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Transition démocratique et marche vers les droits humains : nouvelles expressions de l’indignation en Tunisie

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Academic year: 2021

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© Anne Leblanc, 2020

Transition démocratique et marche vers les droits

humains : Nouvelles expressions de l’indignation en

Tunisie

Mémoire

Anne Leblanc

Maîtrise en anthropologie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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Transition démocratique et marche vers les droits humains :

Nouvelles expressions de l’indignation en Tunisie

Mémoire Anne Leblanc Maitrise en anthropologie Université Laval Québec, Canada Sous la direction de : Martin Hébert, directeur de recherche Francine Saillant, codirectrice de recherche

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ii RÉSUMÉ

La révolution tunisienne de 2010 et 2011 fut l'occasion de repenser les rapports entre la société civile et les institutions gouvernementales. Mon projet de recherche vise à comprendre la relation qu’engage une ONG issue de la société civile avec le système de droits humains en Tunisie, dans un contexte de transition démocratique. Une ethnographie de cette organisation axée sur la surveillance parlementaire et la mobilisation citoyenne a été menée afin de comprendre ses représentations sociales sur la bonne gouvernance des droits et libertés dans ce pays. Une analyse sociopolitique articulant une dialectique entre les facteurs limitant le plein déploiement d’un régime de droits humains et les actions militantes citoyennes a été effectuée. Les résultats de cette analyse indiquent une désillusion devant des promesses non remplies de la révolution démocratique ainsi qu’une canalisation grandissante de l’indignation vers une plus grande politisation.

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iii ABSTRACT

The 2010 and 2011 Tunisian revolution was an opportunity to rethink the relationship between civil society and governmental institutions. My research project aims at understanding the relation that an NGO from civil society engages with the human rights system in Tunisia within the context of a democratic transition. An ethnography was conducted on this parliament-observing organisation that mobilizes the citizenry as to understand its social representations on the good governance of rights and freedoms in this country. A sociopolitical analysis has been carried on and articulates a dialectic between the factors limiting the full deployment of a human rights regime and the militant actions of the citizens. The results of this analysis indicate disillusionment with unfulfilled promises of the democratic revolution as well as a growing channel of indignation towards greater politicization

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iv

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v TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... ii

ABSTRACT ...iii

صخلم ... iv

LISTE DES SIGLES ET ACRONYMES ... ix

LISTE DES FIGURES ...x

LISTE DES TABLEAUX ... xi

REMERCIEMENTS ... xii

INTRODUCTION ... 1

CHAPITRE 1 : CADRE THÉORIQUE ... 3

1.1 Les droits humains ... 3

1.1.1 Quelques perspectives des droits humains pour l’anthropologie ... 3

1.1.2 La justice sociale ... 9

1.1.3 La justice sociale : perspective du genre ... 12

1.2 La démocratie ... 13

1.2.1 La gouvernance de la décentralisation ... 14

1.2.2 L’engagement à la citoyenneté ... 15

1.2.3 La démocratie au féminin ... 16

1.3 En bref ... 17

CHAPITRE 2 : CADRE CONTEXTUEL ... 18

2.1 Une brève histoire sociopolitique de la Tunisie ... 18

2.1.1 Les régimes autoritaires ... 18

2.1.2 Un historique des mobilisations sociales ... 19

2.1.3 Un aperçu de la révolution tunisienne ... 20

2.2 Depuis la révolution ... 23

2.2.1 L’instauration d’un nouveau régime politique ... 23

2.2.2 Les contestations devant ce régime ... 24

2.2.3 Le découragement de la population ... 25

2.3 Quelques sources de difficultés ... 26

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vi

2.3.2 Issues de l’Assemblée des représentants du peuple ... 28

2.4 Les élections municipales ... 29

2.5 L’Instance Vérité et Dignité ... 30

2.6 Les luttes contre un contexte oppressif ... 34

2.6.1 Des discriminations sociales... 34

2.6.2 La proposition analytique ... 36

2.7 En bref : la question de recherche ... 37

CHAPITRE 3 : CADRE MÉTHODOLOGIQUE ... 39

3.1 L’échantillonnage et le recrutement ... 39

3.2 La collecte de données ... 41

3.2.1 Les observations directes ... 41

3.2.2 Les entrevues individuelles ... 42

3.2.3 Les focus groups ... 43

3.2.4 Les sources « grises » ... 43

3.3 L’analyse... 44

3.4 Les mesures d’éthique ... 47

3.5 Les défis de la recherche ... 48

3.5.1 Sur la langue ... 48

3.5.2 Sur le religieux ... 49

3.5.3 Sur la recherche en milieu institutionnel ... 50

CHAPITRE 4 : PRÉSENTATION DE L’ORGANISME ... 51

4.1 Le développement Al Bawsala, d’hier à aujourd'hui ... 51

4.2 La vie quotidienne au bureau ... 52

4.3 Quelques activités ad hoc ... 56

4.4 Quelques éléments transversaux des pratiques d’Al Bawsala ... 57

4.5 La place des femmes dans Al Bawsala ... 60

4.6 Le fonctionnement du conseil d’administration ... 62

4.7 En bref ... 62

CHAPITRE 5 : DROITS HUMAINS ... 64

5.1 Quelques éléments de philosophie politique ... 64

5.1.1 La société civile ... 67

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vii

5.1.3 Les mouvements sociaux et la révolution... 69

5.2 Les droits des femmes ... 70

5.2.1 La Loi intégrale de lutte contre les violences faites aux femmes... 70

5.2.2 Les femmes et les inégalités sociales ... 72

5.3 Le travail global d’Al Bawsala pour la lutte des droits humains ... 73

5.3.1 Le reporting ... 74

5.3.2 Les plaidoyers ... 75

5.3.3 Les infographies ... 76

5.3.4 Le procès de l’Instance Vérité et Dignité ... 81

5.3.5 La Cour constitutionnelle ... 85

5.3.6 Le réseau des politiques alternatives... 88

5.3.7 Le projet de loi sur les discriminations raciales ... 90

5.3.8 Le projet de loi sur les données personnelles ... 90

5.4 Les obstacles rencontrés dans la lutte aux droits humains... 92

5.4.1 Une critique des médias ... 92

5.4.2 Une critique de la perte d’un esprit militant... 93

5.4.3 Une critique du financement des associations de la société civile ... 93

5.4.4 Des représentations critiques du néolibéralisme ... 95

5.4.5 Des représentations critiques du système policier ... 97

5.5 En bref ... 98

CHAPITRE 6 : DÉMOCRATIE ... 100

6.1 La révolution ... 100

6.2 Des critiques de l’ARP ... 101

6.3 La démocratie municipale ... 103

6.3.1 Le Code des collectivités locales ... 104

6.3.2 Le projet des observateur.trice.s locaux.les. ... 104

6.3.3 La première séance des conseils municipaux ... 106

6.3.4 Les mobilisations contre les infractions municipales ... 108

6.4 La démocratie et les femmes ... 110

6.4.1La place idéale en démocratie ... 110

6.4.2 La situation actuelle en politique ... 111

(9)

viii

6.4.4 Le budget sensible au genre dans le Code des collectivités locales ... 113

6.5 En bref ... 116

CHAPITRE 7 : INTERRELATIONS ENTRE LES DROITS HUMAINS ET LA DÉMOCRATIE ... 117

7.1 La Loi sur la déclaration d’intérêts et de patrimoine ... 117

7.2 La Loi organique du budget ... 118

7.3 La justice fiscale ... 119

7.4 La lutte pour l’accès à l’information... 121

7.5 La lutte contre la corruption ... 124

7.6 En bref ... 126

CHAPITRE 8 : UN AVENIR IDÉALISÉ : LES LUTTES POUR LES DROITS ... 130

8.1 Un point de vue sociohistorique en Tunisie ... 131

8.2 L’avant/après de la révolution ... 132

8.3 Une comparaison avec d’autres pays ... 136

8.4 Les alliés et les adversaires ... 137

8.5 L’aspect combatif avec le parlement ... 140

8.6 En bref ... 144

CONCLUSION ... 145

BIBLIOGRAPHIE ... 149

ANNEXE 1 : GRILLE D’OBSERVATION ... 158

ANNEXE 2 : THÈMES ET QUESTIONS DES GRILLES D’ENTRETIEN DE GROUPE ... 161

ANNEXE 3 : COMMUNIQUÉ COMMUN DES ASSOCIATIONS DE LA SOCIÉTÉ CIVILE SUR LA POURSUITE DES TRAVAUX DE L’IVD ... 162

ANNEXE 4 : COMMUNIQUÉ COMMUN : ATTAQUES CONTRE LE PROCESSUS DE JUSTICE TRANSITIONNELLE EN TUNISIE ... 164

ANNEXE 5 : RÉSUMÉ DES PROCÉDURES DE TRAITEMENT DES DOSSIERS DE L’INSTANCE VÉRITÉ ET DIGNITÉ ... 167

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ix LISTE DES SIGLES ET ACRONYMES

