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La révelation inachevée : le personnage à l'épreuve de la vérité romanesque

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Texte intégral

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Le personnage a I'epreuve de la verite romanesque

par Yannick Roy

Departement de langue et litterature frangaises Universite McGill, Montreal

These soumise a I'Universite McGill en vue de I'obtention du grade de Ph. D. en langue et litterature franpaises

© Yannick Roy, 2008

(2)

1*1

Published Heritage Direction du

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• • I

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Resume

Longtemps soupQonne d'etre frivole, de cultiver le mauvais gout et d'entretenir chez son lecteur des reveries chimeriques, le roman, au moins depuis Cervantes, s'est curieusement retourne contre lui-meme au nom de la realite qu'on lui reprochait de fuir. Ce faisant, il s'est transforme radicalement, bien sur, en se separant des vieux romans idealistes qu'il designait desormais comme ses ennemis; mais il est aussi reste, plus discretement peut-etre, fidele a ses origines, c'est-a-dire au mensonge et a I'illusion dont les romanciers n'ont cesse, depuis, de reaffirmer la profonde et secrete necessite.

Cette these se presente comme une meditation sur le fondement

paradoxal du roman, qu'on peut definir en s'appuyant sur les theories devenues classiques de Rene Girard et de Mikhail Bakhtine. Le premier, en assignant aux romanciers la tache de devoiler la « verite romanesque », insiste sur la fonction critique du roman et sur le caractere decisif de la rupture marquee par

Cervantes; le second, en plagant au cceur de sa reflexion le personnage plutot que I'auteur, et en faisant de l'« ouverture » dialogique a ce personnage une valeur positive, defend subtilement la necessite du « mensonge romantique ».

Girard et Bakhtine ont tous les deux raison, comme en temoignent les trois romanciers dont les « poetiques » sont ici analysees a la lumiere de ce paradoxe. Paul Valery, sans etre un romancier au sens courant du terme, est le createur de Monsieur Teste, etrange personnage dont la vie, parfaitement

conforme aux exigences de la « verite romanesque », est aussi inconcevable, ce qui fait de lui une figure comique. Flaubert, en s'enfermant dans une sorte de lucidite silencieuse, s'eloigne de ses personnages mais ne leur accorde pas moins une forme de sympathie subtile. Enfin Balzac, dont la posture semble d'emblee plus romantique, n'est pas moins silencieux ni moins distant que Flaubert, bien qu'il le soit de maniere plus discrete.

Ces exercices de lecture, auxquels s'ajoutent des considerations theoriques inspirees par la definition bergsonienne du comique et par la metaphore de I 'exploration de I'etre au moyen de laquelle Kundera definit le travail du romancier, aboutissent a I'idee que le roman est soumis a des

exigences contradictoires entre lesquelles il ne propose pas de synthese, si ce n'est celle de I'humour - qui n'en est pas vraiment une.

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Abstract

Long suspected of being frivolous, of cultivating bad taste and of encouraging its reader's chimerical daydreams, the novel, at least after

Cervantes, curiously turned against itself in the name of the reality it was once accused of fleeing. In doing so, it changed radically, of course, since it separated itself from the old idealistic romances which it now named as its enemies; but it also remained, more discreetly perhaps, faithful to its origins, i.e. to the lies and illusions whose profound and secret necessity novelists have never ceased to reaffirm.

This dissertation is a meditation on the paradoxical foundation of the novel, which can be defined according to the classical theories of Rene Girard and Mikhail Bakhtin. The former, by assigning the novelist the task of revealing the "novelistic truth", insists on the critical function of the novel, and on the decisiveness of the change brought about by Cervantes; Bakhtin, by placing the character rather than the author at the heart of his reflexion, and by making dialogical "openness" to this character a positive value, subtly defends the necessity of the "romantic lie".

Girard and Bakhtin are both right, as the examples of the three novelists whose "poetics" are analyzed here in light of this paradox illustrate. Paul Valery, though not a novelist in the usual sense, is the creator of Mr Teste, a strange character who lives in perfect conformity with the requirements of the "novelistic truth", but whose life is inconceivable, which makes him a comic figure. Flaubert, enclosing himself in a kind of quiet lucidity, keeps his characters at a distance but still shows a sort of subtle sympathy for them. Finally Balzac, whose posture at first seems more romantic, is no less quiet and distant than Flaubert, albeit in a more discreet way.

These reading exercises, together with theoretical considerations inspired by Bergson's definition of the comic and Kundera's metaphoric definition of the novelist's work as the exploration of being, lead to the idea that the novel is subjected to contradictory requirements between which it does not propose a synthesis, except that of humour - which is not truly one.

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Remerciements

Je tiens d'abord a remercier mon directeur de these, Frangois Ricard, dont les avis ont toujours ete pertinents, les conseils toujours judicieux et la confiance toujours renouvelee.

Merci aussi a Isabelle Daunais, Alain Roy, Lakis Proguidis et Mathieu Belisle, interlocuteurs de premier plan dont la passion pour le roman a nourri la mienne, et dont les idees toujours stimulantes m'ont permis tantot de clarifier ma pensee, tantot de resister a la tentation d'y voir trop clair - ce qui n'est pas moins appreciable.

Merci enfin et surtout a Laurence, dont la patience et la tenacite m'ont permis de mener a bon port cette these, que je lui dedie, a elle et a nos deux enfants.

Yannick Roy Decembre 2008

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Introduction

Un art indefinissable 1 L'exploration de I'etre 7 Presentation du contenu de la these 13

Chapitre I : La souverainete du roman et I'objet de son realisme

La conception « unifiee » du roman defendue par Thomas Pavel 17

L'histoire du roman comme elaboration retrospective 25

Le romancier comme « realiste du desir » 32

La verite romanesque et le rire 39

Chapitre II: La clarte excessive de la theorie girardienne

La parente entre le mal romantique et le remede romanesque 44

La verite romanesque et la mort du roman 52

Le roman d'aventure 64 La lecture d'identification 69 Ce qui distingue I'humour du rire en general 77

La liberte du personnage 85

Lecture I : L'humour a I'envers de Paul Valery

Le plus improbable des romanciers 89

Paul Valery et Rene Girard 97 La betise comme exigence 106

Monsieur Teste comme plaisanterie 113 Chapitre III: Bakhtine et la foi poetique

Le disaccord qui oppose Rene Girard a Mikhail Bakhtine 120 La tendance a l'« allegorisation » du roman chez Rene Girard 126

L'evenement dialogique 134 La fragilite ontologique du personnage 144

Dialogisme et foi poetique 150

Lecture II: Le dialogisme flaubertien

Flaubert et Dieu, ou la « blague superieure » 160 Le monologisme comme presence silencieuse 169

Le subjectivisme paradoxal de Flaubert 179 Flaubert n'a jamais ecrit de « livre sur rien » 194 Le trone vacant de « Sa Majeste le Moi » 205

Chapitre IV : L'oubli de I'auteur

L'auteurtel qu'il apparait (ou n'apparait pas) dans la theorie de Bakhtine 217

Un aveu de Bakhtine 226 La conscience du romancier 240

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Lecture III: Le monologisme balzacien

La forme romantique des Illusions perdues 246

Le dori d'avatar 258 La mobilite des plans 271 Retour des personnages et verite romanesque 280

Chapitre V : Trois metaphores recapitulatives

Le romancier divin de Pic de la Mirandole 291

Plongeurs et navigateurs 302 L'histoire du roman n'est pas une route, mais un chemin 313

Conclusion

Le paradoxe de Don Quichotte 321 Le heaume de Mambrin n'existe pas, mais Don Quichotte existe 331

L'histoire bien racontee 336

Resume de la these 340

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Un art indefinissable

Les romanciers et les theoriciens qui se sont penches sur le roman en essayant de le definir et d'en delimiter la frontiere ont tous note la difficulty de I'entreprise. Aucun ensemble de regies, aucune poetique, aucune exigence formelle ou thematique ne permet d'accoler a une ceuvre donnee, avec un degre satisfaisant de certitude, I'etiquette de « roman ». La diversite des conventions sur lesquelles le roman peut s'appuyer, des techniques auxquelles il peut

recourir, des themes qu'il peut aborder, semble devoir decourager toute tentative de le definir; tout se passe comme s'il dejouait sans cesse les attentes qu'on peut entretenir a son egard, comme s'il ne correspondait a aucun

« signalement » qui puisse nous aider a le reconnaTtre quand il se presente a nous sous I'une ou I'autre de ses incarnations. C'est peut-etre Maupassant qui a le mieux exprime, dans un passage devenu celebre de sa preface a Pierre et

Jean, cette caracteristique paradoxale du roman, qui est de n'avoir aucune

caracteristique :

