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Quelque part dans l’enfance

Au début du mois de mars, elle vient toujours passer la semaine de relâche chez ses grands- parents maternels. Avec ses deux jeunes frères. C’est une des plus belles semaines de l’année. Ses oncles organisent une chasse au trésor dans les bois. Ils font du ski-doo et du ski de fond. Et un midi, au coeur du séjour, ils partent, chaussés de raquette, avec leur grand-père, Julien. Elle déguste des sandwiches aux oeufs ou au jambon, doucement grillés sur le feu de camp. En plein jour, les flammes rougeoient à peine, mais elles liquéfient la neige. Quel bonheur, cette odeur de fumée qui transperce son habit de neige, son foulard, sa tuque, ses cheveux! Quel plaisir de manger dans la neige, d’avoir froid un petit peu! Assise sur ses raquettes, elle observe les gestes silencieux de Julien, qui sert le chocolat chaud dans des tasses de plastique. Sait-il que ces expéditions marqueront la mémoire de ses petits-enfants comme on grave le nom d’un amour sur l’écorce d’un arbre ?

La même femme, adulte

Dans la cohue du quotidien, quand elle roule en voiture, quand elle rentre le soir, fatiguée, quand son chum travaille trop, quand son fils l’énerve un peu, quand elle s’enfuit dans les projets de voyages et de romance, il lui arrive de se croire folle, désaxée, perdue. Il ne lui suffit plus de regarder dehors les montagnes et l’horizon. Elle erre, confuse, entre les murs de la maison. Elle ouvre une fenêtre. Elle s’active; cuisine, ménage, Internet. Elle lit, mais les pages s’embrouillent aussitôt. Elle parle au téléphone. Elle fait la sieste. Au réveil, la même agitation, la même peur de perdre la raison. Dans ces moments-là, deux choses peuvent la soulager : faire l’amour ou marcher en forêt.

Sanguinaria canadensis, sanguinaire du Canada ou sang-dragon. Son père connait bien la flore du Québec et se plaît à enseigner le nom des plantes à ses enfants. Sans en avoir l’air, sa fille enregistre tout, fascinée. Ce jour-là, il ramasse quelques plants d’un spécimen rare, la sanguinaire, fleur blanche éphémère du printemps à la sève rouge comme du sang. Son feuillage est unique; on dirait que les pétales reposent sur une main ouverte qui nous les offre. Il la transplante devant la maison pour qu’à chaque début de mai, sa floraison annonce les beaux jours et, surtout, l’anniversaire de sa fille. Cette plante a des vertus médicinales, mais à forte dose, ses sucs sont mortels. Ça l’enchante, la petite, de se dire qu’une plante toxique annonce le jour de sa naissance. À cause de l’appellation sang-dragon, elle imagine qu’elle fleurit aussi en Chine, à la même époque de l’année. Pur exotisme dans le jardin familial.

Dans un cours de littérature québécoise, elle enseigne à ses étudiants le nom des fleurs et des arbres. Elle leur dit, comme le pensait Gaston Miron, qu’il faut d’abord nommer le pays, ce qui nous entoure. Qu’ensuite, il devient possible de se connaitre, de se reconnaitre dans une collectivité. Elle leur dit cela, avec foi et enthousiasme, même si le doute à propos d’elle-même, à propos de tout, la tenaille. Tôt le matin, elle cueille dans sa cour l’achillée millefeuilles, l’hélénie automnale, la carotte sauvage, l’immortelle, l’aster, la verge d’or, le trèfle des prés, le chardon des champs. Elle se balade dans les rues de Limoilou et dans les couloirs du cégep avec un bouquet de fleurs sauvages à la main. Les gens lui sourient, ses étudiants la remercient. Ils reçoivent le nom de ces plantes comme une attention pleine de tendresse. Elle devine que bien plus tard, ils se souviendront davantage de cet herbier que des oeuvres qu’ils avaient lues. Derrière la maison de ses grands-parents, il y a un verger de vieux pommiers. Dès juillet, les fruits mangés par les vers tombent dans l’herbe et pourrissent. Elle vient jouer avec ses frères parmi les pommes brunes qui chauffent au soleil. Ça sent la compote, la tarte, la croustade. Ils déposent les fruits dans de grandes boites de carton; ils iront les vider dans la forêt, pour appâter les chevreuils autour de la cache de leur oncle chasseur. En attendant, les garçons se battent avec des bâtons, se lancent quelques pommes bien molles dans le dos. À l’écart, elle s’imagine, longue robe blanche trainant dans le foin, chapeau à bordure large, être la propriétaire d’un grand

domaine et dégustant un pique-nique sur une couverture de laine. Son grand-père la tire de ses rêveries quand il crie: Attention à vos yeux, les gars! et qu’il leur montre la branche noire et acérée de l’aubépine.