AFP : Agence France-Presse

AMT : Association des Magistrats Tunisiens

ANC : Assemblée nationale constituante

ARP : Assemblée des représentants du peuple

CCL : Code des collectivités locales

CEDAW : Convention pour l’élimination de toutes les formes de violence à l’égard des femmes

DCAF : Geneva Centre for Security Sector Governance

DUDH : Déclaration universelle des droits de l’homme

ISIE : Instance Supérieure Indépendante pour les Élections

IVD: Instance Vérité et Dignité

LGBTQ+ : Lesbiennes, gais, bisexuel.le.s, trans, queer et autres minorités de genre et d’orientation sexuelle

LOB : Loi organique du budget

ONG : Organisation non gouvernementale

PGO : Partenariat pour un gouvernement ouvert

PNUD : Programme des Nations Unies pour le développement

UGTT : Union générale tunisienne du travail

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x LISTE DES FIGURES

Figure 1 : Un exemple d’infographie, publiée sur la page Facebook d’Al Bawsala en mai 2018 et compilant des infractions commises à l’ARP en les catégorisant selon le type ... 60 Figure 2 : Capture d'écran de la vidéo sur la Cour constitutionnelle, publiée sur la page Facebook d’Al

Bawsala en mai 2018 ... 77 Figure 3 : Capture d'écran de la vidéo sur le projet de loi sur la déclaration d'intérêts et de patrimoine et sur la lutte contre l'enrichissement illicite et les conflits d'intérêts, publiée sur la page Facebook d’Al Bawsala en juin 2018 ... 78 Figure 4 : Capture d'écran de la vidéo sur les élections municipales, publiée sur la page Facebook d’Al Bawsala en mai 2018 ... 79 Figure 5 : Un avertissement sur des constats d'infractions, publié sur la page Facebook d’Al Bawsala en juin 2018 ... 80 Figure 6 : Capture d'écran d'un gif invitant l'auditoire à participer au programme des observateur.trice.s locales.aux, publié sur la page Facebook d’Al Bawsala en mai 2018 ... 81 Figure 7 : Une infographie des mouvements de député.e.s entre les partis rappelant le mercato sportif, publiée sur la page Facebook d’Al Bawsala en mai 2018 ... 123

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xi LISTE DES TABLEAUX

Tableau 1 : Opérationnalisation d'un des concepts de la recherche (Anne Leblanc 2017) ... 45 Tableau 2 : Synthèse des propositions pour une démocratie en Tunisie selon Al Bawsala (Anne Leblanc 2019) ... 143

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xii REMERCIEMENTS

Mes premiers remerciements vont bien évidemment à l’équipe d’Al Bawsala et à l’ensemble de ses membres, passé.e.s et présent.e.s, qui ont croisé mon chemin dans le cadre de cette recherche. Vous lui avez donné vos couleurs et j’espère leur faire honneur dans cette synthèse. La générosité avec laquelle vous m’avez accueillie, le temps que vous avez pris pour répondre à mes nombreuses questions, la sincérité des échanges et la passion que vous réussissez à transmettre par votre mission donnent tout son sens au travail

anthropologique. Je me considère choyée d’avoir pu partager votre quotidien et d’avoir tissé des liens aussi serrés avec autant d’entre vous.

Mes séjours en Tunisie n’auraient pas été si marquants sans les autres rencontres d’individus tout aussi passionnants et passionnés : colocataires, ami.e.s, militant.e.s, et toute autre personne m’ayant guidée de près ou de loin dans ce parcours.

Il en va de même pour les personnes ayant eu ce rôle au Québec, dont celles qui ont participé à la traduction de documents et à la correction d’autres. Un merci profond et chaleureux à mes collègues et ami.e.s, qui m’ont épaulée, encouragée, alimentée et réénergisée dans toutes les situations possibles et qui me font réaliser à chaque jour comment je suis bien entourée.

Un merci spécial va également à mon directeur et à ma codirectrice pour avoir cru en ce projet et pour m’avoir stimulée, soutenue et appuyée tout au long de ce processus.

Un autre remerciement s’adresse au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, au Fonds de recherche du Québec – Sociétés et culture et au Département d’anthropologie de l’Université Laval pour leur précieux soutien financier.

Enfin, merci à vous qui prenez le temps de lire ce mémoire, permettant de faire circuler le savoir et de le sortir de nos journaux de terrain.

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1 INTRODUCTION

Le 14 janvier 2011 marqua un point tournant dans l’histoire de la Tunisie : suite à quelques mois de vives manifestations, le peuple fit fuir son dictateur et un gouvernement de transition fut mis sur pied. Jusqu’alors, la place de la société civile dans les processus décisionnels était presque nulle. Au même moment où la résistance citoyenne individuelle et collective se mettait en place, celle de la société civile s’organisait aussi. Le processus de rédaction de la Constitution, adoptée en 2014, fut l’occasion de repenser les liens entre cette société civile et les institutions gouvernementales. Ce fut également le moment propice pour se questionner sur les significations que l’on voulait désormais accorder à la démocratie, et au type de régime de droits à mettre de l’avant au travers des mesures institutionnelles. Aujourd'hui, la Tunisie est considérée par plusieurs (Sadiki 2015, Kerrou 2017, Mamelouk 2015, Moghadam 2014, Nachi 2016, Chékir 2014) comme un des rares pays ayant vécu un printemps arabe qui a réussi à instaurer les bases d’un changement démocratique et d’un régime de droits et libertés, sans intervention de l’armée ni coup d’État. Pour autant, cette démocratie n’est pas encore stabilisée, en témoigne notamment l’absence de Cour constitutionnelle –appelée dans d’autres pays la Cour suprême –, garante du pouvoir judiciaire, formant selon une approche montesquienne l’un des trois piliers d’un État moderne, avec le législatif et l’exécutif (Montesquieu 1955 [1758]).

Ce projet vise à analyser les discours et pratiques émanant de ces processus, toujours en cours, dans un contexte de transition démocratique débutée en 2011. Cette recherche consiste en une ethnographie de l’une des associations nées des suites de la révolution, du nom d’Al Bawsala, dont la traduction en français est « La Boussole ». Les activités d’observation, de vulgarisation et de critique de la vie parlementaire de cette organisation ont donné naissance à un projet complémentaire, celui de la formation de citoyen.ne.s aux affaires municipales. Je m’interroge d’abord sur la perception qu’elle peut avoir des droits humains et plus particulièrement de ses dispositifs. Parmi ces dispositifs figurent l’ensemble des législations (lois, décrets, etc.), des conventions ratifiées et des mesures sociales, juridiques et politiques émanant d’un État ou d’une instance internationale permettant à la population citoyenne de se prévaloir de ses droits. Ici je fais interagir perception des pratiques politiques et représentations sociales, à la manière de Marc Abélès (1997), qui aborde le monde politique comme une série de rituels donnés à voir au public ; celui-ci, devant cette mise en représentation, en tire une symbolique particulière. Ainsi, en ayant accès à la perception qu’une population donnée, ici une association de la société civile, a des dispositifs de droits humains, nous pouvons en extrapoler des représentations de son monde sociopolitique. J’explore également la transition démocratique, au regard des transformations amenées par la révolution, et dans les pratiques de participation citoyenne à la vie publique. Le cadre municipal m’est apparu comme le plus pertinent dans cette section, afin de voir

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comment des règlements adoptés par l’État sont contestés, appuyés et réappropriés par la population civile, qui est désormais dotée d’un espace de parole et d’accès à l’information. En effet, l’échelle locale a pour particularité de donner à la population citoyenne un sentiment d’accessibilité aux rouages des pouvoirs, ainsi que celui de détenir un pouvoir d’influence au sein de ce palier décisionnel. Cherchant à voir les interrelations entre droits humains et démocratie, je m’appuie principalement sur les concepts de vie sociale des droits (Wilson 2006, Eberhard 2009, Merri 2006, Goodale 2017), de société civile (Bourgeois 2013, Merry 2013, Kerrou 2018, Martin 2015, Mahfoudh et Mahfoudh 2014, Saillant 2016) de citoyenneté (Margalit 1999, Neveu 2004, Couldy 2006, Nachi 2016, Dahlgren 2006, Ben Amor 2016, Jenson 2011,) et de décentralisation du pouvoir (Belhadj 2016, Markoff 2011, Eberhard 2009). L’apport des femmes est également souligné tout au long de ce travail.

