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Je vois ces images comme un dehors qu’aurait le film, un « pays », celui des gens du livre, la contrée du film. Et seulement de lui, du film sans aucune référence de conformité.

Marguerite Duras, L’Amant de la Chine du

Nord27

Chez Duras aussi, la mise au monde d’une oeuvre ouvertement autobiographique viendra sur le tard. Son premier roman, Un barrage contre le Pacifique28, annonçait pourtant la couleur intime

de l’oeuvre durassienne. Sous le pseudonyme de Susanne, l’auteur raconte son enfance en Indochine, l’escroquerie qui fera la ruine financière et psychologique de sa mère, son jeune frère, complice de tous les jeux. Mais il faudra attendre le succès fulgurant de L’amant29 en 1984, alors

qu’elle est âgée de 70 ans et qu’elle porte déjà une immense carrière d’écrivain, pour qu’elle connaisse la consécration (Prix Goncourt 1984) critique et publique. Et surtout, pour qu’on associe sans hésitation la jeune narratrice à son auteure. En 1984, la mère et les deux frères sont décédés ; Duras n’a plus rien à cacher, personne à épargner :

J’ai beaucoup écrit de ces gens de ma famille, mais tandis que je le faisais ils vivaient encore, la mère et les frères, et j’ai écrit autour d’eux, autour de ces choses sans aller jusqu’à elles.[...] Ce que je fais ici est différent, et pareil. Avant, j’ai parlé des périodes claires, de celles qui étaient éclairées. Ici je parle des périodes cachées de cette même jeunesse [...]. 30

Dans un célèbre entretien avec Bernard Pivot31, elle raconte d’ailleurs que si sa mère avait appris

sa liaison avec le Chinois, la nouvelle aurait eu un effet aussi catastrophique que l’échec de la rizière dans la vie de cette femme. Pas question alors que du vivant de sa mère elle révèle cet épisode de sa vie et encore moins dans un livre. Dans ce même entretien, elle confie que L’amant devait au départ s’intituler « La photographie absolue » en référence à cet instant sur le bac, juste avant sa rencontre avec le Chinois:

27 Marguerite DURAS, L’Amant de la Chine du Nord, op.cit., p.233.

28Marguerite DURAS, Un barrage contre le Pacifique, Paris, Gallimard, 1950.

29Marguerite DURAS, L’Amant, Paris, Éditions de minuit, 1984.

30Marguerite DURAS, L’Amant, op. cit., p.14.

31 « Marguerite Duras - Les grands entretiens de Bernard Pivot » [vidéo en ligne]. Repéré à

C’est au cours de ce voyage que l’image se serait détachée, qu’elle aurait été enlevée à la somme. Elle aurait pu exister, une photographie aurait pu être prise, comme une autre, ailleurs, dans d’autres circonstances. Mais elle ne l’a pas été. [...] C’est à ce manque d’avoir été faite qu’elle doit sa vertu, celle de représenter un absolu, d’en être justement l’auteur.32

Une photo qui n’a jamais été prise, mais qui contiendrait tout de l’oeuvre et de la vie de Duras. Un souvenir qui, par le biais de l’écriture, deviendra un conte, un mythe surtout dans L’amant de la Chine du Nord.

Ainsi, en 1991, pour l’écriture de son dernier roman, Duras reprend le récit de sa rencontre avec l’amant chinois ; elle vient d’apprendre sa mort et décide de replonger dans cette histoire à partir d’un nouveau point de vue. Elle choisit la narration à la troisième personne pour se raconter, pour faire de cette histoire d’amour fondamentale un roman qui veut être un film et de cette jeune fille sur le bac, une actrice de cinéma :

À la première page de l’Amant de la Chine du Nord, Marguerite Duras re-présente l’héroïne : « Elle, c’est celle qui n’a pas de nom dans le premier livre ni dans celui qui l’avait précédé ni dans celui-ci. » Et elle reprend, en effet, pour la désigner, les termes généraux dont elle usait dans L’ amant: « l’enfant », « la petite fille », « la petite blanche » et, surtout le pronom « elle ». Dans ces textes ouvertement autobiographiques, le refus de nommer l’héroïne semble parfois une coquetterie de la romancière, se constituant ainsi, a posteriori, en personnage de fiction, à la fois ordinaire (une enfant parmi d’autres, une fille, une blanche) et, par le récit de son histoire d’amour, extraordinaire, « héroïsée ».33

L’écriture de l’intime, après s’être donnée au « je » dans l’Amant, se déploie au « elle », un peu moins de dix ans plus tard, pour raconter avec moins de pudeur, avec plus de détails encore, le même souvenir. À l’aide de notes de bas de page, de commentaires, mais surtout par l’écriture et la structure même du récit, Duras permet au lecteur d’imaginer un film : les angles de caméra, la lumière, la musique, les silences. Elle crée des scènes pour le grand écran :

La jeune fille, dans le film, dans ce livre ici, on l’appellera l’Enfant.

