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L'expression subjective dans les récits oniriques de la littérature de fiction des Qing

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Academic year: 2021

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Thèse de doctorat de l’Université Sorbonne Paris Cité Préparée à l’Université Paris Diderot

Ecole doctorale 131 – Langue, littérature, image : Civilisation et sciences humaines (domaines francophone, anglophone et d’Asie orientale)

Centre de recherche sur les civilisations de l’Asie orientale (UMR 8155) / Equipe Chine

L’EXPRESSION SUBJECTIVE DANS LES RECITS ONIRIQUES DE

LA LITTERATURE DE FICTION DES QING

Par Aude LUCAS

Thèse de doctorat de littérature chinoise Dirigée par Rainier LANSELLE

Présentée et soutenue publiquement à l’Université Paris Diderot le 28 septembre 2018

Président du jury : DURAND-DASTÈS, Vincent, professeur des universités, Institut National des Langues et Civilisations Orientales

Rapporteurs : DURAND-DASTÈS, Vincent, professeur des universités, Institut National des Langues et Civilisations Orientales

SAUSSY, Haun, professeur des universités, Université de Chicago

Examinateurs : ALTENBURGER, Roland, professeur des universités, Université de Würzburg CARROY, Jacqueline, directrice d’études honoraire, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

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L’EXPRESSION SUBJECTIVE DANS LES RECITS ONIRIQUES DE

LA LITTERATURE DE FICTION DES QING

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Titre :

L’expression subjective dans les récits oniriques de la littérature de fiction des Qing

Résumé :

La thèse a pour objet d’étude les récits oniriques chinois de fiction des XVIIe-XVIIIe siècles. Le corpus puise dans quatre œuvres : le Liaozhai zhiyi 聊齋誌異 de Pu Songling 蒲松齡 [1640-1715], le Zibuyu 子不語 de Yuan Mei 袁枚 [1716-1797], le Yuewei caotang biji 閱微草堂筆記 de Ji Yun 紀昀 [1724-1805] et le Honglou meng 紅樓夢 de Cao Xueqin 曹雪芹 [1715 ?/1724 ?-1763 ?/1764 ?] et Gao E 高鶚 [1738 ? - 1815 ?]. L’objet de la thèse est l’analyse des diverses formes d’expression de la subjectivité, dans le contexte de la modernité émergente de la période. La subjectivité se traduit par le langage et le désir, qui forment les deux piliers, linguistique et thématique, de notre étude. L’observation s’appuie tant sur les thèmes des récits que sur leurs aspects textuels et philologiques ; elle s’efforce de dresser des comparaisons pertinentes entre des motifs communs réinvestis et des narrations qui évoluent au cours des siècles.

Nous nous intéressons dans un premier temps aux caractéristiques majeures de l’imaginaire onirique chinois, en abordant notamment les notions d’« âmes » (hun 魂 et po 魄), de voyage de l’esprit (shenyou 神遊), ainsi que l’imaginaire du monde invisible – enfers, irruption de l’autre monde dans les espaces quotidiens… Nous examinons ensuite les récits oniriques d’origines taoïste et bouddhiste dont l’enjeu est la prise de conscience de la vacuité de la vie humaine. La présentation des textes anciens, qui vient expliquer pourquoi des récits similaires peuplent encore la littérature des Qing, complète une analyse de la façon dont cet imaginaire est repris et parfois réinventé ou réécrit aux XVIIe-XVIIIe siècles.

La thèse s’intéresse ensuite aux formes textuelles, en analysant les outils sémantiques, narratifs et langagiers par lesquels se construisent les récits. Il s’agit tout d’abord d’analyser le vocabulaire qui permet de raconter le rêve, mais aussi les techniques narratives en jeu – ainsi celle, régulièrement usitée, qui consiste à révéler la nature onirique des faits après le rêve seulement. Il s’agit par ailleurs, dans un travail de comparaison intralinguale, d’analyser en détails les différences qui existent entre plusieurs versions d’une même histoire, et plus particulièrement entre des versions en langue classique et en langue vernaculaire. L’objectif est de montrer que la langue employée par l’auteur peut en elle-même impliquer un positionnement subjectif particulier, en ce qu’elle a partie liée à l’expression de l’intériorité du personnage rêvant.

Dans un troisième temps, la thèse se concentre sur l’intention dissimulée derrière le récit du rêve. La tradition la plus ancienne implique que le rêve est nécessairement lié à une interprétation donnée a

posteriori. Mais les auteurs des Qing tendent de plus en plus à subvertir cette ancienne visée, jusqu’à

présenter des récits oniriques n’ayant d’autre but que leur originalité ou leur recherche esthétique – en somme, des « rêves pour le rêve ».

La dernière partie de la thèse met les récits du corpus à l’épreuve des théories lacaniennes du désir, l’expression du désir devenant, au cours des XVIIe-XVIIIe siècles une composante désormais essentielle des récits oniriques. Par des éléments faisant écho de façon caractéristique au fonctionnement du désir tel que la psychanalyse le décrira plus tard, certains récits oniriques des Qing apparaissent comme particulièrement pertinents quant à la manière dont les auteurs construisent la subjectivité des personnages. Cette approche théorique permet de mettre en évidence la cohérence qui soutient la production des récits de rêve et leur signification dans l’époque de la première modernité chinoise.

Mots clefs :

Chine - Qing (dynastie) - rêve - onirologie - littérature - fiction - subjectivité - pré-modernité - psychanalyse

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Title:

Subjective Expression in Dream Accounts of Qing Fictional Literature

Abstract:

This doctoral thesis studies Chinese fictional dream accounts during the 17th-18th centuries. It discusses four works: Liaozhai zhiyi 聊齋誌異 by Pu Songling 蒲松齡 [1640-1715], Zibuyu 子不語 by Yuan Mei 袁枚 [1716-1797], Yuewei caotang biji 閱微草堂筆記 by Ji Yun 紀昀 [1724-1805],

Honglou meng 紅樓夢 by Cao Xueqin 曹雪芹 [1715?/1724?-1763?/1764?] and Gao E 高鶚 [1738?

- 1815?]. The objective is to analyze various forms of subjective expression in the context of the evolution of that period. Subjectivity is expressed by language and desire, which are thus the two main pillars – linguistic and thematic – of this study. This study draws on both thematic, and textual and philological aspects. It also makes comparisons between common reinvented motifs and narratives that evolved over the centuries.

Firstly, this thesis explores the main characteristics of the Chinese dream culture, in particular the notions of “souls” (hun 魂 and po 魄), spirit travelling (shenyou 神遊), as well as the imagination of the invisible world – multiple levels of hell and the irruption of the other world into the daily space. Then, the thesis examines dream accounts of Taoist and Buddhist origins, the subject of which is the realization of the emptiness of human life. Comparisons are drawn with ancient texts so as to explain why specific motifs still appeared in Qing literature, and underline how these motifs were reinvented or rewritten in the 17th-18th centuries.

Textual forms are studied by analyzing semantic, narrative, and linguistic tools with which the accounts are constructed. This thesis analyzes the vocabulary and narrative techniques regularly used to reveal the oneiric nature of the tale only after the dream. It also consists of intralingual comparisons that highlight the differences between several versions of a same story, particularly that between classical Chinese and vernacular versions. This demonstrates that the language chosen by the author may imply a subjective stance reflective of the dreamer’s inner self.

Thirdly, this thesis focuses on the hidden intention behind dream accounts. Ancient Chinese dream accounts imply that the dream is necessarily linked to an interpretation that is given retrospectively. But Qing authors increasingly tended to subvert this traditional objective, and sometimes even produced dream accounts that had no purpose other than their own originality or aesthetic research – in other words, these were “dreams for dream’s sake”.

The last part of this dissertation puts the dream accounts to the test of Lacanian theories of desire, since over the course of the 17th-18th centuries, the expression of desire became an essential component of oneiric accounts. Through elements evocative of characteristic mechanisms of desire as psychoanalysis would describe in the 20th century, some of the Qing oneiric accounts appear to be particularly relevant with respect to how authors constructed subjective fictional characters. This theoretical approach highlights the underlying coherence in the production of dream accounts and its significance in the early modern Chinese era.

Key words:

China - Qing (Dynasty) - dream - oneirology - literature - fiction - subjectivity - pre-modernity - psychoanalysis

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Remerciements

Je remercie tout d’abord mon directeur de thèse, Rainier LANSELLE, qui a non seulement été extrêmement présent à chaque étape de l’élaboration de cette thèse, mais m’a de surcroît suivie en tant que directeur de recherche depuis le M1, et m’a instruite de tous les outils qui m’ont permis de devenir chercheuse. Qu’il trouve ici l’expression de ma plus profonde gratitude pour cet apprentissage et toutes les opportunités qu’il a mises à ma portée.

