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CHAPITRE 7 : INTERRELATIONS ENTRE LES DROITS HUMAINS ET LA DÉMOCRATIE

7.5 La lutte contre la corruption

Une autre manière pour Al Bawsala de s’engager dans la lutte contre la corruption est par le projet du Partenariat pour un gouvernement ouvert (PGO, aussi connu sous son nom anglais, l’Open Government

Partnership), dans lequel elle détient un rôle actif dans le comité de pilotage tunisien. Ce programme vise à

appliquer les grands principes de la transparence sur le plan de la législation des pays partenaires. Comme amené en chapitre 4, il s’agit d’une instance internationale de réflexion et de propositions de projets de société ralliant à parts égales des membres du gouvernement et de la société civile pour les 79 pays membres. Parmi les projets proposés par le PGO en Tunisie, l’un d’entre eux porte sur les données ouvertes, ce qui a constitué un point d’intérêt pour Al Bawsala lors d’un premier plan d’action en 2013.

J'ai eu l’occasion de faire l’observation participante de deux réunions à l’interne qui avaient pour objectif de déterminer les thèmes que proposerait le comité de pilotage pour le troisième plan d’action du PGO tunisien, en plus d’un entretien avec la personne qui représentait Al Bawsala dans ce comité depuis ses débuts. Elle avait pour mandat d’y défendre les principes de transparence, de redevabilité et de défense des libertés individuelles et collectives, et d’assurer un engagement continu de la société civile. Talonner les dirigeant.e.s

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pour assurer une législation en adéquation avec les besoins fait également partie des priorités des membres de la société civile avec qui elle travaillait, et avec les moyens disponibles. L’intérêt de faire partie d’un regroupement semblable est de « bénéficier de ressources matérielles et en termes de capacity building, des ressources humaines, de training, etc. » (extrait d’entrevue avec Feriel).

La place de la société civile est primordiale dans ces démarches : « La société civile inspire à la fois le gouvernement, lui donne du souffle et des moyens nouveaux de travail, mais crée aussi de la pression et une sorte de levier pour tous les projets sur lesquels on s’est mis d’accord » (extrait d’entrevue avec Feriel). De plus, la structure de fonctionnement du PGO est l’égalité complète en termes de pouvoir avec les figures dirigeantes, non seulement dans le choix initial des projets à entamer, mais également dans leur poursuite ou non, et à quelles conditions. L’expertise de la société civile est nécessaire pour mettre en branle ces projets puisqu’au moins un organisme est responsable de chacun d’entre eux selon les thématiques explorées, que des réunions mensuelles de suivi l’impliquent et que la mise en œuvre des activités peut relever de la responsabilité gouvernementale (ou publique), civile ou un mélange des deux. Al Bawsala se réjouit aussi d’une mesure de balisage qu’a mise en place le PGO, le Mécanisme de rapport indépendant, qui fait acte de conscience que le gouvernement a généralement plus d’intérêts à défendre que la société civile dans la reddition de comptes, donc que la société civile a des buts davantage tournés vers le service à la population et mérite d’être écoutée attentivement.

En 2018, le comité formé de 12 personnes en était à la fin du deuxième plan d’action du PGO, (chaque plan s’étalant sur deux ans). Les démarches de consultations publiques de ce plan avaient été plus fastidieuses, en raison notamment de l’instabilité gouvernementale, mais le comité avait l’intention de les améliorer lors de l’élaboration du troisième plan. C'est dans le cadre des préparatifs pour ce nouveau plan que la personne responsable de ce dossier à Al Bawsala avait organisé des réunions formelles avec l’entièreté de l’équipe. Elle cherchait à prendre son pouls sur la pertinence de poursuivre son engagement avec le PGO et sur la forme que pourrait prendre cet investissement dans ce troisième plan d’action national. Il a été retenu dès la première réunion qu’Al Bawsala allait ne pas être qu’un soutien aux autres ONG présentes, mais devenir « force de proposition » (selon les mots de Warda) et, idéalement même un catalyseur, ou un poids fédérateur : « we don’t want to agree or disagree on something that already exists, c’est notre mission naturelle » (Warda, en échange de groupe). L’ONG cherchait à avoir un impact sociopolitique quantifiable et à rentabiliser son investissement en temps et en énergie. C'est ainsi qu’un groupe de travail s’est créé afin de proposer un argumentaire au comité sur l’implication souhaitée d’Al Bawsala. Un des projets thématiques présentés au comité de pilotage portait sur le transfert fiscal, dans le but d’apposer une transparence budgétaire et fiscale à un ministère qui avait jusqu’alors toujours été réticent à produire des rapports sur les

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éléments de sa fiscalité. On cherchait ici à devenir un site miroir du ministère des Finances, parce que beaucoup de données étaient alors manquantes, omettant d’y inclure celles de certaines institutions gouvernementales. Le deuxième projet concernait les zones grises de la législation sur les droits humains et l’impact social de ces lois qualifiées de liberticides. Le thème de la transparence des données revenait ici aussi, cette fois ciblant le ministère de la Justice, concernant arrestations (pour se demander qui est incarcéré.e, pour quel crime et pendant combien de temps, et ce, avec l’aide d’un système d’anonymisation). Un troisième projet allait devenir un carnet d’adresses de l’État (mais cette thématique était encore en discussion auprès des autres membres et était donc en peaufinement à mon départ). De plus, il avait été décidé d’user de l’expertise des membres du groupe pour ajouter une composante portant sur la décentralisation à l’intérieur des projets proposés.

