• Aucun résultat trouvé

Le budget sensible au genre dans le Code des collectivités locales

CHAPITRE 6 : DÉMOCRATIE

6.4 La démocratie et les femmes

6.4.4 Le budget sensible au genre dans le Code des collectivités locales

L’attention dirigée vers les femmes l’est pour celles qui ont un intérêt pour la politique dans ce projet, mais aussi, dans un autre, vers celles qui ne s’y sentent pas particulièrement rejointes, tout en demeurant bénéficiaires des services municipaux. Al Bawsala s’est ainsi engagée à inscrire le budget sensible au genre dans le cadre législatif du CCL. Il s’agit d’opérer un changement conscient dans la prise en compte des besoins des femmes et des filles à l’intérieur des budgets et des documents stratégiques municipaux, alors que la perspective androcentrée est la plus commune lorsqu’il est question de priorités budgétaires. Par exemple, dans les services municipaux dédiés aux loisirs, si une somme X est consacrée à un terrain de sport, cela va d’emblée rejoindre les intérêts des hommes et des garçons en priorité, alors que si cette même somme est plutôt allouée à l’approvisionnement d’une bibliothèque municipale, tout le monde se sent plus globalement inclus.e.

Les député.e.s avaient déjà reçu une première formation sur le budget sensible au genre de la part du PNUD dans le cadre de l’Académie parlementaire. Toutefois, ce concept et ses principes généraux auraient été très mal compris et assimilés. La présidente d’une association féministe nommée Beity a constaté ce manquement, combiné à celui de la suppression systématique des éléments relatif au genre dans le CCL. Elle a donc contacté d’urgence d’autres organisations de défense des droits afin de créer un contrepoids collectif et de mener une défense du budget sensible au genre dans un plaidoyer du CCL. Des membres des équipes de Marsad Majles et de Marsad Baladia ont donc suivi la formation sur le budget sensible au genre donnée par Beity et par l’Association tunisienne des femmes démocrates afin de l’intégrer dans leur propre plaidoyer à la fin du printemps 2018 et de dénoncer la situation dans un communiqué de presse commun. Ceci a donc été fait en concertation avec les autres groupes. Al Bawsala a également travaillé dans son champ de spécialité, soit la proposition d’amendements à des articles de loi aux député.e.s, plus particulièrement autour « de l’égalité dans la rédaction des plans d’aménagement, dans les plans d’investissements et [au sein d’]un rapport annuel sur les mesures nécessaires pour promouvoir l’égalité » (extrait d’entrevue avec Lotfi).

114

Le plus difficile dans ce plaidoyer selon Lotfi a été l’exposé de motifs justificatifs aux amendements proposés. Il a fallu pour cela chercher des défaillances dans d’anciens budgets municipaux, avec la loupe des inégalités de genre, en plus de tirer un argumentaire de conventions internationales telle la CEDAW et d’un projet-pilote dans une municipalité tunisienne, Médenine, en 2016. Ensuite, il a fallu raccrocher cela à des articles en cours d’élaboration. Enfin, l’équipe a cherché à articuler le tout avec d’autres thématiques, la principale étant la décentralisation, mais aussi l’environnement, l’égalité des chances, l’augmentation des ressources des conseils municipaux et la limitation du pouvoir central sur les municipalités.

Le résultat en plénière de l’ARP fut multitendance. D’abord, l’ensemble des amendements proposés par Al Bawsala a été adopté tel que proposé, ce qui a constitué une grande fierté pour l’équipe. Toutefois, les autres associations avaient de leur côté présenté une cinquantaine d’amendements relatifs au genre, ce qui a été déduit après coup comme trop massif pour les député.e.s, qui alors n’ont pas voté en faveur de chacun d’entre eux, ou encore ont fait passer la question du genre dans des articles jugés moins importants.

La réaction des député.e.s pris.e.s individuellement a elle aussi pris plusieurs directions : « Globalement, c'est une bonne réceptivité, […] plus de onze articles au sein desquels ont été intégrées, non pas le budget sensible au genre, mais des mentions relatives au genre, tel qu’au sein de chaque municipalité par exemple, [elles] doivent [faire] figurer une commission chargée de, bon on a changé le mot "genre" parce qu’il portait une confusion chez les député[.e.]s, donc on parlait plus de l’égalité des sexes ou d’égalité des opportunités » (extrait d’entrevue avec Lotfi).

La confusion décrite fait référence à une réaction émotive des député.e.s, qui comprenaient mal ce qui était entendu par « l’approche de genre ». Par exemple, la question du genre pour plusieurs en Tunisie fait référence par association à celle de l’homosexualité. Les groupes de défense cherchaient donc à redonner le sens premier de ce mot, sans pour autant invalider la pertinence des luttes des communautés LGBTQ+. Un autre enjeu s’est posé du fait qu’un des principaux partis au pouvoir s’est totalement opposé à la catégorie sémantique du genre, et donc par association d’idées, aussi au budget sensible au genre. Un représentant de ce bloc a eu la réaction suivante, décrite par Lotfi :

[Il] était très agressif [...] : "Vous êtes en train de faire des enchères, vous êtes en train d’utiliser la femme pour des buts illicites" […] Pour lui, on était en train de parler au nom de la femme tunisienne, alors qu'on ne représente pas la femme tunisienne, la femme tunisienne n’a rien à foutre avec la question du budget sensible au genre et ça ne peut servir personne, et c'est juste les bailleurs de fonds qui sont en train de nous imposer leurs instructions!