Je remercie vivement l’ECOLE DOCTORALE 131 de Paris Diderot, dont le conseil m’a gratifiée d’un contrat doctoral de trois ans, lequel m’a permis de produire cette thèse dans les meilleures conditions qui soient.

Je remercie également la CHIANG CHING-KUO FOUNDATION, qui m’a conféré une bourse de fin de thèse d’une durée d’un an, et m’a ainsi permis d’achever ma quatrième et dernière année de thèse dans d’excellentes conditions.

Je remercie les membres du CENTRE DE RECHERCHE SUR LES CIVILISATIONS DE L’ASIE ORIENTALE (CRCAO – UMR 8155) pour leur accueil au sein du laboratoire, et notamment pour cette opportunité sans pareille d’avoir pu exercer la fonction de co-représentante des doctorants dans un laboratoire de recherche. C’est grâce à eux que j’ai appris que le métier de doctorant, et a

fortiori de chercheur, ne se limite pas à la recherche pure, mais englobe également l’organisation

administrative des activités scientifiques.

Je remercie les membres de mon jury, Vincent DURAND-DASTÈS, Roland ALTENBURGER, Haun SAUSSY, Jacqueline CARROY et Rainier LANSELLE pour le temps qu’ils prendront à me lire et à me juger, ainsi que pour, le cas échéant, le temps qu’ils auront pris pour venir jusqu’à Paris pour ma soutenance.

Je remercie mes collègues enseignants du département de LANGUE ET CIVILISATIONS DE L’ASIE ORIENTALE (LCAO) de Paris Diderot de m’avoir accueillie dans leur équipe pédagogique durant trois ans et de m’avoir accompagnée dans ces premières expériences d’enseignement.

Je remercie la secrétaire de l’ED 131 de Paris Diderot, Laura MERCIER, pour son assistance dans toutes les démarches administratives qui rythment le doctorat, ainsi que la gestionnaire financière du CRCAO, Marine PÉNICAUD, pour son aide dans les méandres administratifs de la fin de thèse.

Je remercie mon conjoint, Jonathan LESAIN, qui a toujours été mon meilleur soutien, surtout dans les périodes de difficulté et de doute, mais plus encore au quotidien quand je peinais à maintenir mon endurance. Qu’il lise ici une reconnaissance qui ne trouve pas de mots.

Je remercie mes parents, Yves et Maggy LUCAS, qui m’ont donné la chance d’aller jusqu’en doctorat et m’ont permis de faire 12 années d’études supérieures. Que soient également remerciés les membres de ma famille, qui ont toujours eu un mot de soutien à mon égard.

Je remercie enfin tous les amis qui m’ont soutenue durant ces quelques années, amis doctorants pour leurs conseils avisés en matière de recherche et leur éclairage venu d’autres disciplines – Aymeric PANTET, Cyrielle MAINGRAUD – et amis du quotidien pour toutes les fois où par d’ingénieuses activités ils m’ont arrachée à mon ordinateur et rempli la tête d’autres rêves – Lorraine BRICE-AKL et Joris AKL.

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AVERTISSEMENT

• La thèse s’appuie principalement sur quatre œuvres dont les références bibliographiques sont les suivantes :

- Liaozhai zhiyi 聊齋誌異 de Pu Songling 蒲松齡 [1640-1715] Abrégé « Lz » et suivi du numéro du récit dans

PU Songling 蒲松齡 & ZHANG Youhe 張友鶴 (éd.) (1978). Liaozhai zhiyi huijiao huizhu

huiping ben 聊齋誌異會校會注會評本 [Notes de l’étrange de Liaozhai, édition rassemblant les différents leçons, notes et commentaires]. (2011) 2e éd., 4 vol.. Shanghai : Shanghai guji chubanshe.

Ex : Lz 194 : cent quatre-vingt-quatorzième récit du Liaozhai zhiyi dans l’édition susmentionnée.

- Zibuyu 子不語 de Yuan Mei 袁枚 [1716-1797]

Abrégé « ZBY » et suivi du numéro du rouleau (卷 juan) et du numéro de récit dans le rouleau, dans

YUAN Mei 袁枚 & SHEN Meng 申孟 et GAN Lin 甘林 (éds.) (2012). Zibuyu 子不語 [Ce

dont le Maître ne parle pas]. Shanghai : Shanghai guji chubanshe.

Ex : ZBY 18:7 : septième récit du dix-huitième rouleau du Zibuyu dans l’édition susmentionnée.

- Yuewei caotang biji 閱微草堂筆記 de Ji Yun 紀昀 [1724-1805]

Abrégé « Yw » et suivi du numéro du rouleau (卷 juan) et du numéro de récit dans le rouleau, dans

JI Yun 紀昀 & YAN Wenru 嚴文儒 (éd.) (2006). Yuewei caotang biji 閱微草堂筆記 [Notes

de la chaumière des observations subtiles]. 3 vol.. Taibei : Sanmin shuju.

Pour plus de facilité dans la codification des récits de Yuewei, je prendrai comme un tout l’ensemble des cinq livres dans leur ordre chronologique, et numéroterai le premier rouleau du Luanyang xiaoxia lü comme numéro 1, et le dernier rouleau du Luanyang xulü comme numéro 24.

Ex : Yw 12:23 : vingt-troisième récit du douzième rouleau du Yuewei caotang biji dans l’édition susmentionnée.

- Honglou meng 紅樓夢 de Cao Xueqin 曹雪芹 [1715 ?/1724 ?-1763 ?/1764 ?] et Gao E 高鶚 [1738 ? - 1815 ?]

Abrégé « HLM » et suivi du numéro de chapitre dans lequel se situe l’élément concerné. L’édition utilisée est

CAO Xueqin 曹雪芹 et GAO E 高鶚 (1988). Honglou meng (sanjia pingben) 紅樓夢(三家 評本) [Le Rêve du Pavillon Rouge (édition rassemblant les commentaires de Huhua zhuren 護花主人 [Wang Xilian 王稀廉], Damou shanmin 大某山民 [Yao Xie 姚燮], Taiping xianren 太平閒人 [Zhang Xinzhi 張新之])] [Edition dite « de l’ère Daoguang », 1850]. 2 vol. Shanghai: Shanghai guji chubanshe.

Ex : HLM 82 : au chapitre quatre-vingt deux du Honglou meng, dans l’édition susmentionnée.

• Autres abréviations employées :

- SSJ : Soushen ji 搜神記 de Gan Bao 干寶. Le code est suivi du numéro de rouleau (卷 juan) et du numéro de récit dans le rouleau. L’édition utilisée est

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GAN Bao 干寶 & Hu Zhengjuan 胡正娟 et DING Chenchen 丁晨晨 (2012). Soushen ji 搜 神記 [A la recherche des esprits]. 2 vol.. Yangzhou : Guangling shushe.

Ex : SSJ 10:5 : cinquième récit du dixième rouleau du Soushen ji dans l’édition susmentionnée. - Une lettre suivie d’un numéro en chiffres romains correspond à l’abréviation employée dans

l’Inventaire analytique et critique du conte chinois en langue vulgaire (travail en 5 volumes initié par André Lévy, à trouver en bibliographie).

SI : Gujin xiaoshuo 古今小說 ou Yushi mingyan 喻世明言 de Feng Menglong 馮夢龍 SII : Jingshi tongyan 警世通言 de Feng Menglong

SIII : Xingshi hengyan 醒世恆言 de Feng Menglong

PI : Chuke pai’an jingqi 初刻拍案驚奇 de Ling Mengchu 凌濛初 PII : Erke pai’an jingqi 二刻拍案驚奇 de Ling Mengchu

• Le chiffre suivant la référence bibliographique à HUCKER, Charles O. (1985). A Dictionary of

Official Titles in Imperial China. Taipei : Southern Materials Center Inc.. correspond au numéro

de la rubrique dans ledit dictionnaire.

• Le li 里 est une unité de mesure de distance de la Chine ancienne, dont la longueur équivalente en mètres a varié au cours des siècles et des régions. Elle correspond généralement à 576 mètres. Le mu 畝 est une unité de mesure de surface de la Chine ancienne, dont la superficie équivalente en ares et mètres carrés a varié selon les époques et les systèmes. Elle correspond aujourd’hui à environ 666 m2.

Le pouce (cun 寸) équivaut à 1/10 de pied (chi 尺), lui-même de longueur variable selon les époques (environ 23 cm sous les Han, environ 33 cm sous les Ming, les Qing et aujourd’hui encore).

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Introduction

En Chine, comme bien ailleurs, le rêve appartient à ces matières aussi anciennes et vastes qu’elles sont quotidiennes. Il ne semble alors pas étonnant qu’il ait imprégné toute la littérature chinoise, des premiers temps de la chose écrite aux romans contemporains.