Bref, cette participation à ce programme d’envergure par une concertation et des dispositifs internationaux sur une meilleure gouvernance démocratique vise une pénétration des processus décisionnels publics par la société civile. Les concertations et la responsabilisation partagée sont comprises comme des caractéristiques de la bonne gouvernance. Darius Adamski (2014) abonde en ce sens dans le fait que l’accessibilité aux documents officiels poursuit des buts bien sûr de transparence, mais également d’ouverture à l’examen discussif, d’imputabilité et de renforcement de légitimité ; en ce sens cela fait office de reddition de comptes. Il dit aussi que les chiens de garde publics, référant ici aux individus et organisations militant pour une cause de nature publique, ont pour fonction d’ouvrir un débat en nourrissant le public d’informations primaires. Cette poursuite de la légitimité gouvernementale se fait sur un plan légaliste, donc sur les procédures relevant du domaine factuel, et sur le plan idéologique du discours démocratique.

7.6 En bref

Plusieurs éléments et interrelations conceptuelles ressortent entre les droits humains et la démocratie. Cependant, il est possible de tirer des conclusions plus générales : Al Bawsala croit que la démocratie est obsolète sans droits humains, et vice versa. Les éléments suivants sont tirés d’échanges de groupe s’étant tenus dans le cadre d’une retraite stratégique où la mission et la vision de l’organisme ont été rediscutées à la lumière de l’évolution de ses activités depuis sa fondation.

La démocratie vise l’instauration d’un contexte de plein déploiement des droits humains.

L’organisme se positionne en défaveur d’un conditionnement de la dignité par un système politique. Celle-ci devrait être absolue et irrévocable peu importe le contexte dans lequel un individu se trouve puisque toute personne, de par sa simple existence, s’en trouve pourvue ; cela rejoint l’esprit de l’article 1 de la DUDH. Ainsi,

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un État, peu importe son système politique, devrait être garant de la protection de cette dignité innée dans l’éventualité où une personne physique ou morale tenterait d’amoindrir ou de soustraire celle d’un individu tierce. L’État a donc un devoir de protection de ses citoyen.ne.s et se trouve ainsi dans une position de redevabilité. Celle-ci, comme le théorisait Zied en échange de groupe, s’opère sur deux plans : vertical et horizontal. Le premier concerne sa relation avec sa population, particulièrement en contexte de corps législatif et exécutif élus. Le second est relatif à sa constitutionnalité, donc à son cadre de fonctionnement et à sa structure interne, incluant les institutions qui le composent. Je propose ici de compléter cette vision avec la réglementation internationale, puisqu’un État est forcément en relation avec des entités externes mais constituées similairement.

L’État opère sa gouvernance par l’élaboration de politiques publiques, touchant des sujets variés, tels sur la démographie, la santé, la culture, le genre, l’urbanisme, etc. Aussi larges que puissent être ces politiques, elles devraient toujours être au service de l’ensemble la population gouvernée. Ceci relevant d’une théorie de la philosophie politique, la réalité terrain est autre. Devant le constat que son État est lacunaire et ne remplit pas cette mission, Al Bawsala incite les citoyen.ne.s à devenir actif.ive.s devant leurs droits et libertés, d’ordre tant individuel que collectif. Ceux-ci, de par leur valeur innée, se doivent d’être arrachés s’ils ne sont pas respectés dans le cadre d’une constitution. La tâche est double en contexte autoritaire puisqu’en plus de lutter contre ces pratiques limitatives, il faut contester l’appareillage structurel et idéologique qui rend possible de telles activités.

Voilà ce qui motive Al Bawsala à utiliser un vocabulaire axé sur l’empouvoirement. Ainsi, au lieu d’utiliser des formulations telles que « les droits et libertés sont garantis », elle juge préférable d’énoncer que « les citoyens et citoyennes jouissent de leurs droits et libertés ». Même, il est possible d’aller plus loin en faisant valoir que l’expression « jouir de » n’est pas assez active et que l’idée devrait être poussée : sensibiliser, conscientiser et éduquer, pour amener un changement des comportements sur les niveaux individuel (citoyen.ne.s et décideur.euse.s) et structurel (les institutions) afin de garantir le respect des droits et libertés par des interactions dynamiques et positives entre ces niveaux. La création d’espaces d’échanges sur ces plans est donc nécessaire, et nous amène au point suivant.

Le respect des droits humains permet une participation citoyenne dans un cadre démocratique afin d’assurer l’établissement d’une société inclusive dans sa diversité d’opinions et de réalités sociales.

