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Pour aujourd’hui, je n’étais encore capable que de faibles récits où l’on aurait sans doute bien en vain cherché trace de la détresse et de l’enchantement qui m’habitent depuis que je suis au monde et ne me quitteront

vraisemblablement qu’avec la vie.

L’oiseau pourtant, presque dès le nid, à ce que l’on dit, connaît déjà son chant.

Gabrielle Roy, La détresse et l’enchantement20

Toute sa vie d’écrivain, jusqu’à La détresse et l’enchantement où son « chant » trouve enfin la note juste, Gabrielle Roy semble se conformer par défaut aux conventions du roman qui répondent à l’idéal d’Aristote - « Aucun art n’envisage un cas individuel.21» - et qui distinguent

sans compromis l’identité du narrateur et celle de l’écrivain. De fait, en 1945, lorsqu’elle publie Bonheur d’occasion, la réflexion critique sur l’autobiographie et l’autofiction n’est pas amorcée, même en France. Mais plus les années passent, plus les travaux sur le genre avancent (ex.: Le pacte autobiographique, 1975) et plus les romans de Roy s’accordent avec sa voix intime. De 1976 à 1983, elle travaille à son autobiographie, La détresse et l’enchantement. Les critiques, tout comme Roy, reconnaîtront en cet ouvrage l’aboutissement de son art. Les lecteurs assidus de Gabrielle Roy, après la découverte de cette autobiographie, seront à même de distinguer l’ambiguïté graduelle entre fiction et réalité dans les romans et nouvelles de l’auteure :

[...] la narration à la troisième personne mettant en scène des personnages imaginaires, comme dans

Bonheur d’occasion ou Alexandre Chenevert, à l’emploi de la première personne attribuée à un

personnage soit fictif soit jamais identifié, comme c’est le cas dans Rue Deschambault (1955), La

route d’Altamont (1966) ou Ces enfants de ma vie (1977), œuvres inspirées par les années que

Gabrielle Roy a vécues au Manitoba, tout se passe comme si cette dernière cherche à confondre dans ses récits auteur et sujet-narrateur. Ceci dit, il paraît évident que La détresse et l’enchantement est l’aboutissement et le couronnement même d’une entreprise où l’écrivain est toujours la matière de son propre discours.22

20 Gabrielle ROY, La détresse et l’enchantement, Montréal, Boréal compact, 1996.

21 ARISTOTE, Rhétorique [vers 360 av. J.-C.], trad. fr. C. E. Ruelle revue par P. Vanhemelryck, Paris,

LGF, coll. « Le Livre de Poche », 1991, livre I, chap. XI, p.86.

22 Yvon LE BRAS, « Quand je est autre : identité et altérité dans La détresse et l’enchantement de

Il semblerait donc que l’oeuvre soi-disant fictionnelle de Roy ait été un imposant laboratoire où l’écriture de soi s’est lentement affirmée :

En effet, l'œuvre fictionnelle de Gabrielle Roy semble progressivement se désigner elle-même comme un espace autobiographique, avec les nombreuses allusions qui y sont faites au Manitoba, aux épisodes de l'enfance, à la famille de l'auteure, etc., sans cesser pour autant de se présenter comme un espace fictionnel, notamment dans le discours paratextuel (les sous-titres, par exemple, qui désignent comme des romans des œuvres qui n’en sont pas).23

Lire Roy dans cette optique nourrit beaucoup mon projet d’écriture, car il s’agit de mon tout premier recueil de nouvelles et qu’à cette étape, mon identité d’auteure comme celle de mes personnages et narratrices est incertaine. J’ai même l’impression que le choix de narratrices à la troisième personne pour ce projet est en partie lié à mon ambivalence professionnelle (Suis-je enseignante ou auteure ? Poète, nouvelliste, romancière ou dramaturge ?) et personnelle (Jusqu’où ai-je envie de me révéler aux autres ? Pourquoi me rendre si vulnérable à leurs yeux par le biais de l’autofiction ?) Ces « elle » qui ne portent jamais mon prénom, mais qui me ressemblent beaucoup, ont peut-être la même fonction que le « je » nommé Christine dans Rue Deschambault, pour ne nommer que cet exemple, celle de préserver un espace de liberté à l’auteur qui n’est pas encore prêt à se mettre complètement à nu.