Précisons dès à présent que, dans le cadre de cette étude, j’entends par le mot « rêve » tout phénomène cognitif survenant dans une phase de sommeil, et écarte de ce fait la définition de ce mot se référant aux rêveries éveillées que l’on trouve beaucoup en littérature, par exemple, chez les romantiques européens. Cette délimitation lexicographique recouvre donc le somnium latin (son équivalent grec, oneiros, m’amènera à employer les termes d’« onirisme » et d’ « onirologie ») qui s’oppose au visio, rêve éveillé1. Par ailleurs, le mot « rêve » possède une triple définition : il ne

désigne pas simplement l’activité cognitive qui advient durant le sommeil, mais également le souvenir abstrait que le rêveur en garde, ainsi que la représentation écrite, orale, picturale ou artistique en général que le rêveur (ou toute autre personne) peut en faire. Pour ce qui relève encore du lexique, je me permettrai dans cette étude, afin d’éviter une répétition harassante du terme « rêve », d’employer indifféremment de « rêve » le mot « songe », puisqu’il puise son étymologie dans somnium, et que jusqu’au XVIIIe siècle il fut le plus employé pour désigner le phénomène lié au sommeil qui m’intéresse, tout en étant un terme suffisamment large pour faire référence à « des phénomènes que l’on supposait de natures aussi différentes qu’un simple symptôme corporel et une injonction divine2 ». En ce qui concerne le vocabulaire chinois, l’objet de mon étude est décrit par le terme meng 夢. Il connaît de nombreux dérivés qui, à l’aide de compléments placés avant lui-même, expriment diverses catégories de rêves : huanmeng 幻夢 (« rêve illusoire »), emeng 惡夢 (« cauchemar »),

chunmeng 春 夢 (rêve érotique ou suscité par des préoccupations sentimentales)… J’écarterai

naturellement les bairi meng 白日夢, « rêveries » dont j’ai écrit plus haut qu’elles n’étaient pas l’objet de mon étude, mais qui en tout état de cause apparaissent peu dans la littérature de fiction des XVIIe et XVIIIe siècles sur laquelle j’ai choisi de travailler, si ce n’est accompagnées de quelques formulations intéressantes telles que rumeng feimeng 如夢非夢 (« comme en rêve, mais ce n’en était pas un ») sur lesquelles j’aurai le loisir de revenir.

On ne peut naturellement pas fixer avec précision l’émergence d’un intérêt chinois pour le rêve, mais l’étude des inscriptions oraculaires sur carapaces de tortue ou ossements datant de la fin de la dynastie Shang [XIIIe au XIe siècles avant J.-C.] révèle l’attention particulière que les rois portaient à

1 CHEYMOL (1994), p. 16.

2 DUMORA-MABILLE (2003), p. 16. Pour une histoire du terme « rêver » succédant à celui de songe, cf. FABRE (1996),

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leurs songes1. Le rêve fut aussi abondamment mentionné dans des classiques confucéens tels que le

Zhouli 周禮, Les Rites de Zhou [IIIe siècle avant J.-C.], qui en offre une catégorisation, ou encore le

Chunqiu Zuozhuan 春 秋 左 傳 (abrégé en Zuozhuan), Les Printemps et Automnes, dans le commentaire de Sieur Zuo [Ve siècle avant J.-C.] dont les récits de rêve figurent parmi les plus étudiés de l’onirologie chinoise. Dans les classiques taoïstes tels que le Zhuangzi 莊子 [IVe siècle avant J.-C.] et le Liezi 列子 [ca. IIIe siècle avant J.-C.], des récits allégoriques font du rêve l’occasion de mettre en perspective le rapport de l’homme à la réalité. Le rêve fit par ailleurs l’objet d’innombrables clefs des songes dont la plus connue, le Zhougong jiemeng 周公解夢, Explications de rêves de Sieur Zhou de l’auteur Zhou Xuan 周宣 [?-239 ?] connut de multiples variantes, dont les plus récentes sont encore en vente aujourd’hui2. Mais le rêve fut également un objet d’intérêt pour les auteurs de fiction,

qu’ils vécussent dans les premiers siècles de notre ère, comme Gan Bao 干寶 (IVe siècle), auteur du

Soushen ji 搜神記, A la recherche des esprits, ou durant les derniers siècles de la Chine impériale,

comme les auteurs des œuvres du corpus de cette étude, que je présenterai plus en aval. Aussi voit-on, à travers cet insuffisant portrait de l’onirologie chinoise que j’étofferai tout au long de mon travail, que le rêve n’a jamais cessé de susciter l’intérêt des Chinois, et que cette omniprésence laisse imaginer, avec difficulté tant son ampleur est grande, la masse que représente la littérature chinoise sur le rêve. S’impose alors un premier constat selon lequel l’immensité de cette littérature, onirique (prenant le rêve pour thème) comme onirologique (ayant un discours sur le rêve et ses théories), ne peut que rendre son traitement difficile.

1) Discours sur le rêve chinois et choix de l’objet

De ce premier constat il découle une évidence pour le chercheur : il serait impossible de traiter dans le cadre d’une seule étude l’ensemble de la littérature onirique chinoise, aussi bien que l’onirologie qui l’accompagne. L’onirologie, nous dit Dimitri Drettas dans sa thèse de 2007 sur laquelle je reviendrai, n’est d’ailleurs pas « un corpus limité et toujours maîtrisable3 », et il serait vain

de vouloir considérer la littérature onirologique chinoise comme cohérente et formant un sous-genre littéraire, car elle révèle plus de l’intention des auteurs de chaque ouvrage sur sa propre production que du discours général sur le rêve. Dans la conclusion de sa thèse, Dimitri Drettas ajoute à cette dimension une impossibilité d’envisager l’ensemble de la littérature onirologique sans en avoir une vision seulement partielle :

1 CHEN & STRASSBERG (2008), p. 2-3 [introduction]. 2 DREGE (1981a), p. 272-273.

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Une des conclusions qui s’imposent après l’étude des traités onirologiques des Ming est que, si l’on désire acquérir une connaissance aussi complète que possible des traditions du rêve en Chine, alors ces documents sont non seulement insuffisants, mais ils reposent sur des partis pris de sélection des sources qui aboutissent à une vision partielle du domaine. Autrement dit, ils nous en apprennent plus sur la façon dont les lettrés comme Chen Shiyuan, Zhang Fengyi et He Dongru souhaitaient construire une connaissance du rêve acceptable pour leurs pairs que sur l’évolution historique des théories et pratiques liées au rêve dans le monde chinois.1

Dans le cadre de la présente étude, je délimiterai mon objet à une littérature onirique de fiction des XVIIe et XVIIIe siècles. Son aspect fictif signifie premièrement que je traiterai d’une littérature d’imagination, une littérature de divertissement, mettant ainsi de côté les rêves retranscrits dans les annales historiques et les clefs des songes, ce qui ne m’interdira toutefois pas d’y faire référence dans une perspective herméneutique ou comparative.

Que l’on ne s’y trompe pas : il est hasardeux de définir la fiction chinoise comme un genre littéraire qui s’opposerait aux documents historiques en ce que ces derniers présenteraient exclusivement des faits « réels » tandis que la littérature de fiction ne traiterait que de sujets imaginaires. En Chine, les anecdotes des annales historiques sont pleines d’éléments invraisemblables – parce qu’ils comportent souvent un aspect surnaturel–, échappant ainsi à une conception du document historique et administratif qui ne tolèrerait que le rationnel. A l’inverse, la littérature que l’on qualifie « de fiction » en études sinologiques fait régulièrement intervenir des personnages historiques, des faits véritables, et inclut des anecdotes que les auteurs ont entendues de la bouche de compagnons. Certains récits de la littérature de fiction empruntent par ailleurs aux annales historiques certains procédés narratifs ; les récits de Pu Songling reproduisent par exemple l’annonce liminaire du lieu et de la date correspondant au déroulement des faits qui sont sur le point d’être relatés, et qui est une caractéristique des annales historiques2. La frontière entre écriture de

l’histoire et de la fiction est donc, dans la littérature chinoise, difficile à établir. En parlant de « littérature de fiction », je ne fais donc pas référence à un genre littéraire proprement défini, mais m’exprime par commodité académique en désignant un corpus de littérature dont les caractéristiques se rapprochent au mieux de ce que l’on peut entendre par une littérature qui relèverait de l’imagination : des récits dont l’histoire est vraisemblablement irrationnelle – le plus souvent du fait de la présence du surnaturel – et dont l’écriture tend principalement, à quelques fins morales ou pédagogiques près, au divertissement du lecteur. Cette littérature peut également se désigner par le terme chinois de xiaoshuo 小說, « propos mineurs », qui, ainsi que l’expose Vincent Durand-Dastès,

1 Id., p. 404.

2 La volonté de Pu Songling de s’approprier un rôle d’historien transparaît d’ailleurs dans le surnom qu’il se donne dans

le Liaozhai zhiyi : Yishishi 異史氏 , « Historien de l’étrange », modelé sur celui de Taishigong 太 史 公 , « Grand Historien », qu’employait Sima Qian 司馬遷 [-145 à -86] dans son Shiji 史記, Annales Historiques – modèle du document historique chinois par excellence.

