos fiançailles. Elle a de très longs cheveux blonds. Un châle léger sur les épaules. Un sourire amoureux. Le fleuve brille derrière. La petite se demande pourquoi ces deux-là n’ont jamais eu d’enfants.

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Épilogue

Jamais d’ailleurs elle ne lui posera la question. Des années durant, la petite se confiera à la fin des leçons, ouvrira toutes les valves, triviales ou poétiques. Mais Myrelle et ses grandes eaux resteront étanches. En février 2006, la petite devenue femme viendra de Montréal pour contempler une dernière fois ses grandes mains tachetées de soleil, croisées et immobiles sur son ventre. Elle maudira longtemps les silences du fleuve et des marées, le chant des oiseaux qui avait remplacé les mots et nourri le mystère. Le piano, Chopin, Satie, Debussy brûlaient ses doigts désormais maladroits et moins inspirés. Puis, avec le temps, le Saint-Laurent et ses battures, l’âpreté venteuse de ses paysages et la profondeur de ses couchers de soleil devinrent, pour elle aussi, lieux de pèlerinage et de paix. D’une escapade amoureuse à Kamouraska naquit même un petit garçon blond fou de musique.

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Les mots du matin

Paule

Novembre 1983.Chaque matin, Paule se réveille, des mots pleins la bouche. Le soir, ils y sont encore brûlants et durcis sur sa langue. Il lui faudrait une trame constante de piano triste, une âme à fleur de peau et même la vie éternelle pour écrire enfin. Et comme les jours ordinaires s’accumulent au rythme des repas chauds à servir aux enfants, comme le père est déjà parti bien loin pour composer en silence un peu de musique de chambre, les mots pressent sa gorge et sa poitrine, sans bruit, sans encre. Le temps manque.

Sophie

Les notes de cours sont prêtes, imprimées sur des feuilles bariolées de couleurs. Des repères pour calmer la nervosité, pour prévenir quelques bafouillages. Sophie respire, elle respire, elle respire. Son visage est rose vif, surtout aux pommettes, ses mains tremblent doucement. Elle n’oublie rien: la liste des étudiants, l’aide-mémoire, les romans à l’étude, d’autres livres pour les impressionner un peu, une bouteille d’eau, des haut-parleur portatifs (une chanson de Félix, ça les fera sourire), quelques crayons, son agenda. Un petit détour aux toilettes pour vérifier ses cheveux, un clin d’oeil de confiance envoyé au reflet. C’est parti, local 3465.

Plus jeune, avant même d’entrer à l’université, elle lisait Gabrielle Roy, La route d’Altamont, La montagne secrète, ses récits de plaines, d’amour et d’enfance. La belle Gabrielle, toujours en route entre la grâce et le désespoir, donnait à quelques femmes l’envie de partir et d’écrire et de souffrir, juste ce qu’il faut pour avoir des choses à dire.

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Ils sont quarante à chahuter et à l’observer. Il fait déjà chaud et le cours n’est pas commencé. Elle avale sa salive, se racle la gorge, toussote. Elle jette un oeil dehors. L’hiver et le jour déclinent. Elle a choisi des métiers de fenêtres. Chez elle, pour écrire, elle tourne la tête vers le paysage, si restreint soit-il: des façades grises et brunes, de rares moineaux, d’autres fenêtres où elle observe parfois d’autres silhouettes. Lorsqu’elle enseigne, l’horizon est à la fois son compagnon et son rival. Un, deux, trois, dix étudiants s’évadent dans les arbres et les nuages. En fin d’après-midi, les couleurs sont si vives qu’elle leur concède le spectacle… Les mots ne valent pas grand-chose devant un coucher de soleil.

Un matin de mars 1978. Elle est assise à son bureau, la main gauche sur son ventre de mère prochaine, la main droite penchée sur un carnet. Le soleil encore faible révèle les fines poussières de la pièce. Un homme entre et dépose un jus d’orange sur le meuble, un baiser sur sa nuque. T’as pas froid, mon amour? Non, non. Merci pour le jus. Je te rejoins bientôt pour déjeuner. À la hâte elle écrit: Je voulais que les mots naissent avant les enfants. Je voulais un livre, un beau livre à lire, à contempler, à prendre dans mes mains, à relire, à laisser trainer sur la table, avant les enfants. La vie est plus rapide que les mots.

Aux aurores, avant que le quotidien ne commence pour vrai, avant que les moteurs du monde prennent la cadence, elle se lève et laisse un baiser sur la joue de son amoureux. La chatte la rejoint au premier grincement de la porte de la chambre. Ses ronrons débutent lentement la journée. En bas, dans la salle à manger, elle ouvre la radio et monte le chauffage. Son ordinateur et son cahier l’attendent sur la table. Une heure. Un appartement presque immobile. Une nuit claire à peine terminée. Les mots silencieux ouvrent le jour. Avec le café, les petits tracas, les choses à faire et la météo retrouvent leur place.

