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Chapitre IV : L’éternité au XIIIe siècle

B) L’éternité dans le commentaire du pseudo-Henri de Gand

2) L’éternité chez le pseudo-Henri

Reprenant son interrogation sur la « place » de l’éternité, le pseudo-Henri se demande si l’être est antérieur à elle. Sa réponse est bien évidemment affirmative : « le théorème doit être exposé ainsi : il y a un être qui précède tout causé, à savoir l’être incréé. L’éternité est un causé, comme il est écrit dans le commentaire de cette proposition. Donc il y a un être antérieur à l’éternité. La majeure est évidente parce que, universellement, l’être de la cause précède le causé »17. Ici, le pseudo-Henri reprend à la lettre le Livre des Causes, en disant que si l’éternité est créée par la cause première, cela signifie qu’il y a un être au-dessus d’elle, et ce dernier est l’être de la cause première, ce que le pseudo-Henri appelle l’esse

increatum.

17 Pseudo-HENRI DE GAND, Quaestiones in Librum de Causis, éd. ZWAENEPOEL, p. 43,1. 18-21 : « Omiie causatum praecedit aliquod esse, scilicet esse increatum. Aeternitas est quoddam causatum, ut scribitur in commento huius propositionis. Ergo aliquid esse est prius aeternitate. Maior patet, quia universaliter esse causae praecedit causatum ».

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Mais le pseudo-Henri peut également trouver l’opinion inverse dans le Livre des

Causes : « Or, l’être en tant que tel est quelque <chose> de causé. Il n’est donc pas

antérieur à l’éternité. La majeure est évidente, puisque le causé immédiatement par la cause première est simultané à l’éternité, telle !’intelligence. La mineure est évidente à partir du IVe théorème, où il est dit que la première des choses causées est l’être »18. En d’autres termes, le raisonnement se base ici sur l’idée qu’aucun effet n’est antérieur à l’éternité.

Mais sa réponse n’est pas aussi tranchée que nous pourrions le croire, car il ne s’agit pas pour lui de refuser intégralement la thèse du Livre des Causes, mais de l’adapter en des proportions compatibles avec la pensée chrétienne. En effet, le pseudo-Henri explique, comme Bacon l’a fait avant lui, qu’il y a deux sortes d’éternité. Ainsi, il y a une éternité créée et une éternité incréée : « cependant, il faut distinguer l’éternité car celle-ci est de deux sortes, à savoir créée et incréée. L’éternité incréée est la mesure de l’être de la cause première, dont il n’est pas question dans ce théorème, mais <il est> seulement <question> de l’éternité créée, qui est la mesure du créé par le Premier »19. Cette courte citation nous fournit plusieurs renseignements précieux. Tout d’abord, le pseudo-Henri y réaffirme, après son commentaire de la proposition 4, que la cause première est un être, et que l’être de la cause première précède l’éternité, c’est-à-dire l’éternité du Livre des Causes. Ceci est

18 Pseudo-HENRI DE G AND, Quaestiones in Librum de Causis, éd. ZW AENEPOEL, p. 43, 1. 6-9 : « Esse autem inquantum huiusmodi est quid causatam. Ergo non est prius aeternitate. Maior patet, quoniam immediate causatam a causa prima est simul cum aeternitate, ut intelligentia. Minor patet ex IV theoremate, ubi dicitur quod prima rerum causatarum est esse ». Comme autre objection, notre autem mentionne le fait que tout être doit être mesuré par une mensura essendi, mais il n’y a pas de mensura essendi qui soit antérieure à l’éternité ; il n’y a donc pas d’être antérieur à l’éternité. Cf. Pseudo-HENRI DE G AND,

Quaestiones in Librum de Causis, éd. ZWAENEPOEL, p. 43,1. 10-14 : « omne esse habet mensurari aliqua mensura essendi. Sed non est mensura essendi prior aeternitate. Ergo esse non habet mensurari aliqua mensura essendi quae prior est aeternitate. Quare nec ipsum esse est prius aeternitate. Patet consequentia, quoniam mensura et mensuratum sunt simul ».

19 Pseudo-HENRI DE G AND, Quaestiones in Librum de Causis, éd. ZWAENEPOEL, p. 43,1. 25-28 : « Distinguendum tamen est de aeternitate quod dupliciter est aeternitas, scilicet creata et increata. Aeternitas increata est mensura esse causae primae, de qua non est sermo in isto theoremate, sed solum de aeternitate creata, quae est mensura creati a primo ».

particulièrement visible quand le pseudo-Henri énonce que, dans la proposition du De

Causis, il n’est question que de l’éternité créée. En d’autres termes, la cause première

précède l’éternité créée. C’est par la distinction des deux « sortes » d’éternité que le pseudo-Henri précise ce qu’il faut entendre par ce terme. Cette distinction permet de ne plus placer la cause première au-delà de l’éternité, mais de la mettre au même niveau que l’éternité incréée. On apprend également que le Livre des Causes ne traite pas de ce que nous pourrions appeler, avec Robert ICilwardby, la « vraie éternité »20. Ainsi, selon le pseudo-Henri, l’auteur du Livre des Causes ne traite pas de l’éternité incréée, mais seulement de l’éternité créée qui est la mesure de la première chose créée par la cause première, à savoir l’Intellect. Comme nous le verrons plus loin, les réalités intelligibles postérieures à Dieu, les intelligences séparées et les anges relèvent de Y aevum et non de l’éternité en tant que telle.