... le critique qui, apres Manon Lescaut, Paul et Virginie, Don

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electives, Clarisse Harlowe, Emile, Candide, Cinq-Mars, Rene, Les Trois Mousquetaires, Mauprat, le Pere Goriot, la Cousine Bette, Colomba, le Rouge et le Noir, Mademoiselle de Maupin, Notre-Dame de Paris, Salammbo, Madame Bovary, Adolphe, M. de Camors, YAssommoir, Sapho, etc., ose encore ecrire: « Ceci est un

roman et cela n'en est pas un », me paraTt doue d'une perspicacite qui ressemble fort a de I'incompetence.1

Meme en raccourcissant considerablement cette liste pour en exclure les livres auxquels on ne se sent pas attache, meme en reduisant I'histoire du roman a une poignee de chefs-d'oeuvre choisis pour I'admiration particuliere qu'on leur porte, I'ensemble auquel on aboutirait ne pourrait guere presenter qu'une deroutante variete de tons, de styles, de sujets, de dimensions, etc. C'est dire qu'on ne peut chercher a saisir I'essence du roman sur le mode empirique, en faisant I'inventaire de ses formes et de ses contenus dans I'espoir d'aboutir a un denominateur commun qui permette de circonscrire une categorie determinee d'objets litteraires. Une telle approche ne peut mener qu'a une definition derisoire, comme celle d'Edward Morgan Forster qui, jugeant la question peu interessante, I'expedie de la maniere la plus plate mais la plus juste qui soit, en considerant comme roman « toute oeuvre de fiction en prose comptant plus de 50 000 mots2».

Le roman serait done, pour ainsi dire, indefinissable par definition; mais la formule n'est peut-etre pas aussi paradoxale qu'elle en a I'air. En tout cas elle

1 Maupassant, « Le roman », dans Romans, Edition etablie par Louis Forestier, Paris, Gallimard,

« Bibliotheque de la Pleiade », 1987, p. 703-704.

2 E.M. Forster, Aspects du roman, traduit de I'anglais par Sophie Basch, preface de

Gerard-Georges Lemaire, Paris, Christian Bourgois 6diteur, coli. « 10/18 », 1993, p. 22. Forster enonce d'ailleurs, dans la suite de la phrase, exactement le m§me argument que Maupassant: « Toute oeuvre de fiction en prose comptant plus de 50 000 mots sera consid^ree comme un roman dans le cadre de ces conferences, et, si cela vous paraTt antiphilosophique, voudrez-vous penser a une contre-definition, qui englobera le Voyage du pelerin, Marius I'epicurien, les Memoires d'un

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n'implique nullement qu'on declare forfait en admettant que le mot ne signifie rien, que la chose n'existe pas et qu'il est impossible d'en dire quoi que ce soit; apres tout, Maupassant et Forster parlent d'un art qui, au-dela de la diversite dont ils rendent compte, existe bel et bien - sans quoi il ne serait meme pas possible d'en parler. Simplement ce « quelque chose » n'est pas tout a fait un genre litteraire, du moins pas au sens classique et restreint du terme; le roman se presente plutot, en face des genres proprement dits, comme une entite essentiellement negative ou lacunaire, comme une sorte de « non-genre » en somme, comparable a une vegetation sauvage et foisonnante qui pousserait, en dehors de toute regie et de toute poetique, sur la cite ruinee des belles-lettres. Bakhtine ne dit pas autre chose quand il ecrit que le roman « ne vit pas en bonne intelligence avec les autres genres » et que pour cette raison « les grandes poetiques organiques du passe, celles d'Aristophane, d'Horace, de Boileau, [...] I'ignorent systematiquement3 ». Si Ton veut definir le roman, ce ne peut etre

qu'en s'appuyant sur cette liberte, cette marginalite, cette sauvagerie memes, ce qui suppose qu'on renonce a etablir son « signalement » ou a brosser son

« portrait » pour essayer, plus abstraitement et jusqu'a un certain point plus intuitivement, d'en saisir!'« esprit », voire la « personnalite ». II s'agit au fond de renoncer a une certaine lourdeur empirique et d'eviter le piege qui consisterait a poser la question trop directement; on songe ici ci ce que saint Augustin disait du temps, dans le livre XI des Confessions : « Le temps, c'est quoi done? N'y a-t-il

cadet de famille, la Flute enchantee, Journal de I'annee de la peste, Zuleika Dobson, Rasselas, Ulysse et Maisons vertes, faute de quoi vous aurez la bonte de justifier leur exclusion? »

3 Mikhail Bakhtine, « Recit epique et roman », dans Esthetique et theorie du roman, traduit du

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personne a me poser la question, je sais; que, sur une question, je veuille

I'expliquer, je ne sais plus 4 » II en va pareillement du roman; le difficile n'est pas

tant de le reconnaTtre que de savoir pourquoi on le reconnait, et d'expliquer ce qu'il est avec toute fa subtilite requise, sans se contenter d'etablir platement son signalement.

Marthe Robert resume assez bien le probleme dans Roman des origines

et origines du roman :

[Le roman] n'a de loi que par le desir utopique dans lequel il est enracine, mais ce desir lui-meme n'a pas de sens a I'interieur des conventions litteraires connues, il n'existe qu'aux confins de la litterature et de la psychologie. La, sans doute, le roman ne dit pas lui-meme ce qu'il est, mais ce qu'il veut, ce a quoi il aspire a travers la croissance apparemment arbitraire de ses formes et de ses idees. C'est done la qu'il faut se hasarder, non pas certes pour I'enfermer une fois de plus dans un code abstrait, mais pour tacher de retrouver le noyau primitif qui seul peut-etre explique sa culture et sa sauvagerie, sa puissance collective, son individualisme, et I'unite profonde qu'il affirme jusque dans sa situation de genre deregle.5

Choisissant d'orienter son regard « en amont » des romans singuliers, vers le projet ou le desir dont chacun d'eux ne serait que la realisation partielle et provisoire, Marthe Robert evite I'impasse empirique ou descriptive que nous venons d'evoquer et donne avec raison au probleme du roman une portee beaucoup plus vaste. Quand Cioran affirme que I'Occident est la « civilisation du roman » et que nous sommes tous les « fils du roman6 », il ne fait pas allusion a

un genre litteraire au sens etroit du terme, mais a quelque chose de plus subtil,

4 Saint Augustin, Confessions, livre XI, 14 (17), traduit du latin par Louis de Montadon,

presentation par Andre Mandouze, Paris, Editions Pierre Horay, Editions du Seuil, 1982, p.312. Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Gallimard, coll. « Tel », (Bernard Grasset, 1972), p.39.

Cioran, « Au-dela du roman », dans La tentation d'exister, CEuvres, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1995, p.907.

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notre conscience, et dont I'examen releve bien plus de la phenomenologie, de la metaphysique ou de la psychologie, que d'une typologie des genres; ce qu'il s'agit ici de definir, ce n'est pas un objet, mais un aspect de notre subjectivite, et en ce sens le deplacement de la question auquel nous invite Marthe Robert est parfaitement justifie.

Mais la maniere dont elle definit cette personnalite romanesque nous semble legerement tendancieuse, et ne regie pas a notre entiere satisfaction le probleme pose par la definition du roman. Marthe Robert nous semble insister un peu trop, dans son livre, sur le lien qui unit le roman a I'ambition et au mensonge, sur I'aveuglement, la folie, I'extravagance du roman, et tend ainsi a occulter sa part lucide et critique, c'est-a-dire le « savoir » dont I'art du roman est a nos yeux le depositaire. Tout se passe comme si le roman, arrache au domaine restreint des genres litteraires pour designer une certaine maniere d'etre, une certaine vision du monde, voire un trait de civilisation, etait rattrape par la mauvaise reputation qu'il traine depuis ses origines et dont on aurait pu croire qu'il avait reussi a se defaire - celle qui survit par exemple dans I'epithete « romanesque » quand elle s'applique a une personnalite extravagante ou a une histoire

invraisemblable. A cet egard il nous paraTt fort significatif que l'auteur de Roman

des origines et origines du roman ne juge pas necessaire de distinguer

clairement le heros du romancier, et que le fait d'ecrire un roman semble se confondre sous sa plume avec le fait de vivre un roman ou de mener une vie

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romanesque7; au fond il n'est ici question que du heros, qui dans cette

perspective n'est rien d'autre que le prolongement de I'auteur. Marthe Robert traite ce dernier comme s'il n'avait cherche par le recours a la fiction qu'a assouvir ses propres desirs, comme s'il n'etait devenu romancier que faute de pouvoir devenir personnage, ou encore comme s'il n'etait qu'un heros sans envergure, ayant choisi de prendre la plume plutot que les armes, mais heros tout de meme. II n'y a pas, chez Marthe Robert, de difference essentielle entre le personnage et le romancier - ce qui, incidemment, est tout a fait conforme aux principes poses par Freud lui-meme, dont on sait qu'elle se reclame, et sur qui nous reviendrons plus loin.