Février 2010. Une neige de plus en plus forte tournoie entre les arbres. Paule lit à ses élèves un passage de la nouvelle Un jardin au bout du monde de Gabrielle Roy: Alors écartant davantage le rideau, elle vit, au ras de la maison, une grosse main calleuse, usée, si pathétique, qui retirait

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les petits capuchons de papier dont les plantes avaient été coiffées la veille pour les aider à résister au froid de la nuit. C’était peut-être son âge maintenant qui faisait trembler sa voix lorsqu’elle lisait ce texte. C’était peut-être son âge aussi qui lui donnait l’impression d’être seule avec ces phrases dans une classe indifférente. Qui peut s’émouvoir pour les fleurs gelées d’un vieux jardin aujourd’hui? Qui peut pleurer les doigts gourds d’un époux sur le point de perdre sa compagne? Le dénuement des plaines de l’Ouest touche le coeur mûr de Paule sans effleurer, semble-t-il, celui de ses étudiants. Soudain, les têtes penchées dans les livres prennent la couleur du blé, le vent balaie les visages et Paule avance dans la prairie, le visage tourné vers l’horizon.

Sophie court, rue St-Joseph, pour attraper le bus de 7h05. C’est toujours un petit supplice de quitter l’appartement si tôt, surtout l’hiver quand les corneilles oublient de se lever et que les pigeons, comme des fêtards jamais couchés, titubent sur les trottoirs. Moins une, le bus allait partir. Le cégep l’attend, bâtisse grise sur une colline grise. Heureusement des rires fusent du bureau. Paule et Pierre se taquinent. Bonjour Sophie! Toujours radieuse la p’tite jeune, hein? Tu sais qu’elle pourrait être notre fille?! Sophie répond d’un sourire et s’installe à sa table pour réviser ses notes. Elle aimerait bien, ce matin, jouir de leur tranquille expérience et s’esclaffer avec eux, un café à la main.

Décembre 1990. Les enfants au lit, enfin. Paule repousse la nappe et ses miettes de pain et de biscuits, puis elle dépose son carnet sur le bois. Il se fait tard déjà. Un moment minuscule pour écrire avec le désordre et la fatigue. Un temps où la paresse aimerait allumer la télévision, se faire une tisane, prendre un bain. Paule tient son crayon, inscrit la date en haut à droite, puis Il y a des lustres que j’ai écrit. Je m’en veux et je suis fatiguée. Elle feuillette les pages anciennes du cahier, les lit, une à une, avide d’en apprendre un peu plus sur elle-même. Mais le cahier se referme sur une nouvelle page presque blanche et des vieux souvenirs.

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Entre deux cours, elle corrige des copies souvent mauvaises. Ses épaules et son cou se crispent; le temps presse et elle n’est pas certaine tout à coup d’être un bon professeur. Son regard balaie les murs blancs et les affiches de spectacles qui datent de quelques années déjà. Il faut beaucoup d’imagination ici pour entretenir la flamme brulante de la littérature, pour croire en l’importance de tous ces livres rangés dans la bibliothèque, pour convaincre sa propre génération de s’arrêter pour savourer un poème. Durant sa rêverie, Paule, sa collègue, s’est installée à l’ordinateur. Comment s’est passé ton cours? Le visage triste, elle répond: Quand j’étais petite, je voulais devenir écrivain. J’ai cinquante-cinq ans aujourd’hui. Ça a bien l’air que ça ne se réalisera pas. Sophie retourne à ses copies, troublée. Elle ne sait quoi dire, et peut-elle même dire quelque chose? Elle aussi, elle voudrait être écrivain.

Septembre 2009. La présence juvénile d’une nouvelle enseignante dans le bureau sonnait la cloche de son départ et de sa vieillesse à peine reconnue. Sophie a l’âge de sa fille cadette. Peut-être même quelques années de moins. Elle se revoit très bien, jeune et fragile, devant la classe pour la toute première fois. Comme aujourd’hui, elle lisait les mots de Gabrielle, les yeux brillants. A-t-elle perdu de sa verve et de son intensité? Les mots touchent-ils davantage sortis de la bouche d’une belle ingénue? Elle avait cru tout ce temps que les cœurs battaient au même rythme que le sien lorsqu’elle enseignait. Jusqu’à tout récemment, le poids des générations à franchir ne la heurtait pas. Mais observant du coin de l’œil la petite Sophie discuter avec un étudiant, elle se remémorait les années folles de la vingtaine où les fantasmes et les rêves prennent encore toute la place.

Sur le chemin du retour, 3ième avenue, l’après-midi repousse la noirceur et le froid. Quelques

clients sirotent un café sur le trottoir, appelant un printemps hâtif. Elle rentre à la maison, alourdie par ses sacs remplis de livres, mais légère d’avoir donné ses cours et d’appréhender une longue soirée de repos et de lecture. Février, si court, ressemble à mars; elle ouvre son manteau et inspire l’air doux. À chaque pas, elle se déleste d’une pensée, bonne ou mauvaise. Alors elle voit les choses. L’herbe jaune sous le sable. Les cailloux. Un gant oublié. Un homme préoccupé. Un couple qui pousse un landau. Elle sent les choses. L’odeur de figue séchée du

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tabac Craven. Le gaz d’échappement des voitures. Son propre parfum enfoui dans son écharpe. Traversant la rivière, le vent fort la surprend. Les glaces rompues grincent et l’eau brune bouillonne dessous. Les pensées du chemin se recomposent comme un poème.