Ce mémoire est organisé de la façon suivante : le premier chapitre expose le cadre théorique ayant servi de base à la réflexion élargie, puisant dans les disciplines de l’anthropologie et de la science politique. Le cadre contextuel lui fait suite pour situer les éléments d’histoire récente de la Tunisie, au travers des régimes de gouvernance et de leurs contestations. J’y aborde les effets de la révolution sur la participation citoyenne aux affaires publiques, les mesures gouvernementales pour assurer une réparation digne aux victimes des précédents régimes, ainsi que d’importantes difficultés entravant ces projets. Le troisième chapitre, le cadre méthodologique, détaille l’expérience de l’ethnographie au sein de l’ONG qu’est Al Bawsala et comprend une description des méthodes et des limites de la cueillette des données. Les observations participantes, entrevues semi-dirigées, focus groups et littérature grise s’insèrent dans une analyse constructiviste. S’ensuit une présentation de l’organisme dans son fonctionnement, sa structure et ses principales activités. Ensuite vient l’analyse de ces données, présentant d’abord les résultats relatifs à la vision qu’a Al Bawsala du système des droits humains de son pays, ainsi que les actions qu’elle entreprend pour entrainer des changements sur les dysfonctionnements qu’elle constate. Je poursuis le même exercice ensuite avec la thématique de la démocratie, avant de chercher comment chacune peut s’analyser en complément l’une de l’autre, éclairant ce faisant les notions de justice sociale et de citoyenneté. Je conclus cette recherche en présentant l’essor d’une vision de lutte vers un meilleur régime de droits humains en contexte de démocratie participative.

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3 CHAPITRE 1 : CADRE THÉORIQUE

Deux principales sections composent ce chapitre. La première est relative au développement de l’anthropologie des droits humains. Je chercherai ici à voir quelles sont les cadres d’études possibles devant l’objet que constituent les droits humains dans la discipline anthropologique. Ses premières réflexions historiquement situées sont caractérisées par une frange américaine qui s’est opposée aux instruments de gouvernance internationale des droits. La position de plusieurs de ces chercheur.euse.s se tourna peu à peu vers la critique des législations des droits tout en reconnaissant leurs apports potentiels pour les populations marginalisées. J’aborde ensuite quelques formes possibles d’engagement en anthropologie, puisqu’une réflexion sur la position des sciences sociales devant l’étude des injustices me semble incontournable. Les concepts théoriques que sont la vie sociale des droits, la société civile et la citoyenneté font ensuite passer la réflexion du plan structurel vers le plan des rapports sociaux concrets. Mis ensemble, ils contribuent à la réflexion sur l’objectif global de quête de la justice sociale et de la dignité humaine. Je présente en seconde partie des éléments importants théorisés par des anthropologues et des politicologues relatifs à la démocratie. Nous voyons ici quels sont les apports et les limites de ce que la littérature a appelé la gouvernance et la décentralisation. Je présenterai ensuite la citoyenneté comme une manière de s’engager en société et à participer à la répartition du pouvoir que postule la démocratie. Ces deux sections portent également une attention spécifique à la dimension du genre dans ces études.

1.1 Les droits humains

1.1.1 Quelques perspectives des droits humains pour l’anthropologie

L’histoire du développement de l’anthropologie des droits humains est riche et complexe, et dans le cadre de ce mémoire, je ne présenterai que les éléments clés les plus pertinents pour la recherche. Elle est intimement liée au développement des codes internationaux des droits humains, dont une incarnation des plus notables est la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) de 1948, et à leur critique. Selon Francine Saillant (2016a), les principaux malaises qu’éprouvait l’American Anthropological Association – une association anthropologique des plus influentes à cette époque et aujourd'hui encore – devant cette déclaration portaient sur son insuffisante reconnaissance de la diversité des pratiques et des systèmes juridiques au sein de l’ensemble des cultures et sur l’impérialisme de son ordre moral, à tendance élitiste. Le lien y était jugé trop étroit entre le concept des droits humains et ceux du progrès et de la modernité, tous inscrits dans un schéma évolutionniste. Bref, l’anthropologie des droits humains s’est attardée à ses débuts à

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la critique de ce qui devait initialement être une protection des minorités de tous genres, mais qu’elle percevait comme devenant finalement un programme de diffusion des valeurs dites occidentales. La discipline prit un tournant théorique et pratique au cours des années 1990 pour finalement travailler non plus contre les droits humains, mais avec eux, tout en cherchant à s’éloigner du débat entre universalisme et culturalisme. Le compromis auquel aboutirent des anthropologues américain.e.s se résume bien dans la phrase suivante : « […] while international human rights norms must be universal, the process for implementing them cannot yet be » (Zaunbrecher, dans Bourgeois 2013 : 2). On chercha dès lors à exercer une anthropologie critique des droits humains, avec un regard attentif sur le mouvement des instruments institutionnels vers l’exercice local des droits. Ceci peut prendre la forme d’une traduction culturelle, ou vernacularisation comme l’appelle Sally Engle Merry (2006), à échelle locale, nécessaire selon elle à la bonne réappropriation de ces principes et du pouvoir qu’ils sous-tendent, celui-ci étant ainsi mieux partagé entre chaque groupe social.

La définition des droits humains dans le champ disciplinaire anthropologique qui a guidé ce travail s’ancre dans une période contemporaine puisque c'est sur elle que ce sont basées les contributions récentes des anthropologues aux travaux sur les droits humains : il s’agit de la « constellation des dimensions philosophique, pratique et phénoménologique à travers desquelles les droits universaux, compris comme émanant d’une humanité commune, sont promulgués, débattus, mis en pratique, violés, envisagés et expérimentés » (Goodale 2006 : 490). Un des objectifs de l'anthropologie des droits humains est justement de visibiliser « des pratiques infrapolitiques, [contribuant] à remettre en cause le monopole étatique sur la production normative » (Piccoli, Motard et Eberhard 2016 : 12). Ajoutons qu’un accent est mis par les anthropologues sur la réappropriation de ces droits par la population. Ceci en fait un objet théorique allant au-delà d’un corpus de lois internationales et de processus de résolution de conflits entre les murs des cours de justice. Plutôt, à la manière de Mark Goodale, Karine Bates, Christoph Eberhard, Richard Ashby Wilson, parmi d’autres, je m’intéresse aux concepts, pratiques et expériences dépassant l’aspect légaliste des droits humains. Ceux-ci peuvent être vus comme l’ensemble de normes érigées comme suprêmes par la communauté internationale, particulièrement par ses plus hautes instances, devant être effectives universellement autour de la qualité de dignité de la vie humaine ; ces normes sont performées, revendiquées, réinterprétées et contestées, et ce, à tous les échelons d’une société et d’un État. La notion du relativisme culturel peut être utile ici, permettant de soulever les tensions et la discordance des voix quant à la conception des normes, qu’elles soient issues de l’intérieur ou de l’extérieur d’une communauté donnée.