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fait références à ces écrits qui n’appartiennent pas aux genres officiellement reconnus et se situent dans une marge :

Plus qu’un genre littéraire aux contours rigides, les “propos mineurs” font dans une certaine mesure, au sein de la tradition bibliographique chinoise, fonction de catégorie de l’inclassable, ce qui n’est ni historiographie “sérieuse”, ni mode d’expression personnelle légitime comme l’essai ou la poésie. Ils sont en quelque sorte l’espace de liberté où l’on s’autorise à évoquer ce dont “le Maître ne parlait pas : prodiges, violence, désordre et esprits”1.2

En aucun cas ne s’agira-t-il pour moi de m’interroger sur la véracité des rêves évoqués, au sens où ils auraient été véritablement rêvés ou non. Je les considèrerai comme le produit de l’imagination de leur auteur, qu’ils aient ou non été inspirés par des propos rapportés à l’écrivain et présentés comme vrais. Ainsi gardera-t-on constamment à l’esprit que les rêves que j’évoque sont tout d’abord productions textuelles d’auteurs, et portent en eux cette barrière entre l’expérience onirique véritable et la création littéraire. La distinction importe d’autant plus qu’il est arrivé, par le passé, que des chercheurs en sinologie associent trop aisément des productions littéraires sur le rêve aux phénomènes cognitifs eux-mêmes. Ainsi dans un article de 1973 au titre très large de « Ming Dreams », Lienche Tu Fang prend pour objet d’observation des récits littéraires de rêves et déclare qu’en tant qu’historienne des Ming, ces récits l’intéressent car « the records of Ming dreams, as available to us now, were kept by scholars, so these are largely their experiences, impressions, and selections3 », ignorant ainsi le décalage entre histoire/anthropologie et littérature. Si les récits oniriques qu’elle évoque n’appartiennent pas proprement à la littérature fictionnelle, il demeure qu’ils doivent être considérés comme des productions littéraires et non comme l’expérience véritable des auteurs, eussent-ils véritablement rêvé ce qu’ils relatent. Ainsi me garderai-je de postuler, comme le fait Lienche Tu Fang, que les récits de rêve, issus de fictions ou même supposément issus de rêves véritables, révèlent les « aspirations and beliefs, values and sense of justice, […] emotions and anxieties, interests, hopes and fears4 » des auteurs.

Pour en revenir à la définition de mon objet d’étude, le terme d’« onirique » signifie que la littérature que je prends pour objet emploie le rêve pour sujet, mais n’en donne pas nécessairement un discours théorique autre que celui qu’il peut induire implicitement. Cependant, nous verrons que l’auteur de littérature onirique des Qing [1644-1912] peut s’adonner à des réflexions onirologiques insérées dans le récit de ses rêves de fiction, comme c’est notamment le cas de Ji Yun 紀昀

1 Cf. p. 615.

2 DURAND-DASTES (2002), p. 339. 3 TU FANG (1973), p. 55.

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1805]. Quant au choix de la période, j’expliquerai plus en avant ce qu’elle a de judicieux dans l’enjeu de mon étude.

Avant d’exposer plus précisément la matière onirique à laquelle je m’attacherai en présentant mon corpus, je souhaiterais offrir un aperçu de la littérature sinologique récente sur le rêve, afin de me positionner vis-à-vis des travaux qui ont déjà été effectués sur le sujet du rêve en Chine. Je n’espère toutefois pas fournir au lecteur un état de la recherche sur le sujet aussi complet et critique que celui présent dans la section « L’évolution des études sur le “rêve dans la culture chinoise” » de l’introduction de la thèse de Dimitri Drettas1, auquel on se référera avec plus d’intérêt.

A - Recherche moderne sur le rêve chinois

En Europe, c’est en 1931 que Berthold Laufer publie un article intitulé « Inspirational Dreams2

in Eastern Asia3 », portant à la connaissance des savants occidentaux quelques rêves chinois, et

restituant la théorie onirologique chinoise de la séparation du corps et de son « âme spirituelle » (hun 魂)4 comme facteur du rêve. Laufer mentionne également la pratique des officiels chinois consistant

à s’arrêter pour dormir dans un temple dans l’espoir de recevoir un rêve dispensateur d’instructions. Dans un chapitre d’ouvrage collectif paru en 1959, Michel Soymié poursuit ce travail d’enseignement général au sujet des « Songes et leur interprétation en Chine5 » en citant sources classiques (le Zhouli, le Shijing, Classique des poèmes, le Zhuangzi et le Liezi) et clefs des songes, sans négliger, à l’instar de Laufer, de restituer dans un paragraphe les « mécanismes du rêve » liés au hun et au po (« âme(s) corporelle(s) »). En 1981, Jean-Pierre Drège fait paraître dans la revue Bulletin de l’Ecole française

d’Extrême-Orient l’article « Notes d’onirologie chinoise6 », principalement basé sur son travail sur

les clefs des songes des textes de Dunhuang 敦煌7, mais fournissant également une très intéressante

1 DRETTAS, op. cit., p. 11‑24.

2 Entendre par « rêves inspirés » les songes dans lesquels ont lieu des « visites oniriques d’esprits ou de démons » (Id., p.

13.)

3 LAUFER (1931), p. 208‑216.

4 Comme j’y viendrai amplement dans la première partie de cette étude, consacrée aux caractéristiques les plus générales

du rêve de fiction chinois, le songe s’appuie en partie, en Chine, sur la théorie du hun, « âme(s) spirituelle(s) » et du po, « âme(s) corporelle(s) », les deux types d’âme qui habitent le corps humain, et connaissent des cheminements différents au moment de la mort. Bien que la théorie du hun et du po présente de multiples versions, le discours onirique accepte généralement que lors d’un rêve, le hun du rêveur quitte son corps (et éventuellement se rende à l’endroit géographique visité en rêve).

5 SOYMIE (1959), p. 275-305. 6 DREGE, op. cit., p. 271‑289.

7 Si le nom de Dunhuang désigne la ville actuelle du Gansu dont les origines remontent au IIe siècle avant J.-C., il fait

surtout référence, en sinologie, à un site archéologique voisin de la ville en question, situé sur la route de la soie, à côté du désert de Gobi. Ce site archéologique comprend notamment les grottes de Mogao (Mogao ku 莫高窟). Ces dernières présentent des cavités, creusées entre le IVe et le XIVe siècles, qui furent murées et redécouvertes à l’orée du XXe siècle. La majeure partie des aménagements date des VIIe au Xe siècles, et c’est surtout durant cette période, celle des Tang, que furent amassés quantités d’objets et manuscrits, notamment liés à la diffusion du bouddhisme en Chine. Leur découverte au XXe siècle donna aux sinologues un accès sans précédent à des documents millénaires, et fit naître tout un pan de la

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traduction comparée de deux versions textuelles de l’histoire du rêve de Handan (le Zhenzhong ji 枕 中記, « Histoire du dedans de l’oreiller » de Li Bi 李泌 [722-789] et le Lüzu nianpu 呂祖年譜, « Biographie chronologique de Maître Lü »)1. La même année, Jean-Pierre Drège publie également dans Nouvelles contributions aux études de Touen-Houang un chapitre consacré aux « Clefs des songes de Touen-Houang2 ».

Aux Etats-Unis, l’intérêt pour le rêve en sinologie se veut un peu plus tardif : en 1963, Arthur Waley consacre un chapitre de son ouvrage The Secret History of the Mongols à « Some Far Eastern Dreams3 ». Il y répertorie quelques rêves chinois connus comme celui de l’épouse de Liu Youqiu 劉 幽求 [655-715]4, sans toutefois citer ses sources. Par ailleurs, les rêves qu’il expose se suivent sans

réel fil problématique, faisant davantage de son article une sélection personnelle de quelques rêves qu’une véritable étude. En 1973, Lienche Tu Fang publie un article sur les rêves des Ming5. Si elle

mentionne les Linchuan simeng 臨川四夢, « Quatre rêves de Linchuan » du dramaturge Tang Xianzu 湯顯祖 [1550-1616], elle opère surtout un catalogage de rêves issus de biographies historiques en catégories (présages, à caractère curatif, concernant les examens impériaux, de rétribution, concernant la politique…), s’inscrivant dans une tradition tout à fait chinoise de l’onirologie classificatoire. Comme Laufer, elle s’intéresse au rêve advenant après prière, et évoque le temple du Lac des Neuf Carpes (Jiuli hu 九鯉湖), au Fujian, qui fera en 1996 l’objet de l’article de l’anthropologue Brigitte Baptandier sur la pratique d’invocation du rêve dans ce temple précis6. En 1976, Roberto Ong soutient sa thèse ensuite publiée en 1981, « The Interpretation of Dreams in Ancient China7 », qui demeure à ce jour l’une des études en langue occidentale les plus complètes sur le rêve en Chine. Puisant dans des sources anciennes, il traite des rêves des empereurs et des classiques confucéens comme taoïstes, s’intéressant aux causes du rêve (stimuli externes et états d’esprit), mais surtout aux méthodes d’interprétation de celui-ci (oniromancies de natures diverses, glyphomancie…) : il estime en effet

sinologie dédié aux « études de Dunhuang ». Ses pionniers, des chercheurs étrangers européens, russes, américains et japonais, prélevèrent de nombreux documents sur site pour les acheminer vers les musées de leur pays. Ainsi le Français Paul Pelliot [1878-1945] enrichit-il de plusieurs milliers de documents la collection de la Bibliothèque Nationale de France. Les études de Dunhuang ont, pendant des décennies, façonné le visage de la sinologie française, et connaissent encore aujourd’hui un succès dont témoignent des projets communs tels que le International Dunhuang Project, lancé en 1994, et dont le but est la conservation par numérisation, classification et catalogage de tous les documents textuels, iconographiques et matériels de Dunhuang.