Or I'esprit du roman tel que nous voudrions le definir dans les pages qui vont suivre n'est pas strictement « romanesque », au sens pejoratif du terme. Ce n'est pas seulement, disons, I'abandon au charme du recit, I'adhesion a la cause de ses protagonistes, I'amour des bons et la haine des mechants, I'identification au heros considere comme reflet magnifie du « moi »; c'est aussi une forme de sagesse ou de connaissance qui ne se congoit pas sans un certain recul par rapport a ces pieges ou a ces facilites. L'art dont nous voulons parler est precisement ne, sous la plume de Cervantes, comme une critique des exces

7 Elle signale par exemple le double sens de locutions construites a partir du mot« roman », qui

renvoient & la fois 3 ce que vit le heros et a ce que fait le romancier: « Ainsi on dit "c'est du roman" pour designer un tissu de fables incroyables; mais "c'est un roman" s'applique a un fait reel trop merveilleux ou trop touchant pour prendre rang parmi les choses jug6es possibles; dans un cas, le roman est done assimile a un mensonge purement n6gatif; dans I'autre, en revanche, il designe une experience ou des ev6nements pour quoi la r6alit6 n'a pas de nom, mais qui la surpassent de beaucoup en emotion et en beaute. La m§me double entente se retrouve dans "faire un roman", qui a selon Littre deux sens bien distincts, quoique issus sans doute de la meme id6e : c'est "gagner le coeur d'une personne de condition superieure, comme on voit dans les romans" puis "raconter les choses autrement qu'elles ne se sont passees", done agir a I'instar du heros de roman et mentir a la fagon du romancier. » Roman des origines et origines du

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romanesques. Cette critique, bien sur, est eminemment problematique, complexe, ambigue, puisqu'elle est formulae a I'interieur meme du roman, paradoxe sur lequel nous reviendrons longuement; mais il n'en demeure pas moins indispensable d'en reconnaitre le caractere fondateur, comme le note Albert Thibaudet:

Les deux seuls romans qui alors [a la Renaissance et au debut de I'age classique] aient porte la marque du genie, qui se soient incorpores de fagon durable a la litterature universelle, c'est le roman de Rabelais et celui de Cervantes, qui sont I'un et I'autre, des romans anti-romanesques, des parodies de vieux roman et des eclats de rire devant lui. Le vrai roman debute par un Non! devant les romans, comme la vraie philosophie par un Non! devant les philosophes. Avec eux, et pour la premiere fois, le roman tient dans une litterature la place supreme, celle d'une Odyssee et d'une

Divine Comedie. [...] Don Quichotte, ce n'est pas seulement un

roman, le premier en date et en qualite des grands romans. C'est le roman des romans [...]. Don Quichotte c'est la critique des romans, faite dans un roman, et c'est, proposee aux liseurs de romans, l'histoire d'un liseur de romans.8

Autrement dit, la personnalite du roman est plus complexe que ne le laisse croire le sens pejoratif du mot « romanesque », et ne saurait etre assimilee entierement a celle d'un batard ambitieux, ni a celle d'un enfant trouve qui s'evade dans le reve. Le heros romanesque, quel que soit son signalement, ne constitue pas le tout du roman, et ne saurait permettre a lui seul de definir un art dont il n'est qu'un aspect ou un element.

L'exploration de I'etre

Dans un chapitre de L'art du roman intitule « L'heritage decrie de

Cervantes », Milan Kundera propose une definition metaphorique du roman qui

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nous paraTt rendre justice a la complexity que nous venons d'evoquer, et que nous voudrions mettre en exergue a la reflexion que nous entreprenons ici. Situant le roman par rapport a la « crise de I'humanite europeenne »

diagnostiquee par Husserl dans les annees 1930, Kundera lui assigne la mission de resister a cette crise, et plus precisement de reparer I'oubli par lequel elle se manifeste:

L'essor des sciences propulsa I'homme dans les tunnels des disciplines specialisees. Plus il avangait dans son savoir, plus il perdait des yeux et I'ensemble du monde et soi-meme, sombrant ainsi dans ce que Heidegger, disciple de Husserl, appelait, d'une formule belle et presque magique, « I'oubli de I'etre ».

Eleve jadis par Descartes en « maTtre et possesseur de la nature », I'homme devient une simple chose pour les forces (celles de la technique, de la politique, de I'Histoire) qui le depassent, le surpassent, le possedent. Pour ces forces-la, son etre concret, son « monde de la vie » (die Lebenswelt) n'a plus aucun prix ni aucun interet: il est eclipse, oublie d'avance.9

C'est en reponse a cet etrange et subtil oubli que serait apparu le roman, et c'est pourquoi Kundera peut opposer a la figure emblematique de Descartes celle de Cervantes, a laquelle, en tant que romancier, il se declare profondement

attache : « S'il est vrai, ecrit-il, que la philosophie et les sciences ont oublie I'etre de I'homme, il apparaTt d'autant plus nettement qu'avec Cervantes un grand art europeen s'est forme qui n'est rien d'autre que I'exploration de cet etre

oublie.10»

Le roman comme exploration de I'etre oublie de I'homme : cette definition nous a toujours semble remarquablement juste, et la these qui va suivre peut se concevoir comme une meditation ou un commentaire sur sa signification, ou

9 Milan Kundera, L'art du roman, Paris, Gallimard, 1986, p. 18. 10 Ibid. p. 19.

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mieux : sur sa beaute. Celle-ci n'a bien entendu rien a voir avec la beaute

surrealiste, qui jaillit d'un rapprochement inattendu, comme « la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine a coudre et d'un parapluie », suivant la formule emblematique de Lautreamont; si la metaphore de I'exploration de I'etre provoque bien dans I'esprit qui la regoit une sorte de surprise ou

d'illumination, ce n'est pas parce qu'elle rapproche arbitrairement des termes incongrus, mais au contraire parce qu'elle suggere quelque chose de juste, c'est-a-dire, precisement, quelque chose qu'on attendait confusement, dont on avait vaguement I'intuition, et qu'elle exprime parfaitement. Cette metaphore contient une verite independante d'ellememe dont elle est en quelque sorte la formule -non pas au sens occulte ou esoterique du terme, comme quand on parle d'une « formule magique », mais bien au sens d'expression efficace et concise, comme dans « formule chimique » ou « formule mathematique ». II n'y a ici rien de

fortuit; cette image laisse une impression de necessite si profonde, elle est a un tel point irremplagable (contrairement au parapluie et a la machine a coudre qui le sont eminemment), qu'elle semble avoir ete non pas inventee, ni fabriquee, mais trouvee - ou mieux encore, pour etre tout a fait platonicien : rappelee a la maniere d'un souvenir. Explorer I'etre oublie de I'homme; voila bien, en effet, ce que c'est que d'ecrire et de lire un roman.

La formule kunderienne resout un probleme qui s'est pose a nous dans les premiers stades de notre reflexion sur le roman. Cette these a d'abord ete congue - nous I'avons laisse entendre plus haut - comme une meditation sur I'idee que I'art du roman peut etre defini en fonction d'un « savoir » specifique,

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que chaque grand roman ferait progresser en I'enrichissant par des decouvertes nouvelles. Mais a peine ecrivons-nous le mot« savoir» qu'il nous semble devoir le mettre entre guillemets; il nous paraTt un peu inadequat, imprecis, ou disons excessif, comme s'il n'etait pas assez subtil et en disait un peu plus que ce que nous voulions dire. II n'est peut-etre pas inutile, afin d'eclairer quelque peu ce malaise, d'ouvrir un dictionnaire specialise. Andre Lalande, dans son Vocabulaire

technique et critique de la philosophie, definit le savoir comme la « relation du

sujet pensant a un contenu objectif de pensee, formulable en une proposition, dont il admet la verite pour des raisons intellectuelles et communicables.11 » Si le

« sujet pensant » peut etre assimile sans difficulty au romancier qui « professe » le savoir dont nous voulons parler, ou encore au lecteur qui en est pour ainsi dire le « destinataire », le deuxieme terme de la relation, celui du « contenu objectif de pensee », est plus problematique et plus difficilement transposable au

domaine du roman. On songe d'emblee, bien entendu, au personnage, qui d'une certaine maniere est bel et bien I'objet du « savoir romanesque » que nous essayons de definir; mais il importe d'ajouter aussitot qu'il s'agit la d'un objet un peu particulier, dote d'une conscience, d'un entendement, d'une psychologie, de desirs, c'est-a-dire, en somme, de tous les attributs de la subjectivity. Le

personnage, quel que soit son « statut ontologique » ou son « degre de realite », ne se presente pas a I'esprit de la meme maniere et n'oppose pas a ('intelligence la meme sorte de « resistance » qu'un objet au sens propre du terme.

