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Dans un village au nord de Québec, printemps 2014

Le petit garçon dans les bras de sa mère observe la voiture descendre la côte, puis disparaître. Y’est parti papa!, dit-il de sa voix toute neuve. Elle le dépose par terre en fixant encore un peu la montagne. Son amoureux a rendez-vous en ville avec une amie, une nouvelle amie qu’elle ne connait pas. Une grande brune, jolie. Tu t’inquiètes pas là, hein? Promis?, a-t-il lancé en quittant la maison. Ben non, ben non. Promis. Bonne soirée. Amuse-toi.. Elle l’a embrassé en pressant bien ses lèvres sur les siennes, les yeux dans ses yeux. Elle ferme les rideaux sur l’horizon en train de s’endormir. Léonard la tire par la main vers la salle de bain. Elle fait couler l’eau. Ils y plongent, mère et fils, peau à peau.

En Islande, sac au dos, été 2008

Les bains publics islandais exigent des nageurs une toilette complète avant qu’ils ne sautent dans la piscine ou le spa. Des règlements aussi stricts l’étonnent et l’agacent. Surtout en pleines vacances d’été. Elle obéit, se déshabille et se dirige vers les douches où les femmes scandinaves exhibent leurs seins magnifiques. Elle ne peut détacher son regard de toutes ces rondeurs (joues, poitrines, ventres, fesses, cuisses) aspergées d’eau chaude et de savon. Elle n’a jamais vu formes si rebondies et laiteuses, beautés si imposantes et sculpturales. Soudain, au milieu de ces divinités, elle a honte de son corps frêle et menu. Une enfant parmi les Grâces. Que pensera Antoine qui l’attend à la sortie des vestiaires quand il l’apercevra dans son bikini à pois?

Seulement quelques bières, je rentrerai pas tard. Elle se remémore les paroles d’Antoine pour se rassurer. C’est juste une amie, on s’entend bien. Elle change la couche de Léonard, lui met son pyjama de flanelle préféré. Il court au salon avec sa doudou et ses dizaines d’autos miniatures. Il les aligne dans un stationnement imaginaire. C’est juste une amie, qu’elle se répète en chatouillant la nuque duveteuse du bébé. Elle prépare le biberon et le met à chauffer au micro- ondes. Bip, bip, bip. Après sept ans, elle peut bien lui faire confiance. Elle a toujours souhaité

que leur couple permette les nouvelles amitiés, peu importe le genre des personnes rencontrées. Elle aussi a besoin de visages neufs, parfois ceux d’autres hommes, pour garder pétillante la flamme dans ses yeux. D’un geste maladroit, elle répand le lait chaud sur la céramique du plancher.

Avant de partir, elle a rassemblé l’essentiel dans son grand sac de voyage: des vêtements assez chauds, parce que même en juillet, l’Islande est balayée par les vents de l’Arctique, une gamelle, des ustensiles, une gourde, un sac de couchage, un matelas de sol trop mince, la moitié des toiles et de la structure de la tente; l’autre moitié, la plus lourde, allait dans les bagages d’Antoine. Elle a quand même glissé, roulée bien serrée, une jolie robe d’été entre les pantalons sport et le coton ouaté. Au fond de sa trousse de cosmétiques, deux paires de boucles d’oreille, un pendentif marocain. Et pour remplacer les grosses bottes de marche en fin de journée, elle a pensé à des sandales de cuir légères.

Le lait englouti, les dents brossées, Léonard se prépare pour la nuit. Dans sa chambre bleue éclairée par la tortue aux étoiles, elle le berce et lui présente un livre, celui qui énumère toutes les sortes de bisous: pincés, mouillés, doux, fous, parfumés, légers, givrés... Elle mime chacun d’eux, les dépose sur ses grosses joues, dans son cou, sur son front. Elle croque, chatouille, chante. Il rit, se tortille, chante aussi. Elle lit la dernière page du livre mais j’aime surtout les bisous de mon... et Léonard s’empresse de répondre en enlevant sa suce: Papa! Chaque fois, son coeur s’ouvre et se ramollit. Chaque fois, elle se dit qu’elle aussi, ce sont les baisers qu’elle préfère. Elle met son fils au lit et la peluche entonne The Sound of Silence. Elle éteint la lampe et sort en fermant la porte.

Après une longue journée de flânerie dans les rues et les cafés de Reykjavik, elle décide de troquer les bottes pour les sandales. Ses pieds délicats supportent mal la rigidité et le poids des bottillons. Le soleil faible et l’humidité de la mer donnent envie d’un chocolat chaud ou d’un alcool qui brule la poitrine. Ses orteils frissonnent sur la semelle de cuir. Elle serre son foulard,

replace sa tuque et prend Antoine par la main pour contempler la baie brumeuse, un brin austère. Des sculptures de bronze et d’étain s’élèvent contre le paysage industriel (grues et bâtiments en construction) et bordent la mer grise. Une giboulée les force à mettre les cirés et les capuchons. Elle se résigne à enfiler des chaussettes, remet les sandales par-dessus. Son amoureux la regarde, moqueur. Il l’enlace. Sandrine avec des bas dans ses sandales! Et ben..., dit-il en riant. Orgueil mal placé ou fatigue ou angoisse, ses yeux se remplissent de larmes. Au loin, ils aperçoivent le volcan qu’ils grimperont le lendemain.

