• Aucun résultat trouvé

L'âme, l'éternité et le temps dans les commentaires médiévaux du Livre des causes

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "L'âme, l'éternité et le temps dans les commentaires médiévaux du Livre des causes"

Copied!
335
0
0

Texte intégral

(1)

ÉRIC JOLY

/3

¿20. ^

HL

L'ÂME, L'ÉTERNITÉ ET LE TEMPS DANS LES COMMENTAIRES MÉDIÉVAUX DU

Thèse présentée

à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval

pour l’obtention

du grade de Philosophiae Doctor (Ph D.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

SEPTEMBRE 2003

(2)

RÉSUMÉ

Ouvrage anonyme arabe d’origine néoplatonicienne, le Livre des Causes fut, jusqu’au commentaire de saint Thomas (en 1272), attribué à Aristote. Par son contenu et le prestige d’Aristote au XIIIe siècle, son influence fut considérable. Bien que sa source première soit les

Éléments de théologie de Proclus, l’auteur nous présente un univers intelligible dont la structure

dérive des hypostases plotiniennes : la Cause première, l’Intelligence et l'âme noble. Le but de notre thèse est d’étudier la réception de ces principes par le biais de commentaires médiévaux dont les auteurs (Roger Bacon et le pseudo-Henri de Gand) considèrent le Livre des Causes comme authentiquement aristotélicien. Ces commentateurs nous offrent un précieux témoignage sur la rencontre entre l’aristotélisme, le néoplatonisme et le christianisme. Notre travail se situant au croisement de plusieurs traditions philosophiques importantes, nous avons utilisé un angle historique en accordant autant d’importance au néoplatonisme, au Livre des Causes et aux commentateurs médiévaux. Compte tenu des nombreux points d’accord entre le De Causis et les commentateurs médiévaux sur la Cause première, nous avons focalisé notre attention sur l’Intelligence et l’âme noble qui sont des thèmes privilégiés de la confrontation entre ces différents auteurs. Ainsi, les caractéristiques de l’Intelligence (l’éternité, la simplicité, l’infinité et son rôle de médiatrice dans la création) sont fermement refusées par les commentateurs médiévaux. Par conséquent, l’Intelligence du Livre des Causes va être transformée en un intellect agent séparé de type avicennien. Seule sa fonction intellective va être conservée. De son côté, l’âme noble possède des caractéristiques et accomplit des fonctions que l’on ne saurait attribuer à l’âme humaine (notamment la création du temps et du mouvement du Ciel). Pourtant nos commentateurs s’efforcent d’interpréter le Livre des Causes dans le cadre de leur psychologie aristotélicienne, qui n’admet pour l’âme que la fonction d’animation d’un vivant individuel. L’âme noble va ainsi être adaptée pour coïncider avec l’âme humaine. L’Intelligence et l’âme noble subissent donc une importante réduction de leurs fonctions et de leur place dans la hiérarchie. Par cela, nous pensons possible de conclure que les commentateurs accueillaient favorablement certaines thèses néoplatoniciennes, mais refusaient les principes de l’univers plotinien.

(3)

AVANT-PROPOS

L’élaboration de cette thèse doit beaucoup à de nombreuses personnes. Je veux avant tout remercier vivement et chaleureusement Claude Lafleur, Jean-Marc Narbonne et Olivier Boulnois pour leur aide constante et leurs conseils ; Cristina d’Ancona Costa qui m’a communiqué ses articles sur Plotin et Proclus, et Antoine Côté pour m’avoir fait parvenir un exemplaire de son dernier ouvrage.

J’adresse également mes remerciements à la Fondation Charles de Koninck pour son soutien financier précieux.

Je voudrais également remercier tous ceux et celles qui m’ont aidé et soutenu tout au long de ces années.

(4)

TABLE DES MATIÈRES

Résumé... I Avant-propos...Π Table des matières...ΙΠ

Introduction... 1

Première partie : l’âme Chapitre I : L’arrière plan doctrinal : l’âme chez Plotin, Proclus et dans le Livre des Causes I) L’âme divine et l'âme noble... 18

A) L’âme divine chez Proclus...18

B) Les trois opérations de l’âme divine...26

C) L’âme noble dans le Livre des Causes... 30

D) Les trois opérations de l’âme noble... 40

Π) Le caractère intermédiaire de l’âme... 46

A) Florin...46

B) Proclus...48

C) Le Livre des Causes... 51

III) La production des choses sensibles... 53

A) Florin...53

Conclusion... 56

Chapitre II : Les commentaires médiévaux du Livre des Causes A) La définition de l’âme noble par le pseudo-Henri de Gand... 60

B) L’âme intermédiaire chez le pseudo-Henri... 86

C) L’âme comme principe produisant les choses sensibles...92

1) Le pseudo-Henri de Grand... 92

D) La troisième opération de l’âme noble... 106

1 ) Le pseudo-Henri de Gand...106

2) Roger Bacon...118

Conclusion... 123

Deuxième partie : l’éternité et Y aevum

126

Chapitre III : L’éternité dans le néoplatonisme A) L’éternité chez Florin...

(5)

IV

B) L’éternité chez Proclus...134

C) L’éternité dans le Livre des Causes... 146

Conclusion...155

Chapitre IV : L’éternité au XIIIe siècle A) L’éternité chez Roger Bacon...157

B) L’éternité dans le commentaire du pseudo-Henri de Gand... 159

1) L’être dans le commentaire du pseudo-Henri... 161

2) L’éternité chez le pseudo-Henri...164

Conclusion...168

Chapitre V : U aevum A) U aevum au XIIIe siècle...170

B) La distinction entre Y aevum et le temps, et celle entre l’éternité et Y aevum.. 175

C) U aevum chez le pseudo-Henri...177

Conclusion... 183

Troisième partie : le temps Chapitre VI : Le temps chez Aristote, Plotin et Proclus A) La question du temps chez Aristote... 187

B) La question du temps chez Plotin...196

C) La question du temps chez Proclus... 204

Conclusion... ... ί... 210

Chapitre VH : L’âme et le temps au XIIIe siècle A) Le temps chez Roger Bacon... 213

B) Les commentaires du Livre des Causes... 218

1) Roger Bacon... 219

2) Le pseudo-Henri de Gand... 222

C) L’âme intermédiaire entre l'éternité et le temps...228

Conclusion... 236

Quatrième partie : l’Intelligence Chapitre VIII : La réduction du rôle de l’Intelligence I) La simplicité de l’Intelligence et des substances séparées... 240

A) Roger Bacon... 242

B) le pseudo-Henri de Gand... 244

1) Première question du pseudo-Henri...244

2) Deuxième question du pseudo-Henri...249

II) L’infinité de l’Intelligence... 258

(6)

B) L’infini dans les commentaires du Livre des Causes... 265

1) Le pseudo-Henri de Gand... 265

2) Roger Bacon...271

III) La création mediante intelligentia...276

A) Le pseudo-Henri de Gand... 276

B) Roger Bacon...286

IV) L’Intelligence du Livre des Causes et l’intellect agent séparé... 292

Conclusion... 297

Conclusion Générale... 298

Bibliographie générale... 313

Index des noms... 321

(7)

1

Le Liber de Causis\ ou Liber Aristotelis de expositione bonitatis purae, est un écrit anonyme dont l’origine n’a été résolue que récemment. Grâce aux recherches, entre autres, des pères Saffrey* et AnawatL ainsi que de Richard Taylor1 2 3 4, nous savons aujourd’hui que le

Livre des Causes a été rédigé au cours du XIIe siècle dans le milieu arabo-latin de Tolède.

Lors de sa réception dans le monde latin (à la fin du ΧΠ8 siècle), le Liber de Causis était attaché au corpus aristotélicien. Il fallut attendre le commentaire de saint Thomas (en 1272) pour que soit établie son origine proclienne. Thomas a montré que le De Causis s'inspirait de Proclus, mais il a aussi démontré les modifications que fauteur avait fait subir à la pensée du Diadoque.

Les recherches des dernières années, et notamment les travaux de Cristina d'Ancona Costa, ont démontré que fauteur du Liber a transformé Proclus par le biais du « Plotin arabe » (Pioiiniana Arabica), un corpus qui se compose de trois textes que nous appelons aujourd'hui : la pseudo-Théologie d'Aristote, YÉpître sur la science divine, les Dits du sage grec.

1 Pour la traduction française, ef. La demeure de l’Être, Auteur d’un anonyme. Étude et traduction du Uber de Cmsis, P. MAGNÆD, Q. BQULNQIS, B. PINCRARD, l.-L SOLERE, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1990. Pour Γédition latine, ci. Le Liber de Causis, Édition établie à l’aide de 90 manuscrits mm. introduction et noies par A PATTIN, dans Tijdsckrifi vetar FUasqfie 28 (1966), pp. 90-203.

2 Cf. H.-D. SAFFREY, « L’état actuel des recherches sur le Liber de Causis comme source de la métaphysique au Moyen Âge », dans Die Metaphysik, im Mittelalter, Miscellanea Medievalia II, Berlin, De Gruyter, 1963, pp, 267-281.

3 Cf. G. C. ANAWATI, « Prolégomènes à une nouvelle édition du De Causis arabe », dans Études de philosophie musulmane, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1974, pp. 117-154.