Contrairement a un paysage, a un caillou, a un astre, ou encore a une entite

11 Andr6 Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, coll.

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abstraite comme une idee ou une theorie, il peut etre saisi de I'interieur, c'est-a-dire non seulement par les sens ou par la pensee, mais aussi par voie

d'identification, ou par mimetisme. La distance depuis laquelle le lecteur de

roman I'envisage est mal definie; elle est plus subtile, plus ambigue et plus difficile a mesurer que celle, essentielle et absolue, que peut mettre un sujet entre lui-meme et I'objet de son savoir. S'il est permis de recourir ici au mot « savoir », c'est done a condition d'en assouplir quelque peu la signification et d'imaginer une sorte de savoir « inacheve » ou « inaccompli », qui serait soucieux de preserver, si Ton peut s'exprimer ainsi, « la subjectivity de son objet », et qui s'interdirait, par consequent, d'aller « jusqu'au bout » de sa propre nature de savoir. En d'autres termes, la notion de savoir nous entraine dans un exces contraire a celui ou conduit la perspective freudienne de Marthe Robert. Chez cette derniere le romancier et le heros tendent a se confondre dans I'aveuglement ou I'ivresse du desir romanesque; mais dans le cadre d'une

conception du roman fondee sur I'idee de savoir, au sens le plus fort du terme, le romancier et le heros, en tant que sujet et objet de ce savoir, se distinguent trop nettement I'un de I'autre.

Ce n'est pas le moindre merite de la formule kunderienne que de devoiler et de rendre sensible, entre ces deux exces, un point d'equilibre qui se cristallise autour de la notion d'exploration, parfaitement adaptee a I'espece de « demi savoir » que nous cherchons a definir. Kundera ne dit pas definir I'etre, ni

representer I'etre, ni meme parler de I'etre, car ce sont la des mots qui,

justement, tendraient a assimiler I'etre a un « contenu objectif de pensee ». Mais

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le mot qu'il leur prefere - explorer - ne suggere pas non plus une plongee pure et simple dans I'etre, ce qui serait une maniere de perpetuer la regrettable confusion entre I'auteur et le heros; I'interet de ce mot tient au fait qu'on peut le decomposer pour y decouvrir deux exigences contradictoires, mais qui nous semblent aussi indispensables I'une que I'autre a I'idee que nous nous faisons du roman.

Par definition, I'explorateur travaille sur le terrain, ce par quoi il se

distingue du theoricien, du philosophe ou du scientifique, habitues a considerer les choses depuis les spheres elevees de la pensee abstraite ou des lois generates. Explorer I'etre, c'est done chercher a le saisir de I'interieur, du point de vue de celui qui l'« habite », ou disons simplement de celui qui « est »; si I'homme a perdu le statut enviable de « maitre et possesseur de la nature » pour devenir une « simple chose », s'il est passe, en termes plus abstraits, de la condition de sujet a celle d'objet, il est tout naturel de concevoir « I'exploration de son etre oublie » comme la rehabilitation ou la revalorisation de sa subjectivite perdue. En ce sens le personnage de roman ne peut pas etre assimile a un concept, ni a une chose, ni a un objet, ni a quoi que ce soit qu'on puisse saisir de I'exterieur; il faudrait plutot le comparer a une sorte de costume ou de

deguisement, a une identite d'emprunt que le lecteur doit revetir par I'imagination. Mais cette immersion dans la subjectivite ne peut pas etre

complete, sans quoi I'activite spirituelle que designent les mots « exploration de I'etre » se confondrait tout a fait avec ce qu'on pourrait appeler la « vie vecue ». Pour que la metaphore de I'exploration ait un sens, il faut preter I'oreille non

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dans le « territoire » de I'etre, mais egalement a I'idee d'une certaine distance, plus subtile mais non moins necessaire, entre I'explorateur et ceux qui

« habitent » ce territoire. Car justement I'explorateur ne peut pas habiter I'espace qu'il explore; quelles que soient la bonne volonte et la sincerite dont il fait preuve dans ses efforts pour epouser le point de vue des habitants de I'etre, son travail exige qu'il demeure au moins partiellement, par rapport a eux, dans une position de retrait, qu'il s'abstienne de partager leurs buts, leurs desirs, leurs espoirs, leurs peines, et qu'il leur soit au bout du compte etranger. Son avancee subjective dans I'etre peut I'entraTner plus ou moins loin, mais elle ne doit pas s'effectuer au prix de cet eloignement interieur qui constitue le veritable fondement de son identite.

Presentation du contenu de la these

C'est done autour de ce paradoxe cerne par la formule de Kundera que s'organisera notre reflexion. Comme celle-ci se veut a la fois theorique et critique, nous avons cru bon de classer I'ensemble de nos chapitres en deux « series », ordonnees suivant deux numerotations distinctes; parmi les chapitres proprement dits, numerates de I a V, et qui constituent le squelette ou I'armature theorique de notre these, nous avons intercale, a I'endroit ou ils semblaient s'inserer avec le plus de pertinence, trois chapitres consacres a I'analyse d'oeuvres particulieres, et dont chacun est coiffe du titre « Lecture ».

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Ce parcours presente un caractere quelque peu sinueux, qui decoule inevitablement du paradoxe que nous venons d'exposer; pour tenter d'arriver a un compromis ou a un equilibre dialectique entre les deux termes de ce

paradoxe, il nous a semble necessaire non seulement de les definir, mais aussi d'une certaine maniere de les defendre tour a tour et de montrer en quoi chacun d'eux constituait une valeur. Ainsi nous nous reclamons, dans notre premier chapitre, de la theorie de Rene Girard, qui propose de tracer autour du roman une frontiere determinee par le critere de la « verite romanesque », c'est-a-dire en fonction d'un savoir specifique portant sur la veritable nature du desir, et dont les grands romanciers, depuis Cervantes, seraient les depositaires. Mais cette assimilation de I'art du roman a un savoir, pour les raisons que nous venons d'esquisser, s'avere problematique; c'est pourquoi nous avons tente de decrire, dans le chapitre suivant, ce qui nous semble etre le principal defaut de la theorie girardienne, a savoir son exces de clarte, par quoi I'equilibre delicat auquel renvoie la metaphore de I'exploration de I'etre - equilibre incidemment

necessaire a I'humour - se trouve rompu. L'analyse de Monsieur Teste qui fait suite a ces deux premiers chapitres et qui constitue notre premier chapitre critique (notre premiere « Lecture »), vise a donner une idee un peu plus concrete de cet exces, dont I'etrange personnage invente par Valery est I'incarnation caricaturale.

Les chapitres III et IV sont consacres principalement a la theorie de

Mikhail Bakhtine, qui fait pendant a celle de Girard en ceci qu'elle correspond au terme oppose de notre paradoxe. Si Girard defendait le savoir du roman, et plus

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precisement du romancier, Bakhtine defend la liberte du personnage, et souscrit par la a une vision essentiellement romantique du roman. Notre tentative de definir le roman en fonction de I'exploration de I'etre peut ainsi se traduire par une tentative de concilier les theories de Girard et de Bakhtine, c'est-a-dire de montrer que le roman exige a la fois le « monologisme » de la verite romanesque et le « dialogisme » du mensonge romantique. En nous penchant sur les

poetiques de Flaubert (Lecture II) et de Balzac (Lecture III) nous avons voulu etablir la necessite de maintenir simultanement ces deux valeurs en les cherchant dans des ceuvres ou elles ne semblaient pas d'emblee devoir se trouver. Les romans de Flaubert, qui presentent une tendance certaine au

monologisme, sont aussi dialogiques par la maniere dont le romancier y preserve discretement la liberte de ses personnages; inversement La Comedie humaine, qui frappe d'abord par ce qu'on pourrait appeler un certain foisonnement

dialogique, est aussi « contenue » par la vision englobante et monologique de Balzac.

Le chapitre V est une synthese de notre parcours theorique qui se

presente sous la forme de trois metaphores. La premiere est une fable de Pic de la Mirandole qui permet de cristalliser I'image d'un personnage a la fois libre et soumis a son createur. La seconde est une variation sur I'image kunderienne de I'exploration de I'etre, au sein de laquelle nous avons tente d'introduire une distinction plus fine entre deux types d'explorateurs. La troisieme est aussi empruntee a Kundera, et touche a l'histoire du roman, qu'il nous semble plus juste de comparer a un chemin qu'a une route.