Petite-Rivière-St-François, aout 2011. Depuis longtemps elle rêve de passer ses vacances au bord du fleuve de Gabrielle, dans les montagnes de Charlevoix. Et aujourd’hui, il ne s’agit plus de vacances ordinaires; elles sont définitives, la rentrée scolaire ne la réclame plus. Il pleut beaucoup cet été, mais peu importe. La véranda toute vitrée se prolonge vers la grève. C’est là qu’elle prend son café et qu’elle lit, un chat sur les genoux. Sur la table, un cahier et quelques crayons. Un carnet de longue date dans lequel il ne reste qu’une dizaine de pages blanches. Les enfants partis, la paix retrouvée, elle peut écrire maintenant. Mais toute sa vie, elle a dévoré des romans. Des nuits entières ont été consumées par les récits des autres. Une vie de lectrice, oui, c’est cela. Pas une vie d’auteure. Pas celle de Gabrielle la solitaire, la tourmentée. Une vie de lectrice, coupable d’être tranquillement assise à boire les mots des autres. La lumière des jours de pluie, ni trop vive ni trop blafarde, éclaire les pages parfaitement. Le fleuve pourrait être un lac cet après-midi tant la brume enveloppe les vagues.

Les étudiants travaillent en silence. Devant la classe, elle les observe. Quarante personnes obligées d’écrire sous sa supervision. Son sourire narquois s’illumine, elle si petite, si jeune encore, capable de tirer les rennes d’un groupe nombreux de sportifs et de scientifiques. Le silence des gens qui se donnent à l’ouvrage est riche, pense-t-elle, plus riche peut-être que celui de la solitude et des arbres. Un poème nait parfois du labeur des autres. Les élèves ne savent pas qu’ils sont beaux, un crayon à la main et la mine inspirée. À nouveau le soleil se couche derrière les fenêtres: Québec s’allume dans la neige. Sophie repense au rêve épuisé de Paule qui part à la retraite ce printemps, à ses yeux verts pleins de regrets. Comme les collines au loin, les feuilles blanches sur les tables rougissent et les visages perdus dans les mots s’assombrissent. Un à un, les étudiants déposent leurs travaux sur le bureau de Sophie, qui retient dans sa bouche un haïku.

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Septembre

Une femme, trente ans

Des femmes, des amies rassemblées autour d’une généreuse paëlla dans l’ivresse d’une fête de début d’été. Elle ne peut leur cacher sa joie et l’inquiétude d’un futur tracé pour neuf mois, pour la vie en fait. Cadette de ses compagnes de mots, elle porte l’enfant qu’elle nomme la fourmi en attendant qu’il s’accroche bien et qu’elle respire doucement, enfin. Il est bon de se retrouver femme parmi les femmes, elle qui se sent depuis toujours, fille parmi les femmes.

La même, vingt ans

En Bretagne, invitée à l’improviste à un mariage avec sa meilleure amie, elle boit tout le vin qu’on lui offre et prend les cigarettes qu’on distribue dans de larges paniers d’osier. Il fait bon danser et rire dans ce pays nouveau aux promesses infinies. Les jupes fleuries virevoltent, fulgurante ivresse du voyage. Le vent l’emportera, chante Bertrand Cantat, avant la tragédie. Un jeune homme sombre aux longs cheveux bouclés la regarde de loin. Au moment de partir, prise d’une fougue inhabituelle, elle l’embrasse sur les lèvres et lui dit qu’il est beau. Puis, mine de rien, elle rentre dormir à la maison.

Pourra-t-elle à nouveau connaitre l’insouciance une fois maman? Elle n’a jamais eu, de toutes façons, le coeur bien insouciant, même petite sur la route de l’école, bien avant la découverte de l’amour et de l’instinct maternel. L’enfant lui arrive à trente ans comme la poésie à l’adolescence. Secrètement, elle voudrait faire mentir celles qui disent que la maternité étouffe la création. Au contraire, elle aimerait que la venue de l’enfant la tourne vers l’essentiel, qu’elle la pousse vers son destin d’écrivain.

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Après les vendanges, elles sont accueillies à Rodez, dans la demeure millénaire du beau bouclé qui n’a pas oublié le baiser offert au mariage. Il les accueille dans l’orage, la foudre éclaire son ample chandail de laine et ses épaules de charpentier. Une apparition, le Christ, une cigarette au bec et le sourire un peu timide. La voilà, des siècles plus tôt, dans un monastère couvert de lierre. Il faut chercher les traces du présent dans ce quotidien chauffé au bois et légèrement humide. La première nuit, elle quitte la chambre des invités et le rejoint. Ils s’aiment tout de suite.

Les nausées sont fortes et les malaises aussi, ceux qu’il ne faut pas connaitre avant de se laisser pénétrer par le désir d’avoir un enfant. Elle aimerait pour sa venue une maison neuve au parfum de lavande et de géranium, des fenêtres de vent et de lumière, une forêt tout près, beaucoup de verdure. Il lui faut trouver la force de faire un nid de son appartement charmant aux racoins inaccessibles, dans ce quartier de béton, de cris, de cloches et de vieux, même si son nez flaire les subtiles odeurs du rancis et des chats.