4 Cf. R TAYLOR, « Abri al-Latif al-Baghdadi’s Epitome of the Katern fr mahd al-khair (Liber de Causis) », dans Islamic Theology) and Philosophy, Studies in Honor of Q, F. Hourani, ed. by M, E, MARMUKA, Albany, State University of New York Press, pp, 236-248 et 318-323. Cf R TAYLOR, « The

katem fi mahd al-khair (Liber de Causis) in the Mamie Philosophical Milieu, dans Pseudo-Aristotle in the Middle Ages,, The « Thmlogy » ami Other texts, ed. by J. KRAYE, W, F, PXYN, C B, SCHMITT, London,

(8)

On peut estimer qu’il y a deux raisons majeures à l’importance du Livre des Causes au XIIIe siècle. D’une part, une cause extrinsèque, à savoir son attribution à Aristote. Compte tenu de l’énorme prestige dont jouissait le Stagirite au ΧΠΓ siècle, un texte portant son nom était assuré d’une diffusion importante. Cette attribution est attestée dans plusieurs textes. Par exemple, dans un recueil intitulé Ut ait Tullius5 ; mais surtout chez Roger Bacon et le pseudo-Henri de Gand. Or, « dans la première réception latine du De Causis, Aristote est considéré comme l’auteur des lemmes, tandis que le reste des explications supplémentaires sont attribuées à d’autres auteurs. Cette situation s’observe non seulement dans les commentaires, mais aussi dans les manuscrits : parmi les 92 témoins latins examinés par Pattin, huit présentent le De Causis comme des canones Aristotelis commentés par al-Farabi, expositis ab Alpharabio »5 6 7 8. Nos auteurs ne font pas exception à la règle. Pour eux, il y a donc un auteur et un commentateur du Livre des Causes1. De plus, Bacon et le pseudo-Henri font parfois une distinction entre des questions liées aux lemmes (des questions qui sont donc attribuées à Aristote) et des problématiques développées dans le commentaire de chaque proposition0. Mais ces auteurs diffèrent quant à l’identité du

5 Cf. G. DAHAN, « Une introduction à l’étude de la philosophie : Ut ait Tullius », dans L ,enseignement de la philosophie au XIIF siècle, actes du colloque international édités, avec un complément d’études et de textes par C. LAFLEUR et J. CARRIER, Tumhout, Brepols, 1997 (Studia Artistamm, Études sur la Faculté des arts dans les universités médiévales, 5), p. 38 : « quod testatur Aristotiles in suo De causis ».

6 C. D’ANCONA COSTA Recherches sur le Liber de Causis, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1995 (Études de philosophie médiévale, LXXII), p. 215.

7 Cf. ROGER BACON, Quaestiones supra Librum de Causis, edidit R. STEELE, collaborante F. DELORME, Qxonii, Clarendoniano, 1935 (Opera hactenus inedita Roger! Baccati, XII), p. 116, 1. 34-35 : « Actor et Commentator principalius intendunt hec »,

8 Cf ROGER BACON, Quaestiones supra Librum de Causis, éti. STEELE (O® XII), p, 15,1, 25-26 : « Habito de verification! hujus propositionis, ‘omnis causa primaria’, dubitatur time de dictis commenti », Cf Pseudo-HENRl DE G AND, Les Quaestiones in Librum de Causis attribuées à Henri de Gand, édition critique par J, ZWAENEPQEL, Louvain-Paris, Publications Universitaires - B, Nauwelaerts, 1974, p, 37, F 2 : « Viso de theoremate, videndum est de expositione COMMENTATORIS ».

(9)

commentateur du Livre des Causes. Chez Bacon, il reste anonyme alors que pour le pseudo-Henri, il s’agit d’Alfarabi9.

De plus, le corpus aristotélicien se caractérise par l’absence d’un ouvrage théologique. Dans la première moitié du ΧΠΓ siècle, nous trouvons donc une relation entre les ouvrages d’Aristote et le Livre des Causes. Ainsi, des textes tels la Meiaphysica vêtus, la

Metaphysica nova et le Livre des Causes sont étroitement liés. Comme l’a bien montré

Alain de Libera, « l’idée d’une solidarité conceptuelle des Métaphysiques d’ Aristote avec le

Livre des causes est caractéristique de l’enseignement universitaire des années 1245-

1250 »10. À la question de savoir la raison de cette solidarité, nous pouvons répondre que les penseurs médiévaux cherchaient quelque chose de plus dans le Livre des Causes, en l’occurrence « une théorie cosmologique de l’émanation (théorie dite des Intelligences) incluant une théorie du Premier agent, qui elle-même prolonge la théologie du Premier moteur formulée dans le livre L »11. Ainsi, la Métaphysique d’Aristote comportait des insuffisances, elle n’offrait pas suffisamment aux penseurs médiévaux :

« l’œuvre du Stagirite apparaissait en effet insuffisante dans la mesure où, parmi les substances séparées dont il traite, il en pose une qui est seulement prima inter pares, principe du mouvement mais non de l’être, objet de désir mais non cause efficiente. Il ne suffisait plus de constater l’ordre du monde, il fallait l’engendrer et le faire dépendre entièrement d’un premier terme. C’est pourquoi le Liber de causis se présente, gage de son succès en Occident, comme un écrit de théologie ou de philosophie première, traitant d’un

9 Cf. Pseudo-HENRI DE GAND, Quaestiones in Librum de Causis, éd. ZWAENEPQEL, p. 34, 1. 40 : « Oppositum arguit ALF ARABIUS COMMENTATOR ». Cf. Pseudo-HENRl DE GAND, Quaestiones in Librum de Camis, éd- ZWAENEPQEL, p. 44,1. 14-15: « scribitur in commento antepenultimae propositionis

De causis, ubi dicit ALFARABIUS ». Cf. Psendo-HENRI DE GAND, Quaestiones in Librum de Causis, éd. ZWAENEPQEL, p. 79,1. 31-32 : « ut declarat ALFARABIUS in commento ». Cf Pseudo-HENRl DE GAND, Quaestiones in Librum de Causis, éd ZWAENEPQEL, p, 82, L 23-24 : « patet per ALFARABIUM in commento dictae propositionis »,

10 A, DE LIBERA « Structure du corpus scolaire de la métaphysique dans la première moitié du XIIIe siècle », dansL’enseignement de la philosophie auXIIf siècle, p, 75,

(10)

Dieu créateur et de ses plus hautes créatures, c’est-à-dire d’une cause radicale et de celles des causes secondaires qui transcendent le monde de la génération »12.

Pour les penseurs médiévaux, le Livre des Causes est donc un ouvrage théologique d’Aristote traitant de création. Par conséquent, le Livre des Causes acquiert un statut « supérieur » et est considéré comme un traité sur les intelligences séparées et sur un Dieu créateur. Le texte présente donc une théologie descendante et non plus seulement ascendante. Ainsi, pour reprendre les termes d’Alain de Libera, le Livre des Causes devient « le complément - voire le couronnement - de la théologie philosophique d’Aristote »1L

L’autre raison peut être qualifiée d’intrinsèque, donc relative au contenu même du texte. Par le biais du « Plotin arabe », l’auteur du Livre des Causes a remanié une pensée néoplatonicienne dans un sens monothéiste et créationiste14 15. Par conséquent, les modifications introduites par l’auteur concernent principalement la nature du premier principe. Pour l’auteur du Livre des Causes, la causalité du premier principe est supérieure à celle des autres causes, car sa causalité est supérieure à celle des causes secondaires13 ;

12 J.-L. SOLÈRE, « Livre des Causes », dans Encyclopédie Philosophique Universelle, Paris, Presses Universitaires de Erame, publiée sous la direction de A. JACOB, 1992, t. Ill, 1 (les œuvres philosophiques. Dictionnaire. Moyen-Âge - Renaissance), p. 677. Cf. LIBERA, « Structure du corpus scolaire », pp. 76-77 : « le Dieu premier moteur reste celui des physiciens ; seul le Dieu créateur de l’être est celui des théologiens. Compléter les Livres de métaphysique d’Aristote par un autre livre - le Livre des causes - pour arriver à la science métaphysique complète, c’est-à-dire à la théologie de l’émanation, voilà le geste philosophique qui sous-tend le programme scolaire parisien des années 1240 ».

13 LIBERA, « Structure du corpus scolaire », p. 75.

14 Cf. ANCONA COSTA, Recherches sur le Liber de Causis, p. 9 : « le De Causis est un remaniement de la philosophie de. Proclus selon les exigences d’une théologie monothéiste ».

15 Cf MAGNARD, RQULNQIS, PINCHARD et SOLÈRE, La demeure de l’Être, 1, § 1, p. 39 : « Toute cause première influe plus sur son effet que la cause universelle seconde ». Pseudo-ARISTQTE, Liber de Causis, éd. ΡΑΤΤΊΝ, p, 134 : « omnis causa primaria plus est influens super causatum suum quam causa universalis secunda ».

(11)

5

selon Fauteur, la cause première agit sur les effets avant les causes secondes10 ; la cause première aide la cause seconde dans son opération. En fait, les causes secondes seraient incapables d’agir sans l’aide de la cause première, puisque la cause seconde n’agit pas sans que la cause première agisse déjà.