Par la fenêtre, au-dessus de l’évier de la cuisine, la montagne se dissout dans la nuit. Des voitures minuscules passent sur l’autoroute, comme les jouets de son fils. Rue St-Jean, Antoine boit une bière, une pinte, des pintes. Il fume peut-être quelques cigarettes. En bonne compagnie. Elle s’en réjouit douloureusement. Elle voudrait faire la vaisselle en bouddhiste aguerrie: gestes précis, respiration consciente, esprit émerveillé par les bulles de savon et les morceaux de nourriture. Mais la tâche n’a rien d’un exercice de méditation. Son cerveau s’emballe et lui montre des images de cette fille-là, yeux noirs pétillants, mèches de cheveux sur le front, longs doigts fins sur la table, lèvres teintes par le vin, pommettes empourprées par le rire des blagues d’Antoine.

Elle avait imaginé qu’elle pourrait se baigner dans l’océan, au moins une fois, malgré ses eaux glacées. Elle aime la douleur du froid salé, l’engourdissement qui s’ensuit, la sensation de vigueur qui parcourt tout son corps après le fracas des vagues contre ses cuisses. Sur la plage de Vîk, le village le plus au Sud de l’Islande, la mer gronde et brise des galets noirs dans son ressac. Il fait froid. Le couple marche lentement, tout petit à côté de l’Atlantique qui déferle, fou de rage. Je t’aime! crie-t-il, plus fort que le vacarme des eaux. Il avance vers elle, prend ses joues entre ses mains. Moi aussi... répond-elle, le regard mouillé. La pluie commence à tomber. Elle baisse la tête. L’aveu retentit entre ses tempes, dans le roulement assourdi des pierres: elle croit qu’il se trompe, qu’il s’enfuira quand il la verra sans masque, sans défense, qu’il se contente d’elle, en attendant. Il s’éloigne. Elle se penche et presse dans sa main un sable grossier et piquant. Cette mer sauvage l’effraie et la séduit. Elle ne peut pas y plonger.

Demain, elle doit se lever très tôt. Elle enseigne à huit heures. Elle choisit ses vêtements, ses chaussures, les place dans la salle de bain. Pour ne pas réveiller Antoine qui se couchera tard, surement. Elle lave son visage, se scrute dans le miroir. Il lui renvoie le portrait inversé de la belle inconnue: peau claire, yeux bleus, cheveux blonds et courts. Le teint blafard de l’inquiétude, les soucis au fond de l’oeil, la tête hirsute des tourments. Elle se dévêt et applique un lait délicatement parfumé au tilleul. Partout. Une grande caresse à elle-même qu’elle voudrait tendre, réconfortante. Pieds, chevilles, mollets, cuisses, ventre, fesses, seins, épaules. Elle pétrit sa chair, masse, pince, frotte avec le désir insensé de sculpter un autre corps, une autre silhouette.

Ils sirotent un café sur une terrasse en bordure du fjord. Le paysage alentour les souffle. Ici, les montagnes sont nues. Aucun arbre assez gros pour les couvrir d’ombre, les protéger de l’orage ou de l’assaut du vent. Ici, les campanules bleues et blanches, les boutons d’or poussent dans l’urgence et le désordre sur la mousse verte. Ici, le jour refuse de fermer les yeux. Au sommet, la neige résiste à toutes les saisons. Les cascades limpides, les ruisseaux se déversent, à découvert. Ici, pour étancher sa soif, l’homme peut encore tremper ses lèvres dans les remous, faire une coupe avec ses mains. Ici, la terre tremble comme la peau. Ici, la lave bouille comme le sang. Elle croirait sentir le coeur de la terre battre dans ces veines d’eau. Elle voit, dans l’oeil d’Antoine, le lac émeraude des glaciers.

Avant de se mettre au lit, elle écoute à la porte de Léonard. Il respire, ronfle même. Puis, elle se retire dans sa chambre qui lui montre la forêt et le cap rocheux. Regard furtif à l’affut d’un chevreuil, d’un lièvre, d’une perdrix. Des traces dans la neige. La lueur d’une grosse lune. La maison neuve traverse son premier hiver à la campagne; elle aussi. Stoneham. Hameau de pierre. Ils ont bâti leur nid sur du granit rose. Pour le meilleur et pour le pire. Pour les ciels étoilés, l’air pur et les feux de camp. Pour les embouteillages, l’hypothèque et l’alcool au volant, à la sortie des bars de Québec. Elle éteint la lampe de chevet. Sous les couvertures, étendue sur le dos, les yeux au plafond, elle croise les mains sur son ventre. Obstiné, le film défile: joues effleurées, lèvres mordues, baisers passionnés, sexes fiévreux... Elle ferme les yeux. Elle inspire. Puis,

retient son souffle, tend l’oreille vers la rue. Une voiture monte la côte et s’arrête devant la maison. La clé tourne dans la serrure. Elle fait mine d’être endormie, soulagée, en secret.

La mousse chatouille leurs fesses, leurs jambes. Les sacs et les vêtements jonchent le sol autour d’eux. Des baies rouges éclatent et tachent leur peau aussi blanche que les neiges éternelles. Elle embrasse, elle suce sa gorge. Il mange ses petits seins qui frémissent dans sa bouche. Elle lèche son sexe pointé vers le ciel, étonné par tant de lumière. Il la pénètre, secousses volcaniques. À la merci des possibles randonneurs et surtout d’un soleil lucide, ils s’aiment. Sur la montagne, nue, elle chevauche son amant dans le jour éblouissant. Les cris de leur jouissance se perdent au-dessus de la mer. Leurs corps échouent sur l’herbe, côte à côte. Pour la première fois, elle s’offre tout entière à l’autre, impudique. Pour la première fois, elle tremble, avec la terre.

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