Le voyage se poursuit, sans le nouvel amant, qui les rejoindra peut-être en fin de semaine dans la cité de Carcassonne. Elles sont jolies, la blonde et la brune, sur les pavés mouillés. Elles ont soif. De beauté, d’amour, de liberté. Elle repoussent le froid de l’automne et pensent déjà à l’Espagne pour se réchauffer.

Les battements de coeur amplifiés dans le cabinet du médecin mouillent les yeux bleus du père. La jeune mère palpite et se détend. Il grandit, c’est déjà plus qu’un rêve. Et c’est peut-être un garçon, les parents l’ont vu dans les yeux de la technicienne qui presse sa caméra sur le ventre à peine bombé.

Son foulard vert se déploie comme des ailes sur le quai de Barcelone. Son regard fixe le large, elle esquisse un mince sourire. Elle dort? Elle rêve? Elle vit? Elle sait, en tout cas, que tout est fugace. Que les mâts dorés dans le couchant, les palmiers endormis, les amis brésiliens

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rencontrés à l’auberge, les cigarettes brulées, le gout de l’autre resté en France, le déclic de l’appareil-photo vers son visage, forgent ses souvenirs.

Avec les images minuscules de ses premières culbutes et des photos de son profil déjà coquin, elle prend la route avec sa mère vers ses souvenirs d’enfance les plus lointains. Au chalet, la future arrière-grand-mère apprend la venue du bébé avec bonheur et surprise (on ne peut jamais prétendre à l’arrivée d’arrière-petits-enfants ou, du moins, on ne peut qu’espérer les entrevoir à la fin de notre vie). Un vent chaud bouleverse le lac. La mère et la grand-mère, rieuses, et le petit encore anonyme flottent sur les vagues. Elles embrassent la naissance prochaine, aussi vivante et frétillante que l’eau douce.

Le voyage en train de Barcelone à Grenade est long. Le charpentier ne viendra pas jusque là. Défilent, infiniment, les oliviers chétifs et la terre cuite, le ciel éblouissant et quelques moutons oubliés. L’Alhambra, au sommet de l’Andalousie, offre ses jardins et ses bassins de carpes rouges. Des gitanes veulent lire dans sa main et le romarin les chemins de son avenir. Elle les repousse, convaincue qu’il ne faut pas savoir.

Ils partent à la mer, l’enfant blotti dans le sein. Une escapade lente pour elle, qui s’endort à tout moment de la journée, dans les lieux publics, dans la voiture, à la plage. Souvent, elle se réfugie sous la tente avant de s’être chauffée au feu de camp avec son amoureux, épuisée. Au restaurant, elle a envie de tout, des plus grosses assiettes, des fruits de mer, des grillades, elle les commande et en mange deux bouchées du bout des lèvres; le coeur lui lève et elle jeûne, déçue. Il la regarde, compatissant, impuissant, tendre. Elle ne peut faire fi des grands bouleversements qui la secouent. Son corps s’engourdit, ralentit pour repousser la peur. L’odeur des grands pins blancs du parc Acadia l’apaise. Le soir, ils roulent doucement vers Bar Harbor pour prendre un chocolat ou une tisane.

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La ville basque porte le nom du village québécois de ses ancêtres maternels: San Sebastian. Elle prend le temps de s’assoir sur les bancs frais de l’étroite basilique, cachée au bout d’une rue piétonne où s’alignent une dizaine de bars à tapas. Un organiste fait vibrer la pierre dans l’intérieur sombre de l’église, toujours ouverte pour les passants pieux ou curieux. Elle allume un lampion pour que le voyage s’achève bien, pour que les siens vivent l’automne sans encombre. Elle pense à son grand-père qui ne traversera jamais l’Atlantique, qui n’a jamais su que son patelin de toujours a un homonyme en Espagne, entre la mer et les Pyrénées.

À Montréal, rue Sainte-Catherine, au centre bouddhiste, l’amoureux et la maman décident de méditer pendant sept jours. Pour guérir la nausée qui persiste et bercer le petit de calme et d’oxygène. Une semaine sur le coussin à respirer, à vivre comme les chats savent le faire. Les chants, le silence laissent à l’enfant tout l’espace nécessaire pour faire gonfler le ventre de la mère, la fierté de le porter et celle du père qui brille, le dos droit, devant elle.

Il fait trop froid désormais pour paresser à la plage. Les deux voyageuses passent des journées entières à boire des cafés trop courts et à déguster les petits chocolats servis dans la soucoupe. Elles lisent tour à tour un roman méconnu qui se donne comme un tableau ancien : Elle, par bonheur, et toujours nue de Guy Goffette. Elles dessinent des cartes postales, écrivent les fragments d’un journal de bord pas très rigoureux. Elles fument des Camel, la marque de cigarettes du charpentier. Il lui manque, déjà. Il est trop tard, elle le sait. Elle l’aime plus qu’il est permis pour un amour de voyage.

Elle veut croire qu’il a été conçu à Kamouraska, destination de romance, haut lieu d’inspiration venteuse et marine. En novembre, des épaisseurs de lainages sur le ventre, un long manteau kaki et un foulard sarcelle soulevés dans la bourrasque, il la prend en photo sur les rochers, le fleuve et les montagnes de Charlevoix en arrière-plan. Six mois de grossesse, l’automne et les amours qui murissent.

