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La sous-partie que j’ai ci-dessus consacrée aux récits onirologiques permettant un déplacement du rêveur dans le monde des vivants a permis de discerner ceci que l’invisible était constamment présent dans notre monde même. En rêve, les personnages parcourent les mêmes endroits que dans la vie éveillée, mais leur perception onirique leur fait voir le décor sous un autre jour : des éléments – bruits, objets, personnages – sont perçus selon une nature différente. Il s’agit là de distorsions, dont lecteur ne peut finalement pas déterminer quelle est la forme véritable. Quelle qu’elle soit, la dimension onirique fait apparaître la réalité comme double, toujours présente sous une autre forme, que le phénomène spécifique du rêve peut nous faire voir.

Cet imaginaire de l’invisible constamment présent au plus près des personnages contraste avec l’imaginaire d’un ailleurs inquiétant tel que les enfers : l’étranger et ses dangers ne se situent plus dans un lieu autre qui ne serait accessible que dans des situations extrêmes comme la mort. Bien au contraire, cet ailleurs est précisément ici, et un état aussi banal que le rêve peut nous le révéler. Cette proximité, ou plutôt même cette superposition de l’invisible avec le visible, est plus angoissant, car la géographie ne permet plus d’échapper aux dangers de l’autre monde.

Il faut noter que cette présence du monde invisible dans notre propre monde a bien évidemment connu des équivalents dans d’autres aires culturelles, mais aussi et surtout qu’il s’agit là d’une part de l’imaginaire qui suscite encore l’engouement dans notre culture populaire actuelle. Il est naturellement toujours hasardeux de tirer des comparaisons aussi éloignées dans le temps et l’espace, mais l’on pourrait difficilement ne pas être frappé par les similitudes entre cet imaginaire chinois du monde invisible et la représentation d’un monde similaire au nôtre – et appartenant pourtant à une

autre dimension – dans la série télévisée américaine de 2016 Stranger Things. Cette série, inspirée de l’univers de Stephen King, se fonde sur l’existence d’un monde invisible qui ne serait qu’une réplique du nôtre, mais dans une version bien plus inquiétante – l’esthétique du décor joue sur les formes tentaculaires et leur matière organique, l’absence de lumière, une poussière flottant dans l’atmosphère... Ce monde invisible est dans l’imaginaire de la série parfaitement fondu dans la géographie des lieux connus des personnages : on y retrouve les mêmes maisons, on peut s’y déplacer de la même manière. Ainsi, une mère ayant perdu son fils place chez elle des guirlandes électriques en espérant que son enfant pourrra communiquer avec elle par ce biais. Et de fait, son fils se trouve précisément dans leur maison, mais dans l’autre dimension – que la série nomme l’« upside down » – et peut se servir des guirlandes électriques pour faire passer un message à sa mère. Plus loin dans l’histoire, plusieurs personnages se rendent dans l’« upside down », et la série adopte alors une position spécifique : tandis que les personnages s’avancent dans l’autre dimension, la caméra effectue une rotation à 180°, de manière à suggérer que cette autre dimension possède une orientation gravitationnelle inversée par rapport à celle du monde ordinaire. Si ce dernier élément est absent de l’imaginaire chinois, on peut néanmoins soutenir que l’idée d’un monde plus dangereux, identique au nôtre et fondu en lui, n’a absolument rien de nouveau au XXIe siècle, puisqu’elle constituait déjà dans la littérature d’imagination chinoise prémoderne la conception générale de l’invisible.

Le monde étranger possédant la même géographie que le monde que nous connaissons est une conception de l’imaginaire à rapprocher de l’unheimliche décrit par Freud. Son antonyme, le terme

heimlich, désigne ce qui appartient à la maison, ce qui est familier, apprivoisé. Il possède également

une définition désignant ce qui est caché, dissimulé, dont on ne veut pas qu’il se voit ou qu’il se sache. Freud note ceci de particulièrement intéressant que le terme prend parfois une nuance spécifique, laquelle désigne l’exact opposé de la définition commune du mot ; il coïncide alors dans ce cas avec l’antonyme de heimlich, unheimlich, qui désigne ce qui est étranger, non familier1. Unheimliche

possède donc cette équivocité de l’endroit familier qui est également inquiétant, parce qu’une dimension étrangère l’habite – la métaphore de la maison, reprise par Freud, conforte mon propos : la maison de la mère ayant perdu son enfant dans Stranger Things est à la fois le lieu de sécurité parce qu’il est le domicile familial, et à la fois le lieu du danger, parce que l’enfant, dans l’autre dimension, s’y cache pour échapper à un monstre.