De plus, l’auteur distingue deux modes d’actions ou de « productions » : l’un appartenant exclusivement à la cause première et l’autre étant réservé aux causes secondes. Le premier mode est un mode de création17, tandis que le second est un mode « d’information », par lequel les causes secondes ne font qu’ajouter des perfections supplémentaires à un effet déjà créé10. La cause première peut ainsi être décrite comme la cause des causes. L’auteur soutient que les bontés découlent de la cause première sur l’Intellect puis, par sa médiation, sur les autres choses1* De surcroît, les lecteurs latins trouvaient fréquemment l’usage du verbe « créer » dans le texte. * 18

^ Cf. MAGNARD, BQULNQIS, PINCHARD et SOLÈRE, La demeure de /'Être, 1, § 3, p. 39 : « la cause universelle première agit sur l’effet de la cause seconde, avant même que n’agisse sur lui la cause universelle seconde qui l’accompagne ». Pseudo-ARISTOTE, Liber de Causis, éd. ΡΑΓΉΝ, p. 134 : « causa universalis prima agit in causatum causae secundae, antequam agat in ipsum causa universalis secunda quae sequitur ipsum ». Cf. SOLÈRE, « Livre des Causes », p. 678 : « la Cause première n’est pas première chronologiquement, connue si elle n’était que le début d’un processus : elle est non seulement cause initiale, mais aussi cause principale de tous les effets, contemporaine de toutes les opérations des autres causes ; et mie cause seconde n’est pas seulement une cause postérieure, elle est aussi une cause secondaire, subordonnée ».

" Cf. MAGNARD, SOURNOIS, PINCHARD et SOLÈRE, La demewrg de / 'Arg, 17 (18), § 148, p. 67 : « l’être premier est en repos et cause des causes, et si lui-même donne l’être à toutes choses, il le leur donne par mode de création ». Pseudo-ARISTQTE, Liber de Causis, éd. PATTIN, p. 174 : « ens primum est quietum et est causa causarum, et, si ipsum dat omnibus rebus eus, time ipsum dat eis per modum creationis ».

18 Cf. MAGNARD, SOURNOIS, PINCHARD et SOLÈRE, La demeure de l’Être, 17 (18), § 148, p. 67 : « Mais la vie première donne à ceux qui sont sous elle la vie, non pas par mode de création, mais par mode d’information. Et pareillement !’intelligence ne donne part de connaissance et autres choses à ce qui est sous elle que par mode d’information ». Pseudo-ARISTQTE, Liber de Camis, éd. PATTIN, p. 174 : « Vita autem prima dat eis quae sunt sub ea vitam, non per modum creationis humo per modum formae. Et similiter intelligentia non dat eis quae sunt sub ea de scientia et reliquis rebus nisi per modum formae ».

^ Cf. MAGNARD, SOURNOIS, PINCHARD et SOLÈRE, La <&mmrg / Arg, 15 (16% § 137, p. 65 : « ce qui par la cause première est infini et premier causé est la cause de toute vie ; et il en est de même de toutes les autres perfections, découlant de la cause première d’abord sur le premier effet, et c’est !'intelligence, ensuite découlant sur tous les autres effets, intelligibles et corporels, par Γintermédiaire de !,intelligence ». Pseudo-ARISTQTE, Liber de Causis, éd. PATTIN, p, 171 : « quod infinitum est a causa prima et causatum primum est causa omnis vitae et similiter reliquae bonitates descendentes a causa prima super causatum primum in primis, et est intelligentia, deinde descendunt super reliqua causata intellectibilia et corporea, mediante intelligentia ».

(12)

De cette transcendance de la cause première, Fauteur déduit également son « inexprimabilité »2F Par là, il retrouvait une idée chère au néoplatonisme. Ceci fait que, pour Fauteur du Livre des Causes, on ne peut parier de la cause première que par !,Intelligence : « elle n'est signifiée qu’à partir de la cause seconde qui est Γintelligence. Elle n’est nommée par le nom de son premier effet que sur un mode meilleur et plus élevé »20 21.

Un aspect fondamental du Livre des Causes est !’identification de la cause première avec l’être : « il n’y a pas à'heiyalin de la cause première, parce qu’elle est seulement être »22. Prise en elle-même, cette phrase est un modèle de transformation d’une idée néoplatonicienne. Si nous la transposons en termes plotiniens, elle deviendrait : « l’Un n’a pas de forme car il est seulement être ». La première partie est parfaitement conforme à la pensée de Plotin. En effet, c’est un fait bien connu que, pour Plotin, l’Un est sans forme

20 Cf. MAGNARQ, BQULNQIS, PINCHARD et SOLÈRE, La demeure de l’Être, 5 (6), § 57, p. 49 : « La cause première est supérieure au discours, et les langues échouent à discourir d’elle, du moins à discourir sur son être, car elle est au-dessus de toute cause ». Pseudo-ARISTOTE, Liber de Cauäs, éd. PATTIN, p. 171 : « Causa prima superior est narratione et non deficiunt linguae a narratione, eius nisi propter narrationem esse ipsius, quoniam ipsa est supra omnem causam ».

21 MAGNAPn, BQULNQIS, PINCHARD et SOLÈRE, La demeure de l’Être, 5 (6), § 63, p. 49. Pseudo-ARISTOTE, Liber de Causis., éd. PATTIN, p. 149 : « Et ipsa quidem non significatur nisi ex causa secunda quae est intelligentia et non nominator per nomen causati sui primi nisi per modum altiorem et meliorem ».

22 Cf. MAGNARD, BQULNQIS, PINCHARD et SOLERE, La /%re, 8 (9), § 90, p. 55. Pseudo-ARISTQTE, Liber de Causis, éd. PATTIN, p. 157 : « et causae quidem primae non est hefyatin, quoniam ipsa est esse tantum ». Hefyatin ou yliathim■ est le terme latin pour l’arabe kifya qui signifie forme. Cf. ANCONA COSTA Recherches sur le Liber de. Couds, p. 238 : « dans sa proposition 8 [9], Fauteur du De Causis soutient que la Cause première est différente de toute autre chose, même de l’intellect, en tant qu’elle n’a aucune forme hifya, qui deviendra / ’yliathim du De Causis latin ». Cf. R. TAYLOR, « St. Thomas and the Liber de Causis on tire hylomorphic composition of separate substances », Medieval Studies, 41 (1979), pp. 510-511 : « The word yliatim St. Thomas found in his text of the De causis is a later corruption of Gerard of Cremona’s original transliteration : hefyatin, The Arabic word transliterated hifyah, far from being derived from the Greek ylfi. arid meaning ‘matter’ or ‘material principle’ as St. Thomas thought can be translated as ‘ornament’, ‘attribute’, ‘quality’, ‘state’, ‘condition’, ‘appearance’, and even ‘form’ ».

(13)

7

ianeideori) et n’est pas une forme4’. Les Formes ou les Idées sont les intelligibles qui

coïncident avec l’Intellect et qui constituent son objet. Par contre, la seconde partie de la phrase s’oppose radicalement au néoplatonisme, puisque pour ces auteurs l’Un est au-delà de Yousia23 24, donc au-delà de l’être25. Ainsi, dans une même phrase, l’auteur du De Causis réunissait un élément typiquement néoplatonicien et un autre en opposition flagrante avec le néoplatonisme. Par cette affirmation, l’auteur se démarquait radicalement du néoplatonisme « orthodoxe », puisque pour les néoplatoniciens l’Un se trouve au-delà de l’être. Ainsi, pour l’auteur, le premier principe transcende l’être des créatures.

De plus, la cause première est identifiée à un intellect. Si, dans le néoplatonisme, l’Un était au-delà de la pensée, il n’en est plus de même dans le Livre des Causes puisque l’auteur attribue explicitement la scientia à la cause première, et précise que la scientia de

23 Cf. PLQTIN, Ennéades, texte établi et traduit par É. BREEDER, Paris, Les Belles Lettres, Y 5 [32], 6, 1-8. : « l’essence, née de l’Un, est forme, et l’on ne peut dire que l’Un engendre autre chose qu’une forme. Mais ce n’est pas telle forme, c’est la forme universelle, qui ne laisse en dehors d’elle aucune autre forme. Il est donc nécessaire que l’Un soit sans forme. Étant sans forme, il n’est pas essence ; car l’essence doit être un individu, donc un être déterminé. Qr, ü n’est pas possible de saisir l’Un comme un individu ; car il ne serait plus le principe, mais l’individu même que vous énonceriez ».

24 Cf. PLQTIN, Enn VI 7 [3.8], 40, 26-27, trad. BRÉHEER : « on passe de l’essence et de la pensée à ce qui n’est plus essence ni pensée ; on arrive ‘au-delà de T essence’ et de la pensée ». Cf. PLQTIN, Enn VI 8

[39], 19, 12-19, trad. BREMER. : « il faut sans doute comprendre en ce sens la parole énigmatique des anciens : il est au-delà de Vessence. Elle ne veut pas dire seulement qu’il engendre T essence, mais qu’il n’est pas esclave d’une essence ni de lui-même et qu’il n’a même pas pour principe une essence ; il est lui-même principe de Γessence, qu’il n’a point faite pour lui, mais qu’il a laissée en dehors de lui, parce qu’il n’a pas besoin d’un être qu’il ait fait ».