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De retour à Rodez, un peu fatiguée du vagabondage, avec le gout de rester immobile quelques jours, la tête sur la poitrine de son amant, à fumer des cigarettes, à boire du vin rouge, les bouches bleues passionnées. Revenir dans la forêt d’Aveyron dans la vieille Peugeot bercée de la voix tragique de Portishead marque la fin du voyage. Des tristesses anciennes, québécoises, refont surface dans le jardin, au petit-déjeuner.

En janvier, son homme doit partir travailler loin pour plusieurs jours et le petit montre qu’il a hâte de voir la lumière. Une semaine durant, elle limite ses déplacements, des amies lui font à manger et l’accompagnent. Elles dorment dans le grand lit, soulagées chaque matin qu’il n’y ait pas eu de contractions. Elle passe des heures allongée sur le fauteuil à regarder Mad men. Elle prie pour ne pas accoucher avant le retour du papa. Il rentre. Quelques heures après son retour, à l’aube, elle perce ses eaux. C’est tempête dehors. Mais il fait soleil et très chaud dans la chambre lorsqu’il vient au monde.

Il lui dit qu’il veut mourir avant cinquante ans, que vieillir ne vaut pas la peine. Il ne lit jamais, ça l’emmerde. Il écrit au son, dans une belle syntaxe française, mais avec des mots défigurés. Il fume trop. Il a le dos bousillé à vingt-et-un ans. Il s’ennuie à son travail. Il n’a pas voyagé. Il a le mal de vivre. Mais il la trouve belle, sa poétesse, sa voyageuse, son étrangère. Il lui offre sa grande veste de laine verte, pour la fin du périple, pour Paris et ses pluies froides.

Le petit dort quinze ou soixante minutes, on ne sait jamais et c’est ce qui l’angoisse, l’oppresse; vite, vite, de la vaisselle à ranger, le souper à préparer, un lavage, une douche (oui, une douche!). Tout s’emmêle et les minutes précieuses disparaissent. Le temps de s’asseoir devant l’ordinateur, d’ouvrir un fichier et bang!, un coup à l’estomac, il réclame déjà à boire.

Le train entre en gare en sifflant. Il porte son immense sac à dos. Elle pleure depuis l’aube, blottie dans ses bras. Il dit qu’il viendra la rejoindre au Québec, qu’il travaillera là-bas, bientôt,

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le lui promet, le temps de faire les papiers, le passeport, de ramasser des sous pour le billet d’avion. Elle pleure. Cette histoire ne peut pas avoir lieu au Québec, entre l’université et la rue St-Jean, dans la maison de ses parents. Elle ne peut s’épanouir dans l’ordinaire. Ce jeune homme appartient au voyage, au Moyen Âge de sa demeure, aux ruines magnifiques de la France, beau chevalier de l’ombre. Elle ne sait pas dire adieu. Elle voudrait seulement le remercier, baiser ses lèvres une dernière fois.

Dans la chambre, en après-midi, elle veut faire l’amour, furieusement. Son corps prêté à l’enfant depuis des mois, elle l’offre à son amant, au nouveau père déboussolé qui cherche à faire jouir son sexe écartelé, ses seins gonflés de lait, son ventre à nouveau plat et tendre. Ils s’aiment devant le bébé assoupi, fiers d’arracher au quotidien submergeant des derniers jours des minutes de chair, de plaisir.

À Paris, elle achète des souvenirs pour toute sa famille. Elle dévalise la Fnac et ses disques beaucoup trop chers. Elle s’offre un chapeau farfelu qu’elle porte fièrement avec ses bottines Doc Martens et ses collants multicolores. Elle l’appelle en Aveyron. Elle prend l’avion. Fin du rêve.

Un jour, alors que le petit a trois mois, elle passe l’après-midi à la maison de thé et écrit tandis qu’il se repose. La joie l’envahit, soudain, elle retrouve le calme nécessaire à la création, son esprit, son âme, après des mois d’abnégation et de dévouement. Il émerge des poèmes si discrets, si timides, si chuchotants qu’on dirait qu’ils craignent de le réveiller. L’espace s’ouvre dans la tasse de thé qui lui rappelle son ipséité et lui prédit des temps propices aux mots. La marche du retour est gaie et les coliques du soir, assourdies.

Pour son retour, sa mère a déposé sur son lit des recueils de poèmes et un mot rempli de tendresse. Sa grande lui a manqué. Elle a suivi le voyage au son de sa voix au téléphone, deviné

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les amours et les bouleversements. Elle arrive de plus loin que l’Europe. Son corps a dessiné les courbes qui repoussent l’enfance. Ses joues rondes embrassent la vie. Elles s’enlacent, les larmes aux yeux, tandis qu’elle déballe ses bagages et ses surprises.