Ceci rappelle la formulation d’Eberhard, voulant que les droits humains soient ancrés dans des « mouvements de réappropriation, d’évitement, de traduction, de réinterprétation, de mobilisation, de critique des droits de l’homme entre dynamiques locales et globales » (2009 : 88). Cet auteur réitère l’importance des acteur.trice.s

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dans l’étude anthropologique des droits humains. Ceci implique de déplacer notre attention « de ce dont on

parle vers ceux qui parlent » (2009 : 84 [italique dans le texte d’origine]), en référence à la théorisation de

l’herméneutique diatopique de Panikkar (dans Eberhard 2009). Comprendre le topos originel entre chaque partie impliquée à partir de son propre point de vue, et non à partir d’une représentation produite par autrui, permet de mieux les situer dans les univers de sens en perpétuelle transformation. Ainsi en ressort dans la recherche une dynamique de pouvoir inversant celle des faits sociaux observés sur le terrain : laisser les groupes sociaux marginalisés parler d’eux-mêmes leur permet de véhiculer leurs représentations et topoi désirés en limitant les possibilités de réappropriations par des groupes dominants. La recherche anthropologique peut donc participer d’une lutte contre les relations de pouvoir inéquitables qu’elle constate grâce à son épistémologie dynamique et processuelle.

À partir des années 1990, une dynamique de vernacularisation est devenue à la fois une méthode et un objet théorique de l’anthropologie des droits humains. Elle peut par exemple porter sur une composante collective des droits, alors que la tradition occidentale du droit, imposée mondialement, est plutôt apparentée à l’individualisme. La dimension relationnelle des individus est globalement amoindrie, sinon évacuée du langage international des droits humains. Karine Bates (2012) fait une critique approfondie de l’idéologie libérale et occidentale ayant primé dans l’écriture des standards internationaux, parmi laquelle se trouvent les idées de l’objectivité et de la rationalité, allant jusqu’à l’effacement de son ancrage historique. Elle s’attaque à l’idée d’un individu autonome et au centre de l’organisation sociale qui est le premier objet des droits humains. Ce schéma hérité de la tradition occidentale est celui qui s’est érigé comme norme à visée universaliste, hiérarchisant les cultures entre elles de manière plus ou moins prononcée. La vernacularisation s’accompagne ainsi de la reconnaissance d’un pluralisme juridique inhérent à la diversité de l’organisation sociojuridique et des modes de résolution de conflits. De même, les anthropologues sont de plus en plus amené.e.s à décrire les interactions entre les pluralismes juridiques et les normes internationales, ces rencontres faisant émerger des pratiques inédites en matière de droits et de devoirs.

Parmi les autres objets théorisés par l’anthropologie des droits humains à la fin du XXe siècle est la critique des systèmes sociopolitiques internationaux comme fondements d’inégalités des droits. Qui incluent-ils et qui laissent-ils de côté ? Qui a accès à quels privilèges, comment sont-ils mobilisés et reproduits ? Comment les barrières sont-elles érigées et renouvelées contre la pleine jouissance des droits ? Cela a mené les anthropologues à s’intéresser également à la notion de droits collectifs et aux stratégies de résistance des populations aux moyens de gouvernance internationale. À partir de cela, Goodale proposa de considérer les droits humains comme un outil d’empouvoirement (empowerment) potentiel pour les groupes marginalisés, tout en gardant une critique de leur normativité (2006).

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L’engagement des anthropologues, particulièrement dans le champ des droits humains, peut être ouvertement admis devant des contextes d’oppression, afin de laisser une voix aux groupes et individus qui s’en sont vus privée ou retirée une partie. Les communautés marginalisées, quelles qu’elles soient, sont depuis longtemps un sujet d’intérêt pour les anthropologues, au point où iels seraient particulièrement enclin.e.s à devenir leurs « avocat[.e.]s naturel[.le.]s » (Leiris, dans Eberhard 2009 : 81). Goodale décrit comment, au cours des années 1990, les anthropologues renouvelèrent l’attention portée aux droits humains, invitant la communauté scientifique à faire un usage moral de son capital symbolique et politique, en plus de mettre ses connaissances, théories et méthodes davantage au service de la défense de la diversité (2006 : 490). Le plaidoyer pour des politiques émancipatrices peut suivre une recherche engagée.

Les possibilités d’engagement envers une communauté sont multiples, et particulièrement discutées dans le champ des droits humains en anthropologie. Les principales formes sont recensées et catégorisées dans un article coécrit par Setha Low et Sally Engle Merry (2010) : (1) le partage et le support, (2) l’enseignement et l’éducation populaire, (3) la critique sociale, (4) la collaboration, (5) le plaidoyer, (6) l’activisme. Ce positionnement réflexif conditionne notre regard théorique et analytique, comme c'est le cas de ce présent mémoire. L’attention portée aux enjeux publics et aux pratiques de résistance envers différentes autorités en est une manifestation, afin de faire ressortir les éléments tendant vers une plus grande justice sociale. Parallèlement, s’engager en faveur des droits de groupes minorisés implique souvent la critique des conditions et systèmes ayant mené aux droits oubliés, rejetés ou partiellement appliqués. Ceci peut être, par exemple, la dénonciation du traitement trop rapide ou uniquement légaliste de conflits amenés en cour, simplifiant parfois à outrance certains enjeux. La critique peut également porter sur des systèmes oppressifs retrouvés à l’intérieur même des communautés avec lesquelles nous travaillons : tel est le cas du sexisme ou du patriarcat trouvant racine dans nombre d’entre elles. Merry rapporte que certains hommes, sous couvert de la tradition, qu’ils ont d’ailleurs rigidifiée, posent des actions allant contre les principes d’égalité qu’eux-mêmes défendent (2006 : 45). Les États, dont les lieux de pouvoirs sont très majoritairement investis par des hommes, peuvent devenir source de ces discriminations. Isabelle Bourgeois (2013) rapporte des situations où il leur est arrivé de refuser d’appliquer pleinement des obligations émanant de conventions internationales, comme celle relative à l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW), adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en 1979, puis entrée en vigueur deux années plus tard. Ainsi, la critique devrait servir de levier à la réflexion afin d’ouvrir des chantiers encore peu explorés au sein des droits humains (Panikkar 1996 : 92), permettant aux droits humains de devenir source d’émancipation individuelle et collective.

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Pour Panikkar (1982), la défense de la dignité humaine devrait être ce moteur de l’engagement. Il insiste d’ailleurs sur le fait que cette dignité devrait être celle de la personne et non de l’individu. Cette différence dans le choix des mots témoigne d’un détachement de ce qu’il perçoit comme une pensée occidentale fortement imprégnée dans le concept des droits humains. S’il fait lui aussi état du concept des droits humains ainsi enraciné, et donc de son origine culturellement située, il avance que cela ne doit pas pour autant être un frein à leur universalisation – l’ordre socioéconomique contemporain étant en soi une raison suffisante pour s’en saisir. Pour lui, cela devrait être fait selon une réappropriation locale de ces droits, et une réassignation de leur sens, ou une leur reformulation selon «leurs propres notions homéomorphes correspondant ou s’opposant aux "droits" relevant de la conception occidentale » (1982 : 111) de la part des différentes communautés à travers le monde. C’est ce qui me fait dire que la réappropriation locale des droits humains fait partie du concept de la vie sociale des droits. Plus largement, cette approche demande d’analyser non pas « ce qui doit être » en matière de droits politiques, mais plutôt s’attarder à « ce qui est » (Cowan 2006 :11). L’action collective est centrale dans cette perspective, et se déploie de manière optimale à l’intérieur d’un régime démocratique. La vie sociale des droits fait souvent référence aux mouvements sociaux – locaux, nationaux ou internationaux –, terreau fertile pour la demande de droits civils et humains de la part de la population selon John Markoff. Cet auteur fait valoir en effet que plusieurs formes de dynamiques de traitement des droits peuvent être trouvées dans une démocratie : d’abord, un peuple qui se perçoit souverain a tendance à se sentir investi d’un désir de prise en charge de lui-même ; un peuple pour qui le gouvernement est à son service et pourvoit à ses besoins réclame ce traitement, et enfin, un peuple pour lequel le gouvernement est constitué de ses représentant.e.s pousse à l’action celleux qui ne s’y reconnaissent pas (2011 : 258-259). Bien que les revendications de droits soient également présentes dans des régimes autoritaires, le dialogue entre les dirigeant.e.s et la population générale, et plus particulièrement la société civile, m’apparait un élément important du contrat social qui les relie. Ce mouvement vitalise et dynamise une vie sociale des droits, telle que négociée et transformée par la population civile, donnant lieu à des revendications saillantes.