25 Cf. PLQTIN, Em Y 5 [32], 6, 9-14, trad. BRÉHŒR : « Si, d’autre part, l’être engendré contient toutes choses, par laquelle d’entre elles désigneriez-vous l’Un ? Puisqu’il n’est aucune d’entre elles, on peut dire seulement qu’il est au-delà. Qr ces choses, ce sont les êtres et l’être ; il est donc- au-delà de l’être. Dire qu’il est au-delà de. l’être, ce n’est point dire qu’il est ceci ou cela (car on affirme rien de lui), ce n ’est pas dire son nom, c’est affirmer seulement qu’il n’est pas ceci ou cela ». Cf. PLQTIN, Enn III9 [13], 9,1-2, trad. BREEDER, : « Dieu ou le Premier est au-delà de l’être ; mais !’Intelligence est l’être même ». Cf. PLQTIN, Enn I 7 [54], 1, 7-11, trad. BREEDER : « soit donc une chose qui ne tende vers aucune autre parce qu’elle est elle-même le meilleur des êtres, parce qu’elle est elle-même au-delà des êtres, mais vers qui tendent les autres ; c’est évidemment le Bien ». Cf. PLQTIN, Enn VT 9 [9], 3, 33-38, trad. BREEDER : « l’Intelligence peut voir soit ce qui est avant elle, soit ce qui lui appartient, soit ce qui dépend d’elle. Ce qui dépend d’elle est simple et pur, bien plus encore ce qui lui appartient, encore plus, ce qui est avant elle, ce qui n’est donc pas intelligence, mais antérieur à !'intelligence. L’Intelligence est quelque chose, et elle est un être ; mais ce terme n’est pas quelque chose, puisqu’il est avant toute chose ; il n’est pas non plus un être ; car l’être a une forme qui est celle de l’être ; mais ce terme est privé de toute forme, même intelligible ».

(14)

l'auteur transformait, encore une fois, une idée cardinale du néoplatonisme. Ainsi, Plotin refusait d’attribuer la connaissance à l’Un. L’argument le plus fréquemment utilisé est que la pensée suppose d’une part, une dualité entre le sujet et l’objet, et d’autre part une multiplicité puisque l’objet est multiple (la multiplicité des Formes). Or, ni la dualité, ni la multiplicité ne conviennent à l’Un27 28. Ainsi, chez Plotin, le premier être pensant est l’Intellect. Celui-ci pense parce qu’il contient les intelligibles. Ce refus de la connaissance à l’Un concerne aussi la connaissance de soi. L’Un n’a aucune connaissance des êtres qui viennent après lui, mais il n’a pas non plus de connaissance de lui-même, car celle-ci provoquerait un dédoublement, donc une dualité". La connaissance est aussi refusée à l’Un car elle détruirait son unité. En effet, la pensée est un désir, mais l’Un n’a pas de désir, pas plus que de besoin ou de manque : « si le Bien est simple et sans besoin, il n’a pas besoin de la pensée. Et ce dont il n’a pas besoin ne lui appartient pas. D’ailleurs rien absolument

^ Cf. MAGNARD, BQULNQIS, PINCHARD et SOLÈRE, La dbaewe de / 'Are, & (9), § 88, p. 55 : « Et ainsi la science divine n’est pas comme la science de l’être intelligent ni comme la science de l’âme, mais elle est au-dessus de la science de !’intelligence et de la science de l’âme, parce qu’elle crée les sciences ». Pseudo-ARISTQTE, Liber de Causis, éd. PATTIN, p. 157 : « Et scientia quidem divina non est sicut scientia intellectibilis neque sicut scientia animae ; inuno est supra scientiam intelligentiae et scientiam animae, quoniam est creans scientias ».

27 Cf. PLQTIN, Em V 6 [24], 3, 20-24, trad. BREEDER : « S’il y a une multiplicité, il faut, avant cette multiplicité, une unité. Si donc l’être pensant est une multiplicité, il ne faut pas que la pensée soit en ce qui n’est pas une multiplicité, Qr, tel est le Premier. La pensée et !’intelligence sont donc en des êtres postérieurs à lui ». Cf. C, D’ANCQNA COSTA, « Proclus, Denys, le Liber de Causis et la science divine » dans Le contemplateur et les idées, études réunies par Q. BQULNQIS, J. SCHMUTZ et J.-L. SOLÈRE, Paris, Librairie philosophique J. Vrai, 2QQ2, p. 21 : « la thèse néoplatonicienne selon laquelle le premier principe ne connaît ni pense découle de l’axiome fondamental de cette métaphysique, à savoir que seul est réellement premier ce qui est parfaitement simple ».

28 Cf. PLQTIN, Erm III9 [13], 9, 19-23, trad. BRÉHIER : « ce qui a conscience de soi, ce qui se pense soi-même est au second rang ; si un être a conscience, c’est pour s’unir à lui-même par cet acte ; s’il apprend à se connaître, c’est qu’il se trouvait ignorant de lui-même ; à cause du défaut de sa propre nature, il ne s’achève que par la pensée. Π faut donc enlever la pensée au Premier ; la lui attribuer, c’est lui enlever sa réalité et lui prêter un défaut ». Cf. PLOTIN, Enn I 7 [54], 1, 18-20, trad. BRÉHIER : « puisqu’il est au-delà de l’être, il est au-delà de l’acte, de !’intelligence et de la pensée ». Cf. PLOTIN, Enn VI 7 [38], 40, 32-35, trad. BRÉHIER : « en disant que la pensée n’appartient pas au Bien, je ne veux pas dire qu’il ne soit pas possible de penser le bien ; admettons-le ; je veux dire que cette pensée n’est pas dans le Bien lui-même ; sinon le Bien ne serait qu’un autre terme inférieur à lui ».

(15)

ne lui appartient ; la pensée ne lui appartient donc pas. De plus, il ne pense rien, parce qu’il n’y a pas autre chose à penser. En outre, l’intelligence est autre chose que le Bien ; elle est l’image du Bien, parce qu’elle pense le Bien »^. Ici, et seulement ici, un commentateur médiéval peut démontrer que, dans le De Causis, la cause première n’est pas au-delà de !’Intelligence, donc de la pensée. La cause première est ce que nous pourrions appeler un « intellect incréé ». Cette dernière idée s’accorde aussi bien avec le christianisme qu’avec Aristote chez qui le premier principe, le premier moteur immobile, est « pensée de la pensée ». Ainsi, cette idée sera acceptée sans réserves par les commentateurs médiévaux’’״ et « facilite » !’attribution et l’intégration du De Causis au Stagirite.

Bien que la source première du Livre des Causes soit les Éléments de théologie de Proclus, le texte nous présente un univers qui relève beaucoup plus de Plotin, puisqu’au niveau du monde « intelligible », le De Causis reprend la structure tripartite plotinienne. Nous savons que, chez Plotin, l’univers suprasensible se limite à trois réalités. Cela est particulièrement clair dans un traité de la seconde Ennéade consacré à la réfutation de thèses gnostiques : 29 30

29 PLOTIN, Em V 6 [24], 4, 1-7, trad. BRÉHIER.

30 Cf. ROGER BACON, Quaestiones supra Librum de Causis, éd. STEELE (QHIXII), p. 47,1. 22-23 : « est substantia spiritualis, cognitiva, scilicet prima causa, intelligentia, et anima ». Cf. Pseudo-HENRI DE G AND, Quaestiones, in Librum de Causis, éd. ZWAENEPQEL, p. 107, 1. 79-81 : « <Cognoscens> enim Primum cognoscit seipsum et non cognoscit alia in propriis formis, sed in cognoscendo seipsum ». Mentionnons TinJluence des, thèses du pseudo-Denys sur ce point. Cf. ANCONA. COSTA, « Proclus, Denys, le Liber de Causis et la science divine », p. 37 : « chez le pseudo-Denys nous trouvons, établi une fois pour toutes, le modèle qui va être maintes fois repris aussi au XüT siècle : le premier principe ne peut pas être connu par nous, mais peut nous connaître sans que cela entraîne chez lui la moindre trace de potentialité ou de changement. (...) Lorsque la traduction arabo-latine de Gérard de Crémone fera circuler ce petit manuel de théologie produit au IXe siècle à Bagdad dans la vague des traductions gréco-arabes qu’est le Liber de causis, c’est une conception analogue à celle que je viens de résumer qui sera mise en circulation - et cette fois, du moins jusqu’au dernier quart du ΧΠΓ siècle, sous le nom d’Aristote ».

(16)

« ne dépendant pas d’autre chose, n’étant pas en autre chose, n’étant point une combinaison, le Bien ne doit rien avoir au-dessus de lui. Il ne faut donc pas remonter à d’autres principes, mais il faut mettre le Bien en tête, après lui, !’intelligence et !’intelligent primitif, et après !’intelligence, Pâme. Tel est l’ordre conforme à la nature ; et il n’y a ni plus ni moins dans la réalité intelligible. Si l’on dit qu’il y a moins, il faut déclarer identiques ou bien Pâme et !’intelligence, ou bien !’intelligence et le Premier. Mais on a démontré bien des fois qu’ils sont différents »

Il en est de même dans le Livre des Causes où nous retrouvons la structure suivante : cause première, Intelligence, âme noble. Comme nous le verrons, le De Causis supprime les théories les plus typiques de Proclus, telles que les hénades, les couples Marchai, notamment peras - apeiron, de même que toutes les hypostases intermédiaires entre PUn et l’Intellect ou entre l’Intellect et l’Âme31 32. Comme le montrent les recherches de Cristina d’Àncona Costa, ces modifications s’expliquent principalement par les emprunts que l’auteur du Livre des Causes fait au corpus des Piotiniana Arabica.

