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La langue de la littérature

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Academic year: 2022

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La langue de la littérature

§1 “Nous essayons de faire, avec de la vérité et nos rêves, un peu de prose française”, disait Valery Larbaud. Lui qui avait placé la traduction sous l’invocation de Saint Jérôme et consacré tant d’efforts à nous introduire dans d’autres domaines que le

“domaine français”, nous ne pouvons l’accuser, pour reprendre l’expression des promoteurs récents d’une littérature-monde, de “pacte avec la nation”. Un peu de prose française : cet objet modeste, délectable et partageable, beaucoup d’écrivains d’ici et d’ailleurs se sont représentés ainsi ce qui donnait du sens à leur travail. Le mot de prose implique la littérature. Il suffit à désigner cette légère différenciation d’avec la langue commune qui est à la fois une marque de distinction, un signe d’appartenance et la condition du style, c’est-à-dire du processus d’individuation par la forme. Il vaut pour Fargue, pour Cioran, pour Cingria, même au début pour Beckett. Mais il ne peut plus être en usage, parce qu’il présuppose une différence avec la poésie dont les fondements, sans avoir disparu, ne peuvent plus porter un concept aussi large. Que pouvons-nous proposer en échange ? La notion de “langue littéraire” est tributaire des hypothèses sur l’autonomisation de la littérature ; son extension légitime va de Flaubert à Claude Simon. Bien qu’elle se soit vouée aussi de façon féconde à élaborer des procédés de subjectivation, elle a coïncidé avec une obsession, maintenant révolue, du purisme grammatical. Comme le constate ici Julien Piat, elle perd aujour- d’hui de sa pertinence. Son imaginaire est désactivé, ses procédés sont passés dans la culture commune – celle du moins des écrivains.

§2 Quoi qu’il en soit nous devons remarquer – le titre de notre revue nous invite à le faire – qu’il s’agit de littérature, et non de fiction. Alors que la fiction engage une attitude cognitive dont les modes d’effectuation les plus vivants aujourd’hui n’ont recours au texte que pour une faible part, la littérature est un art du langage. Quelle est la langue de la littérature ? Comment la définir et la qualifier ? La formule autour de laquelle s’accorderaient le plus aisément les opinions actuelles est sans doute celle de Deleuze : l’écrivain est “dans sa langue comme un étranger” ; ou celle de Derrida sur le “mono- linguisme de l’autre”, qui offre une perspective convergente. Quant aux exemples qui viennent à l’esprit, comme en témoignent les réponses que nous avons reçues, et par conséquent la composition même de ce numéro, ce sont d’abord, et surtout, des exemples d’exil langagier, de plurilinguisme, de translinguisme, si l’on peut dire, dans le cas de Tsepeneag.

§3 Les faits que désignent ces formules et qu’illustrent ces exemples ne sont pas équivalents. Le plurilinguisme est le cas le plus simple, parce que les langues entrent en rapport en tant qu’entités matérielles, si divers soient leurs usages et les valeurs qui leur sont affectées. Dans le “monolinguisme de l’autre”, chez Derrida mais aussi chez beaucoup d’écrivains francophones, il n’y a par définition qu’une seule langue, mais cette langue pratiquée est entourée d’ombres, langues virtuelles émanant de commu- nautés réelles mais flottant entre réminiscence et oubli ; ce sont quand même de vraies langues, arabe dialectal, créole, yiddish. L’étrangeté que formule Deleuze est plus radicale. Elle sépare la langue d’elle même et fait de l’écriture l’instrument de cette séparation, marquant l’écrivain comme d’un signe de Caïn. On pourrait voir dans cette proposition une reprise, avec surenchère, de l’idée de la défamiliarisation introduite par les futuristes russes, ou une manière de définir la littérature comme puissance d’événement dans la langue. Mais dans la pensée de Deleuze elle est

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indissociable de la guerre contre les institutions quelles qu’elles soient ; elle place l’écrivain sur une ligne de fuite. Tout cela est empreint de pathos, un vieux pathos habitué à se moquer de lui-même, et devenu le vecteur d’une puissante revendication qui n’est pas la sienne.

§4 On pourrait résumer ces idées en disant qu’elles sont toutes centrifuges, et qu’elles dessinent de la littérature un panorama sans profondeur. Cette platitude – le mot n’est pas à prendre en mauvaise part – est frappante pour un homme de ma génération, dont la culture littéraire est nourrie de méditations sur l’anxiety of influence, et pour qui tout se joue “dans les années profondes”. Les autres, veux-je dire, sont d’abord des pères ou des frères aînés : dans ma langue ils sont chez eux ; il faut les pousser dehors, faire tomber les frères du nid (Céline voulait “écrire pour rendre les autres illisibles”).

Si être écrivain, c’est avoir affaire à l’autre dans sa langue, nous avons longtemps, et presque exclusivement, pensé ce rapport dans la verticale du temps. Est écrivain en ce sens celui qui “vient trop tard” (dit La Bruyère) ou trop tôt (dit Stendhal), qui est antérieur ou postérieur à sa propre langue, celui dont la langue n’existe plus ou pas encore ; celui dont la langue est détenue dans les livres comme dans une forêt enchantée. Ce rapport, nous le voyons sous nos yeux basculer à l’horizontale. La prose retourne au discours ; les patrons de style, qui étaient pensés comme les vecteurs d’un devenir de la langue, sont utilisés comme un répertoire de formes. L’altérité se déplace de la généalogie à la domination, dont les formes modernes, “libérales”, sont les plus abstraites qui soient. Dans ces conditions, il n’est pas facile pour un écrivain de se former.

§5 L’orientation centrifuge n’est pas moins frappante, après tant d’années où nous avons entendu qu’il fallait “habiter en poète”. L’idée même qu’une langue sauvée pourrait nous aider à vivre, plutôt que de nourrir notre ressentiment ou d’aggraver notre déréliction, nous paraît procéder d’un attachement narcissique et sournoisement dominateur à notre bien propre ; pourtant Canetti savait de quoi il parlait. En sens inverse l’apatriement (si l’on peut dire) d’un écrivain dans une langue qui n’est pas la sienne parce qu’il n’en a pas ou qu’il en a trop, est une ressource que le français a offerte à Apollinaire, par exemple. Cette langue qui coule de source n’est pas née dans les eaux mortes du symbolisme finissant, qui fut son milieu littéraire. Au contraire, c’est la langue du Voyageur : “Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant”. C’est la même langue, la langue même dans laquelle Rimbaud disait : “Jamais l’auberge verte / Ne peut bien m’être ouverte”. Ne pourrait-on inverser le propos de Deleuze, et dire que si je est l’autre, l’autre est chez lui dans sa langue ? Et sans prétendre qu’elle le fut et ne l’est plus, sans penser particulièrement au français, plutôt que d’accuser la langue d’être fasciste, lui demander d’être accueillante aux exilés – aux captifs, aux vaincus, à bien d’autres encore ?

Michel Murat Université Paris-Sorbonne

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