La vie sociale des droits implique, comme mentionné plus tôt, l’adaptation culturelle des discours sur les droits et les normes, sans quoi les populations pourraient les rejeter en tout ou en partie. Cela revient à nouveau à partager la responsabilité collective, ici de la transposition des idées émanant des élites, nationales ou internationales, vers les institutions et les significations locales, par le biais des intermédiaires, ou traducteur.trice.s, ainsi que l’argumente Merry (2006). Une autre façon de le formuler est avec l’image de Goodale, de faire passer la « hard law » dans la « soft law », où des normes prescrites par des autorités s’incarnent dans le sens commun du légalisme et de la justice (2017 : 210). Pour évaluer ce qui rend une idée persuasive ou non au sein d’une communauté, nous pouvons nous référer au concept de cadrage

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(« framing ») mis de l’avant par Merry. Elle en offre la définition suivante :« Frames are not themselves ideas but ways of packaging and presenting ideas that generate shared beliefs, motivate collective action, and define appropriate strategies of action » (2006 : 41). Le cadrage culturel peut donc devenir une condition à l’émergence de mouvements sociaux destinés à revendiquer des droits et libertés en ayant comme référent des normes internationales.

Eberhard (2009) nous rappelle, avec la vie sociale des droits, que la notion de droit implique aussi celle de la responsabilité, qui se doit d’être partagée dans ce cadre. Jusqu’à sa prise en compte analytique, les conflits se résolvaient principalement avec une perspective de judiciarisation1 : on identifie un.e ou des coupables, on

leur attribue la responsabilité du crime ou de l’offense, puis une peine ou sanction quelconque, le tout « par le biais de procédures institutionnalisées » (Ost et van Drooghenbroeck, dans Eberhard 2009 : 93). La vie sociale des droits implique plutôt une responsabilisation partagée de la prise en charge du bien-être collectif. Ceci peut impliquer par exemple l’analyse des conditions sociales, économiques ou politiques ayant mené ces individus à commettre leurs gestes, et chercher à les transformer pour agir en mode préventif et prospectif. Dans des conflits où des institutions étatiques seraient accusées ou reconnues coupables, cette approche de la justice alternative peut être étudiée.

Cette vie sociale des droits, objet de mon questionnement, s’ancre du point de vue de la société civile, qui est un concept clé de la présente recherche. Cette notion peut se définir de la manière proposée par Peter Dahlgren : « at the general level, civil society is seen by many writers as the societal terrain between the state and the economy, the realm of free association where citizens can interact to pursue their shared interests, including political ones » (2006 : 271)2. Parmi les groupes figurant dans cette définition, nous comptons

principalement les ONG, dont le travail est particulièrement documenté (voir notamment Bourgeois (2013), Merry (2013), Mahfoudh et Mahfoudh (2014) et Saillant (2016b)) et les organisations d’origine citoyenne, syndicale, associative et militante de défense des droits.

La société civile est particulièrement active et visible dans les régimes démocratiques guidés par les droits. On peut lui attribuer certaines grandes caractéristiques, dont celles formulées par Alexander Peter Martin (2015) : la tendance « libérale-associative » – où, à l’intérieur d’un cadre libéral, on met de l’avant l’idée du consensus –et « oppositionnelle résistante » – où, si les actions militantes sont légalisées et en contexte démocratique, on s’oppose à l’État pour lui faire des requêtes. Ces deux cas de figure ont pour objectif similaire de fournir

1 Cette perspective est toutefois commune dans les systèmes de justice contemporains.

2 Cette définition volontairement englobante peut toutefois être précisée, du fait de l’hétérogénéité des incarnations possibles de la

société civile. Des débats se tiennent à savoir si parmi les groupes qui la composent nous devons faire rentrer ceux d’obédience religieuse fondamentaliste et ceux à caractère antidémocratique, raciste, sexiste ou plus généralement invalidant la dignité d’une communauté structurellement marginalisée dans son identité. Dans le cadre de ce travail, j’inclus les groupes qui se revendiquent religieux et tous ceux dont les actions, bien que pouvant s’adresser à une communauté spécifique, n’entrainent pas la privation de droits et libertés fondamentaux d’autres groupes, donc qui s’ancrent dans une perspective démocratique.

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aux individus qui les composent, autant qu’à ceux qui n’en font pas directement partie, une base pour l’analyse, la critique et la réforme des institutions politiques.

Que ces figures de la société civile soient politisées ou non, leur travail l’est dans tous les cas. Chercher à faire avancer les intérêts d’une population ou de l’une de ses communautés, ou à la sensibiliser à des enjeux est éminemment politique. C'est dans le fait de se réunir pour former un levier collectif que se trouve une de leurs principales forces. Leur travail s’adresse donc tant aux citoyen.ne.s qu’à l’État, devant qui elles s’érigent en interlocutrices.

Dans le cas où la société civile entre en dialogue avec les citoyen.ne.s, elle effectue un travail d’éducation aux valeurs démocratiques et offre un espace de parole à celleux qui veulent bien l’investir. Alors un mouvement d’individus désirant s’impliquer à leur tour dans ces espaces collectifs peut prendre forme, afin de les faire grandir, et à leur tour attirent davantage de personnes, donnant lieu à une forme de spirale de mobilisation collective croissante. Les organisations de la société civile peuvent également s’appuyer entre elles, ou encore critiquer leurs actions mutuelles pour transformer certaines visions des intérêts communs.

Dans le cas où ses actions sont surtout tournées vers l’État, la société civile peut, selon Mohamed Kerrou, incarner un lieu de contestation, d’opposition et d’innovation pluraliste et démocratique (2018 : 98). Son affiliation avec les institutions de l’État peut être plus ou moins importante et sa reconnaissance de son rôle peut elle aussi être fluctuante. La société civile cherchera ici à examiner et à inscrire juridiquement les obligations des États, et parfois d’autres acteurs comme les entreprises privées, envers la population, sur laquelle un pouvoir est exercé. La société civile exige alors la reconnaissance de ses droits, surtout ceux qui se font émergents et sont donc moins souvent abordés comme tels (les droits économiques et sociaux, celui à la paix, ceux des collectivités, etc.).

1.1.2 La justice sociale

En raison de leur examen commun des conditions de participation sociale, de responsabilisation collective et individuelle et de jouissance des droits et leur protection, il est possible de lier l’anthropologie des droits humains à l’étude des transitions démocratiques. Toutefois, cette dernière est principalement produite en science politique, et l’on peut constater que peu de sources ont analysé l’étroite relation entre les changements de régime politique et l’espace de parole investis par gens qui les côtoient de près (Sadiki 2015 : 709).

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Mamoudou Gazibo (2011) décrit les transformations des régimes politiques avec l’image des vagues pour faire aboutir à une démocratie, ayant au préalable nécessité une certaine libéralisation politique. Mon intérêt est centré sur cette dimension processuelle de la transition qui occasionne, si ensemble de conditions sont réunies, un régime de droits humains. C'est que le cadre démocratique permet l’identification à une citoyenneté unie, et donc à une communauté politique réfléchissant de manière critique aux droits et libertés qu’elle souhaite voir déployés.

Le travail de revendication des droits humains par la société civile vise quelques finalités, dont la plus importante est surement celle de réaliser les objectifs attachés à une vision de la justice sociale. Considérant que l’autorité politique est plus souvent détenue entre les mains d’une élite ou d’un groupe dominant, la société civile cherche à redistribuer ce pouvoir ; la revendication puis la jouissance des droits permettent d’établir une forme de contre-pouvoir. Cela rejoint l’idée d’Anderson (2012) qui traite, à partir d’une théorie de Miranda Fricker (2007), des injustices de nature testimoniale et herméneutique. Ces deux formes sont semblables au sens où elles s’appuient toutes deux sur un préjudice vis-à-vis de quelqu’un, l’excluant d’une apparence de crédibilité à prendre parole (testifying). Là où elles sont dissemblables, c'est dans leur origine. L’injustice testimoniale se présente lorsqu’un auditoire disqualifie un message porté par une personne en raison de la perception de son manque de crédibilité. Dans le cas de l’injustice herméneutique, d’emblée la personne prenant parole est discréditée, en raison d’un trop grand écart entre son monde social et celui de son auditoire. Dans ce cas, au-delà du témoignage, c’est une vision sociale, une interprétation du monde qui est rejetée parce qu’incomprise ou niée par les gens qui portent et reproduisent la norme. Cet auditoire, dont font partie les dominant.e.s, est incapable de faire sens de ce message, et cela contribue à la marginalisation de la personne qui tentait de prendre parole.