Pourtant, malgré son influence, on relève peu de commentaires du texte au XIIIe siècle : Roger Bacon, un pseudo-Henri de Gand, un pseudo-Adam de Bocfeld, Albert le Grand, saint Thomas d’Aquin, Siger de Brabant et Gilles de Rome. Les commentaires de Roger Bacon et du pseudo-Henri de Gand ont de fortes chances d’être les premiers commentaires consacrés au Livre des Causes dans l’Occident latin. Le commentaire de

31 PLQTIN, Enn II 9 [33], 1, 14-20, txad. BRÉHIER. Cf. PLQTIN, Em V 1 [10], 8, 1-6, trad BRÉHIER : « De là les trois, degrés de la réalité chez Platon. ‘Toutes les choses sont, dit-il, dans le roi qui règne sur toutes choses (il est la réalité première) ; le second est auprès des êtres de second rang, et le troisième est auprès des êtres de troisième rang’ ». Cf. PLQTIN, Em V 1 [10], 10, 1-4, trad. BRÉHIER : « Voilà donc ce qu’il faut croire : il y a d’abord l’Un qui est au-delà de l’Être, tel que notre exposé a voulu le montrer, autant qu’il est possible de démontrer en pareil sujet ; puis, à sa suite, l’Être et !’Intelligence, et, au troisième rang, la nature de l’Âme». Cf PLQTIN, Em IV 4 [28], 16, 23-31, trad BRÉHIER : « Voici les relations des principes entre eux : placez le Bien au centre, !’intelligence en un cercle immobile, et l'âme en un cercle mobile, et mû par le désir ; car Γ intelligence possède immédiatement le bien et le. comprend ; mais l'âme désire le bien qui est au-delà de l’être. La sphère du monde possède l’âme qui désire le bien ; et, elle est mue, parce qu’il est dans sa nature de désirer ; mais, puisqu’elle est un corps, elle désire naturellement un être en dehors de qui elle est ; c’est pourquoi elle s’étend autour de lui, tourne, et, par conséquent, se meut en cercle »,

32 Cf ANCONA COSTA, Recherches, sur le liber de Camis, p 12 : « Aussitôt que Ton quitte la première proposition, consacrée à la loi de causalité queje viens d’esquisser, on rencontre les trois principes, Cause première, Intellect, Âme, qui remplacent la hiérarchie de Proclus, bien plus riche de principes intermédiaires ».

(17)

Bacon date de sa période estudiantine à !’Université de Paris, et doit donc être placé entre 1241 et 1245. Quant au commentaire du pseudo-Henri de Gand, il comporte plusieurs affinités avec celui de Bacon : « il s’agit de deux commentaires per modum quaestionum. Outre de nombreuses questions plus ou moins semblables, au moins 21 des 62 questions de notre commentaire ont une formulation identique à celles de Bacon. (...) Les données dont nous disposons actuellement permettent donc de fixer la date de composition de nos

Quaestiones entre 1245 et 1255 environ »U

Nous avons choisi d’étudier les commentaires de ces deux auteurs justement en raison de leur ignorance de l’origine néoplatonicienne du Livre des Causes. Comme nous l’avons dit, Bacon et le pseudo-Henri considèrent le texte comme appartenant au corpus aristotélicien. Leurs commentaires vont donc consister à intégrer le Livre des Causes dans une pensée « aristotélico-chrétienne ». Le De Causis doit, pour eux, être rapproché d’Aristote car il fait partie du corpus attribué au Stagirite. Mais, en plus, le texte doit également convenir avec les éléments et les exigences propres à la pensée chrétienne. Ainsi, ces deux commentaires offrent un bon exemple d’une rencontre explicite entre l’aristotélisme et la pensée chrétienne au XIIIe siècle, et implicite avec le néoplatonisme.

Comme nous l’avons mentionné, l’univers du Livre des Causes se compose de trois principes. Malgré les transformations introduites par l’auteur, la cause première est l’héritière de l’Un de Plotin. L’Intelligence est la reprise assez fidèle de l’Intellect, que ce soit par ses principales caractéristiques ou encore par son rôle de médiateur « universel ». Quant à l’âme noble, nous montrerons, dans le premier chapitre, qu’elle n’est pas autre 33

(18)

Ainsi, le Livre des Causes est la principale porte d’entrée d’une pensée plotinienne au Moyen Âge. Par son contenu, le Livre des Causes se distinguait des œuvres d’autres penseurs «néoplatoniciens». Par exemple, même si Avicenne est fortement pétri de néoplatonisme, il ne reconnaît que l'âme particulière ; celle-ci n’est pas automotrice et ne préexiste pas aux corps.

Nous voudrions dire quelques mots sur le choix des thèmes qui composent ce travail. Commençons par l’âme noble. Celle-ci représente l’âme divine de Proclus (un adjectif rejeté par l’orthodoxie musulmane), mais aussi l’Âme du monde telle qu’elle est définie par Plotin. Nous pouvons résumer le concept d’âme noble en quelques grands arguments : l’âme est « la puissance qui produit les choses sensibles »’% « l’âme est rattachée plus bas à l’éternité, puisqu’elle est plus susceptible que !’intelligence de recevoir une impression, et elle est au-dessus du temps, puisqu’elle en est la cause »"5, « l’âme est intermédiaire entre les choses intelligibles, qui ne sont pas mues, et les choses sensibles qui sont mues »3°, enfin, « la nature contient la génération, l’âme contient la nature, !’intelligence contient l’âme »* 35 36 37. Or, le problème de nos auteurs médiévaux va être de transformer cette âme noble

en âme humaine, la seule âme acceptable par Aristote et par des penseurs médiévaux chrétiens. La question qui se pose ici est celle de « l’existence » même de l’âme noble en

3" MAGNARD, BOULNOIS, PINCHARD et SOLÈRE, ¿8 dgmewg /'Are, 13 (14), § 120, p. 61. Pseudo-ARISTOTE, Liber de Causis., éd. PATTIN, p. 165 : « animam virtutem agentem res sensibiles ».

35 MAGNARD, BOULNOIS. PINCHARD et SOLERE, La demeure de l’Être, 2, § 26, p. 43. Pseudo- ARISTOTE, Liber de Causis, éd. PATTIN, p. 139 : «Et anima (...) est supra tempus, quoniam est causa temporis ».

36 MAGNARIA BOULNOIS. PINCHARD et SOLERE, La demeure de ¡Être, 13 (14), § 116, p. 61. Pseudo-ARISTOTE, Liber de Causis, éd, PATTIN, pp, 164-165 ; « ipsa expansa est inter res intellectibiles quae non moventur et inter res sensibiles quae moventur »,

37 MAGNARD, BOULNOIS, PINCHARD et SQLÈRE, La demeure de l’Être, 8 (9), § 85, p, 55, Pseudo-ARISTOTE, Liber de Causis, éd PATTIN, p, 156 : « natura continet generationem et anima continet naturam et intelligentia continet animam ».

(19)

13

tant que principe séparé. De fait, les commentaires de nos auteurs nous montrent une confrontation entre l’âme humaine et l’Âme du monde, entre Aristote et Plotin. Ceci se retrouve dans les questions liées au temps, mais surtout à la production du temps. Pour Plotin, l’Âme du monde produit le monde sensible et le temps. Or, pour un penseur chrétien, il est clair que le temps est une création de Dieu et non la production d’un principe suprasensible. Nous avons donc là une opposition majeure entre la création et la procession. Mais cette opposition se double d’une confrontation avec la pensée d’Aristote. Car, pour nos commentateurs médiévaux, l’idée du Livre des Causes les oblige à expliquer comment l’âme humaine cause le temps. Or, chez le Stagirite, l’âme n’est absolument pas la cause du temps, car les rapports entre l’âme et le temps sont posés en termes de perception et non de production. Ainsi, les questions liées à l’âme noble concernent non seulement ses opérations mais aussi sa raison d’être, son existence. Par conséquent, est-ce que des penseurs chrétiens doivent, dans le but d’être fidèles à Aristote (au Livre des Causes), accepter l’existence d’un principe suprasensible opposé non seulement à la pensée chrétienne mais aussi aux autres œuvres connues du Stagirite ? Toutes ces questions opposent deux extrêmes : l’Âme du monde de Plotin et l'âme humaine d’Aristote. Tous les passages de leurs commentaires consacrés à ces problèmes relèvent donc d’une intégration forcée d’une « hypostase » en une âme humaine forme du corps.