L’hiver, elle part en raquettes dans la montagne derrière chez elle. Elle monte, tape le sentier, contourne des bosquets trop serrés, des arbres tombés, trébuche dans la pente trop raide ou glacée. Elle évite de piétiner les pistes de chevreuil. Plus elle monte, plus elle souhaite faire la rencontre d’un beau buck ou d’une femelle avec son petit ou d’un ravage complet qui la forcerait à changer sa trajectoire. Plus elle monte, plus sa maison rétrécit. Est-ce bien sa demeure, cette tache orangée en bordure de la forêt? Et les silhouettes qui bougent à l’intérieur, qui sont-elles? Son fils, son amoureux? La neige commence à tomber. Le crépuscule rosit les dunes. Les petites fenêtres s’allument. Elle rentre, à pas lents; elle n’a pas vu de chevreuil. Pas de perdrix non plus.

En fin d’après-midi, le 24 décembre, avant le souper, avant la veillée, la messe de minuit, les cadeaux à déballer jusqu’à 3h du matin, ses parents et leurs trois enfants s’habillent chaudement. Entre chien et loup, ils partent escalader le petit cap. Ça calme l'agitation de Noël, l’attente à peine soutenable du réveillon et des surprises. Ils traversent le champ blanc et piquent dans la lisière d’épinettes. L’expédition commence : le père devant, la mère derrière et les petits au centre, surexcités. La montée est abrupte et parsemée de branchages. Le frottement des habits de neige bat le rythme de la marche. Cinq minutes dans la forêt et elle se croit à des lieues de la maison, du sapin brillant et des paquets en dessous. Au sommet, un plateau clairsemé, une charrue rouillée et abandonnée. Le vent fouette son visage fébrile et rieur. La famille redescend vers le rang en passant devant l’ancienne maison de l’arrière-grand-mère décédée. Jadis, elle l’avait nommée: Grand-maman-dans-tite-route.

Souvent, elle croit que la nature la protège. Égocentrisme contemporain ou spiritualité amérindienne transmise en secret par le sang, elle n’en sait rien. Plusieurs anecdotes appuient

sa vision du monde. La lune et les arbres lui apprennent la vérité. Comme cette nuit d’été où la maison était en construction. Le béton des fondations tout juste coulé, les trouées de fenêtre percées, mais pas encore comblées. Son amoureux passait la fin de semaine au bord du fleuve. Elle restait seule avec leur bébé. Une nuit de canicule orageuse. Des vents du sud-ouest suaves, mais inquiétants. Au petit matin, une pluie tropicale avait dévalé la montagne. Les racines des hêtres et des érables ne retenaient rien. Un ruisseau de boue s’était déversé dans le sous-sol. Nature terrible. Nature fidèle. Elle saurait plus tard que son homme, saoul sur la grève, avait embrassé une autre femme.

Au tout début de son mariage, avant même d’avoir ses enfants, Julien, son grand-père, avait planté des centaines de sapins et d’épinettes sur la terre de son beau-frère. De grandes allées d’arbres bien droits, bien hauts aujourd’hui. Elle est venue passer une fin de semaine à Saint- Sébastien, en saison de chasse. C’est peut-être le dernier ou l’avant-dernier automne de son grand-père. Elle marche sur la plantation. Les aigrettes et les cocottes tapissent le sol. Le soleil baisse dans les branches et lui plisse doucement les yeux. Elle entend le vrombissement de la scie mécanique, les coups de hache réguliers donnés par son oncle. Elle s’approche, rêveuse, des outils et des hommes. Elle le voit, d’abord de profil, dans sa veste de laine à carreaux rouges et noirs, les épaules larges, le dos solide encore. Puis il se tourne vers elle avec douceur, attentif comme un chevreuil. Julien lui sourit, mais dans son regard elle sent le délai, la brume; il ne l’a pas reconnue tout de suite. Sait-il même qu’il a fait naitre cette belle forêt?

Une nuit d’hiver, le petit se réveille plusieurs fois. Pas moyen de l’apaiser, dès qu’il s’assoupit dans ses bras et qu’elle le dépose dans son lit, il se réveille en hurlant. La neige tombe dehors. Elle observe les flocons dans la lumière du lampadaire en murmurant des chansons françaises, en berçant son bébé. Elle tente une nouvelle fois de le coucher. Elle glisse ses fesses sur la chaise, se penche lentement avec l’enfant emmailloté, se lève. Le plancher craque, le petit plisse les paupières. Elle s’immobilise, le souffle coupé, attend une longue minute. Puis, elle marche dans la chambre, de la fenêtre à la porte, dans le noir. Elle est épuisée. Elle ferme les yeux. Elle pense à Julien, son grand-père, décédé il y a cinq ans. À sa tendresse pour les enfants. À sa forêt

apprivoisée. À son silence. Elle l’appelle à l’aide, l’arrache à la mort le temps d’une berceuse. Elle le prie de prendre la relève, de calmer le petit, de souffler sur son front la paix des arbres et des animaux.

L’écriture de l’autofiction à la troisième personne chez Gabrielle Roy,

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