Ce détour par la philosophie démontre que la lutte pour la justice passe par une déconstruction très fine des rapports sociaux du pouvoir, et que ceux-ci peuvent être de natures extrêmement variées. Leur multidimensionnalité permet de repenser la privation de droits dans des endroits peu communs. L’analyse détaillée des processus d’exclusion des sphères politiques rend visible la privation des groupes marginalisés de droits communément entendus, de nature sociale et politique (catégorisés dans une première génération de droits), mais aussi socioéconomique (deuxième génération). Ce raffinement de la pensée des formes d’exclusion des conditions d’accès à la dignité a permis, plus récemment dans l’histoire, de pousser la revendication vers le droit à la protection environnementale, le droit à la technologie, le droit à l’héritage culturel et à la justice fiscale. Cette troisième génération des droits demeure informelle, mais est parfois reconnue institutionnellement, notamment à l’occasion de la conférence des Nations unies sur l'environnement de 1972, aussi connue sous le nom de la conférence de Stockholm (Organisation des Nations Unies 1972).

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Une autre incarnation possible de la confluence entre démocratie et droits humains se trouve dans le concept de la justice transitionnelle. Cette notion est relativement récente dans les cercles de pensée juridicopolitiques et est née des suites de vagues de transition démocratique touchant plus particulièrement l’Amérique latine et l’Europe de l’Est dès la fin du XXe siècle. En voici une définition : « The theories and research programmes that explain, justify, compare and contest specific practices of moral and social repair, and the political and social movements concerned with dealing with the past, address what we now call ‘transitional justice’. Roughly expressed, the function of transitional justice is to do justice and to provide some form of repair in the wake of horrifying violence » (Walker, dans Andrieu 2010 : 538). Il est donc question d’une reconnaissance institutionnelle et étatique de la valeur des droits dans un nouveau contexte de gouvernance, et parallèlement de violences perpétrées à l’endroit de groupes et d’individus dès lors considérés comme des victimes d’actes injustes.

Les violences dont il est question sont de plusieurs ordres, notamment physique et structurel. Particulièrement présentes au sein des régimes autoritaires, ces violences sont (ré)exposées en période de transition démocratique, qui peut alors être accompagnée d’un mode de résolution de conflits nationaux offert par la justice transitionnelle. L’objectif est alors de démanteler le système d’imputabilité qui régnait jusqu’alors, pour au contraire donner pleine responsabilité aux acteur.trice.s ayant perpétré ces violences. La responsabilisation sera d’ordres légal, moral et politique, par le biais de différentes actions, telles que des procès criminels, des commissions vérité et réconciliation et des réformes institutionnelles (O’Rourke 2013 : 3). S’ensuivront des actions de réparation, telles des réinhumations et des excuses publiques.

On vise donc à instaurer une nouvelle idée du bien commun, grâce à une réconciliation nationale, combinée à un processus de reconstruction de la paix. Afin d’y arriver, il importe de redonner leur pleine subjectivité aux victimes des actes criminels3. Leur récit est un élément clé de cette reconstruction, permettant d’instaurer une

base de confiance de la part de la population générale envers ses élu.e.s. Les cadres institutionnels sont des moyens importants pour ce faire, et permettront d’ériger des barrières contre les futurs abus, tout en s’assurant d’une application du droit conforme à la législation en vigueur (Andrieu et Girard 2015 : 83). Ainsi, la dialectique des temporalités « backward- and forward-looking » comme la nomme Kora Andrieu (2010 : 538) permet de puiser dans les éléments du passé pour construire un avenir tourné vers une gouvernance basée sur la confiance et l’imputabilité.

3 Une limite possible de la notion de justice transitionnelle se trouve toutefois dans, qui y est au cœur de la réparation, et tend à réifier

son statut, en opposant deux catégories de personnes et de groupes : ceux qui commettent les violences, et ceux qui les subissent (Andrieu et Girard 2015).

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La société civile est elle aussi une actrice clé de la justice transitionnelle. Son rôle est multidimensionnel : « It can act as innovator, facilitator, temporary substitute, educator or critic » (Andrieu 2010 : 550). Les nouveaux pouvoirs et espaces de parole dont elle est désormais dotée peuvent lui insuffler une vigueur renouvelée, lui permettant d’être moteur de mouvements sociaux originaux (2010 : 549).

Catherine O’Rourke (2013) voit dans la justice transitionnelle un potentiel de dénonciation des violences genrées, pour travailler vers un rééquilibre des pouvoirs, qui sont majoritairement détenus par des hommes. Pour elle, ces réflexions sur les violences antidémocratiques sont un terreau fertile d’une analyse comparée pour voir comment des abus étaient dirigés spécifiquement contre les femmes, dont une forme parmi d’autres est les violences sexuelles, et plus particulièrement le viol comme arme de guerre (2013 : 21). Nombreux sont les groupes féministes réclamant des réparations en conséquence. Parmi les mesures demandées, la pleine reconnaissance des violences commises dans le champ privé des individus, afin de faire écho au slogan militant « The private is political ». Un autre type de demandes est la pleine reconnaissance cette fois des droits spécifiques aux femmes comme faisant partie des droits humains (pensons notamment aux droits reproductifs). Peut-être qu’une justice transitionnelle gagnerait en inclusivité à passer ses réformes législatives et institutionnelles à la loupe du féminisme intersectionnel4 (O’Rourke 2013).

1.1.3 La justice sociale : perspective du genre

Si la justice sociale implique une attention aux rapports de pouvoir en général, elle concerne aussi spécifiquement les enjeux liés au genre. Nombreux sont les groupes socioculturels historiquement marginalisés devant l’accès à la justice et à la jouissance pleine de leurs droits, mais mon intérêt de recherche porte sur les femmes, en raison de ma positionnalité de chercheuse intéressée par les réalités multiples de femmes, et surtout par leurs stratégies de résistance devant les manifestations du patriarcat. Les discriminations qu’elles vivent sont même exacerbées durant des mobilisations sociales. Jabeur Fathally (2012) rapporte qu’à l’intérieur de révolutions, dont l’objet est une meilleure garantie de justice et de droits et libertés, les hommes ont tendance à s’arroger les mérites de la lutte. Ceci oblige leurs partenaires féminines à poursuivre en deuxième temps d’autres batailles pour des revendications plus spécifiques.

Cette invisibilisation des efforts peut également se remarquer dans les réflexions suivant les mobilisations. Selon Juliette Gaté (2014), malgré l’investissement massif de femmes d’horizons très diversifiés lors des

4 Cette expression a d’abord été théorisée par Kimberlé Crenshaw (1989, 1991), qu’elle a désignée comme l’expérience combinée de

discrimination et d’exclusion en étant à la fois femme et noire (ou minorité visible) en matière de justice pénale, d’employabilité, et plus généralement dans les politiques sociales. Ce faisant, elle pointa l’intersection entre le patriarcat et le racisme systémique dont l’expérience des femmes de couleur est empreinte. J’utilise toutefois ce terme dans la reformulation moderne de cette autrice, qu’elle compare à un « prisme pour percevoir les manières par lesquelles des formes diverses d’inégalité opèrent souvent de manière commune tout en s’exacerbant mutuellement » (entrevue de Crenshaw dans Steinmetz 2020).

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révolutions du printemps arabe, la place qui leur a été accordée dans leurs suites politiques fut minimisée. Pour Dorra et Amel Mahfoudh, le blâme revient à l’État quant à la marginalisation des mouvements féministes revendicatifs. Ces auteur.trice.s dénoncent que l’histoire officielle, donc institutionnelle, retienne principalement que ce soient les États qui accordent aux femmes leurs droits et libertés, les confinant dans un rôle de passivité (Mahfoudh et Mahfoudh 2014, Labidi 2006).

Ensuite, il faut que ces États veuillent bien garantir la même application des droits à tous les genres. D’un côté, fait valoir Gaté, un système d’impunité règne souvent en faveur des agresseurs et criminels, et de l’autre, la législation est parfois dans un langage plus indicatif que prescriptif quant au respect des droits de l’ensemble de la population. Il est donc possible de retrouver des formulations constitutionnelles telles que « L’État veille à l'égalité entre femmes et hommes dans tous les droits » (2014, paragraphe 84)5.