L’éternité concerne plutôt la cause première. Nous avons dit que cette dernière est T héritière de l’Un de Plotin. Cette affirmation est exacte mais mérite quelques précisions. En effet, l’auteur du Livre des Causes a tellement modifié le premier principe que la cause première a perdu beaucoup de ses caractéristiques « plotiniennes ». Ainsi, la cause première est identifiée à l’être, à l’intellect, et elle agit par mode de création. Ces quelques exemples montrent que la cause première du De Causis présente des différences importantes avec

(20)

FUn de Plotin. Ce sont d’ailleurs ces différences qui vont grandement faciliter l’intégration du texte au sein d’une pensée chrétienne ; le Livre des Causes sera facilement considéré comme un ouvrage théologique d’Aristote et comme un texte traitant de création. Toutefois, il reste au moins un point sur lequel l’auteur du Livre des Causes n’a pas modifié Plotin, c’est justement l’éternité. Comme nous le verrons, pour Plotin, l’Un est au-delà de l’éternité. L’auteur du Livre des Causes reprend fidèlement cette idée et pose, lui aussi, que la cause première est au-delà de f éternité. Si cette thèse n’a rien de surprenant dans le cadre de la pensée plotinienne, il n’en est pas de même pour des penseurs tels Roger Bacon ou le pseudo-Henri. Pour eux, Dieu n’est pas au-delà de f éternité mais il est l'éternité même. Ici se pose donc la question de la transcendance de Dieu vis-à-vis de l’éternité, mais aussi celle de la nature de T éternité présentée dans le Livre des Causes. Si l’éternité est Dieu, que devient l’éternité qui est en dessous de Dieu ? Nous verrons que nos auteurs n’en refusent pas l’existence mais qu’ils la réduisent à une durée qui n’est pas strictement l'éternité.

Avec !’Intelligence, nous retrouvons une problématique relativement semblable à celle de l'âme noble. L’Intelligence du Livre des Causes est la reprise fidèle de !’Intellect de Plotin. Ainsi, cette Intelligence possède un rôle de médiateur universel notamment dans la création de l’âme noble. Tout comme !’Intellect de Plotin, elle est « pleine de formes ». Sa fonction première est de servir à penser. En bref, cette Intelligence est une intelligence séparée première par rapport aux autres intelligences. Elle ne fait pas qu’occuper une place privilégiée dans la hiérarchie du Livre des Causes, elle est réellement supérieure aux autres. Elle est plus « parfaite » que les autres intelligences, et ceci à un niveau essentiel, substantiel ou ontologique. De plus, elle possède certains « attributs » qui, pour des penseurs chrétiens, sont normalement l’apanage de Dieu. Ainsi, !’Intelligence est simple, elle est infinie et aussi éternelle puisque la cause première est considérée comme au-delà de

(21)

15

l'éternité. Le problème ici est également la raison d’être d’une telle Intelligence. En d’autres termes, comment des penseurs chrétiens peuvent-ils accepter l’existence d’un tel principe ? Ici, il est plus question d’intégration à la pensée chrétienne qu’à une pensée authentiquement aristotélicienne. Nous verrons que les commentaires de nos auteurs visent à réduire considérablement le rôle de l’Intelligence du Livre des Causes, que ce soit dans ses fonctions et opérations ou au niveau de sa nature et même de son existence.

Si le Livre des Causes est une porte d’entrée pour la pensée plotinienne au Moyen Âge, c’est celle-ci que nous avons voulu étudier dans ce travail. Que « deviennent » ces hypostases plotiniennes sous la plume de commentateurs médiévaux qui attribuent le Livre

des Causes à Aristote ? Comment adapter l’idée d’une Intelligence séparée et première ?

Comment la faire concilier avec une pensée péripatéticienne qui traite de l’acte de penser en termes d’abstraction et d’intellect agent ? Comment accepter l’idée d’une Intelligence première qui soit simple et infinie ? En outre, que « faire » de l’âme noble ? Comment transformer l’âme noble pour la faire coïncider avec l’âme particulière dont parle Aristote ? Comment nos auteurs ont-ils « individualisé » l’âme noble quand ils ne « reconnaissent » que l’âme humaine ? Quel est le « sort » réservé aux principes suprasensibles, aux « hypostases » dans une pensée chrétienne s’appuyant sur Aristote ? Telles sont les questions auxquelles nous avons tenté de donner une réponse.

(22)
(23)

CHAPITRE I

(24)

I) L’âme divine et l’âme noble.

A) L’âme divine chez Proclus

Comme nous allons le voir, l’âme noble du Livre des Causes a peu de points communs avec l’âme telle qu’elle est définie par Aristote1. Cette dernière définition qui est acceptée par Roger Bacon et le pseudo-Henri de Gand. L’âme noble du Livre des Causes « vient » de l’âme divine de Proclus. En effet, ce terme « noble » est utilisé dans la pseudo-

Théologie d’Aristote2, et il correspond à l’adjectif divin chez Proclus. C’est également ce

que montre saint Thomas dans son commentaire de la proposition 3 du De Causis3.

Toutefois, dire que T âme noble remplace l’âme divine ne suffit pas. En effet, ce remplacement pourrait être simplement terminologique. Or, nous voudrions montrer que cette substitution se situe aussi à un niveau doctrinal. Pour établir en quoi l’âme noble est identique ou différente de l’âme divine, considérons d’abord ce qu’est Pâme divine.

Proclus distingue trois genres d’âmes, à savoir les âmes divines, les âmes moyennes et les âmes particulières : « toute âme est ou bien divine, ou bien sujette à osciller de la pensée à l’inconscience, ou bien dans une condition intermédiaire, c’est-à-dire toujours pensante,

1 Cf. ARISTOTE, De l’âme, traduction et notes par J. TRICOT, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1995, II, 1, 412 a 28-30 : « c’est pourquoi l’âme est, en définitive, une entéléchie première d’un corps naturel ayant la vie en puissance, c’est-à-dire d’un corps organisé ».

2 C. D’ANCONA COSTA, Recherches sur le Liber de Causis, note 10, p. 76 : « Aux mots de Proclus pasa! ai them psukai, fauteur du De Çausis a substitué ‘kullu nafs sharif (toute âme noble). (...) L’adjectif « noble (sharif) » remplace le the!os de Proclus non seulement dans le Liber de Causis, mais aussi dans la Théologie, dans les versions arabes d’Alexandre d’Aphrodise et parfois dans celles d’Aristote ».

3 Cf THOMAS D’AQUIN; Super Librum de Causis Expositio, par H.-D. SAFFREY, Société philosophique; Fribourg - B. Nauwelaerts, Louvain, 1954, p. 18, L 1-7 : « Quae autem dicatur anima nobilis intelligi potest ex verbis Procli qui hanc propositionem ponit eei™, sub his verbis : Onrnes divinae animae triplices habent operationes : has quidem ut animae, has autem ut suscipientes intellectum divinum, has autem ut diis extraiimctae. Ex quo patet quod anima nobilis dicitur hic anima divina ».

(25)

19

mais inférieure aux âmes divines >Λ Comme on le voit, d’un certain côté, les âmes divines sont un genre d’âmes parmi d’autres. Mais elles représentent le premier, à tous les sens du terme, de ces genres. Le second genre est celui des âmes non divines qui participent toujours à !’Intellect ; le troisième genre est celui des âmes qui n’exercent pas continuellement l’acte de penser4 5.

Ainsi, le premier genre d’âmes est celui des âmes divines. Le second représente les âmes intermédiaires, à savoir des âmes non divines mais qui participent toujours à un intellect qui est seulement intellect et non divin. Comme l’avait remarqué Dodds, les âmes intermédiaires sont les âmes démoniques6, les âmes des démons, et ceci en raison de la classification que l’on trouve dans le Phèdre entre les dieux, les démons, les hommes et les bêtes, mais aussi en vertu d’un principe énoncé dans le Banquet : « tout ce qui est démoniaque est intermédiaire entre le dieu et le mortel. - Quel en est, demandai-je, le rôle ? - C’est de traduire et de transmettre aux dieux ce qui vient des hommes et, aux hommes, ce qui vient des dieux »7. On ne trouve pas de référence aux démons dans les Éléments de

théologie, mais à la lecture du commentaire sur le Timée, on voit que ces âmes démoniques

sont identifiées aux âmes intermédiaires, donc aux âmes non divines mais qui participent

4 PROCLUS. Éléments, de théologie, traduction, introduction et notes par J. TRQUILLARD, Paris, Éditions Aubier Montaigne, 1965, théorème 184, p. 171. Nous utilisons aussi la traduction anglaise et le commentaire de E, R. DODDS : PROCLUS, The Elements, of neology, a revised text with Translation, Introduction and Commentary by E. R. DODDS, second edition, Oxford, Clarendon Press, 1963.

5 CL PROCLUS, Éléments de théologie, trad. TRQUILLARD, théorème 185, p. 172 : « Puisque certaines âmes jouissent de la lumière divine qui les éclaire d’en haut, alors que d’autres sont perpétuellement pensantes, et d’autres enfin bénéficient de cette perfection de façon intermittente, c’est que les premières tiennent dans !’ensemble des âmes un rang qui correspond à celui des dieux, les secondes accompagnent sans cesse les dieux en ne cessant d’exercer l’activité naétique et se suspendent aux âmes divines en entretenant avec elles le même rapport que l’ordre pensant avec le divin, enfin les troisièmes qui ne pensent que de façon intermittente suivent aussi les dieux de façon intermittente, parce qu’elles ne sont capables ni de participer à l’esprit de façon perpétuellement identique ni de s’associer en permanence à la conversion des âmes divines ».

6 Cf DQDDS, commentarv. The Elements of Theology, p, 295 .־ « souls of this intermediate class are naturally dnimon

7 PLATON

es », Nous traduisons le drnmon grec par démonique au lieu de démoniaque, , Le Banquet, texte établi et traduit par L. ROBIN, Paris, Les Belles Lettres,

(26)

sans cesse à un intellect qui n’est que pensant8 9. Quant au troisième genre, il représente les âmes humaines^.