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meme du « savoir » dont nous avons parle; des lors que ce « savoir » n'en est pas tout a fait un, des lors qu'il n'est jamais « acheve » ou « accompli », et que son objet n'assume jamais entierement, si Ton peut s'exprimer ainsi, son statut d'objet, son histoire ne saurait etre comparable a une simple accumulation de donnees ou de decouvertes; en cela chaque moment de I'histoire du roman est valable non pas comme etape ou transition vers une plus grande connaissance de I'homme ou de la vie, mais en lui-meme. En cela la vaste entreprise

d'exploration dont parle Kundera est essentiellement interminable; notre conclusion sera une meditation sur la portee de cette idee.

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Chapitre I

La souverainete du roman et I'objet de son reaiisme

La conception « unifiee » du roman defendue par Thomas Pavel

Son histoire debute pour certains au XV® siecle avec Boccace12, pour

d'autres au XVIe avec Rabelais13, pour d'autres encore, sans doute les plus

nombreux, au XVII6 avec Cervantes14; mais ces divergences d'opinions ne

reposent pas sur des visions radicalement differentes ni inconciliables de I'art du roman. La grande majorite de ses historiens et de ses theoriciens, sans oublier les romanciers eux-memes, quel que soit le moment precis ou ils situent sa naissance, s'accordent pour lui reconnaTtre un caractere essentiellement « moderne », c'est-a-dire une certaine forme de reaiisme, une sorte de lucidite

12 C'est la these defendue par Lakis Proguidis dans La conquete du roman. De Papadiamantis a

Boccace, Paris, Les Belles Lettres, 1997, 369 pages.

13 C'est ce que soutient Milan Kundera dans Les testaments trahis, Paris, Gallimard, coll.

« Folio », 1993, p. 27 et passim, de meme que dans Le rideau, Paris, Gallimard, 2005, p. 18 et

passim.

14 On peut citer par exemple Marthe Robert, qui evoque « ('unite donquichottesque de la

litterature romanesque moderne » (L'ancien etle nouveau. De Don Quichotte a Kafka, Paris, Payot, « Petite bibliotheque Payot », 1967, p. 6); Georges Lukacs, pour qui le livre de Cervantes est« le premier grand roman de la litterature universelle », en ceci qu'il met en scene « le premier grand combat de I'interiorite contre la bassesse prosaTque de la vie exterieure » (La

thdorie du roman, Paris, Editions Gonthier, « Bibliotheque Mediations », 1963, p. 99-100); Rene

Girard, qui considere Cervantes comme « le pere du roman moderne » (Mensonge romantique et

v6rite romanesque, Paris, Grasset, 1961, coll. « Pluriel », p. 67); Milan Kundera, qui place le

roman sous le patronage tantot de Rabelais (voir note prec6dente), tantot de Cervantes, (« L'heritage decrie de Cervantes », dans L'art du roman, p. 17-36); Albert Thibaudet enfin, qui

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desenchantee, ou disons, pour reprendre le mot celebre de Nathalie Sarraute, un « soupgon15 » fondamental a I'egard de croyances, d'usages, de symboles et de

mythes dont sa naissance marquerait le « depassement » (terme a vrai dire quelque peu problematique, comme nous aurons I'occasion de le demontrer, mais dont nous pouvons nous contenter dans la premiere phase de notre discussion). C'est sur cette distinction que repose la these defendue par Rene Girard dans Mensonge romantique et verite romanesque, dont il sera question plus loin, et c'est sur elle aussi que s'appuie Milan Kundera quand il propose, sur un mode plus metaphorique, d'inscrire l'histoire du roman dans la filiation d'un geste inaugural de devoilement qu'il attribue a l'auteur de Don Quichotte : « Un rideau magique, tisse de legendes, etait suspendu devant le monde. Cervantes envoya Don Quichotte en voyage et dechira le rideau. Le monde s'ouvrit devant le chevalier errant dans toute la nudite comique de sa prose.16 » On pourrait au

meme titre invoquer la celebre definition de Lukacs, pour qui le roman est la forme de la « virilite murie17 », metaphore qui designe bien entendu une maturite

collective et historique, a laquelle s'oppose la relative jeunesse des « civilisations closes », mais qu'on peut aussi interpreter dans un sens plus personnel et plus concret: si I'art du roman nait une fois pour toutes, historiquement, autour de la Renaissance, on peut dire egalement qu'il nait et renait sans cesse dans la conscience de chaque romancier et de chaque lecteur, c'est-a-dire chaque fois

accorde aussi une grande importance & Rabelais, mais considfere le Don Quichotte comme « le premier en date et en quality des grands romans » (Reflexions surle roman, p. 247.)

Nathalie Sarraute, L'ere du soupgon, dans CEuvres compl&es, Paris, Gallimard, « Bibliothdque de la Pleiade », 1996, p. 1551-1620; evidemment nous n'employons pas I'expression tout a fait dans le m§me sens que l'auteur, pour qui I'objet de ce « soupgon » etait surtout la forme du roman balzacien.

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que le « rideau » se dechire et qu'un individu, rampant avec les illusions dont il se bergait jusque-la, trace au milieu de sa propre vie, entre son present et son passe, une frontiere qui a le caractere d'un apprentissage, d'une revelation negative, d'une disillusion.

Mais les metaphores comme celles de la « virilite murie » et du « rideau dechire », si elles semblent a la fois belles et justes, ne sont pas d'une grande utilite sur le plan theorique, car elles peuvent etre interpretees dans des sens divers et se preter a de facheux malentendus. Une fois admise I'idee que I'art du roman est essentiellement realiste, il faut encore definir I'objet de ce reaiisme, ce qui est loin d'etre aussi simple qu'on pourrait le croire de prime abord, et d'autant plus important que la reconnaissance du roman comme art specifique est

suspendue a cette question. Definir ce reaiisme, c'est ni plus ni moins assigner au roman une raison d'etre ou, si I'on prefere, une essence, c'est-a-dire tracer une frontiere18 autour du domaine esthetique sur lequel il regne et le confier,

suivant le mot de Milan Kundera, aux soins d'une Muse qui serait chargee de veiller sur lui seul, en tant qu'art sui generis, permettant d'acceder a une forme de beaute unique et irremplagable19.

L'occasion de preciser le sens de cette beaute nous est fournie par un essai de Thomas Pavel intitule La pensee du roman20, ouvrage remarquable a

bien des egards, mais dont la these centrale nous semble reposer sur une

17 La theorie du roman, p. 66.

18 La metaphore de la « frontiere » nous est sugger£e par le titre qu'lsabelle Daunais a donne a

une etude portant sur le roman du XIXe siecle, et dans laquelle elle manifeste des preoccupations

qui recoupent largement les nfitres, notamment celle d'une certaine souverainete du roman :

Frontiere du roman. Le personnage realiste et ses fictions, Montreal et Paris, Les Presses de

I'Universite de Montreal et Les Presses Universitaires de Vincennes, 2002, 244 pages.

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meconnaissance de la frontiere que nous venons d'evoquer. L'intention dont procede ce livre est ouvertement polemique, et c'est d'ailleurs pour repondre a un article dans lequel Yves Hersant proposait une reflexion sur le « realisme » ou la «fonction critique » du roman que Pavel en a d'abord publie le premier

chapitre21. Hersant distinguait dans cet article le roman proprement dit des recits romanesques qui, au fil des siecles, jusque dans la culture populaire

contemporaine, a travers des incarnations « thematiques » diverses,

entretiennent une vision illusoire et mensongere de la vie; le roman s'oppose au romanesque, ecrivait-il, « comme la lucidite a la chimere » ou « comme la connaissance a I'evasion22 », ce dont temoigne de maniere exemplaire la

thematique centrale de Don Quichotte, auquel il reconnaissait le statut de roman fondateur. A I'encontre de cette th§se qui assigne au romanesque le role

purement negatif du mensonge et au roman celui, positif, de I'instrument

permettant de devoiler la verite, Pavel, des les premieres lignes de son livre, se porte a la defense du romanesque, et plus precisement des trois grandes formes de l'« idealisme premoderne » que sont a ses yeux le roman hellenistique, le roman de chevalerie et le roman pastoral:

L'ouvrage que je recommande a la bienveillance du public a son origine dans le disaccord entre mes gouts litteraires et les

20 Thomas Pavel, La pensee du roman, Paris, Gallimard, 2003, 436 pages.

21 Yves Hersant, « Le roman contre le romanesque », dans L'atelierdu roman, numero 6, Paris,

Les Belles Lettres, printemps 1996, p. 145-153. La reponse de Pavel, intitulee « Les sources romanesques du roman », est parue dans L'Atelier du roman, numero 10, printemps 1997, Paris, Les Belles lettres, p. 139-161, et a ete reprise presque integralement dans le premier chapitre de

La pens§e du roman intitule « L'idealisme premoderne ». Signalons egalement deux autres

contributions au d6bat Ianc6 par Hersant: celles de Philippe Roger, « Sceicco bianco contre Chevalier blanc », L'Atelier du roman, numero 8, automne 1996, Paris, Les Belles Lettres, p. 147-161; et de Lakis Proguidis, « Roman 6gale romanesque », L'Atelierdu roman, num6ro 12, automne 1997, Paris, Les Belles Lettres, p. 187-201.