Devant ces constats, les solutions sont multiples et variées, selon Valentine Moghadam, mais passent toutes par l’empouvoirement des femmes : représentation parlementaire (point sur lequel les quotas trouvent leur utilité), réformes légales, amendements constitutionnels sur l’égalité, ou nombre et visibilité accrus des groupes de militance féministe (2014 : 138). À la lumière de ces réflexions, nous pouvons affirmer que la lutte pour l’égalité concerne ainsi tant l’application de la loi que la nature de son propos.

1.2 La démocratie

Dans le cadre de cette recherche, je m’intéresse à la démocratie et plus largement à la politique du point de vue de la société civile, dans sa compréhension et sa réappropriation du pouvoir. Ceci explique que les enjeux relatifs à la classe gouvernante ne soient qu’esquissés. À la manière de ce qui a été abordé dans la section précédente, l’objet de mon questionnement se situe plus du côté de la perception des théories et des pratiques démocratiques par les individus et groupes ne faisant pas partie des classes au plus grand capital politique, et cherchant à exercer leur agencéité dans ce contexte où les relations de pouvoir se veulent partagées (c'est là le fondement même de la démocratie), mais se retrouvent malgré tout souvent concentrées entre les mains de ces classes dirigeantes.

Une définition d’un système politique démocratique facilitera la réflexion. Parmi l’ensemble de celles proposées dans la littérature, je retiens celle-ci pour sa subdivision entre le système de gouvernance et les pratiques effectives : « A democratic political system is one in which the ordinary citizen participates in political decisions, a democratic political culture should consist of a set of beliefs, attitudes, norms, perceptions and the

5 Cette formulation est tirée du 11e article de la Constitution égyptienne. La Tunisie connut en 2014 un débat similaire alors qu’il avait

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like, that support participation » (Almond et Verba, dans Martin 2015 : 798). Nous verrons maintenant certaines de ses composantes.

1.2.1 La gouvernance de la décentralisation

Si le modèle politique occidental dans sa jeune modernité était celui du gouvernement par le droit et par l’État, de forme pyramidale, celui de la gouvernance, selon Eberhard (2009), lui aurait succédé. Il définit ce concept comme une « mise en forme politico-juridique "en réseaux" – plus axée sur la participation responsable de toutes les parties prenantes aux projets qui les concernent » (2009 : 80).

La gouvernance, de par la pluralisation des rôles qu’elle suppose, incite à la diversification des positions de pouvoir, et à une déconcentration de l’autorité, des responsabilités et des compétences de gestion. L’auteur voit ce changement d’un bon œil puisqu’il pourra, à terme, mener à des conditions propices à une « nouvelle éthique de l’agir collectif » (2009 : 80)6. Sa préoccupation pour le pluralisme juridique s’en voit également

teintée. Une extrapolation de ce concept de la gouvernance peut mener à celui de la décentralisation. Voilà le modèle politique pour lequel Souhaïl Belhadj (2016) fait un plaidoyer. Selon lui, la décentralisation est gage d’une meilleure démocratie, en raison de ses institutions politiques locales qui gagnent en autonomie.

Parmi les éléments caractéristiques de la décentralisation figure le pouvoir local, dont un exemple est les conseils municipaux. Pour Behladj, la décentralisation s’éloigne du modèle oppositionnel entre le groupe dominant et celui du peuple, et elle entraine une recomposition du partage du pouvoir et des ressources, et ultimement, des rapports de force. Cet aplanissement du pouvoir pourrait s’observer chez une société à la tradition démocratique aussi bien que chez une qui est en phase de transition vers ce régime. Dans ce cas, argumente-t-il, le pouvoir local agit comme un ingrédient favorable au succès de cette entreprise qu’est la décentralisation, parmi l’ensemble des conditions politiques, sociales et économiques qui lui est nécessaire. Cet auteur trace un parallèle entre la décentralisation et l’émergence des droits civiques, puisque le pouvoir local, une fois installé, peut s’autonomiser du pouvoir central. Ce faisant, son énergie investie à lui relayer les enjeux d’intérêts locaux peut être plutôt consacrée à s’y investir et adresser les enjeux plus directement. La concertation des expertises pour les examiner peut alors plus facilement prendre racine auprès de la société civile locale qu’auprès des hauts fonctionnaires. Une étude anthropologique des transitions de régimes politiques peut s’avérer alors utile pour éclairer ces processus d’implantation et de consolidation d’un régime de droits7.

6 Cela ne veut pas pour autant dire que le pouvoir disparait de la sphère publique, mais qu'il s’incarne sous d’autres formes,

possiblement moins nettes.

7 Il existe également une littérature des transitions démocratiques en science politique, parmi laquelle figure la transitologie. Voir par

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Cette position n’est pas exempte de critiques, et Belhadj lui-même est conscient que la décentralisation n’est pas forcément le fruit d’un nouveau contrôle populaire et citoyen, mais peut aussi être le résultat d’une indifférence d’un État, ce qui n’aura pas les mêmes aboutissements. De plus, des auteur.trice.s comme James Ferguson (1994) argumentent que l’idée de la décentralisation tend à dépolitiser les institutions, ou à tout le moins à invisibiliser leurs rapports de force, pour ne les voir que comme des instruments de gouvernance au service de la population. Des intérêts humains demeurent toutefois présents, comme dans un État centralisé, et ce sont ceux d’une minorité d’individus à la tête de cet appareillage. Ferguson soulève également le risque d’une plus grande bureaucratisation et celui de l’imposition d’une logique développementaliste servant davantage le capitalisme que la population citoyenne. Ainsi, la décentralisation n’entraine pas forcément une rationalisation de la gouvernance.

De même, puisque les dynamiques du pouvoir sont variables et parfois divergentes entre la théorie et les pratiques, il est constaté que la démocratie est source de tensions, concernant notamment la manière dont elle peut se déployer (Markoff 2011). Le rôle critique de l’anthropologie sur cet écart est nécessaire afin de ne pas idéaliser ce mode de gouvernance, sujet à de nombreuses critiques. La démocratie au contraire est historiquement constituée et aujourd'hui encore traversée de relations de pouvoir, telles que modelées par le racisme ou le néolibéralisme. Aussi devrait-elle, afin d’être le plus inclusive possible, retenir à leur juste part les contributions réflexives de penseur.euse.s, de philosophie politique par exemple, de régions marginalisées, tels le Moyen-Orient ou l’Afrique. Bref, la démocratie n’est pas positive de manière inhérente, mais quelques éléments peuvent servir d’appui à une réalisation se préoccupant du bien-être de l’ensemble de la population.

1.2.2 L’engagement à la citoyenneté

Le lien étroit entre la décentralisation et le pouvoir local invite à intégrer dans ces réflexions une place importante à la société civile. Considérant qu’une gouvernance locale nécessite une participation politique plus importante de plus d’individus qu’en contexte de pouvoir hautement centralisé, elle peut se concevoir comme le lieu démocratique et inclusif d’un exercice de citoyenneté politique. Peter Dahlgren (2006) va même jusqu’à inviter les mouvements sociaux issus de la société civile à défier les individus détenant le haut pouvoir dans un régime démocratique.

L’exercice de sa citoyenneté est à la fois un tenant et un aboutissant d’un régime démocratique actif. Par ailleurs, une définition classique de la citoyenneté peut être la suivante : « un statut social (membership), codifié juridiquement et conférant un ensemble de droits aux individus à qui ce statut est reconnu. C’est aussi un ensemble d’obligations, formelles ou informelles, qui exigent — le plus souvent — que les individus

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prennent part aux affaires de la Cité et participent activement aux affaires publiques d’une entité politique (l’État-Nation le plus souvent) dont ils sont membres » (Déloye dans Neveu 2004 : 2).

Pour Catherine Neveu, la citoyenneté, d’un point de vue anthropologique, consiste en une relation avec un État, mais aussi avec une collectivité « à la fois juridiquement constituée, et socialement construite » (2004 : 4). Les liens entre les études sur la citoyenneté et celles des droits humains sont tissés avec le tremplin analytique des conditions sociopolitiques octroyant l’espace pour exercer une citoyenneté non pas que formelle, mais substantielle. Ceci permet de dépasser le registre seulement individuel de la citoyenneté8. En

plus de son obligation morale à protéger les droits de sa population, le rôle de l’État est primordial dans la création des conditions propices à l’accès à la citoyenneté. C'est là toutefois un objectif difficilement mesurable et des obstacles tels que le néolibéralisme tendent à promouvoir les libertés (surtout individuelles), tout en érigeant des barrières, notamment le laisser-aller du marché économique (Dahlgren 2006 : 268).