Après avoir distingué ces trois genres d’âmes (divines, démoniques et humaines), intéressons-nous à l’âme divine. Deux choses nous semblent importantes. D’une part, savoir ce qu’est l’âme divine, et, d’autre part, pourquoi elle est divine. À la première question, on peut répondre, avec Dodds10, que les âmes divines incluent et recoupent quatre genres d’âmes. Tout d’abord, l’Âme imparticipée ou imparticipable qui est hypercosmique11 12, et qui correspond à la troisième hypostase de Plotin. En second lieu, l’Âme du monde : « l’Âme de l’Univers est la première des âmes qui intelligent les objets un par un, et c’est là précisément ce qui l’a rendue encosmique - c’est par là en tout cas que toutes les âmes encosmiques se distinguent des hypercosmiques »1È Troisièmement, les âmes des sept planètes et des étoiles fixes : « Que Platon en effet donne aux astres aussi des âmes propres, et aux dieux sublunaires, c’est clair d’après ce qui est dit dans les Lois (X

8 Cf. PRQCLUS, Commentaire sur le limée, traduction A.-J. EESTUGIÈRE, 5 volumes, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1966-1968,1, 141, 28 - 142, 3, vol I, p. 190 : « Ce qui participe toujours aux dieux doit précéder ce qui y participe à un moment donné, nécessairement aussi les lots étemels doivent préexister aux temporaires. Car de même que les démons accompagnent les dieux avant les âmes partielles, de même aussi les parts assignées sont-elles toujours en dépendance des dieux avant qu’ils ne produisent leurs illuminations en tel ou tel lieu particulier ».

9 Cf. PRQCLUS, Commentaire sur le Timée. trad EESTUGIÈRE, Π, 143, 29 - 144, 2, vol m, P, 184 : « chacune de celles-ci en effet a un corps attaché à elle, à cause duquel elle est encosmique, en revanche il n’y a pas d’intellect propre établi au-dessus d’elle, c’est pourquoi aussi elles ne pensent pas toujours ».

10 Cf. DQDDS, commentary, The. Elements of Theology, p. 295 : « The theiai psukhai include (a) tire unparticipated Soul, which is extra-mundane and corresponds to tire third Plotinian hypostasis ; (ta) tire immanent world-soul ; (a) tire immanent souls of the seven planets and of the fixed stars ; (d) those of the gods below tire moon ».

11 Cf PRQCLUS, Éléments de théologie, trad. TROU I LIARD, théorème 164, p, 158 ; «l’âme imparticipable est immédiatement au-dessus du monde »,

(27)

898 D 9ss), et c’est clair aussi d’après ce qui est dit ici : car il nomme ici les astres des vivants divins »13. Enfin, viennent les âmes des « dieux en dessous de la lune »1^

Ainsi, l’âme divine est polymorphe. Sous l’appellation générale « d’âme divine », Proclus regroupe plusieurs « sortes » d’âmes, qui ont toutes en commun d’être des âmes non liées à un ou plusieurs corps humains.

La seconde question est de savoir comment l’âme est divine. En d’autres termes, comment le divin est-il appliqué à l’âme ? Ceci nous amène à parler du divin, des dieux et donc des hénades. Bien que certains commentateurs aient affirmé que Jamblique était l’inventeur des hénades, il semble bien que l’on doive aujourd’hui attribuer cette invention à Syrianus, le maître de Proclus15. La théorie des hénades prend place dans une question plus large. On sait que Proclus reprochait à Plotin d’avoir placé la multiplicité trop « près » de l’Un. Le Diadoque augmente donc la distance qui sépare l’Un ineffable et la multiplicité des Idées et des Formes. Pour cela, il accroît le nombre de médiations. Les hénades sont l’un des éléments qui contribuent à augmenter cette distance, mais elles ne sont pas les seules à jouer ce rôle d’intermédiaire. Nous trouvons aussi les deux principes, limite et

13 PROCLUS, Commentaire sur le Timée, trad FESTUGIÈRE, III, 255, 10-16, vol V, p. 128. Ces planètes et les étoiles fixes sont évidemment celles dont parle le Timée. Les étoiles fixes sont entraînées par le cercle du Même, tandis que les planètes sont entraînées par le cercle de f Autre, Cf. PLATON, Timée, texte établi et traduit par A. RIVAüD, Paris, Les Belles Lettres, troisième édition revue et corrigée, 1956, 36c : « Ensuite, les dotant du mouvement circulaire uniforme qui se produit au même endroit, il prit ces deux cercles et il fit Lun extérieur, l’autre intérieur. Qr, le mouvement extérieur il le désigna comme étant celui du Même, le mouvement intérieur, comme celui de !’Autre ».

14 Pour la « liste » de ces dieux, cf PLATON, Timée., 40 e, trad. RTVALOD : « Voici donc pour nous, d’après eux, la généalogie de ces dieux- là. Océan et Thétys ont été les enfants de Gala et d’Ouranos et de ceux-là sont nés Phorkys, Kronos, Bliéa et ceux qui vont avec eux. De Kronos et de Rhéa sont nés Zeus, Héra, et tous ceux qu’on dit frères de ceux-là, et enfin les autres, descendants de ces derniers ». Cf PROCLUS, Commentaire sur le Timée, trad. FESTUGIÈRE, III, 173, 12-14, vol V, p, 29 : « aussi est-ce avec juste conséquence, me semble-t-il, que Platon a mis à la suite du discours sur le Ciel et la Terre la considération de ces dieux-ci où il commence par Gê et Ornanos ».

15 Cf H,-D. SAFFREY- L,-G, WESTERINK, introduction, Théologie Platonicienne-, Paris, Les Belles Lettres, 1978, vol III, p, L! : « ce ne peut pas être Jamblique, puisque nous avons vu que, pour lui, la première hypothèse concerne l’Un et les intelligibles, la deuxième, !’intellect. Comme d’autre part il n’y a pas pour lui de degré intermédiaire entre l’Un et les intelligibles, il n’y a pas de place dans son système pour les hénades divines »,

(28)

théorie des hénades est très importante dans la pensée de Proclus16. Comme le disait Jean Trouillard, « les hénades sont nées d'un problème capital du néoplatonisme. Si chaque principe agit par son être, comment de l’absolue simplicité l’extrême complexité du réel peut-elle procéder ? »17. En d’autres termes, les hénades seraient la solution proclienne au problème qui « hante » la pensée antique : comment expliquer la naissance, la dérivation de la multiplicité à partir de l’Un, de l’Un absolu considéré comme une unité pure ? On sait comment Plotin résolvait cette question18.

La nécessité des hénades est affirmée pour au moins deux raisons : « d’une part en raison de la loi générale des intermédiaires, formulée dans El. theol. § 28 et bien expliquée par Dodds, p. ΧΧΠ, et d’autre part à cause du cas particulier du passage de l’Un imparticipable à l’être participé, c’est-à-dire de la dialectique de l’être et de l’avoir»19. Ainsi, en faisant provisoirement abstraction des deux principes peras et apeiron, les hénades sont juste « en dessous » de l’Un, elles représentent le premier niveau de réalité

16 Cf. DQDDS, commentary, The. Elements of Theology, p. 257 : « the doctrine of divine henads is the most striking of the modifications introduced by later Neoplatonism into the Plotinian world-scheme ».

17 TROUILLARD, introduction, Éléments de théologie, pp. 52-53.

18 La procession la plus difficile à expliquer est celle de la multiplicité à partir de l’Un. Cf ANCONA COSTA, Recherches sur le Liber de Causis, p, 14 : « Face à ce problème, l’école platonicienne tardive n’a, en gros, que deux solutions possibles : ou bien accepter que la multiplicité des formes intelligibles se trouve de quelque façon déjà dans le premier principe, ou bien rechercher, au risque d’une régression infinie, un moyen terme entre l’unité absolue et la multiplicité déjà déployée du monde intelligible. On devine que le premier chemin est obligatoire pour ces philosophes qui, comme Plotin, n’acceptent d’autre intermédiaire entre l’Un et !’univers que le noûs, tandis que le deuxième sera emprunté par ceux qui, comme Proclus, sont hostiles à toute forme de ‘préexistence’ des intelligibles à !’intérieur du premier principe, (...) Plotin pense échapper à la conséquence qui rainerait toute sa philosophie, c’est-à-dire !’introduction de la multiplicité au sein de l’Un, grâce à une conception particulière de la causalité du premier principe; Cette conception repose sur la définition de l’Un comme étant la puissance infinie qui produit toutes les formes précisément en tant qu’il ne les ‘possède’ pas avec leur détermination et leur multiplicité ».

(29)

23

entre l’Un et la multiplicité. Elles dérivent directement de l’Un20. Ce qu’il importe de retenir, c’est que si Proclus place les hénades entre l’Un et la multiplicité, ceci signifie que l’Un n’a pas un « contact » direct avec la multiplicité, les hénades sont des intermédiaires. Elles ne sont pas des produits mais, comme le dit Trouillard, des « révélations »21 22 23 directes de l’Un, mais ce sont elles qui vont continuer la procession. Elles ne sont pas des êtres, mais elles sont antérieures à l’être2''. Ainsi, les hénades sont « les dépositaires du caractère divin le plus important et le plus précieux pour Proclus : l’unitaire, to enoeides »". Comme l’explique Proclus, il y a autant d’hénades que d’êtres, et autant d’hénades que d’idées24.

