• Aucun résultat trouvé

II La narration du rêve : outils langagiers

Les rêves qui font le champ de cette étude sont tous des textes, et correspondent en cela à la troisième des définitions du rêve que j’ai données en introduction de ce travail : ils ne sont ni le phénomène cognitif en lui-même, ni le souvenir que le sujet en garde, mais la mise en récit de l’expérience onirique. A ce titre, ces rêves, à l’instar de tout autre récit n’impliquant pas le songe, sont des objets de langage. L’interrogation induite par un tel fait consiste alors à se demander si la narration d’un rêve présente des caractéristiques propres, ou si elle ne diffère pas d’un récit classique. Il importe ainsi d’observer comment se narre le rêve ; par quels outils du langage ? Et d’autre part, ces moyens de narration évoluent-ils ? Il est évident que la narration d’un rêve, à travers les siècles de littérature chinoise, a connu des changements, et que les XVIIe et XVIIIe siècles présentent des récits oniriques héritant de cette évolution dans la narration. Par ailleurs, est-il possible que les techniques de narration, c’est-à-dire le récit lui-même, permette une incursion dans ce qui intéresse en premier lieu cette étude, à savoir la subjectivité du sujet rêvant ? Mon hypothèse est que les outils de narration eux-mêmes peuvent se faire le véhicule de subjectivité.

Ainsi, s’il est naturellement impossible de distinguer la forme du fond, cette partie dédiée à narration en tant que technique langagière visera à observer l’instillation d’une certaine modernité dans les récits oniriques de par les outils narratifs en eux-mêmes.

Ce qui fait l’un des intérêts majeurs de l’usage du rêve en littérature est la difficulté qu’il y a à tenter de rendre par l’écrit une matière aussi volatile et insaisissable que le phénomène psychique qu’est le songe. Car on n’a sur le rêve qu’une emprise limitée aux efforts de mémoire qui, une fois que du sommeil on est revenu dans la veille, réussiront avec plus ou moins de bonheur à collecter les images vues, les sons entendus et les impressions ressenties dans un état psychique où le sommeil nous rendait passif.

L’emprise sur le rêve, subordonnée au souvenir, ne peut donc exister qu’après coup. La pleine conscience d’avoir rêvé n’advient qu’au réveil :

« Car l’entrée dans le sommeil n’est en principe pas perçue par la conscience qui s’endort, et le rêve ne lui apparaît pas, sur le moment, pour ce qu’il est ; c’est au réveil qu’on s’avise d’avoir dormi et, peut-être, d’avoir rêvé […]1 »

Or, s’il est une caractéristique importante du phénomène onirique que la littérature peut rendre et dont elle peut jouer, c’est précisément cette impossibilité du texte du rêve à connaître une concomitance avec son objet, cette soumission à la loi de l’après coup. Comment, dès lors, les récits

de fiction peuvent-ils exprimer ce moment du réveil où l’on se rend compte que « ce n’était qu’un rêve » ?

Posons tout d’abord que le récit de rêve est nécessairement inclus dans un autre, plus large, qui constitue le « cadre de référence1 » de l’histoire parce qu’il correspond à la vie éveillée, et donc perçue comme réelle, de ses personnages. Ce cadre de référence est généralement « défini par la mise en place de “circonstances” spatio-temporelles2 ». J’écris que cette inscription du récit onirique dans un

cadre de référence est « nécessaire », car sans lui le monde onirique serait lui-même considéré comme cadre de référence, et toutes les bizarreries qui peuplent le rêve seraient alors préférablement attribuées à une nature surnaturelle, étrange ou merveilleuse du récit. Cela peut être tout à fait acceptable, mais il serait alors plus difficile de justifier que le rêve en est bien un.

Le rêve, par opposition au cadre de référence, se produit dans un cadre plus restreint, ne correspondant pas aux références spatio-temporelles du récit principal. Il est tel le contenu de parenthèses, dont les mécanismes pourraient différer de ceux ayant cours dans le cadre de référence. Pour répondre à la question de savoir par quel procédé littéraire les récits de fiction rendent compte de la surprise propre à la découverte de la nature onirique des événements tout juste relatés, je dirais qu’il s’agit de l’absence de changement de cadre au début du songe et d’un retour explicite vers le cadre de référence que l’on croyait n’avoir jamais quitté. Le récit de rêve se camoufle ainsi sous l’apparence du récit principal en omettant le changement d’univers (vigile à onirique), mais se clôt par un réveil qui recentre le récit vers le cadre de référence :

Au niveau de la communication narrative, la mention du réveil donne une nouvelle

instruction de lecture ; elle effectue une mise au point concernant le traitement

applicable à la séquence qui s’achève ; elle impose la réévaluation de tout ce qui a pu être considéré naïvement jusque-là comme une représentation d’événements vigiles ; elle commande la réinterprétation de la partie du récit maintenant dotée d’un autre

statut référentiel.3

Il m’importera donc, dans cette partie dédiée à la narration du rêve, d’observer finement par quels outils les récits de rêve chinois des XVIIe et XVIIIe siècles font connaître leur entrée dans un cadre onirique, ainsi que leur sortie de celui-ci pour un retour vers le cadre de référence. Ces outils sont principalement d’ordre lexical. Leur présence ou absence, ainsi que leur placement dans le récit, contribuent au jeu des passages du cadre de référence au cadre onirique, et vice versa.