1 Je reviendrai sur la richesse de ce rêve et de ses multiples réécritures dans ma sous-partie consacrée au rêve illusoire. 2 DREGE (1981b), p. 205‑249.

3 WALEY (1963), p. 67‑74.

4 Ce rêve, rapporté dans le Sanmeng ji 三夢記 de Bai Xingjian 白行簡 [775-826], a fait l’objet de nombreuses réécritures

répertoriées dans WANG (1958), p. 108‑112. J’en propose les traductions en annexe de la présente étude.

5 TU FANG, op. cit., p. 55‑73. 6 BAPTANDIER (1996), p. 99‑122. 7 ONG (1981).

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qu’aux yeux des anciens Chinois, la signification du rêve primait sur ses causes et qu’ainsi seule comptait l’oniromancie.

En Chine, après quelques traductions des œuvres freudiennes dans les années 1920-1930, le rêve tombe à partir de 1949 parmi les « zones interdites » (jinqu 禁區)1. Ce n’est que dans les années 1980 que le monde chinois de la recherche peut à nouveau s’intéresser au songe. Dans un article de 2001, « Zhongguo mengxue ershi nian 中国梦学 20 年 », « Vingt ans d’onirologie chinoise »2, Nan Shengqiao 南生橋 fait d’ailleurs un résumé des travaux publiés depuis ce tournant dans l’intérêt chinois récent pour le rêve. Ce tournant commence en 1979 avec le deuxième volume des essais

Guanzhui bian 管錐編, Compilation du bambou et du poinçon que son auteur Qian Zhongshu 錢鐘

書 [1910-1998] consacre intégralement au rêve dans le chapitre « Zhou Mu wang 周穆王 », « Le roi Mu des Zhou » du Liezi. L’essai de Qian Zhongshu a ceci de résolument novateur qu’il rapproche la notion freudienne d’accomplissement du désir en rêve avec les xiang 想, « pensées » que la théorie onirologique chinoise évoque comme suscitant le contenu du rêve. Il met par ailleurs en parallèle les stimuli sensoriels qu’évoquait Freud avec les yin 因, « causes » de l’onirologie chinoise. En 1984, Liu Wenying 劉文英 publie un petit article3 qui aboutit en 1989 à la publication d’un ouvrage majeur

dans l’onirologie moderne chinoise : Meng de mixin yu meng de tansuo 梦的迷信与梦的探索,

Superstitions oniriques et recherches sur le rêve4. Liu tente de « revisiter l’ensemble de la culture chinoise sous l’angle de la thématique onirique » en recouvrant « les domaines les plus divers »5,

divisant son ouvrage en trois parties dédiées respectivement à la tradition oniromantique (zhanmeng 占梦), aux théories onirologiques de la Chine ancienne et au discours chinois moderne sur le rêve. Il révise son ouvrage et en publie une version mise à jour avec Cao Tianyu 曹田玉 en 2003 : Meng yu

Zhongguo wenhua 梦与中国文化, Le Rêve et la culture chinoise6. Alors que Liu marque un tournant dans l’onirologie chinoise contemporaine, Michael Lackner publie en 1985 une thèse7 prenant pour

objet le traité onirologique des Ming qu’est le Menglin xuanjie 夢林玄解, Explications mystérieuses

de la forêt des rêves (1636) compilé par He Dongru 何棟如, une version abrégée et plus accessible

du Mengzhan yizhi 夢占逸旨, Principes épars de l’interprétation des rêves (1562) de Chen Shiyuan 陳士元. Parmi les travaux allemands, on peut également mentionner la thèse de Marion Eggert parue

1 NAN (2001), p. 162. Cf. aussi la traduction du passage dans DRETTAS, op. cit., p. 15‑16. 2 NAN, op. cit., p. 162‑166.

3 LIU (1984), p. 32‑39. 4 LIU (1989).

5 DRETTAS, op. cit., p. 17. 6 LIU et CAO (2003). 7 LACKNER (1985).

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en 19931. Cette même année, un autre ouvrage chinois de grande ampleur est publié par Fu Zhenggu 傅正谷 : son Zhongguo meng wenhua 中國夢文化, Culture chinoise du rêve observe le songe dans divers domaines de la littérature et des arts, sans échapper au caractère classificatoire, peut-être hérité des clefs des songes, qui semble appartenir à tous les ouvrages généraux sur le rêve chinois. Parmi les travaux chinois, on peut également mentionner le Zhongguo menghua 中国梦话, Sur le rêve en

Chine de Wu Shaoqiu 吴绍釚 et Zheng Shuhui 郑淑慧, grande anthologie de rêves publiée en 19942.

Du côté occidental, les actes d’un colloque s’étant tenu en 1986 aux Etats-Unis sont publiés sous la direction de Caroline T. Brown deux ans plus tard, dans un ouvrage intitulé Psycho-sinology: The

Universe of Dreams in Chinese Culture3. Si l’on peut reprocher au terme de « psycho-sinology » de

vouloir forcer trop ostensiblement un rapport entre rêve chinois et psychanalyse ou psychologie, il convient de saluer cette initiative de souhaiter étudier le rêve chinois avec un outil qui, j’espère le montrer dans la présente étude, consiste en un appareillage théorique pouvant apporter un discours nouveau à l’onirologie sinologique traditionnelle.

En 1996, Shi Zhongyi soutient à l’université Paris 4 une thèse sur l’« Etude des fonctions littéraires du rêve en Chine et en Occident4 ». Si les sinologues français peuvent être séduits par ce

premier travail d’ampleur en France sur l’onirologie chinoise, concernant de surcroît la littérature de fiction, ils ne pourront être que déçus par son orientation très culturaliste et péremptoire : « je dirai, en gros, que le rêve chinois est philosophique, politique, moral, poétique, libérateur et pragmatique, et que le songe occidental est plutôt spirituel, métaphysique, poétique, sujet à évasion et esthétique.5 » Une telle catégorisation, concernant du moins le rêve chinois, ne pourra que se montrer très arbitraire dans l’étude que j’entends ici mener. Sans doute le sujet et les aires culturelles concernées étaient-ils trop larges pour un travail de doctorat (comment justifier l’opposition entre le traitement du rêve par un seul pays – la Chine – et un continent entier – l’Europe, si du moins Shi n’entend pas inclure aussi l’Amérique du nord dans l’« Occident » ?). La thèse ressemble en définitive plus à un essai personnel qu’une véritable étude et ne pourra donc que heurter le chercheur en quête de rigueur analytique6.

Le début de années 2000 voit se poursuivre la publication d’études sur le rêve chinois, mais n’apporte pas de grande nouveauté dans le domaine. Dans un chapitre de livre collectif visant à une « comparaison » des cultures du rêve en plusieurs endroits du monde, Wai-Yee Li traite avec un

1 EGGERT (1993). 2 WU & ZHENG (1994). 3 BROWN (1988). 4 SHI (1996). 5 Id., p. 290.

6 J’en veux pour exemple l’interprétation que l’auteur donne de Feng shi 鳳陽士人, « Le Lettré de Fengyang » (Lz 58) :

tout en reconnaissant à ce récit la possibilité d’être expliqué par des théories psychanalytiques, Shi Zhongyi n’en fournit que des hypothèses vaguement psychologiques fondées sur des suppositions (celle, par exemple, infondée, de penser que l’épouse esseulée soupçonne son mari d’infidélité avant le début du rêve).