De manière générale, la maison peut n’être qu’une métaphore pour désigner le psychisme d’un individu. Freud explique l’ambivalence du heimliche par le fait qu’un élément de la vie psychique, familier parce qu’il a toujours été présent, puisse avoir été « caché » par l’action du refoulement, et devienne ainsi étranger – tout en déroutant de part son aspect familier2. L’inquiétant est alors

1 FREUD & CAMBON (2001), p. 37‑47. 2 Id., p. 99.

provoqué par ceci que ce qui était refoulé aurait dû rester caché, alors qu’il fait irruption. Ainsi toute représentation du surnaturel faisant intervenir une part d’étrange dans les aspects ordinaires de la vie pourrait être une métaphore de notre psychisme en proie à un retour du refoulé. Je reviendrai par la suite sur cette idée que les représentations d’un autre monde puissent illustrer ceci que quelque chose appartenant à notre psychisme nous ait échappé par le refoulement, et adopte un aspect angoissant lorsqu’il revient.

Il y a, dans un Stranger Things, un élément qui m’a particulièrement interpellée vis-à-vis de cette problématique de deux mondes coexistents et communiquants, et de l’éclairage que la topologie peut amener à cet imaginaire. Dans un passage du cinquième épisode de la série télévisée1, les jeunes camarades de l’enfant disparu dans l’« upside down », tentant de comprendre ce qu’il est arrivé à leur ami et commençant à deviner qu’il pourrait se trouver dans une dimension parallèle, interrogent leur professeur de sciences physiques sur les dimensions alternatives. Les avertissant qu’il ne s’agit là que de théorie, le professeur leur figure la chose en prenant une assiette en carton qu’il courbe en deux, au point d’obtenir un demi-cercle. Puis il prend un crayon et perce d’un mouvement l’assiette, créant un trou en deux endroits de cette surface unique. Or, cette démonstration, habituellement effectuée avec une feuille de papier, est une métaphore communément employée par les physiciens pour tenter d’expliquer les théories de distorsions de l’espace-temps – notamment celles des trous de ver. En recourrant à ce symbole de la surface courbée et percée, Stranger Things place son imaginaire dans une dimension topologique.

Branche des mathématiques, la topologie est l’étude des espaces non euclidiens, c’est-à-dire ceux n’étant pas en trois dimensions. Elle observe les déformations spatiales continues – c’est-à-dire qui n’impliquent aucune coupure ou recollage. De ce fait, elle ne s’interroge pas sur le temps qui permet de joindre dans un espace donné un point A à un point B, mais sur la possibilité ou non de joindre ces deux points. En topologie, le point le plus éloigné peut donc également paraître le plus proche. Par ailleurs, un même point peut se situer en deux endroits différents, sans que cela ne soit paradoxal. L’intérieur peut également être l’extérieur. Les représentations visuelles topologiques sont aujourd’hui facilitées par les logiciels informatiques, mais demeurent difficiles à cerner dans leur ensemble, car si elles imitent la réalité en trois dimensions, elles demeurent figées sur un écran en deux dimensions. Par ailleurs, la topologie ne se limitant pas aux trois dimensions, les représentations visuelles sont encore insuffisantes. Ce qui peut au mieux s’approcher de la topologie, sans pouvoir toutefois la représenter de façon véridique, est une représentation par des objets que l’on façonne,

tord, étire. C’est ce que Lacan tenta de faire en faisant usage de cordons et autres morceaux de plastiques déformables pour y parvenir.

La topologie est donc un champ théorique s’intéressant aux distorsions de l’espace et du temps. Elle demeure théorique, mais donne lieu dans l’imaginaire à des représentations fascinantes parce que tout en représentant des objets physiquement impossibles, ces objets demeurent logiques. Tel est par exemple le cas de l’escalier de Penrose : formé de quatre segments et de quatre virages à angle droit, l’escalier ne cesse de monter, mais revient à son point de départ – qui devrait logiquement se situer plus bas ! Certains artistes se sont inspirés de ces objets mathématiques impossibles, comme Maurits Cornelis Escher [1898-1972], dont les dessins donnent à voir des paysages à la fois logiques et impossibles en termes de spatialité.

Si ce détour théorique par la topologie m’a semblé nécessaire, c’est que mon hypothèse est que la représentation de l’autre monde dans la littérature prémoderne de fiction chinoise, empreignant de toutes parts le monde ordinaire et étant discernable à travers la vision onirique, possède des propriétés topologiques. Si tel est le cas, des figures mathématiques du champ topologique peuvent aider à figurer la logique des espaces et du temps dans les rêves de la littérature chinoise de fiction.