J’observerai tout d’abord les récits dans lesquels le passage au cadre onirique est explicite, où le lecteur prend d’emblée connaissance de la situation de rêve, avant de m’intéresser aux récits qui n’informent pas le lecteur du changement de cadre et ne révèlent qu’à l’issue du songe la nature

1 Id., p. 405. 2 Ibid., p. 406. 3 Ibid., p. 81.

onirique de faits tout juste relatés. Ce deuxième cas de figure, que je nomme « récit onirique à effet de lecture rétrospective », est celui des deux qui se rapproche le plus de la surprise éprouvée au réveil, de l’impossibilité de considérer son rêve comme tel avant d’en être sorti. Il s’agira d’observer ses caractéristiques formelles, l’influence qu’il a reçue de textes plus anciens, sa fréquence et la façon dont les auteurs des œuvres de mon corpus instillent quelque chose de novateur dans sa narration.

L’étude des récits oniriques pré-modernes en langue chinoise offre également un aspect spécifique. C’est que la langue dédiée à la rédaction du texte fait l’objet d’un choix de la part de l’auteur : employer la langue classique ou la langue vernaculaire. Sans entrer à présent dans les caractéristiques de chacune et les enjeux de leur emploi respectif, je dirai simplement que bien que le choix de la langue paraisse une décision conventionnelle d’écriture, chacune des deux langues peut se faire le véhicule d’un mode particulier d’expression (manifeste ou effacée) de la subjectivité. Ainsi sera-t-il profitable de comparer des récits oniriques en langue classique et en langue vernaculaire.

Cette comparaison des deux langues me sera facilitée par ceci que les Chinois ont toujours eu un goût particulièrement poussé pour la réécriture d’une même histoire. Ainsi se sont formés des ensembles de diverses versions d’un récit sembable, certaines de ces réécritures ayant adopté la langue classique, et d’autres la langue vernaculaire. Un tel phénomène littéraire permet de comparer côte à côte plusieurs récits dont les auteurs ont fait des choix de langue différents, et d’en tirer des observations quant à la subjectivité que la langue permet ou non de révéler. Un élément particulier de la narration ressortira de cette analyse comme lieu privilégié de l’expression subjective : la prise de parole du rêveur au discours direct. Celle-ci offre l’occasion au sujet rêvant de s’exprimer pour dire quelque chose de lui-même. Par ailleurs, cette prise de parole onirique n’a pas été, au fil des siècles, un trait littéraire traditionnel des récits de rêve. Il conviendra donc d’en dessiner les enjeux, et de souligner ce qu’elle a de novateur et ce qu’elle apporte dans l’expression subjective.

Un point pourrait, aux yeux du spécialiste des rêves français, paraître absent. Dans son étude sur la narration des rêves en langue française, Jean-Daniel Gollut observe l’importance de l’emploi des temps des verbes dans les textes oniriques1, ainsi que l’importance de la syntaxe : certains récits oniriques jouent de phrases courtes et délestées de leur verbe (car « la verbalisation dénature immanquablement l’image onirique2 »), perdant en pouvoir narratif mais renforçant leur réalisme par

rapport au rêve en tant qu’activité psychique dont la restitution est menacée par la « défection des mots3 ». Mais si les temps verbaux peuvent servir dans une analyse d’un récit de rêve en langue

1 Ibid., p. 261‑346. 2 Ibid., p. 175.

3 « Le récit de rêve est d’abord menacé, anémie, continuellement poursuivi par le risque de son extinction. » (Ibid., p.

française, il n’en va pas de même pour des récits oniriques chinois, puisque la langue chinoise ne connaît pas la conjugaison1. Ainsi l’analyse de l’emploi des temps dans un récit onirique ne peut-elle être une piste de recherche pour les textes chinois, puisque les caractères des verbes ne subissent aucun changement quelle que soit la temporalité. Quant à une syntaxe du récit onirique différente du récit de la veille, elle pourrait a priori être une piste de recherche plus prometteuse pour le domaine chinois. Néanmoins, après à présent plusieurs années de familiarisation avec les récits oniriques chinois des XVIIe et XVIIIe siècles, je prends le risque d’affirmer que c’est là un travail de recherche qui ne serait pas très fructueux. Les narrations oniriques qui font l’objet de mon étude n’emploient pas, à ma connaissance, de syntaxe différente de celle du récit servant de cadre de référence. Les phrases ne sont pas moins longues, ni délestées de leurs verbes. Jusqu’à ce qu’un travail de recherche pointu sur le sujet vienne me contredire en prouvant que la syntaxe des récits oniriques chinois présente des particularités propres, il ne me semble pas que la syntaxe puisse tenir lieu d’élément argumentatif dans la présente étude. Voilà donc les raisons pour lesquelles emploi des temps et analyse syntaxique des récits oniriques n’apparaîtront pas dans cette partie sur la narration du rêve, malgré leur importance dans les récits oniriques français.