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solide appareil théorique le thème du rêve dans le Zuozhuan, le Zhuangzi et le Liezi. Le livre de Fang Jingpei et Zhang Juwen, The Interpretation of Dreams in Chinese Culture1, est une déception pour le spécialiste du rêve chinois, car l’absence du moindre caractère et d’index n’y égale que les « erreurs grossières et approximations2 ». Dans un article philosophique publié dans Etudes chinoises en 20013, Jean-Pierre Diény s’interroge sur une formulation du Zhuangzi ayant trait au rêve, selon laquelle l’homme d’exception ne rêve pas. Néanmoins, malgré un titre et surtout un sous-titre prometteurs (« Le Saint ne rêve pas. De Zhuangzi à Michel Jouvet »), le propos concerne plutôt une réflexion sur le saint (shengren 聖 人 ), et le rapprochement des idées de Chen Shiyuan avec les recherches contemporaines sur le sommeil n’apparaît que dans un court appendice. En 2007, Dimitri Drettas soutient une rigoureuse thèse sur les traités onirologiques des Ming que sont le Mengzhan yizhi, le

Menglin xuanjie (déjà mentionnés dans les travaux de Michael Lackner) et le Mengzhan leikao 夢占

類考, Relevé des interprétations de rêves par catégories (1585) de Zhang Fengyi 張鳳翼. L’une des conclusions les plus importantes de la thèse de Dimitri Drettas est celle, que j’ai déjà mentionnée plus en amont et qui est la plus instructive pour mon propre travail, selon laquelle il est impossible de considérer l’ensemble de l’onirologie chinoise comme une matière homogène. Sa conclusion subséquente est que vouloir étudier la culture chinoise sous l’angle strict du rêve est trompeur.

« Par conséquent, toute étude de la « culture du rêve en Chine est d’avance engagée vers l’erreur pour ces deux raisons : d’une part, il ne s’agit pas d’examiner ce qui serait un champ constitué comme tel, mais de recueillir […] les éléments des divers domaines culturels qui portent sur le rêve, ce qui les extrait de leur contexte de facto. D’autre part, une telle entreprise présuppose l’existence d’un continuum spéculatif sur le rêve qui transcenderait les époques et les modes d’expression pour former un ensemble cohérent […]4 »

En plus de remettre en question la pertinence de travaux peut-être trop larges comme ceux de Liu Wenying et de Fu Zhenggu, cette mise en garde est des plus précieuses pour mon propre travail. Elle rappelle que si les auteurs de fiction des XVIIe et XVIIIe siècles avaient bien plusieurs siècles d’onirologie chinoise pour fonds culturel général, et ne pouvaient donc qu’en être influencés5, leurs

écrits oniriques relevaient avant tout d’une production personnelle et ne se devaient pas d’obéir strictement à une théorie onirologique bien arrêtée. Gardons-nous ainsi de considérer l’ensemble de la littérature onirique chinoise comme un ensemble relativement homogène et induit par une logique sous-jacente, et considérons plutôt, ainsi que le formule Florence Dumora à propos de la littérature

1 FANG et ZHANG (2000). 2 DRETTAS (2010), p. 570. 3 DIENY (2001), p. 127-200. 4 DRETTAS, op. cit., p. 406.

5 « L’étude du songe à une époque quelconque ne peut être dissociée de celles portant sur les âges antérieurs, la pensée

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onirique du XVIIe siècle français, « la profonde disparité des mécanismes divergents dont la résultante, par un effet de trompe-l’œil, ressemble dans le long terme à une évolution.1 »

En 2008 paraît la traduction par Richard E. Strassberg de l’un des traités onirologiques des Ming étudiés par Dimitri Drettas, le Mengzhan yizhi, sous le titre Wandering Spirits2. Une longue introduction sur l’histoire de l’onirologie chinoise accompagne la traduction en elle-même. Si cette dernière est bonne, l’auteur fait une erreur globale en donnant l’illusion, par l’aspect chronologique de son introduction sur l’onirologie en Chine, d’une unité et d’une continuité de cette dernière à travers les siècles3. L’erreur se retrouve dans sa traduction du titre de l’œuvre : plutôt que de comprendre yizhi 逸旨 par l’idée de « principes épars », Strassberg traduit par « lofty principles » (« principes élevés »), ce qui ne s’accorde pas avec le projet annoncé par Chen Shiyuan dans sa préface de rassembler un savoir disséminé et risquant d’être oublié4. Parmi les travaux les plus récents,

on peut noter la thèse de Rudy Vavril5 soutenue en 2010, Rêve lucide et pensée chinoise : Etude de

méthodes onirothérapeutiques, qui tout en considérant les découvertes neurologiques récentes sur le

sommeil et les rêves, prend pour corpus des récits oniriques peut-être un peu trop divers (de Zhuangzi à Jia Baoyu en passant par Liu Youqiu), et axe principalement son propos sur les possibilités thérapeutiques du rêve tel qu’il est décrit dans des ouvrages de médecine (au premier rang desquels figure le Huangdi neijing 黃帝內經, Classique interne de l’Empereur Jaune), dans le taoïsme, le bouddhisme tibétain, etc. Enfin, le dernier travail d’ampleur à avoir été effectué sur le rêve en sinologie est la thèse de Brigid Vance6, soutenue en 2012, qui se concentre, à l’instar de l’étude de Dimitri Drettas, sur les traités onirologiques des Ming. Brigid Vance étudie la mise en texte des récits oniriques, ce qu’elle impliquait dans le discours de l’auteur et d’un point de vue social, et le lien entre interprétation des rêves et savoir commun.

De ce qu’il ressort de l’examen de ces travaux, le thème du rêve est loin d’être inconnu de la sinologie. Cependant, il apparaît clairement que la matière onirique étudiée est souvent la même : en dehors des rêves les plus connus parce qu’ils appartiennent aux classiques (Zhouli, Zuozhuan,

Zhuangzi et Liezi), on ne s’intéresse guère aux rêves de fiction, leur préférant les clefs des songes et

les traités onirologiques des Ming. Or, ces rêves d’imagination constituent une certaine masse littéraire, insensiblement laissée de côté par les chercheurs de la même façon que la littérature de fiction fut officiellement écartée par la classe lettrée chinoise durant des siècles. Le rêve est pourtant

1 Id., p. 10‑11.

2 CHEN & STRASSBERG, op. cit.. 3 LANSELLE (2010), p. 460.

4 DRETTAS, op. cit. (2010), p. 568. et LANSELLE, op. cit. (2010), p. 462. 5 VAVRIL (2010).

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présent dès les zhiguai 志怪, « notations d’anomalies »1 des premiers siècles jusqu’aux romans contemporains, en passant par les chuanqi 傳奇, « transmissions de faits singuliers »2 des Tang, le théâtre, les romans longs, etc. Mais si le rêve de fiction émaille quantités de genres littéraires, les chercheurs lui accordent une attention moindre, et le volume des travaux qu’on lui consacre n’égale pas celui des études mentionnées ci-dessus. Les plus connus des travaux le prenant pour objet méritent donc d’être ici mentionnés.

En 1968, dans son ouvrage majeur consacré aux romans longs des Ming et des Qing, Chih-Tsing Hsia consacre une partie de son chapitre sur le Honglou meng 紅樓夢, Rêve du pavillon rouge (œuvre de mon corpus que je présenterai plus loin) au rêve de Lin Daiyu 林黛玉, un morceau littéraire d’exception sur lequel je reviendrai amplement, de même que sur l’analyse que Hsia en donne3. Dans

un chapitre d’ouvrage collectif de 1976, « Dreams and the Daemonic in Traditional Chinese Short Stories »4, Dell Hales dresse un portrait global du rêve dans des œuvres de fiction connues, en distinguant d’une part les rêves porteurs d’un message de divinités, à la narration simple (« simple dream plots ») et instillant une morale, et d’autre part les rêves servant une narration et un aspect psychologique des personnages plus complexes5. Dans son analyse du second type de rêve, Hales s’intéresse en particulier à un récit du genre huaben de Feng Menglong 馮 夢 龍 [1574-1646], Dugusheng guitu naomeng 獨孤生歸途閙夢, « Le rêve mouvementé de l’étudiant Dugu sur le chemin du retour » (SIII 256), belle réécriture du Sanmeng ji 三夢記 de Bai Xingjian 白行簡

[775-826], récit remarquable de par la richesse narrative qu’apporte le thème du rêve7. S’il n’en fait pas

1 Ayant fleuri sous les Six Dynasties [220-589], le zhiguai est un texte généralement court et rédigé en langue classique,

évoquant des faits dignes d’être retenus de par leur étrangeté ou leur implication du surnaturel. La tradition du zhiguai se caractérise par une volonté systématique (parce qu’à l’origine administrative et bureaucratique) de compiler toutes les anecdotes remarquables. La caractéristique majeure du zhiguai est d’ailleurs le souci d’exactitude (lieu et date figurant au début de chaque anecdote), supposant une véracité des faits. Néanmoins, on ne pourra jamais discerner les histoires rapportées à l’auteur qui s’en serait fait le compilateur des histoires sortant tout droit de l’imagination de ce dernier. Parmi les recueils de zhiguai les plus célèbres figure le Soushen ji 搜神記, A la recherche des esprits de Gan Bao (IVe siècle). Pour une étude détaillée des zhiguai et autres récits d’étrangeté, cf. CAMPANY (1996).