L’Enfant sort de l’image. Elle quitte le champ de la caméra et celui de la fête.

La caméra balaie lentement ce qu’on vient de voir puis elle se retourne et repart dans la direction qu’a prise l’enfant.

32 Marguerite DURAS, L’Amant, op. cit.,p. 16-17. 33Philippe GASPARINI, Est-il je ?, op.cit., p.42-43.

La rue devient vide. Le Mékong a disparu. Il fait plus clair.34

Les nouvelles à la troisième personne que j’ai écrites pour ce projet de mémoire recherchent aussi l’effet cinéma, la distance narrative qui donne place aux images, aux paysages. Dans une de celles-ci, « St-Jean-Port-Joli », je suis « la petite », j’ai neuf ans et j’accompagne ma professeure de piano au bord du fleuve Saint-Laurent (et non le Mékong). Je suis frappée tout à coup par les références durassiennes involontaires qui ponctuent ce texte et qui rappellent l’esthétique de L’amant de la Chine du Nord :

Elle s’étonne toujours, la petite, quand son corps frêle rencontre l’immense poitrine de Myrelle et ses grandes mains de concertiste. Déposées sur le volant de sa voiture, ces mains tachetées de soleil les conduiront à St-Jean-Port-Joli. La petite a neuf ans. Myrelle lui offre pour son anniversaire (chut, les autres élèves ne doivent pas savoir) un périple à son chalet. C’est une fête et un honneur. Son coeur bat très vite en l’attendant. Elle tient serré son sac de voyage préparé par sa mère. (SMN, p. 13)

Toutes ces nouvelles ont été écrites pour des actrices qui les ont lues sur scène, qui ont expérimenté l’énonciation à la troisième personne pour parler de leur personnage. (Je parlerai de ce passage à la scène dans le dernier chapitre de ce mémoire.) Les textes du recueil (huit en tout) présentent des duos principalement féminins. La narration à la troisième personne est privilégiée, car elle installe une distance presque cinématographique entre le lecteur et/ou spectateur et le sujet parlant et une autre distance hautement significative entre les deux personnages qui occupent la scène au même moment sans communiquer entre eux. Les dialogues évacués, il ne reste que les images portées par les mots. Et dans les meilleures conditions, le film défile dans la tête des spectateurs:

Elle aurait voulu voir des oies de près. Quelques voiliers sont passés au-dessus de leurs têtes, des cris ont traversé l’anse, mais pas de bernaches picorant au bord de l’eau comme sur les photos dans le chalet, pas de nuées blanches à l’horizon. Un fleuve un peu tourmenté, le grand chapeau de paille de Myrelle et ses souliers de toile, son rire cristallin et ses yeux perçants de chouette, noirs et coquins. Dans sa large poitrine, Myrelle nourrit une mer aux grands remous, plus vaste que le Saint-Laurent, des torrents de tristesse secrète et d’amour sous-marin, qui gardent humide son regard, beau temps, mauvais temps. La petite, frissonnante dans ses habits de printemps, contemple la grâce de sa professeure tournée vers l’horizon. (SMN, p. 16)

Comme chez Duras, l’utilisation de la troisième personne pour l’écriture de soi me permet de « faire voir » les paysages intérieurs et extérieurs par le biais d’un point vue plus neutre en apparence. Ici, cette narration joue sur plusieurs plans, utilisent deux caméras distinctes. La première capte à distance l’environnement, les personnages, les mouvements ; la deuxième plonge dans la tête des personnages, devine leurs plus intimes secrets. Philippe Gasparini observe ces points de vue multiples dans L’amant de la Chine du Nord :

Autant d’objectifs, au sens photographique, qui autorisent la narratrice à glisser du « je » au « elle », à varier les points de vue sur « la petite », « l’enfant », « la jeune fille blanche », à représenter certaines scènes d’où elle était absente et, enfin, à imaginer dans L’ amant de la Chine du Nord, ses héros portés sur grand écran, offerts au regard public des salles obscures.35

Bref, la narration à la troisième personne pour l’écriture de soi, si elle est camouflage, pudeur, incertitude chez la jeune Gabrielle Roy, offre la possibilité à Duras d’approfondir et d’éclairer, aux sens strict et figuré, le récit de l’amant chinois dans son ultime roman. Cette narration particulière permet la coexistence des genres (roman et cinéma) dans L’amant de la Chine du Nord, métissage que j’expérimente aussi dans ce projet à cheval entre la nouvelle et le théâtre.

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