L’objectif ici est de s’assurer que les individus puissent avoir une voix afin d’avoir des politiques publiques à leur image, notamment grâce à la défense de leurs intérêts. Voilà ce qui explique pourquoi la mission d’Al

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Bawsala est de rapprocher les citoyen.ne.s de la vie politique, voire de les mettre au cœur du discours et de l’action politique. Ici, pour revenir sur cette idée de l’échange, nous pouvons concevoir le rôle des citoyen.ne.s en termes de pouvoir, afin d’amener un équilibre des pouvoirs publics. Dans cette perspective, il peut être utile de penser la coopération avant la confrontation avec le pouvoir étatique, et cette coopération devrait commencer par l’ensemble des membres de la société civile, en voyant ce qui les unit d’abord et avant tout. Cela peut se résumer encore à la prise en compte des besoins de toutes les tranches de la population, afin de contrebalancer des façons de faire courantes qui consistent à privilégier ceux de groupes déjà favorisés (dans une société sexiste, ce sont les hommes ; dans une société raciste, ce sont les personnes à la peau claire, etc.). Pour autant, la démocratie ne doit pas devenir la tyrannie de la majorité, mais la protection de ces minorités (Warda, en échange de groupe). Nous pourrions même parler de groupes minorisés, impliquant que ces inégalités sont le fruit d’une construction sociale. Panikkar abonde en ce sens : « Les droits [humains] sont un dispositif juridique destiné à assurer la protection des groupes numériquement faibles (la minorité ou l’individu) en face de la puissance du nombre » (1982 :101).

Cela peut se contrer par des mécanismes forts de mise en œuvre de participation citoyenne. Ceci implique de mener plus que de simples consultations publiques avant de concevoir un projet de politique publique. Il est question ici de participation citoyenne à toutes les étapes de la formation et de l’exécution d’un tel projet. C'est donc de concevoir aujourd'hui les citoyen.ne.s comme des futur.e.s preneu.se.r.s de décision, ce qui mène à considérer comme nécessaire le fait d’imaginer la politique par le bas. Par ailleurs, la participation citoyenne peut ne pas forcément être dans le but d’influencer les politiques, dans l’état courant des choses ; elle peut également simplement servir de moteur à un sentiment d’appartenance à une communauté. Précisons aussi que cette participation peut être discutée autrement qu’en regard de l’influence sur la législature, mais en outre dans l’étendue de toutes les institutions législatives sans pour autant qu’elles aient de pouvoir décisionnel. Ultimement toutefois, son but demeure que chaque personne puisse jouir de ses droits et libertés.

Ces droits et libertés, que l’État garantit et qui sont réclamés par la population, sont conceptualisés avant tout comme de nature politique, particulièrement dans le cadre d’une transition démocratique comme c'est le cas en Tunisie. En poursuivant cette logique c’est en donnant plus d’accès aux droits et libertés politiques aux citoyen.ne.s qu’ils pourront arracher leurs droits et libertés économiques (Hafsa, en échange de groupe). Cela inspire certaines personnes à parler de prospérité, au regard du bien-être social. C'est ici que la dignité humaine s’ancre plus durablement, grâce à un confort matériel, culturel et intellectuel.

Ainsi, dans cette logique, les droits et libertés sont une finalité en eux-mêmes, de même que la participation citoyenne. Pour y arriver, on peut se reposer sur deux grands concepts : l’égalité et l’équité. Le premier se

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réfère à la place de chaque individu devant la loi et peut être renvoyé aux droits politiques ; le second, aux différences sociales qui devraient être objet de mécanismes publics pour donner à chacun.e le même accès aux chances et aux ressources, en liens avec les droits socioéconomiques. Les deux vont donc de paire.

La notion de citoyenneté, que nous avons abordée plus tôt, est importante à nouveau ici pour nous, car se situant à la frontière de ces concepts. Margalit affirme qu’il s’agit d’« un statut d’appartenance qui implique des droits » pouvant même être conceptualisé comme un « bien public » servant une certaine conception de l’État providence (1999 :148 ; 153). Si nous avions déjà abordé quelques éléments théoriques, ce sujet mérite ici qu’on s’y arrête pour réfléchir sur ses limites. Ainsi que Neveu (2004) le relate, la relation entre la citoyenneté et la nationalité est très étroite, au point où plusieurs la confondent. Cela trouve racine dans l’implantation de ces éléments dans la culture politique, considérant qu’ils sont tous deux apparus dans le cadre du développement de l’État-nation et que l’un et l’autre sont des statuts menant à la protection des droits par celui-ci. Si Neveu cherche à repenser la citoyenneté en apposant une distinction entre ces notions principalement par la réflexion autour de l’ethnie, les discussions chez Al Bawsala s’orientaient vers le levier des mouvements transfrontaliers contemporains. Plusieurs personnes, comme les réfugié.e.s, ne sont pas citoyennes au sens formel, et ne bénéficient pas de toutes les protections étatiques possibles. Les réalités migratoires devraient servir de moteur à une nouvelle définition et réglementation de ce qu’implique la citoyenneté, de manière non contraignante juridiquement pour quiconque désire s’en prévaloir.

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