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idees regues sur I'histoire du roman. En tant que lecteur, j'eprouve une delectation infinie a lire de vieux ouvrages comme Les

Ethiopiques, Amadis de Gaule, L'Astree. Je ne suis pas le seul a

les apprecier: certains parmi les plus grands ecrivains du passe, Cervantes, Mme de Sevigne, Racine, les ont aimes avec ferveur. De nombreux historiens du roman, en revanche, estimant que ces oeuvres sont ennuyeuses et mal congues, exaltent les progres censes avoir ete accomplis au cours des siecles par le reaiisme — de plus en plus exact, de plus en plus profond, de moins en moins semblable au schematisme repute pueril des romans premodernes. Le soleil de la verite, nous assurent-ils, baigne de ses rayons le roman moderne, chassant a jamais le mensonge propage par les romans anciens.

II est vrai que ces ouvrages s'attachaient moins aux details empiriques de la condition humaine qu'aux ideaux qu'elle poursuit, mais en vertu de quel axiome cache etais-je oblige d'identifier I'ideal au mensonge et la precision empirique a la verite?23

Le role dans lequel se campe ici Pavel n'est pas sans rappeler celui du cure et du barbier qui, lors de l'« exacte et plaisante enquete » menee dans la

bibliotheque de Don Quichotte24, se mettent d'accord, en amateurs eclaires, pour

soustraire aux flammes du bucher quelques ouvrages que la gouvernante et la niece du heros, moins cultivees et plus severes, voudraient voir bruler avec tous les autres. Parmi les livres ainsi rescapes se trouvent Amadis de Gaule, au titre qu'il est le premier roman de chevalerie, et la Diane de Montemayor, dont le merite est pareillement d'etre le premier roman pastoral. Disons-le sans

ambages : nous sommes d'accord avec Pavel, le cure, le barbier, sans oublier Madame de Sevigne, Racine et Cervantes lui-meme, pour epargner ces ouvrages, qu'on ne saurait tenir pour seuls responsables de la folie

donquichottesque et dont la valeur, du reste, ne tient pas seulement au fait qu'on

23 La pens6e du roman, p. 12.

24 Cette enquete est rapportee dans le chapitre VI de la premiere partie : Don Quichotte, precede

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peut les lire et les apprecier sans perdre la raison. Notre intention n'est pas de pretendre qu'ils sont « ennuyeux et mal congus », et les belles pages que Pavel leur consacre suffiraient, si besoin etait, a nous convaincre du contraire; ce n'est d'ailleurs pas le moindre merite de son livre que de rehabiliter les monuments meconnus et injustement meprises de l'« idealisme premoderne ».

Mais il n'en demeure pas moins que ces vieux livres, quelles que soient la valeur et la beaute qu'on leur trouve, ne font pas partie de ce que nous avons appele le « domaine esthetique » du roman; sans aller jusqu'a placer le

« moderne » au-dessus du « premoderne », ni meme la « verite » au-dessus de l'« ideal », il importe d'etablir ici une distinction, ou disons, pour filer notre

metaphore, de faire respecter le trace d'une frontiere. Or c'est bien a cette frontiere que s'en prend Pavel quand il situe la naissance du roman non pas au debut des Temps modernes, sous la plume de I'un ou I'autre des fondateurs que nous avons evoques, mais beaucoup plus tot, vers la fin de I'Antiquite, ce qui implique non seulement une devaluation radicale de son age (qui passe de quatre ou cinq siecles a seize ou dix-sept) mais aussi et surtout une alteration de son essence. Tout en admettant « I'hypothese selon laquelle I'origine du roman

moderne se trouve dans le dialogue polemique avec les "vieux romans"25 », Pavel tend en effet a minimiser I'importance de ce « dialogue » et la portee de cette « polemique »; la rupture survenue autour de la Renaissance s'inscrit a ses yeux dans une continuity plus profonde qui la transcende, la contient, et d'une certaine maniere I'annule, ou du moins lui retire son caractere decisif. II pergoit

Canavaggio, avec, pour ce volume, la collaboration de Claude Allaigre et Michel Moner, Paris, Gallimard, « Bibliotheque de la Pleiade », 2001, p. 437-444.

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certes une difference entre les chefs-d'oeuvre du roman « premoderne » et les chefs-d'oeuvre du roman « moderne »; mais cette difference, a ses yeux, n'est pas fondamentale, ou mieux : elle n'est pas ontologique, en ceci qu'elle ne represente pas le passage d'un art a un autre. Le fait qu'il insiste pour parler du « roman moderne », en soulignant I'epithete, est d'ailleurs significatif. Le mot « roman » designe implicitement le roman moderne, et doit etre accompagne d'un adjectif ou d'un complement quand on s'en sert pour designer les romans grec, latin, picaresque, pastoral, de chevalerie ou autres; or Pavel s'insurge contre cet usage qui tend a faire de I'expression « roman moderne » une sorte de pleonasme, et insiste pour considerer le roman critique et realiste apparu autour de la Renaissance comme une sorte de roman parmi d'autres.

II est vrai que le debat, vu sous cet angle, se ramene aux dimensions d'une dispute purement verbale et apparemment vaine; car qu'importe apres tout qu'on dise simplement« roman » ou qu'on dise « roman moderne », des lors qu'on veut dire a peu pres la meme chose? Pourtant une pareille dispute n'est vide de sens que si Ton choisit de la considerer d'un point de vue strictement logique, ou disons « aristotelicien »; des qu'on cede a ce qu'on pourrait

caracteriser plutot comme un penchant « platonicien » - c'est-a-dire au penchant naturel de tout esprit, car malgre ce qu'on sait du caractere arbitraire des signes linguistiques, on ne peut s'empecher de voir spontanement, dans une langue qu'on maitrise, ce que Borges appelle « la carte de I'univers26 » - il cesse d'etre

25 La pensee du roman, p. 43; I'auteur souligne.

26 Jorge Luis Borges, « Des allegories aux romans », dans Autres inquisitions, CEuvres completes

I, edition etablie, presentee et annotee par Jean Pierre Bern6s, Paris, Gallimard, « Bibliotheque de la Pieiade », 1993, p.787.

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a un adjectif, marginalisee, reduite au rang de simple accident, ou au contraire incarnee verbalement dans un substantif qui lui soit propre et puisse en contenir I'essence. C'est pourquoi les mots « roman moderne », sous la plume de Pavel, ont le sens d'un argument ou d'un procede rhetorique, qu'on pourrait traduire en filant encore un peu la metaphore frontaliere : si Pavel reconnait I'existence d'une frontiere autour de ce qu'il appelle le « roman moderne », cette frontiere est a ses yeux celle d'une province plutot que celle d'un pays souverain.

Nous voudrions opposer, au cours des pages qui suivent, deux objections a cette vision unifiee et relativement indifferenciee du roman. La premiere est une objection de principe, d'ordre epistemologique, qui concerne la maniere dont Pavel congoit son propre travail d'historien du roman, et plus precisement son attitude a I'egard du passe, qu'il envisage avec une espece d'objectivite radicale dont on peut se demander si elle est possible, ou meme seulement souhaitable. La seconde touche a la nature meme du « realisme » qui definit, dans son esprit, la « province » du roman moderne; dans son refus de reconnaitre la

souverainete de cette province au sein du vaste territoire qui inclut I'idealisme moderne et premoderne, Pavel s'appuie en fait sur une definition a la fois vague et simpliste de cette notion, et meconnait la nature meme de la verite qui se cache derriere le « rideau dechire » dont parle Kundera.

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Ce n'est certes pas un hasard si I'auteur de La pensee du roman cite, au nombre des grands ecrivains d'autrefois qui admiraient les romans idealistes, et plus particulierement Les Ethiopiques, le nom de Cervantes; en rangeant sous cette rubrique celui que la majorite des defenseurs du « roman moderne » considerent comme un maitre et un fondateur, il souligne implicitement le caractere illusoire et fictif de la filiation dans laquelle ils s'inscrivent, ou de

l'histoire du roman telle qu'ils se la represented, et plaide en faveur de sa propre conception « elargie » et « unifiee » du roman. Le fait que I'auteur de Don

Quichotte, dont le nom est si frequemment associe a la naissance du « roman

moderne », ait ete un admirateur et un imitateur d'Heliodore, est la preuve, dit Pavel en substance, qu'il n'y a pas de contradiction entre I'inspiration « realiste » de Don Quichotte et I'inspiration « idealiste » des Travaux de Persiles et

Sigismonde, livre que Cervantes annonce effectivement, dans le prologue de ses Nouvelles exemplaires, comme une imitation des Ethiopiques17.