Selon Lotfi, le terme de genre pouvait résonner avec les idéaux venant d’Occident, par le biais de bailleurs de fonds. La population féminine de Tunisie était donc instrumentalisée pour servir des intérêts étrangers dits

115

progressistes, alors que leurs besoins seraient autres. À l’inverse, des député.e.s d’une formation politique plus de droite, Ennahdha, avaient adopté ce vocabulaire et usé des arguments donnés par Al Bawsala pour défendre ces amendements en faveur de l’approche du genre. La solution de compromis que l’organisme a trouvée fut de parler non plus de genre, mais d’égalité des opportunités. Bien que le focus ait été recadré, cette formulation comprenait la même essence de valeurs pour lui et a permis l’intégration des amendements souhaités.

Pour Al Bawsala, ces changements sociopolitiques relèvent d’une importance particulière. La parité est obligatoire dans les listes électorales, mais n’est pas constatée dans les instances décisionnelles suite aux élections, et cela se traduit dans les politiques adoptées au cours des années subséquentes. Il s’agit plutôt d’un travail qui s’étalera sur le temps et qui s’accompagnera d’un « changement de mentalités » (extrait d’entrevue avec Lotfi) pour que les femmes soient représentées à la hauteur de leur proportion au sein de la société vers les milieux politiques. Mais d’ici là, il est possible d’élaborer des mesures législatives pour tenir compte des besoins des femmes et les inscrire dans la fiscalité locale. Ainsi, la parité dans les mesures budgétaires serait aussi importante que celle dans les instances décisionnelles. À cela devraient se coupler des enquêtes à l’échelle du pays pour comptabiliser les inégalités basées sur le genre, sur la pauvreté par exemple. Pour cela, les municipalités sont un bon levier d’action, les localités étant le point de départ vers un changement national. Pour Al Bawsala, cela relève encore du défi : elle devra faire un suivi assidu afin de valider que les municipalités respectent les dispositions auxquelles le CCL les engage sur le plan de l’égalité des opportunités et de la participation citoyenne.

Cette expérience de plaidoyer pour le budget sensible au genre devant les député.e.s a même fait objet d’une présentation lors d’un évènement international de partage des expériences comparées sur cette thématique précise au Maroc à la fin du mois de juin 2018. Cet évènement était financé par Oxfam. Il s’agissait d’exposer les étapes de ce plaidoyer, ses réussites, obstacles et limites, devant un public sensibilisé à la question, mais peu connaissant du contexte culturel, pour mieux planifier une prochaine expérience du même type dans son propre milieu. Un.e membre délégué.e d’Al Bawsala, en compagnie d’un.e représentant.e d’Oxfam, a donc fait état notamment des bénéfices des collaborations entre associations lors de cette situation. Le duo a également discuté de la meilleure concertation à prévoir, comme celle relative au besoin de choisir à l’avenir des articles de loi prioritaires pour les propositions. Il a aussi présenté l’avantage de faire une analyse de pouvoirs à l’intérieur de l’ARP dans le but de mieux cibler le public réceptif à un plaidoyer pour le budget sensible au genre.

116

La présentation en elle-même était d’une trentaine de minutes devant un public de plus de 20 personnes sous le format d’un atelier. La réception de ce public a été jugée satisfaisante et certains éléments de la présentation ont été retransmis en direct sur le web. Les leçons retenues par l’organisme semblent avoir suscité une réflexion profitable à la salle, notamment sur comment choisir les partenaires dans ce type de projet. Ce fut également un moment de réseautage avec des groupes de l’international, avec qui l’organisme est resté en contact en vue d’échanges futurs.

6.5

En bref

L’autonomie est le concept reliant l’ensemble des éléments ci-présentés. Une première forme est celle du peuple dans sa souveraineté face au gouvernement, élu ou non. Une deuxième est celle d’une assemblée législative qui ne peut être pleinement opérationnelle que si elle est libérée financièrement du pouvoir exécutif, qui, dans le cas qui était celui du moment marquant ma collecte de données, maintenait une part de contrôle sur elle. L’autonomie prend également forme au niveau municipal par le pouvoir local se détachant du pouvoir central par le biais de la décentralisation. Cela implique que les conseils municipaux puissent être souverains devant les décisions des gouverneurs qui, jusqu’à l’adoption du CCL, assuraient leur gestion et leurs relations avec l’État. Cela implique également que les citoyen.ne.s puissent constater de leurs yeux propres cette autonomie administrative, demandant à ce que les séances des conseils soient ouvertes au public. Enfin, l’autonomie est aussi celle des femmes afin qu’elles puissent exercer un pouvoir démocratique, qu'il soit à échelle nationale, locale ou civile.

Al Bawsala milite pour toutes ces formes d’autonomie des manières suivantes : par la demande de l’indépendance financière et administrative de l’ARP, par le plaidoyer en faveur des principes de décentralisation dans l’adoption du CCL, par celui du budget sensible au genre dans une composante de ce code, par la dénonciation médiatique et judiciaire des infractions aux procédures prescrites pour la gouvernance locale et par le projet des observateur.trice.s loca.les.aux pour un investissement citoyen des lieux du pouvoir local.

117