L’Un est la cause des hénades ; plus précisément, il est la cause de la multiplicité des hénades, celles-ci étant la cause de la multiplicité des êtres'3. Ceci permet de dire que l’Un est la cause de la multiplicité sans toutefois en être trop « proche », ou sans avoir besoin de poser en lui une certaine « préexistence » de la multiplicité. Précisons que la grande différence entre l’Un et les hénades est la « participabilité » : les hénades sont participadles, ce qui n’est pas le cas de l’Un.

20 Cf. C. D’ANCONA. COSTA, « Proclo : Enadi e archai nelT ordine sovrasensibile », Rivista di storia della ßlo&ofta, (47), 1992, p. 284 : « il piano delTanima è prodotto daU’essere-intelligihile, dalle enadi e dall’Uno ; l’essere-intelligibile è prodotto dalle enadi e dall’Uno ; le enadi sono prodotte solíante dalTUno senza intermediari ».

21 TROUILLARD, introduction, Éléments, de theologe, p. 54.

22 Cf. PROCLUS, Éléments, de théologie, trad. TROUILLARD, théorème 122, p. 133 : « les dieux rayonnent leurs biens sur ces êtres par leur être même, ou plutôt par lew antériorité à l’être ».

23 Y. VACANTI, « Hénologie et Hénadologie chez Proclus et Syrianus » dans La métaphysique : son histoire-, sa critique-, ses enjeux : actes du ΧΧΥΙΓ Congrès de Γ Association des sociétés de philosophie de langue française (A.S.P.L.F.), édité par L. LANGLOIS et J.-M. NARBONNE, Paris, Librairie philosophique J. Yrin ; Québec, Les Presses de !’Université Laval, 2000, p. 95.

24 Cf PROCLUS, Éléments de théologie, trad. TROUILLARD, théorème 135, p. 141 : « Toute hénade divine est participée sans médiation par une seule unité dans l’ordre des êtres, et toute unité divinisée est suspendue à une seule hénade divine. Autant il y a d’hénades participées, autant de gemes d’êtres qui y participent ».

23 Cf PROCLUS, Éléments de théologie-, trad TROUILLARD, théorème 137, p, 143 ; « Toute hénade fait subsister conjointement avec l’un l’être qui bénéficie de sa participation. De même qu’il fait tout subsister, I’m est pweffiement la cause et des hénades participées et des êtres qui leur sont suspendus, cependant que chaque hénade produit par illumination l’ordre qui lui est attaché. Alors que l’être pw et simple {apios emi) est créé par l’un, l’être connature! à telle hénade, en tant que connature! (to sumphues einai), est l’œuvre de cette hénade ».

(30)

intrinsèquement parfaite (autoîelês), et toute hénade intrinsèquement parfaite est dieu »zo. Dire « un dieu » ou dire « une hénade divine » revient donc au même. Identifier le divin, les dieux et les hénades signifie que, chez Procîus, l’Un est en quelque sorte au-delà du divin. Mais il faut bien garder à l'esprit que l’Un est le premier dieu, puisque « tout dieu est participate, sauf l’un »* 27 28 29. Toutefois, comme l’a bien noté Valeria Vacanti, la question n’est peut-être pas aussi simple, car « on doit aussi relever une série d’expressions par lesquelles Proclus nous parle des ‘hénades des dieux’ et ces hénades semblent être considérées comme distinctes des dieux eux-mêmes, comme si elles étaient quelque chose de séparé des dieux ou plutôt comme si les dieux semblaient ‘!’instrument’ par lequel les hénades opèrent >V8. Pour notre part, nous nous limiterons aux textes qui posent cette convertibilité entre les hénades et les dieux.

Une fois ces choses précisées, on peut alors se demander comment l’âme est, ou devient, divine. Les Éléments de théologie fournissent une bonne réponse à cette question : « tout corps divin est divin par la médiation d’une âme divinisée, toute âme divine l’est par la médiation d’un esprit divin, tout esprit divin l’est par sa participation à une hénade divine. Ainsi T hénade d’elle-même (auioihen) est dieu, l’esprit est tout à fait divin

(theiotaton) l’âme est divine (theia), le corps assimilé à la divinité (theoeides) »2y C’est

* CE PROCWW&Zäaww&dkdWwbdt, W. TRQUILLARD, théorème 114, p. 127. CE PROCLUS, Éléments, de théologie, trad. TRQUILLARD, théorème 118, p. 130 : « tout ce qui se trouve chez les dieux préexiste chez eux conforme à leur caractère propre, et ce caractère est unitaire et suressentiel. Tout ce qui se trouve chez les dieux revêt donc un mode unitaire et suressentiel ».

27 PROCLUS, Éléments de théologie, trad. TRQUILLARD, théorème 116, p. 129. Cf. TRQUILLARD, note 4, p, 129, Éléments de théologe : « l’un est un en tant que principe d’unité, dieu en tant que source de la divinité »,

28 VACANTI, « Hénologie et Hénadologie chez Syrianus et Proclus », pp, 99-100,

29 PROCLUS, Éléments φ théologie, trad, TRQUILLARD, théorème 129, p, 138, Pour une hiérarchie plus complète, cf PROCLUS, Éléments de théologie, trad, TRQUILLARD, théorème 20, p, 73 : « Au-delà de tous les corps est la substance psychique, au-delà de toutes les âmes l’ordre de l’esprit, au-delà de toutes les substances pensantes l’un ».

(31)

donc par participation aux dieux, aux hénades divines que le caractère « divin » peut se transmettre des dieux jusqu’à l’âme et même aux corps :

« l’hénade donne en premier lieu à l’esprit le pouvoir qui est son privilège dans l’ordre divin et elle rend cet esprit tel qu’elle est elle-même selon le mode du nombre unitaire. Puis à travers l’esprit, elle se rend présente à l’âme, coopérant avec lui pour lui joindre l’âme et l’embraser, si cet esprit est participate. Enfin, à travers l’âme, elle donne au corps lui-même un écho de son propre caractère, si cette âme est participate par un corps. C’est ainsi que ce corps devient non seulement animé et pensant, mais aussi divin, recevant de l’âme vie et mouvement, de l’esprit consistance indissoluble, enfin de l’hénade à laquelle il participe l’unité divine »JU.

Ce qu’il importe de retenir ici, c’est que le divin se transmet dans toute la hiérarchie proclienne. Que les dieux soient divins, rien de plus normal. Mais ce caractère se transmet aussi aux intellects, aux âmes et même aux corps, ou plutôt devrions-nous dire à certains intellects, certaines âmes et certains corps, puisque tous les intellects ne sont pas divins, de même pour les âmes et les corps'30 31. C’est donc par participation qu’une âme « obtient » ce caractère divin. Au sommet, nous trouvons une hénade divine, celle-ci est participée par un intellect, qui est lui aussi divin. Une âme participe à cet intellect, et un corps participe à cette âme. Ce sont donc les hénades qui communiquent ce caractère divin.

En résumé, plusieurs choses sont à noter ici. Tout d’abord, l’âme divine est une âme qui est divine et non une âme qui peut être dite divine. Si l’âme est divine, c’est parce qu’elle participe à un intellect divin qui lui-même participe à une hénade divine. Nous voyons surtout que l’âme divine n’est pas une âme unie à un corps ; bien au contraire, elle est séparée et « cosmique ». C’est de cette âme divine proclienne que s’est inspiré l’auteur

30 PRQCLUS, Éléments de théologie, trad. TRQUILLARD, théorème 129, p. 138.

31 Cf PROCLUS, Éléments de théologie, trad TRQUILLARD théorème 111, p, 126 ; « Dans la série noétique tout entière, certains esprits sont divins parce qu’ils ont reçu des participations des dieux, tandis que d’autres sont seulement esprits. Dans la série psychique tout entière, certaines âmes sont noétiques parce qu’elles sont suspendues à leurs esprits correspondants, alors que d’autres sont seulement âmes. Enfin dans l’ordre somatique total, certaines natures ont des âmes qui leur sont préposées d’en haut, tandis que d’autres sont uniquement des natures, dépourvues de toute présence psychique ».

Références

Documents relatifs

Rokoujou ne disait rien, mais cette histoire d’ancêtre resta dans son esprit et il se posait à son tour beaucoup de questions, qu’il décida de laisser en suspend pour

Marc-Maximin Martin, le petit fils de Maximin Martin fait construire le Château « neuf » en s’inspirant des villas italiennes.. Premières

Exit, voice and loyalty a ainsi pour objectif d’étudier les conditions de développement, conjoint ou non, des deux modes d’action, leur efficacité respective dans

Ce qui explique son attitude quotidienne, l’aller-retour à son travail, son désir pour le voyage, sa manière de planifier son temps en croyant réaliser à l’avenir telle

La construction d’une grande pirogue suit un long processus et comporte trois phases : la préparation qui s’étale sur une période d’environ trois ans

Quoi qu'il en soit, l'éternalisme atemporel délivre un message similaire à l'éternalisme classique : ce que nous appréhendons comme l'instant présent n'a pas de

Mais le second genre de connaissance c’est un tout autre mode de connaissance. C’est la connaissance des rapports qui me composent et des rapports qui composent les autres

Vous pouvez aussi taper, dans une cellule, par exemple :=Permutation(45,7) pour les permutations et :=Combin(45,7) pour les