Sur le chemin St-Joseph, elles roulent en voiture. La jeune mère et sa grande amie, enceinte à son tour. Elles achètent les légumes de saison: tomates, maïs, concombres, carottes, poivrons, aubergines. Et les derniers petits fruits, fraises tardives et bleuets aussi beaux que les yeux du bébé assis à l’arrière. À la radio, on présente une série hommage à Barbara. Ses chansons et ses mots résonnent dans la campagne chaude et le coeur gonflé des nouvelles mamans:

Jamais la fin d'été n'avait paru si belle Les vignes de l'année auront de beaux raisins On voit se rassembler déjà les hirondelles

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Sur la montagne nue

Dans un village au nord de Québec, printemps 2014

Le petit garçon dans les bras de sa mère observe la voiture descendre la côte, puis disparaître. Y’est parti papa!, dit-il de sa voix toute neuve. Elle le dépose par terre en fixant encore un peu la montagne. Son amoureux a rendez-vous en ville avec une amie, une nouvelle amie qu’elle ne connait pas. Une grande brune, jolie. Tu t’inquiètes pas là, hein? Promis?, a-t-il lancé en quittant la maison. Ben non, ben non. Promis. Bonne soirée. Amuse-toi.. Elle l’a embrassé en pressant bien ses lèvres sur les siennes, les yeux dans ses yeux. Elle ferme les rideaux sur l’horizon en train de s’endormir. Léonard la tire par la main vers la salle de bain. Elle fait couler l’eau. Ils y plongent, mère et fils, peau à peau.

En Islande, sac au dos, été 2008

Les bains publics islandais exigent des nageurs une toilette complète avant qu’ils ne sautent dans la piscine ou le spa. Des règlements aussi stricts l’étonnent et l’agacent. Surtout en pleines vacances d’été. Elle obéit, se déshabille et se dirige vers les douches où les femmes scandinaves exhibent leurs seins magnifiques. Elle ne peut détacher son regard de toutes ces rondeurs (joues, poitrines, ventres, fesses, cuisses) aspergées d’eau chaude et de savon. Elle n’a jamais vu formes si rebondies et laiteuses, beautés si imposantes et sculpturales. Soudain, au milieu de ces divinités, elle a honte de son corps frêle et menu. Une enfant parmi les Grâces. Que pensera Antoine qui l’attend à la sortie des vestiaires quand il l’apercevra dans son bikini à pois?

Seulement quelques bières, je rentrerai pas tard. Elle se remémore les paroles d’Antoine pour se rassurer. C’est juste une amie, on s’entend bien. Elle change la couche de Léonard, lui met son pyjama de flanelle préféré. Il court au salon avec sa doudou et ses dizaines d’autos miniatures. Il les aligne dans un stationnement imaginaire. C’est juste une amie, qu’elle se répète en chatouillant la nuque duveteuse du bébé. Elle prépare le biberon et le met à chauffer au micro-ondes. Bip, bip, bip. Après sept ans, elle peut bien lui faire confiance. Elle a toujours souhaité

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que leur couple permette les nouvelles amitiés, peu importe le genre des personnes rencontrées. Elle aussi a besoin de visages neufs, parfois ceux d’autres hommes, pour garder pétillante la flamme dans ses yeux. D’un geste maladroit, elle répand le lait chaud sur la céramique du plancher.

Avant de partir, elle a rassemblé l’essentiel dans son grand sac de voyage: des vêtements assez chauds, parce que même en juillet, l’Islande est balayée par les vents de l’Arctique, une gamelle, des ustensiles, une gourde, un sac de couchage, un matelas de sol trop mince, la moitié des toiles et de la structure de la tente; l’autre moitié, la plus lourde, allait dans les bagages d’Antoine. Elle a quand même glissé, roulée bien serrée, une jolie robe d’été entre les pantalons sport et le coton ouaté. Au fond de sa trousse de cosmétiques, deux paires de boucles d’oreille, un pendentif marocain. Et pour remplacer les grosses bottes de marche en fin de journée, elle a pensé à des sandales de cuir légères.

Le lait englouti, les dents brossées, Léonard se prépare pour la nuit. Dans sa chambre bleue éclairée par la tortue aux étoiles, elle le berce et lui présente un livre, celui qui énumère toutes les sortes de bisous: pincés, mouillés, doux, fous, parfumés, légers, givrés... Elle mime chacun d’eux, les dépose sur ses grosses joues, dans son cou, sur son front. Elle croque, chatouille, chante. Il rit, se tortille, chante aussi. Elle lit la dernière page du livre mais j’aime surtout les bisous de mon... et Léonard s’empresse de répondre en enlevant sa suce: Papa! Chaque fois, son coeur s’ouvre et se ramollit. Chaque fois, elle se dit qu’elle aussi, ce sont les baisers qu’elle préfère. Elle met son fils au lit et la peluche entonne The Sound of Silence. Elle éteint la lampe et sort en fermant la porte.

Après une longue journée de flânerie dans les rues et les cafés de Reykjavik, elle décide de troquer les bottes pour les sandales. Ses pieds délicats supportent mal la rigidité et le poids des bottillons. Le soleil faible et l’humidité de la mer donnent envie d’un chocolat chaud ou d’un alcool qui brule la poitrine. Ses orteils frissonnent sur la semelle de cuir. Elle serre son foulard,

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replace sa tuque et prend Antoine par la main pour contempler la baie brumeuse, un brin austère. Des sculptures de bronze et d’étain s’élèvent contre le paysage industriel (grues et bâtiments en construction) et bordent la mer grise. Une giboulée les force à mettre les cirés et les capuchons. Elle se résigne à enfiler des chaussettes, remet les sandales par-dessus. Son amoureux la regarde, moqueur. Il l’enlace. Sandrine avec des bas dans ses sandales! Et ben..., dit-il en riant. Orgueil mal placé ou fatigue ou angoisse, ses yeux se remplissent de larmes. Au loin, ils aperçoivent le volcan qu’ils grimperont le lendemain.