La pertinence meme d'un tel argument est discutable, car la frontiere a laquelle nous nous attachons ici est immaterielle, subtile et invisible; si elle passe entre le « moderne » et « I'ancien », entre I'Europe et le reste du monde, entre cet ecrivain-ci et celui-la, elle peut tout aussi bien diviser I'oeuvre et la conscience d'un meme ecrivain et passer entre tel de ses livres et tel autre, en I'occurrence entre le Don Quichotte et le Persiles. Mais Pavel, appliquant a I'oeuvre de

2 7« Apres [Les nouvelles exemplaires], si la vie ne me quitte, je t'offre les Travaux de Persiles,

livre qui s'enhardit & rivaliser avec H6liodore, si du moins cette hardiesse ne le fait en ressortir I'oreille basse »; Nouvelles exemplaires, suivies de Persiles, CEuvres romanesques completes II, edition publiee sous la direction de Jean Canavaggio, avec, pour ce volume, la collaboration de

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Cervantes la meme logique unificatrice qu'a l'histoire du roman dans son ensemble, tient pour negligeable la difference entre ces deux livres, qui s'inscrivent pour lui dans une seule entreprise, a la fois litteraire et theorique; apres avoir evoque brievement I'ambiguite du Don Quichotte et les problemes que pose son interpretation, il conclut hardiment que ce livre n'etait pour son auteur qu'une etape preliminaire a I'ecriture du Persiles :

Quelle que soit la solution de ces questions, une chose semble certaine, a savoir que dans 1'esprit de son auteur, Don

Quichotte a du representer la premiere moitie d'un argument

semblable a celui formule par Amyot dans le proesme a sa traduction des Ethiopiques. A I'instar de celui-ci, Cervantes etait convaincu que la litterature idealisatrice est chargee d'une importante mission, celle d'enseigner aux hommes, en les amusant, la verite de la philosophie morale. Le roman de

chevalerie, soutient le chanoine de Tolede a la fin de la premiere partie de Don Quichotte, pourrait survivre a condition de moderer la sauvagerie de son imagination en rapprochant autant que possible I'invention et la verite. Mais aux yeux de Cervantes, la veritable reussite romanesque, I'ceuvre qui flatte I'imagination sans negliger la verite, etait Les Ethiopiques. L'ouvrage que Cervantes preferait de loin a tous ses autres livres (et c'est la deuxieme partie de son argument) Persiles et Sigismonde, est une imitation d'Heliodore, une sorte d'Ethiopiques chretiennes, racontant le destin d'un couple d'amoureux poursuivi par la Fortune.28

Pavel ne precise pas d'ou il tient que Cervantes « preferait de loin » Persiles et

Sigismonde a « tous ses autres livres ». Alban Fordone, dans I'etude sur le Persiles que Pavel cite dans sa bibliographie29, ne dit rien de tel, pas plus que le

cervantiste E.C. Riley dans son livre sur la « theorie du roman » de Cervantes30.

Bien sur, il ne fait aucun doute que Cervantes reconnaissait aux vieux romans

Claude Allaigre et Jean-Marc Pelorson, Paris, Gallimard, « Biblioth6que de la Pleiade », 2001, p. 9.

28 La pens6e du roman, p.95.

29 Alban K. Forcione, Cervantes, Aristotle and the Persiles, Princeton, New Jersey, Princeton

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grecs un plus grand prestige qu'a I'art nouveau (et des lors entierement

depourvu de prestige), qui etait en train de naitre sous sa plume; a cet egard on ne peut qu'etre d'accord avec Jean Canavaggio quand il affirme qu'on a

longtemps meconnu I'importance et le serieux que revetait le Persiles aux yeux de Cervantes31. Mais cette verite factuelle, d'ordre philologique, ne permet

nullement de conclure avec Pavel (et d'ailleurs Canavaggio ne va pas jusque-la) que Cervantes ait considere le Persiles comme une plus grande reussite que le

Don Quichotte, ni d'exclure qu'il ait poursuivi, en racontant les aventures de son

celebre chevalier, un but artistique entierement different de celui qui le guidera pendant I'ecriture de son « histoire septentrionale »; un but inedit, dans la poursuite duquel il ne pouvait prendre Heliodore pour modele.

Cela dit, nous voudrions surtout faire valoir ici - c'est I'objection de principe annoncee plus haut - que ces questions, pour interessantes qu'elles soient, n'ont pas I'importance que leur accorde Pavel. Meme en tenant compte du fait que Cervantes admirait Heliodore, meme en admettant (ce qui est plus difficile) qu'il ait prefere le Persiles a ses autres livres, meme en imaginant (ce qui I'est encore davantage) que le Don Quichotte n'ait ete a ses yeux que « la premiere moitie d'un argument », il tombe sous le sens que rien ne nous oblige a

lui donner raison. Les gouts litteraires et les opinions de Cervantes quant a

30 E.C. Riley, Cervantes's theory of the novel, Newark, Delaware, Juan de la Cuesta, 1992

(1962), 244 pages.

« Jusqu'a une date recente, le Persiles a ete I'objet d'un malentendu. On a vu dans ces aventures septentrionales une sorte de reve romantique auquel Cervantes se serait abandonne avant de disparaTtre. Mors qu'il condamnait naguSre I'invraisemblance des fables

chevaleresques, il aurait, dans une derive senile, rente ses convictions d'antan pour nous entrafner dans un univers boreal peuple de figures fantastiques et tisse d'episodes incroyables. Or rien n'est plus inexact. Fidele a ses idees esthetiques, I'auteur du Don Quichotte a voulu au

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I'importance relative de ses livres, en supposant qu'on puisse seulement les connaitre32, ne sont pas en cause ici, et ne pesent d'aucun poids dans notre

discussion sur la frontiere du roman. II est tout a fait licite de supposer que Cervantes n'ait pas lui-meme mesure pleinement la portee de sa decouverte et n'ait fait que pressentir confusement I'existence de cette frontiere. D'ailleurs, a bien y penser, le contraire serait non seulement etonnant, mais proprement inconcevable; ce n'est pas a lui qu'il appartenait de reconnaitre I'importance de

Don Quichotte, mais a ses successeurs, c'est-a-dire aux romanciers qui, dans

les siecles a venir, allaient s'en reclamer.

contraire relever le defi du merveilleux vraisemblable. » Jean Canavaggio, Cervantes, Paris, Editions Mazarine, 1986, p. 334.

32 Par la fermete des opinions qu'il exprime sur ces questions, Pavel nous semble ignorer la

complexity des passages de I'oeuvre qui peuvent, sous ce rapport, lui servir de « sources ». Car s'il ne fait aucun doute que Cervantes comprend et partage le gout de ses contemporains pour les romans idealistes, il n'6voque jamais ce goOt qu'avec une sorte d'indulgence quelque peu ambivalente, par laquelle il laisse entendre qu'il y voit moins une exigence spirituelle ou un devoir qu'une sorte de tentation, a laquelle il est permis de ceder, sans doute, mais qui n'en demeure pas moins une tentation, c'est-a-dire un mouvement de I'ame qui s'oppose & la « raison », a la « conscience » ou 3 la « volonte ». On ne peut decrire son attitude a regard des « vieux

romans » sans faire la part de cette mefiance, qui est perceptible non seulement dans le prologue des Nouvelles exemplaires que nous avons deja cite (comme d'ailleurs dans tous les

« prologues », y compris celui du Persiles), mais aussi dans la maniere dont il rapporte les opinions litteraires du chanoine de Toldde, que lui prete sans hesiter une tradition aujourd'hui bien 6tablie de la critique cervantine, et sur lesquelles semblent s'appuyer exclusivement les conclusions de Pavel. Cervantes, dans ce passage comme dans tout le reste de son roman, est en effet attentif non seulement aux opinions de son personnage, mais aussi aux sentiments, aux intentions et aux motifs qui I'animent. Le chanoine de Tolede commence par condamner les romans de chevalerie dans un requisitoire s6v6re et univoque, puis de mani&re graduelle, par des concessions successives, se montre de plus en plus indulgent, reconnaTt la valeur de tel ouvrage, deplore qu'a la plupart de ces livres il ne manque au fond que le respect d'une

vraisemblance minimale, et finit par reconnaitre non seulement qu'il en a lu beaucoup, mais qu'il a lui-meme entrepris d'en ecrire un! Son propos 6volue en suivant une courbe tres nette qui part d'une position initiale s6v6re et resolue pour aboutir, de proche en proche, a une position finale proprement donquichottesque (Don Quichotte, I, chapitres XLVII et XLVIII, dans CEuvres

completes, p. 839-856). Cette attitude rappelle encore une fois celle du cure et du barbier qui,

lors de leur enqudte dans la bibliotheque de Don Quichotte que nous avons deja evoquSe, s'etant d'abord pos6s en censeurs impitoyables, sont constamment interrompus dans leur entreprise vertueuse par leur propre indulgence, qu'on peut attribuer au plaisir secret et coupable qu'ils prennent eux-m£mes & la lecture des livres qui ont provoque la folie de leur pauvre ami. En un mot, Pavel - comme les nombreux cervantistes qui s'efforcent de lire dans cette scene