L’une des figures topologiques les plus simples à comprendre, et qui illustre efficacement ce que je tente de montrer du lien entre les deux mondes dans les récits de fiction, est la bande de Möbius (ou Möbius). Cette bande est un ruban fermé sur lui-même – et qui d’un point de vue euclidien forme donc un cercle –, ayant subi un nombre impair de torsions. Ainsi peut-on manuellement créer une bande de Möbius en prenant un ruban que l’on tordra une, trois, cinq fois, puis que l’on fermera en collant ensemble les deux extrêmités.

La propriété de cette bande est de donner l’illusion de posséder plusieurs surfaces quand, en réalité, elle n’en a qu’une seule. En effet, si l’on prenait un crayon pour tracer une ligne tout le long de la bande, on pourrait recouvrir d’un trait toute la surface de la bande et rejoindre le point de départ

Formation manuelle de la bande de Möbius par torsion en nombre impair

sans lever une seule fois le crayon de la surface. Cet exercice démontre que quand bien même la bande donne l’illusion optique d’avoir une surface intérieure et une surface extérieure, elle ne présente de fait qu’une unique surface.

Je considère la bande de Möbius comme une figuration de la façon dont existent, dans la littérature de fiction chinoise, deux mondes différents et pourtant constamment empreignés l’un de l’autre : si en apparence le monde des vivants semble distinct du monde invisible, il se situe en réalité sur le même plan, et les deux dimensions ne forment qu’une seule surface. Un fait ayant une conséquence dans le monde invisible verra cette même conséquence se réaliser dans le monde ordinaire.

La confusion entre les deux dimensions, mondes visible et invisible, est habilement restituée dans la narration de Hanba 旱魃, « Le Démon de la sécheresse » (ZBY 18:33). L’histoire raconte comment un coursier chargé de livrer une dépêche marche dans un endroit désert, lorsque se lève un vent noir qui éteint sa chandelle. Souhaitant éviter la pluie, il se réfugie dans un relais de poste. Là, il est servi par une jolie jeune fille, qui lui propose de passer la nuit avec lui. Ce n’est qu’à l’aube que la jeune fille s’éclipse, et le coursier se rendort dans un doux sommeil (fu ganqin 復酣寢1). En rêve

(mengzhong 夢中), nous rapporte le récit, il sent la rosée lui refroidir le nez et les herbes lui piquer la bouche. Alors que le ciel s’éclaircit, il se rend compte qu’il est couché sur un tertre funéraire à l’abandon. Effrayé, il reprend sa course.

Qu’une tombe apparaisse sous la forme d’un relais de poste n’est pas en soi particulièrement original. C’est un motif que l’on trouve dans d’autres récits, comme par exemple dans Xue Weiniang 薛慰娘 (Lz 467), ou encore dans cette anecdote racontant comment un homme, logeant dans un monastère, ne cesse de rêver d’une femme pleurant dans une chaumière délabrée, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il s’agit de l’occupante d’un cercueil pourri laissé à l’abandon dans les jardins du

1 YUAN & SHEN et GAN, op. cit., p. 241.

monastère (Yw 11:22). Ce que Hanba présente en revanche de singulier est une narration induisant le lecteur en erreur, au point d’inverser le cadre de référence et le cadre onirique. A la première lecture, l’emploi sémantique (mengzhong, « en rêve ») laisse pensant que le coursier s’endort à l’aube et commence à rêver qu’il est couché dans l’herbe. Mais une lecture rétrospective fait comprendre que ce mengzhong indiquait bien au contraire le moment du réveil. C’est bien plutôt la nuit passée avec la jolie jeune fille qui était un rêve, ou qui du moins laissait à voir la réalité sous sa forme alternative, celle du monde invisible. En ceci, ce récit est fort inhabituel, car les récits oniriques chinois respectent généralement la sémantique conventionelle indiquant l’entrée dans le rêve (meng 夢) et le moment du réveil (xing 醒) – comme le montrera mon étude de la sémantique onirique dans la partie de cette étude dédiée à la narration du rêve. Hanba se passe précisément de l’indication explicite du réveil, laissant au lecteur le soin de comprendre la tromperie introduite par la mention du rêve. Du fait de cette absence de la mention du réveil, le récit semble par ailleurs ne pas quitter la dimension onirique. Le récit est ainsi particulièrement original de par la confusion qu’il crée entre ses différents cadres. Pour reprendre la métaphore de la bande de Möbius et le tracé d’un crayon le long de la bande, le récit apparaît comme s’il parcourait dans la longueur la surface considérée comme représentant le monde invisible, et se retrouvait par son avancée continue sur la surface représentant le monde visible, quand bien il n’a jamais quitté l’une ou l’autre surface, puisqu’en réalité elles ne sont qu’une.