2 Le chuanqi des Tang (à ne pas confondre avec le chuanqi des Ming, qui porte le même nom mais fait référence à un

genre théâtral) est un récit en langue classique relativement court mêlant la tradition biographique des histoires dynastiques (les zhuan 傳, récits de choses qui méritent d’être rapportées », qui possèdent la particularité paradoxale de faire montre d’exactitude et de véracité tout en mêlant des aspects romanesques) et le remarquable ou l’édifiant (impliquant parfois, mais non nécessairement, le surnaturel). Les chuanqi nous sont notamment parvenus par le biais de vastes collections telles que le Taiping Guangji 太平廣記, Vaste compendium de l’ère Taiping.

3 HSIA (1968), p. 271-278. 4 HALES (1976), p. 71‑88.

5 Cette distinction de deux types de rêve rejoint la tendance majeure qui a dominé dans l’onirologie européenne, bien

qu’exprimée en un paragraphe elle ait peut-être le défaut de paraître trop strictement dualiste par rapport à la réalité des textes : « Deux perspectives majeures, au fil des siècles, ont régi les conceptions. La première, orientée vers l’extériorité et le futur, a fait regarder la manifestation onirique comme un message transcendant, à valeur prémonitoire : c’est la tradition antique, la conception ancienne. La seconde constitue en quelque sorte le renversement de cette idée, puisqu’elle rapporte le rêve à l’intériorité du sujet et lui confère un sens en vertu du passé : c’est la conception psychologique, que l’on prendra ici comme définitoire de la ‘modernité’. » (GOLLUT (1993), p. 8.)

6 Cf. avertissement p. 6.

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d’analyse spécifique, Hales mentionne bon nombre de rêves connus de la littérature de fiction, ce qui fait tout de même de ce premier inventaire en langue occidentale des rêves de la littérature d’imagination un répertoire assez riche. Hales ne manque pas de mentionner bon nombre de rêves connus de la littérature de fiction, mais sans en faire d’analyse spécifique. Un article de 19921 est l’occasion pour Shuen-fu Lin de dresser un long portrait de l’onirologie chinoise, loin d’être dénué d’intérêt de par la reprise de l’histoire du rêve chinois de Zhuangzi au penseur des Song Zhu Xi 朱熹 [1130-1200], mais également de par la brève mention, souvent absente des écrits généraux sur l’onirologie chinoise, du rêve dans le Mudan ting 牡丹亭, Pavillon aux pivoines de Tang Xianzu. Lin offre par ailleurs quelques rapprochements faits avec l’onirologie freudienne. Le contenu de l’article, cependant, peut décevoir si le lecteur en attend beaucoup du titre, « Chia Pao-Yü First Visit to the Land of Illusion: An Analysis of a Literary Dream in Interdisciplinary Perspective », dans la mesure où Lin ne centre son propos sur ce rêve du Honglou meng que dans le dernier tiers de son article. L’un des chapitres du livre de Judith Zeitlin consacré à Pu Songling 蒲松齡 [1640-1715], Historian

of the Strange: Pu Songling and the Chinese Classical Tale2 (1993) tient le rêve pour objet central. J. Zeitlin brode autour de plusieurs axes de l’onirologie chinoise tout en reliant ces derniers à des exemples concrets de l’opus magnum de Pu Songling, le Liaozhai zhiyi 聊齋誌異, Notes de l’étrange

de Liaozhai (œuvre de mon corpus que je présenterai plus en aval). Dans un paragraphe liminaire, J.

Zeitlin met en valeur la dimension de l’acte d’écriture chez Pu Songling, dont on perçoit l’importance dans un récit onirique du Liaozhai dont l’auteur est lui-même le personnage principal3. Elle rappelle ensuite le contexte historique et culturel qui fut de celui de Pu Songling, marqué par une véritable passion des Ming pour le rêve, avant de rappeler l’importance chinoise de l’herméneutique du rêve manifestée dans l’interprétation onirologique (et certaines de ses pratiques, comme la glyphomancie). J. Zeitlin traite ensuite du thème inhérent à l’onirisme qu’est le rapport entre rêve et réalité, et se penche sur les causes « émotionnelles » (« emotional ») du rêve, notamment le désir. Avant de conclure son chapitre par une brève analyse d’un type de rêve bien chinois (le songe vulpin), elle étudie les similitudes entre le rêve et la fiction en littérature, et leur fonction ontologique. Des travaux que je cite présentement, cette étude constitue ce dont ma propre analyse se rapprochera le plus, en ce que J. Zeitlin, tout en prenant les éléments majeurs de l’onirologie chinoise (glyphomancie, goût pour l’incertitude entre le rêve et la réalité…) pour fonds culturel de l’auteur, s’intéresse surtout aux liens entre rêve et langage, entre rêve et psyché et entre rêve et écriture. De ce qui est des travaux en langue occidentale, je citerai encore la thèse de Jinsheng Yi4, parue en 1993 également, qui a

1 LIN (1992), p. 77‑106. 2 ZEITLIN (1993).

3 Jiangfei 絳妃, « La Déesse Jiang, ‘Ecarlate’ » (Lz 215), que j’analyse dans cette étude (cf. p. 426) 4 YI (1993).

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notamment pour objet les rêves du Honglou meng qu’elle analyse sous l’angle de la thématique de l’amour, ainsi que l’article de Yenna Wu, paru en 19961, qui offre une analyse très complète des rêves

du Shuihu zhuan 水 滸 傳 , Au bord de l’eau2. Yenna Wu s’intéresse en priorité, mais non exclusivement, aux quatre rêves du roman dont elle estime qu’ils appartiennent à ce genre de rêves complexes et servant une narration riche qu’évoquait Dell Hales.

En ce qui concerne les travaux en langue chinoise, une thèse très érudite du Taïwanais Li Hanbin 李漢濱 paraît en 2004, qui étudie les rêves dans le Taiping Guangji 太平廣記, Vaste compendium

de l’ère Taiping [981]. Cependant, en dehors de travaux importants comme celui-ci, le rêve reste

surtout, en Chine, l’objet d’articles très courts et peu fondamentaux. Aussi trouvera-t-on de nombreux articles sur la description onirique (mengjing miaoxie 夢 境 描 寫 ), l’esthétique (shenmei 審 美 ) qu’apporte le récit de rêve, ou encore la construction des personnages par le rêve, chacun se focalisant sur une œuvre en particulier (le Honglou meng figurant sans surprise parmi les plus traitées).

Déclarer que l’ensemble des travaux sur le rêve de fiction s’arrête à ceux que j’ai mentionnés ci-dessus serait cependant un trompe-l’œil, car il est toujours possible que certains m’aient échappé, mais surtout parce que le thème du rêve peut être subtilement incorporé dans des études traitant d’un sujet plus vaste. Tel est par exemple le cas dans l’article de Rainier Lanselle, « La marque du Père »3, qui s’intéresse au lien entre héritage paternel et écriture, lien cristallisé dans une marque de naissance que Pu Songling, dans sa préface, déclare porter et qui serait issue d’un rêve qu’aurait fait son père juste avant la naissance de Songling. Je tiens par là à noter que ma propre étude ne sera pas strictement cantonnée au thème du rêve, bien qu’il ait l’utilité de délimiter mon objet dans le cadre de cette thèse, car cela ne pourrait qu’être artificiel (ce qui rejoint l’assertion de Dimitri Drettas selon laquelle « toute ‘culture du rêve’ en Chine est d’avance engagée vers l’erreur »4). Il est naturel que dans mon analyse

des problématiques du rêve, beaucoup d’éléments dépassent le simple cadre de l’onirisme, ce qui est heureux étant donné l’aspect structurel dont j’espère doter mon propos général.

1 WU (1996), p. 45-67.

2 Attribué à Shi Nai’an 施耐庵 [1296 ?-1370 ?] et/ou à Luo Guanzhong 羅貫中 [1330 ?-1400 ?], le Shuihu zhuan conte

les aventures de cent huit brigands, initialement des étoiles qui furent par mégarde libérées par un fonctionnaire peu précautionneux, et qui se réincarnèrent dans notre monde. Les brigands, à la tête desquels de valeureux guerriers comme Song Jiang 松江, Wu Song 武松 et Li Kui 李逵, sont souvent des hommes s’étant heurtés à une justice corrompue qui les a poussés à une vie de hors-la-loi. Ces cent huit rebelles se regroupent au mont Liang (Liangshan 梁山) et se révoltent contre le pouvoir impérial. Dans la version commentée de Jin Shengtan 金聖歎 [1608-1661], celle qui compte soixante-dix chapitres au lieu des cent vingt d’origine et qui eut le plus de succès entre le XVIIe et le XXe siècles, l’empereur amnistie les brigands et les rachète à sa cause pour lutter contre des bandits du Sud, lutte contre leurs semblables de jadis qui les mènera finalement à leur perte. Jacques Dars a traduit l’œuvre en français, la version en cent vingt chapitres étant parue aux éditions Gallimard, en collection La Pléiade (SHI & DARS (1978).) et celle de Jin Shengtan en collection Folio chez le même éditeur (SHI & JIN & DARS (1997).)