(36)

En ce sens, I'energie avec laquelle Pavel conteste la legitimite meme du regard que le « roman moderne » pose sur sa propre histoire est un peu

deconcertante. S'insurgeant contre « la genealogie du roman favorisee par le modernisme [et] construite a rebours a partir des criteres propres a ce

courant33 », affichant une certaine mefiance a I'egard des « listes de genies et de

chefs-d'oeuvre [dont] I'evidence s'impose a telle ou telle personne, a tel ou tel courant34 », denongant « la memoire volontariste et selective qui, a diverses

epoques, a servi les besoins polemiques des nouveaux courants35 », il semble

ignorer qu'une genealogie ne peut etre construite autrement qu'« a rebours », qu'une histoire du roman ne peut avoir de sens, ni meme etre un tant soit peu coherente si la memoire qui la congoit n'est pas « volontariste et selective », et que I'historien d'un art ne peut rien raconter s'il s'interdit de choisir, parmi I'inimaginable corpus que represented toutes les oeuvres du passe, les « genies » et les « chefs-d'oeuvre » auxquels il accorde de la valeur.

Borges a imagine un etre dont I'etrange et inquietante silhouette se presente ici a notre esprit pour incarner, sur un mode allegorique, la tentation a laquelle Pavel nous semble avoir cede en concevant son histoire du roman. II s'agit de Funes, singulier personnage dote d'une memoire parfaite, infaillible et integrale; voyant sa conscience envahie jusqu'a I'etouffement par une multitude inimaginable de details, il est incapable d'oublier quoi que ce soit, et ne peut se rappeler une journee sans la revivre, au sens le plus fort et le plus litteral du

que ce dernier y projette par son humour, dont nous verrons sous peu qu'il « rend tout ce qu'il touche ambigu ».

33 La pens6e du roman, p.28. 34 Ibid., p.30.

(37)

terme36. L'impossibilite meme d'une aussi grande « densite » memorielle signale

en creux une verite elementaire qui s'applique non seulement a la memoire individuelle, mais aussi au travail de I'historien : il est impossible de se rappeler quoi que ce soit sans laisser la plus grande part de ce qu'on pourrait se rappeler sombrer dans I'oubli; I'intelligibilite mime du passe est a ce prix. Or le livre de Pavel est incontestablement fonde sur un certain refus d'oublier; on a

I'impression en le lisant que tous les courants, tous les romanciers, toutes les oeuvres devaient y figurer, d'ou le caractere proprement encyclopedique par lequel il se distingue, et qui est a la fois une qualite et un defaut. Si Pavel se montre soucieux d'embrasser dans la meme fresque des ecrivains comme Heliodore, Musil, d'Urfe, Sterne, Richardson, Diderot, Rousseau, Cervantes, Thackeray, Zola, Fielding et tant d'autres, il ne les etreint pas tous avec le meme bonheur. Son entreprise, par le caractere pour ainsi dire « excessif» de

I'erudition sur laquelle elle s'appuie - et qui est au demeurant tout a fait admirable - , presente ainsi une certaine ressemblance avec la memoire encombree, indifferenciee et myope de Funes. Certes, le rapprochement peut sembler un peu injuste, car apres tout I'interet et la beaute de l'histoire retracee dans La pensee du roman (surtout dans les chapitres qui touchent aux romans idealistes) tient precisement au fait qu'elle est elle-meme, par la force des

choses, « une liste de genies et de chefs-d'oeuvre », construite « a rebours » par la memoire « volontariste et selective » de Pavel; mais elle Test de maniere moins claire, moins affirmee, moins « decomplexee », pourrait-on dire, que celle

35 Ibid.

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dans laquelle s'inscrit par exemple Milan Kundera qui, en adoptant le point de vue d'un artiste plutot que celui d'un historien ou d'un scientifique, se plie avec une sorte de simplicity et de franchise a ce qu'on pourrait appeler la necessite d'une elaboration retrospective :

Rabelais se souciait peu d'etre romancier ou non et Cervantes pensait ecrire un epilogue sarcastique a la litterature fantastique de I'epoque precedente; ni I'un ni I'autre ne se tenaient pour des « fondateurs ». Ce n'est qu'a posteriori, progressivement, que la pratique de I'art du roman leur a attribue ce statut. Et elle le leur a attribue non pas parce qu'ils ont ete les premiers a ecrire des romans (il y a eu beaucoup d'autres romanciers avant Cervantes), mais parce que leurs ceuvres faisaient comprendre, mieux que les autres, la raison d'etre de ce nouvel art epique; parce qu'elles representaient pour leurs successeurs les premieres grandes

valeurs romanesques; et ce n'est qu'a partir du moment ou on a

commence a voir dans un roman une valeur, valeur specifique, valeur esthetique, que les romans, dans leur succession, ont pu apparaTtre comme une histoire.37

Elaborer retrospectivement l'histoire du roman, c'est-a-dire en assumant pleinement son propre enracinement dans le present, ce n'est pas obeir a des caprices, a des idiosyncrasies, a des considerations frivoles, ni meme a des preferences strictement individuelles. La « perpetuelle creation et re-creation38 »

de cette histoire dont parle Kundera s'appuie sur un critere qui, pour avoir ete decouvert apres coup, de maniere graduelle, n'en est pas moins definissable, et dont I'apparition est un fait historique indubitable. C'est ce critere, ou cette

37 Le rideau, p. 18; l'auteur souligne.

38 L'expression se trouve dans un passage des Testaments trahis ou Kundera formule ni plus ni

moins la mSme idee que dans le passage du Rideau que nous venons de citer: « Le sens de l'histoire du roman c'est la recherche de ce sens, sa perpetuelle creation et re-creation, qui englobe toujours r6troactivement tout le passe du roman : Rabelais n'a certainement jamais appete son Gargantua-Pantagruel roman. Ce n'etait pas un roman; ce I'est devenu au fur et a mesure que les romanciers ulterieurs (Sterne, Diderot, Balzac, Flaubert, Vancura, Gombrowicz, Rushdie, Kis, Chamoiseau) s'en sont inspires, s'en sont ouvertement reclames, I'integrant ainsi dans l'histoire du roman, plus, le reconnaissant comme la premiere pierre de cette histoire. » Les

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« valeur esthetique », que nous avons voulu designer entre autres par le mot « reaiisme », ce qui n'etait peut-§tre pas un choix tres judicieux, car il s'agit d'un mot galvaude, qui peut vouloir dire un peu tout et son contraire, comme I'a deja montre Roman Jakobson39. C'est d'ailleurs, dans une large mesure, a la faveur

du brouillard dont ce mot est entoure que Pavel peut se permettre d'ignorer notre precieuse frontiere, a laquelle nous pouvons maintenant revenir.

Le romancier comme « realiste du desir »

Outre le probleme epistemologique que nous venons de souligner, la conception du « roman moderne » que Pavel expose dans son livre souleve, comme nous I'annoncions plus haut, une autre objection, dans la mesure ou elle repose sur un malentendu quant a I'objet du « reaiisme », de la « lucidite » ou du « desenchantement » qui le definissent. Pavel a peut-etre raison d'affirmer que la « precision empirique » n'est pas necessairement « veridique » et que l'« ideal » n'est pas necessairement « mensonger »; mais il s'agit la d'un probleme

entierement different de celui qui nous occupe, car la realite qui apparaTt derriere le « rideau dechire » dont parle Kundera, ou qui s'offre au regard de la « virilite murie » dont parle Lukacs, est d'une tout autre nature. II n'est pas inutile de rappeler ici que les livres de Rabelais ne se distinguent pas exactement par leur « precision empirique », et que le Don Quichotte n'est guere plus vraisemblable que les romans de chevalerie dont Cervantes feignait de denoncer

39 Roman Jakobson, « Du reaiisme artistique », dans Theorie de la litterature. Textes des

formalistes russes reunis, presentes et traduits par Tzvetan Todorov, preface de Roman

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