J’ai, dans mon exposition théorique de ce qu’était la topologie, expliqué que les déformations topologiques étaient telles que l’on ne s’intéressait pas, en ce champ de connaissances, au temps qu’il fallait pour joindre deux points, mais à la possibilité ou non de les joindre. De ce fait, les déformations topologiques apparaissent également comme une illustration des distorsions temporelles. Ces dernières, dans les récits oniriques des œuvres de mon corpus, sont extrêmement rares, mais il est un récit en particulier qui donne à voir une telle distorsion temporelle, non seulement parce que le rêve s’ancre dans le futur, mais également parce qu’il se rattache au présent dans le même temps.

Jie simian rulian 借絲綿入殮, « Prêt de bourre de soie pour une mise en bière » (ZBY 18:28)

est l’histoire d’un préfet du nom de Zhao 趙. Ce dernier prend un jour froid et perd la vie, aussi sa famille prépare-t-elle la bourre de soie destinée à son cercueil. Mais comme la région de son cœur est encore tiède (xinkou shang wen 心口尚溫), ses proches ne se résolvent pas à le mettre en bière. Zhao rêve qu’il erre sur une grande étendue de sable jaune privée de soleil1. Tandis qu’il traverse une rivière, le ciel se dégage un peu, et Zhao atteint un templé dédié à la déesse Guanyin 觀音. Pénétrant dans ce dernier, Zhao aperçoit un moine occupé à préparer des nouilles. Le délicieux parfum de la préparation lui parvient aux narines, et il quémande un peu de nourriture au moine. Ce dernier le rabroue, lui

1 On trouvait déjà ces motifs du sable jaune et de l’absence de soleil comme caractéristiques du monde des morts dans

déclarant qu’il ferait mieux de rentrer chez lui, puisque des nouilles l’y attendent. Zhao sort du temple, et tombe sur un voisin du nom de Wu – dont on comprend plus tard qu’il s’agit du voisin de ses parents, au pays natal. Ce dernier se met à remercier vivement Zhao, en lui déclarant que grâce à lui, il se trouve bien au chaud. Zhao ne comprend rien à cette effusion ni à ces paroles, et se réveille en sursaut de sa mort temporaire. Lui parvient alors aux narines la même odeur alléchante de nouilles que dans le temple de son rêve : c’est qu’en veillant sur lui, les membres de sa famille ont eu faim, et ont préparé à manger. Zhao réclame des nouilles, et se remet de son mal. Repensant à la façon dont Wu l’a remercié en rêve, mais ne parvenant pas à se l’expliquer, il finit par considérer la chose comme un rêve incohérent et sans fondement (luanmeng wuzheng 亂夢無徵), et n’en parle pas à sa famille. Deux ans plus tard, ses parents, qui étaient venus sur le lieu où il exerçait sa fontion, repartent dans leur pays natal, emportant avec eux la bourre de soie qui était initialement destinée au cercueil de leur fils. Or, leur voisin Wu meurt alors – on comprend qu’au moment du rêve de Zhao, Wu était encore vivant. Comme l’on se trouve en plein été, les Wu n’arrivent pas à trouver de la bourre de soie. Les parents de Zhao leur offrent donc celle originellement destinée à leur fils. Trois ans passent, et Zhao rentre chez ses parents. Comme ils discutent des événements récents, il apprend comment la bourre de soie dont il devait bénéficier s’est finalement retrouvée dans le cercueil de Wu. Ainsi comprend- t-il que le hun de Wu lorsqu’il était vivant (shenghun 生魂) était venu le remercier à l’avance (zaolai

xie yi 早來謝矣)1.

Le rêve faisant l’objet de ce récit est relativement exceptionnel de par la distorsion temporelle qu’il présente. Il est tout d’abord fondamentalement lié au présent, par le motif du parfum des nouilles : jouant sur la correspondance habituelle entre les deux mondes, le récit nous fait déduire de la double présence du parfum de cuisson – dans le temple du rêve et dans la maisonnée de Zhao – que le moment où le personnage rencontre le moine est également le moment où sa famille commence à cuisiner. Ceci fait écho aux théories onirologiques chinoises prenant en compte les facteurs physiologiques, non globalement réunies dans un ouvrage en particulier, mais présentes notamment dans les classifications onirologiques. Parmi les dix genres de rêves que distingue Wang Fu 王符 [90 ?-165 ?] dans son Qianfulun 潛夫論, Propos d’un ermite, figurent les rêves apparus en réponses à des stimuli externes (gan 感 ), notamment les éléments météorologiques2. Dans l’ouvrage bouddhiste qu’est le Shanjianlü piposha (Samantapāsādikā) 善 見 律 毘 婆 沙 , Commentaire du

disciple qui voit le Bien, encore, sont distingués les rêves dus à l’état physiologique et à l’expérience