3 LANSELLE (2012), p. 83-112. 4 DRETTAS, op. cit., p. 406.

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On le constate donc, les travaux sur le rêve d’imagination sont en minorité par rapport à ceux qui concernent les « grands » rêves élus par la tradition lettrée en raison de leur présence dans des classiques, des biographies historiques, des traités d’onirologie, des clefs des songes etc. Or, il me semble que, considérant l’incommensurable masse que constituent les rêves de fiction (supérieure ou inférieure en volume aux « grands » rêves, là n’est pas la question, si tant est que nous puissions un jour y répondre), nous avons le devoir de rendre compte de cette littérature, fût-elle produit de l’imagination. Car il s’agit d’imagination, certes, mais imagination d’auteurs qui existèrent bel et bien et rendirent de par leurs fictions, les idées et préoccupations intellectuelles de leur temps. Notons au passage que ce terme d’« intellectuelles » sous-entend ma lucidité quant à un écart entre d’une part les écrits des auteurs et les représentations qui en ressortent, et d’autre part la réalité historique dont seules des disciplines telles que l’archéologie et la philologie peuvent se porter garantes.

B - Définition du corpus

Les rêves de fiction qui sont ceux du corpus de la présente étude ne sont pas, dans l’ensemble, les songes de grands personnages, tel que c’est par exemple le cas dans le Zuozhuan, mais ceux de petites gens : lettrés en manque de reconnaissance, marchands, épouses, voisins et autres anonymes fictifs que la littérature populaire depuis les Song, et surtout sous les Ming, a mis au centre de ses histoires. Les récits oniriques de ces gens du commun constituent un pan important de la littérature d’imagination, dont j’espère refléter dans ce travail le volume et la richesse.

Par ailleurs, lorsque les chercheurs évoquent le rêve dans la littérature de fiction chinoise, ce sont très souvent les mêmes récits qui reviennent au cœur des préoccupations : on cite quasi systématiquement les deux chuanqi des Tang que sont le Nanke taishou zhuan 南 柯 太 守 傳 , « Histoire du préfet de Rameau-Sud » de Li Gongzuo 李公佐 [770 ?-848 ?] et le Zhenzhong ji 枕中 記, « Histoire du dedans de l’oreiller » de Shen Jiji 沈既濟 [740 ?-799]1. Cet engouement se justifie

par le caractère exceptionnel de narrations oniriques aussi originales, qui ont induit de très nombreuses réécritures2. De la même manière, les rêves du Honglou meng figurent parmi les récits oniriques de fiction les plus étudiés de par l’aspect tout à fait novateur que Cao Xueqin a su conférer à des rêves aux influences pourtant classiques.

1 Parmi les travaux sur le rêve dans la littérature de fiction mentionnés ci-dessus, seuls ceux de Chih-Tsing Hsia et

Shuen-fu Lin n’en font pas mention. Comme évoqué plus en amont, même Jean-Pierre Drège s’y intéresse dans son article « Notes d’onirologie chinoise » (DREGE, op. cit. (1981a), p. 278-285.)

2 Au XIIIe siècle, le Zhenzhong ji a notamment fait l’objet d’une adaptation théâtrale par Ma Zhiyuan 馬致遠 [1250-1324 ?]

sous la forme d’un zaju 雜劇 (cf. note suivante), le Huangliang meng 黃梁夢, Rêve du millet jaune, ce qui a valu à l’histoire une popularité que ne pouvait pas lui conférer la seule version écrite.

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Si je ne souhaite échapper à l’étude de ces récits oniriques dont la célébrité est justifiée par un apport inégalable dans la littérature de fiction, j’aimerais toutefois doter cette étude d’un corpus qui permette de rendre compte de la quantité d’autres récits de rêve qui peuplent la littérature chinoise d’imagination et de leur diversité.

Pour ce qui est de la période choisie, les XVIIe et XVIIIe siècles chinois, il s’agit d’une époque que l’on qualifie parfois de « prémoderne», terme pratique mais extrêmement vaste. C’est pourtant un terme qui aura son importance dans la problématique de mon travail, comme nous le verrons, mais pour l’heure la rigueur scientifique préfèrera que je parle de « littérature de la dynastie Qing [1644-1912] ».

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la littérature de fiction a atteint une apogée permise par l’engouement pour le théâtre, initié par les zaju 雜劇1 des Yuan et continuant à vivre sous d’autres formes scéniques2, les récits en langue vernaculaire des Ming (huaben 話本3), les romans longs de cette même dynastie, et les diverses formes d’écrit touchant de plus loin à la littérature, tels que les biji 筆記4. Le choix de

1 zaju 雜劇, « théâtre varié » : genre scénique majeur très en vogue sous les Yuan dans le nord de la Chine et notamment

dans leur capitale, Dadu 大都 (future Beijing). Un zaju comporte quatre actes (zhe 折) et une scène d’introduction (xiezi 楔子, « cheville »). Dans chaque acte, un seul personnage chante, et une seule rime court d’un bout à l’autre. Moins de deux cents zaju nous sont parvenus en entier, notamment via des collections du début des Ming, telle que celle de Zhu Youdun 朱有燉 [1379-1439]. Dans ces versions écrites, on peut considérer que les parties parlées ne sont pas d’origine, puisqu’elles étaient improvisées par les acteurs, seules les parties chantées étant importantes et consignées par écrit. Dans un zaju, les personnages ne portent généralement pas de nom, étant désignés par le titre que leur confère leur rôle type : premier rôle masculin (zhengmo 正末), second rôle masculin (waimo 外抹, ermo 二末, chongmo 沖末) premier rôle féminin (zhengdan 正旦), confidente (tiedan 貼旦), bonze (jie 潔), vieillard (bolao 孛老), etc. Le zaju sera dépassé par le chuanqi des Ming (cf. note suivante). Parmi les auteurs de zaju les plus connus figurent Guan Hanqing 關漢卿 [1224-1297], Bai Pu 白樸 [1226-1306 ?], Ma Zhiyuan 馬致遠 [1250-1324 ?] et Wang Shifu 王實甫 [1250 ?-1307 ?].

2 Parmi ces autres formes scéniques figure notamment le chuanqi 傳奇 des Ming, héritier de la tradition théâtrale du Sud,

le nanxi 南戲, « théâtre du Sud » (par opposition au zaju en vogue dans le Nord). Genre scénique généralement très long, le chuanqi ne connait pas de limite de longueur (et peut donc attendre plusieurs dizaines de scènes). Comme dans le zaju (cf. note ci-dessus), les personnages sont désignés par leur rôle type. Le chuanqi obéit à des règles musicales complexes déterminées par un total de neuf modes musicaux, qui donnent lieu à plus de cinq cents mélodies, elles-mêmes divisées entre grandes et petites arias (pour les grands et petits thèmes). Parmi les auteurs de chuanqi les plus connus figurent Tang Xianzu 湯顯祖 [1550-1616], Li Yu 李漁 [1611-1680 ?].

Une autre de ces formes scéniques est le kunqu 崑曲. Egalement héritier du nanxi, le kunqu, originaire de Kunshan 昆山 au Jiangsu et usant du dialecte local, est un genre régional relativement long (généralement quarante à cinquante actes) ayant pour caractéristique le fait de répéter la même mélodie d’un bout à l’autre de la pièce. L’un des kunqu les plus connus est le Huansha ji 渙沙記, Histoire de la laveuse de soie de Liang Chenyu 梁辰魚 [1521 ?-1594 ?].

3 On a pendant un temps considéré que le terme de huaben désignait les livrets ou aide-mémoires dont usaient les conteurs

de rue, hua faisant référence au récit et ben à un ensemble lié de feuillets. Néanmoins, rien n’a prouvé que les conteurs professionnels avaient besoin de ce support manuscrit, et il est même probable que leur mémoire leur permît de se passer de tels documents. Ainsi huaben désigne-t-il plutôt « un texte narratif en prose comportant ou non des parties versifiées formant un tout sans division explicite, rédigé en langue vulgaire. » (LEVY (1981), p. 19.) On traduit généralement le terme de huaben par celui de « conte », diminutif de la traduction intégrale « conte chinois en langue vulgaire ». André Lévy justifie son choix de traduire huaben par le terme « conte » en soulignant la brièveté commune aux deux mots, et en précisant que ce choix n’exclut pas la ressemblance du huaben avec la forme de la nouvelle (LEVY (1978), p. vii-viii [introduction].)

4 biji 筆記, « notes au fil du pinceau » : recueils de textes classés par thème dans des volumes ayant pour objet les

considérations d’un auteur sur son temps (s’apparentant à des essais) ou la consignation d’histoires qui lui ont été rapportées.

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