Par la fenêtre, au-dessus de l’évier de la cuisine, la montagne se dissout dans la nuit. Des voitures minuscules passent sur l’autoroute, comme les jouets de son fils. Rue St-Jean, Antoine boit une bière, une pinte, des pintes. Il fume peut-être quelques cigarettes. En bonne compagnie. Elle s’en réjouit douloureusement. Elle voudrait faire la vaisselle en bouddhiste aguerrie: gestes précis, respiration consciente, esprit émerveillé par les bulles de savon et les morceaux de nourriture. Mais la tâche n’a rien d’un exercice de méditation. Son cerveau s’emballe et lui montre des images de cette fille-là, yeux noirs pétillants, mèches de cheveux sur le front, longs doigts fins sur la table, lèvres teintes par le vin, pommettes empourprées par le rire des blagues d’Antoine.

Elle avait imaginé qu’elle pourrait se baigner dans l’océan, au moins une fois, malgré ses eaux glacées. Elle aime la douleur du froid salé, l’engourdissement qui s’ensuit, la sensation de vigueur qui parcourt tout son corps après le fracas des vagues contre ses cuisses. Sur la plage de Vîk, le village le plus au Sud de l’Islande, la mer gronde et brise des galets noirs dans son ressac. Il fait froid. Le couple marche lentement, tout petit à côté de l’Atlantique qui déferle, fou de rage. Je t’aime! crie-t-il, plus fort que le vacarme des eaux. Il avance vers elle, prend ses joues entre ses mains. Moi aussi... répond-elle, le regard mouillé. La pluie commence à tomber. Elle baisse la tête. L’aveu retentit entre ses tempes, dans le roulement assourdi des pierres: elle croit qu’il se trompe, qu’il s’enfuira quand il la verra sans masque, sans défense, qu’il se contente d’elle, en attendant. Il s’éloigne. Elle se penche et presse dans sa main un sable grossier et piquant. Cette mer sauvage l’effraie et la séduit. Elle ne peut pas y plonger.

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Demain, elle doit se lever très tôt. Elle enseigne à huit heures. Elle choisit ses vêtements, ses chaussures, les place dans la salle de bain. Pour ne pas réveiller Antoine qui se couchera tard, surement. Elle lave son visage, se scrute dans le miroir. Il lui renvoie le portrait inversé de la belle inconnue: peau claire, yeux bleus, cheveux blonds et courts. Le teint blafard de l’inquiétude, les soucis au fond de l’oeil, la tête hirsute des tourments. Elle se dévêt et applique un lait délicatement parfumé au tilleul. Partout. Une grande caresse à elle-même qu’elle voudrait tendre, réconfortante. Pieds, chevilles, mollets, cuisses, ventre, fesses, seins, épaules. Elle pétrit sa chair, masse, pince, frotte avec le désir insensé de sculpter un autre corps, une autre silhouette.

Ils sirotent un café sur une terrasse en bordure du fjord. Le paysage alentour les souffle. Ici, les montagnes sont nues. Aucun arbre assez gros pour les couvrir d’ombre, les protéger de l’orage ou de l’assaut du vent. Ici, les campanules bleues et blanches, les boutons d’or poussent dans l’urgence et le désordre sur la mousse verte. Ici, le jour refuse de fermer les yeux. Au sommet, la neige résiste à toutes les saisons. Les cascades limpides, les ruisseaux se déversent, à découvert. Ici, pour étancher sa soif, l’homme peut encore tremper ses lèvres dans les remous, faire une coupe avec ses mains. Ici, la terre tremble comme la peau. Ici, la lave bouille comme le sang. Elle croirait sentir le coeur de la terre battre dans ces veines d’eau. Elle voit, dans l’oeil d’Antoine, le lac émeraude des glaciers.

Avant de se mettre au lit, elle écoute à la porte de Léonard. Il respire, ronfle même. Puis, elle se retire dans sa chambre qui lui montre la forêt et le cap rocheux. Regard furtif à l’affut d’un chevreuil, d’un lièvre, d’une perdrix. Des traces dans la neige. La lueur d’une grosse lune. La maison neuve traverse son premier hiver à la campagne; elle aussi. Stoneham. Hameau de pierre. Ils ont bâti leur nid sur du granit rose. Pour le meilleur et pour le pire. Pour les ciels étoilés, l’air pur et les feux de camp. Pour les embouteillages, l’hypothèque et l’alcool au volant, à la sortie des bars de Québec. Elle éteint la lampe de chevet. Sous les couvertures, étendue sur le dos, les yeux au plafond, elle croise les mains sur son ventre. Obstiné, le film défile: joues effleurées, lèvres mordues, baisers passionnés, sexes fiévreux... Elle ferme les yeux. Elle inspire. Puis,

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retient son souffle, tend l’oreille vers la rue. Une voiture monte la côte et s’arrête devant la maison. La clé tourne dans la serrure. Elle fait mine d’être endormie, soulagée, en secret.