Une nouvelle forme de citoyenneté peut aussi se déployer en contexte de transition démocratique. Numa Murard et al. (dans Neveu 2004 : 4) parlent d’une dimension sous-estimée de la citoyenneté, celle de l’horizontalité des rapports sociaux qui s’y développe grâce à l’amenuisement des figures d’autorité. Cette forme de la citoyenneté se caractérise par l’élément de la projection dans nos rapports concitoyens. Le fait de se projeter sur autrui permet le développement d’une reconnaissance interpersonnelle, et donc d’une base égalitaire aux échanges. Bref, la citoyenneté peut être la base d’une réflexion sur l’égalité et sur la justice. Son dynamisme, son ouverture au dialogue et sa capacité réflexive sont des atouts pour assurer sa pérennité, sa diversification et son adaptation aux différents contextes.

1.2.3 La démocratie au féminin

Les pratiques de la citoyenneté ne sont pas non plus exemptes de racines patriarcales et sexistes. Douja Mamelouk (2015) soutient toutefois que les révolutions peuvent être des moments pour que les femmes saisissent un instant historique de leur histoire nationale pour s’y inscrire en tant qu’actrices et combattantes de front. Elles peuvent alors documenter ces mouvements sociaux par le témoignage sous forme de récits autobiographiques, par le roman fictif inspiré des faits ou encore par le pamphlet, parmi d’autres possibilités. Investir l’écriture de ces moments forts est une stratégie de gain d’autorité et de resubjectivation.

Bronwyn Winter argumente qu’aux éléments révolutionnaires descriptifs et symboliques doit suivre la représentation substantielle dans les sphères de pouvoir. Les femmes devraient alors participer à un

8 Avishaï Margalit (1999) offre un éventail des composantes possibles de la citoyenneté en s’appuyant sur le travail de T.H. Marshall.

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renversement des forces régnant préalablement à leur investissement des lieux de parole, dans le but de repenser les priorités politiques (2016 : 524). Ces femmes qui parviendront à briser le plafond de verre, selon elle, devront poursuivre la lutte pour celles n’ayant pas acquis tous leurs privilèges, et ainsi amener la législation en vigueur à mieux correspondre aux besoins de toutes les femmes marginalisées, particulièrement celles vivant d’autres axes d’oppression (de religion, de classe, de pauvreté, etc.).

Une autre précaution s’impose, relevée par Jane Jenson (2011), cette fois analytique. Malgré une attention renouvelée aux femmes dans certains systèmes démocratiques, il arrive que derrière l’accent sur le mot

égalité et les idéologies de sensibilité au genre se cachent des intentions de gouvernance autres : on ne

cherche pas forcément à atteindre cette égalité pour la fin qu’elle constitue en soi, mais pour répondre à un autre besoin politique. Il en est de même lorsque des gouvernements octroyèrent des droits relatifs à la maternité – ou plus généralement à la sollicitude, care en anglais, attendue dans les comportements des femmes –, mais en ayant en tête les besoins des enfants en tant que futur.e.s travailleur.euse.s. Bref, les mouvements féministes ne doivent pas se contenter d’être objets de politiques publiques, mais amener les femmes à être des actrices de premier plan des changements législatifs (Jenson et Lépinard, dans Jenson 2011 : 40).

1.3 En bref

L’anthropologie des droits humains est une sous-discipline qui a récemment pris forme et qui rapidement encouragea ses tenant.e.s à exercer une forme d’engagement devant des populations marginalisées par un État ou des conditions difficiles émanant notamment du néolibéralisme. Dès lors, l’accent fut mis sur une compréhension transculturelle des droits et sur leur vernacularisation pour les groupes locaux. La vie sociale des droits est un outil pour étudier ces dynamiques, particulièrement du point de vue de la société civile. On cherche à mettre en œuvre une vision de la justice sociale, qui compte, parmi ses composantes celle du genre. Puisque les régimes de droits humains se déploient plus facilement dans un cadre démocratique, ce mode de gouvernance fait objet d’une attention théorique, plus particulièrement s’étendant jusqu’à la décentralisation. Grâce à un pouvoir plus diffus, les citoyen.ne.s sont davantage encouragé.e.s à investir les lieux de pouvoir et à exercer leur citoyenneté. Les femmes gagnent à réclamer ce pouvoir afin de faire reconnaitre leurs implications dans les mouvements sociaux et de participer à l’élaboration des législatures qui les concernent. Ce qui suivra offrira un regard plus ancré sur les éléments sociopolitiques de cette recherche.

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18 CHAPITRE 2 : CADRE CONTEXTUEL

Ce chapitre se concentre sur des évènements de l’histoire récente de la Tunisie, soit avant, pendant et après la révolution. Son objectif est de situer géographiquement et temporellement ma recherche parmi les études publiées en sciences sociales grâce à la mise en place d’éléments socioculturels propres à la Tunisie. J’exposerai les régimes de gouvernance du pays des dernières décennies et comment la population y a répondu en termes de mobilisations. J’ai pour postulat que la révolution de 2010 et 2011 a amené des demandes citoyennes sur le plan de la dignité, d’abord pour des mesures de développement socioéconomique, ensuite pour davantage de droits et de libertés individuels et associatifs, et ce, d’une manière qui a rejoint l’ensemble des groupes sociaux. C'est d’ailleurs une des caractéristiques marquantes de la révolution, du fait que les revendications aient réuni l’ensemble des secteurs socioéconomiques et des régions. Afin d’éviter d’adopter un récit linéaire, je cherche enfin à mieux comprendre les obstacles actuels à l’implantation d’un régime de droits humains dans le cadre démocratique maintenant en consolidation. Je m’intéresse ensuite aux réponses institutionnelles sur les questions de la gouvernance par la mise en place d’élections municipales et d’un organe parapublic chargé d’assurer une forme de justice transitionnelle (l’Instance Vérité et Dignité). Ce cadre de la contextualisation aboutit à ma question de recherche.

2.1 Une brève histoire sociopolitique de la Tunisie 2.1.1 Les régimes autoritaires

Un survol historique des éléments de politique nationale s’impose afin de mieux saisir les enjeux d’aujourd'hui. La Tunisie a connu une période de protectorat français de 1881 à 1956, et comme c'est le propre de la gouvernance des métropoles colonisatrices, la sienne nia une bonne part de son autonomie. De son indépendance en 1956 jusqu’en 1987, la société tunisienne vécut ce qui est communément qualifié de dictature éclairée avec Habib Bourguiba. Parmi ses caractéristiques marquantes, ce président instaura une tradition de réforme par le haut au sein de son pays (Charrad 2016). Kerrou (2017) parle même de ces réformes comme d’une idéologie étatique. Elles visaient à faire entrer la Tunisie dans la modernité en alliant le développement socioéconomique du pays notamment par le contrôle des naissances et par l’émancipation des femmes (Gastineau 2012). Le charisme de ce président inspire aujourd'hui encore nombre d’individus et de groupes, au point où des partis politiques fondés après la révolution se revendiquèrent du bourguibisme. Toutefois, et c'est une part d’autoritarisme importante pour l’analyse qui suit, il y avait une impossibilité de franchir les portes du parlement, et cette tendance s’est maintenue sous le régime suivant, celui de Zine

Figure

Tableau 1 : Opérationnalisation d'un des concepts de la recherche (Anne Leblanc 2017)
Figure 1 : Un exemple d’infographie, publiée sur la page Facebook d’Al Bawsala en mai 2018 et compilant des infractions commises à  l’ARP en les catégorisant selon le type
Figure 2 : Capture d'écran de la vidéo sur la Cour constitutionnelle, publiée sur la page Facebook d’Al Bawsala en mai 2018
Figure  3  :  Capture  d'écran  de  la  vidéo  sur  le  projet  de  loi  sur  la  déclaration  d'intérêts  et  de  patrimoine  et  sur  la  lutte  contre  l'enrichissement illicite et les conflits d'intérêts, publiée sur la page Facebook d’Al Bawsala en ju
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