Ainsi, dans ma nouvelle « Les mots du matin », Sophie est une enseignante de littérature au cégep qui débute tout juste sa carrière. Elle partage son bureau avec Paule qui prendra sa retraite à la fin du semestre : « Durant sa rêverie, Paule, sa collègue, s’est installée à l’ordinateur. Comment s’est passé ton cours ? Le visage triste, elle répond : Quand j’étais petite, je voulais devenir écrivain. J’ai cinquante-cinq ans aujourd’hui. Ça a bien l’air que ça ne se réalisera pas. Sophie retourne à ses copies, troublée. Elle ne sait quoi dire, et peut-elle même dire quelque

chose ? Elle aussi, elle voudrait être écrivain. ( SMN24, p.22 ) » La jeune Sophie, c’est moi, bien

sûr, qui caresse le rêve d’être écrivain et qui a peur de ne pas être à la hauteur de son ambition. Le personnage de Paule rappelle à Sophie que le temps passe vite et que la profession d’enseignante peut l’éloigner de l’écriture. Comme je le disais plus haut, ce projet de maîtrise incarne la genèse de mon travail d’écrivain ; il contient donc ses doutes, mais aussi son essence

23 Jean MORENCY, « L’espace autobiographique et le décloisonnement des genres dans l’oeuvre de

Gabrielle Roy », dans Francophonies d'Amérique, no.15, 2003, p.143.

malgré les maladresses, malgré la plume encore immature. La narration à la troisième personne témoigne de cette identité d’écrivain incertaine. Cette idée est renforcée par le personnage de Sophie lui-même, qui chercher à s’affirmer en tant qu’enseignante et en tant qu’écrivain : « Sophie repense au rêve épuisé de Paule qui part à la retraite ce printemps, à ses yeux verts pleins de regrets. Comme les collines au loin, les feuilles blanches sur les tables rougissent et les visages perdus dans les mots s’assombrissent. Un à un, les étudiants déposent leurs travaux sur le bureau de Sophie, qui retient dans sa bouche un haïku. (SMN, p.24) » De ce point de vue, la dissociation volontaire entre l’auteur et le narrateur malgré les propos à teneur autobiographique pourrait signaler une écriture encore à la recherche de « sa » voix. Chez Gabrielle Roy, observe André Brochu à propos de La détresse et l’enchantement, « le récit - de - vie acquiert donc une unité, une continuité, une cohérence formelles qui lui avaient fait défaut jusqu'ici, et la vaste organisation textuelle qui en résulte apparaît dès lors comme le couronnement de toute une recherche, dans le sens de l'écriture du moi, et comme le digne pendant du roman qui avait servi de point de départ à l'aventure d'écrire25».

En somme, il semblerait bien qu’indépendamment de l’époque et du lieu de publication de l’oeuvre de Gabrielle Roy - peu favorables à l’écriture de soi -, l’auteure ait eu à pratiquer l’autofiction sous le couvert du roman comme un passage obligé vers la franche affirmation du genre autobiographique à la toute fin de sa vie. La recherche du ton juste et de l’authenticité marque toute son oeuvre et s’immisce à travers les récits soi-disant fictifs. Dans « Un jardin au bout du monde », repensant aux fleurs miraculées de Martha, la narratrice anonyme parle de son rapport à l’écriture :

En ce temps-là, souvent je me disais : à quoi bon ceci, à quoi bon cela ? Écrire m'était une fatigue. Pourquoi inventer une autre histoire, et serait-elle plus proche de la réalité que ne le sont en eux- mêmes les faits ? Qui croit encore aux histoires ? Du reste toutes n'ont-elles pas été racontées ? C'est à quoi je pensais ce jour où, la lumière baissant, sur cette route qui me semblait ne conduire nulle part, je vis, au creux de la désolation et de la sécheresse, surgir ces fleurs éclatantes.26

Ces mêmes questionnements me hantent et me forcent à raconter les faits et les souvenirs en les travestissant le moins possible. La matière intime de mes nouvelles, à l’instar de Roy, découle

25 André BROCHU, La visée critique. Essais autobiographiques et littéraires, Montréal, Boréal, 1988, p.

216.

d’un désir de vérité et de transparence qu’il m’est impossible de transgresser. Mais cette narration à la troisième personne, cette femme, cette auteure qui se cache derrière le « elle » trahit peut-être le manque de métier ou du moins la jeunesse d’une oeuvre en construction.

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