La mousse chatouille leurs fesses, leurs jambes. Les sacs et les vêtements jonchent le sol autour d’eux. Des baies rouges éclatent et tachent leur peau aussi blanche que les neiges éternelles. Elle embrasse, elle suce sa gorge. Il mange ses petits seins qui frémissent dans sa bouche. Elle lèche son sexe pointé vers le ciel, étonné par tant de lumière. Il la pénètre, secousses volcaniques. À la merci des possibles randonneurs et surtout d’un soleil lucide, ils s’aiment. Sur la montagne, nue, elle chevauche son amant dans le jour éblouissant. Les cris de leur jouissance se perdent au-dessus de la mer. Leurs corps échouent sur l’herbe, côte à côte. Pour la première fois, elle s’offre tout entière à l’autre, impudique. Pour la première fois, elle tremble, avec la terre.

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Le vin blanc

Anna

Les derniers clients ont trainé jusqu’à minuit sur la terrasse luxuriante de la rue Hutchinson. Le jasmin s’exhale de la nuit. Les théières échappent des vapeurs de menthe et de sucre brun. Le temps de débarrasser les tables, de laver les planchers, de manger avec les cuisiniers, Anna a fermé et quitté le restaurant vers 1h30, épuisée, en compagnie de son collègue, Alexandre. Les deux serveurs de la soirée ont glissé deux bonnes bouteilles de blanc, des verres et un limonadier dans leurs sacs. La nuit resplendit à Montréal et la chaleur pèse encore. Inutile d’aller au lit, pense Anna, le sommeil ne viendra pas. Ils iront plutôt se désaltérer en plein-air, les visages brillants de sueur et d’une douce fatigue. L’été dans la métropole se vit bien après le coucher du soleil, quand la rosée rafraichit les toits et les têtes. Ils enfourchent leurs vélos, du vent tiède sur leurs fronts, sur leurs poitrines, sur leurs mollets nus. Anna roule plus vite et choisit la destination. Elle veut de l’herbe, un orme au tronc large pour déposer son dos. Un arbre qui cache bien les corps ivres et assourdit les confidences maladroites.

Alexandre

Plus tôt dans la soirée, Alexandre a téléphoné à son amoureuse avant qu’elle ne se mette au lit, pour prendre de ses nouvelles et la prévenir qu’il rentrerait tard. Le resto est plein et on va surement aller boire un verre après. Oui, je travaille avec Anna ce soir. Bonne nuit mon amour. Sitôt l’appel terminé, il retourne à ses tables, sérieux, vif, alerte comme un chevreuil en automne. Quand il trouve le travail difficile, que la routine l’assombrit et que sa guitare et sa blonde lui manquent, il pense à octobre, à l’Abitibi, à son père, aux orignaux. Il raconte des récits de chasse, la proie touchée en plein coeur, l’émotion devant la bête à l’agonie. Anna peine à imaginer son ami, intello, étudiant au conservatoire de musique, vêtu d’un rouge et d’une carabine dans la forêt boréale. Mais la passion qui l’anime en décrivant le dépeçage minutieux

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de la carcasse, ses yeux brillants tout à coup dans la cohue des clients et des assiettes à livrer la convainquent.

Elle aussi, avant de quitter le restaurant, téléphone à son appartement. Boîte vocale vide. Pas de nouveau message dans sa boite de courriel non plus. Un ami, amant, de Québec, devait lui faire signe. Son estomac se crispe. S’il le voulait, elle l’aimerait éperdument. Entre déception et colère, de toutes ses forces, elle repousse son désir pour lui. Elle tombe pourtant pour ses yeux bleus voilés, ses démons inconnus. Elle nettoie le comptoir, les portes des réfrigérateurs en stainless, le fond des théières argentées et les gobelets de verre peint. Alexandre l’observe du coin de l’oeil et lui dit: T’as pas eu de nouvelles de Jeff, hein? Y’a comme un nuage noir qui vient d’apparaitre au-dessus de ta tête... Viens, on s’en va boire! Ils roulent vers les grands arbres du Parc Laurier. Elle a hâte à la cigarette partagée et au bon vin servi dans des verres de plastique.

Il a demandé sa blonde en mariage pour la deuxième fois hier. Elle a encore refusé. Il en parle un peu à la légère, ne le prend pas mal, dit qu’il lui fera des enfants à la place. Ça fait dix ans qu’ils sont ensemble et qu’il la trouve belle, qu’il la choisit parmi toutes les filles splendides qu’il croise et fréquente. Alexandre et Anna sont assis au pied d’un orme majestueux. De loin, on croirait voir un couple d’amoureux. Mais de près, dans la tendre pudeur des regards, dans la distance étudiée des corps, dans la jupe bien replacée à la mi-cuisse par Anna et les mains d’Alexandre qui jouent dans l’herbe, l’amitié triomphe. À Judith, la femme de ma vie et à toi, belle amie, qui cultive les amours impossibles, trinque-t-il.

La dernière fois qu’elle l’a visité à Québec, Jeff n’a presque rien dit en vingt-quatre heures. Elle est débarquée dans son deux et demi de la rue Dorchester, tout émoustillée, un gros sac sur le

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