Nous avons vu qu’une objection spécifiait qu’aucun effet n’est antérieur à l’éternité, et que le premier effet causé est l’être. Voici ce que dit le pseudo-Henri dans sa réponse : « il faut dire que le théorème ‘la première des choses causées est l’être’ n’inclut pas l’être simplement, mais l’être du causé. D’où dans les choses créées, le premier créé est l’être. Cependant par cela il ne peut se trouver que tout être est créé. Mais il y a un certain être incréé qui est antérieur à l’éternité, bien qu’aucun être créé ne soit antérieur à elle »21. Cette citation nous fournit également des informations importantes. D’une part, elle vient

20 Cf. ROBERT KILWARDBY, On time and imagination ; De tempore ; De spiritu fantástico ; Librum

Il Sententiarum, edited by O. LEWRY, Oxford, Oxford University Press, 1987, p. 143, 1. 20-21 : « supra etemitatem est Deus, idest supra euum, quia constat quod supra suam veram etemitatem non est ».

21 Pseudo-HENRI DE GAND, Quaestiones in Librum de Causis, éd. ZWAENEPOEL, p. 43,1. 30-35 : « dicendum est <quod >theorema ‘prima rerum causatarum est esse‘ non includit esse simpliciter, sed esse causatum. Unde in rebus creatis, quod primo creatum est est esse. Nec tamen per hoc potest haberi quod omne esse sit creatum. Sed est aliquod esse increatum quod prius est aeternitate, licet nullum esse creatum sit prius illa ».

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confirmer la distinction entre éternité créée et éternité incréée, en d’autres termes entre l’être de la cause première (esse simpliciter) et l’être qui coïncide avec l’Intelligence. Elle permet au pseudo-Henri de réaffirmer que le lemme de la proposition 4 ne concerne pas l’être de la cause première, car celle-ci est incréée et il en est de même pour son être. Toutefois, une partie de cette phrase peut nous surprendre. En effet, on y voit clairement le pseudo-Henri écrire qu’il y a un être incréé qui est antérieur à l’éternité. Faut-il comprendre qu’il accepte la thèse du De Causis selon laquelle la cause première transcende l’éternité ? La réponse à cette question est négative, mais elle exige quelques précisions. Quand le pseudo-Henri dit que l’être incréé précède l’éternité, il veut entendre l’éternité telle qu’elle est présentée dans le Livre des Causes, à savoir celle qu’il appelle éternité créée. Il n’est pas fait mention ici de l’éternité incréée. Pour nous convaincre que le pseudo-Henri n’accepte pas la thèse de l’auteur, il suffit de consulter la fin de sa question, dans laquelle il revient sur la définition boécienne de l’éternité. Il explique ainsi « qu’il faut distinguer l’éternité comme auparavant (Le créée et incréée), et que cette définition correspond seulement à l’éternité incréée. C’est pourquoi Boèce l’attribue aussitôt à la cause première. Donc bien qu’aucun être ne précède une telle éternité incréée, cependant un certain être précède l’éternité créée »22. Ici le pseudo-Henri se range du côté de Boèce qui applique l’éternité à Dieu. Cette éternité de Boèce est donc, dans les termes du pseudo-Henri, l’éternité incréée, laquelle n’est précédée par aucun être, mais qui coïncide avec Y esse simpliciter.

Ainsi, nous pouvons résumer la position du pseudo-Henri en disant que la cause première est un être incréé qui coïncide avec l’éternité incréée. La cause première est

22 Pseudo-HENRI DE G AND, Quaestiones in Librum de Causis, éd. ZWAENEPOEL, p. 43,1. 37 - p. 44,1. 41 : « distinguendum est de aeternitate sicut prius, et quod definitio illa solum debetur de aeternitate increata. Unde BOETHIUS statim attribuit illam primae causae. Licet ergo nullum esse praecedit talem aeternitatem increatam, aliquod tamen praecedit aeternitatem creatam ».

antérieure à son premier effet qui est F être-intellect créé sur le plan duquel se trouve F éternité créée.

Pour ce qui est de l’éternité, le pseudo-Henri corrige donc l’opinion de Fauteur du

Livre des Causes en distinguant deux sortes d’éternité : l’une, que l’on peut appeler une

« véritable » éternité, qui est la substance même de Dieu ; et une seconde éternité qui n’est pas autre chose que la perpétuité, mesure des choses perpétuelles et sempiternelles. Ici encore, la correction ne s’avère guère difficile car il suffit au pseudo-Henri d’expliquer que Fauteur du texte ne traite que de la perpétuité et non de l’éternité substantielle de Dieu. Il est bien évident que cette correction est facilitée par !’identification que fait Fauteur du De

Causis entre la cause première et l’être. Si le premier principe est l’être, comment alors ne

peut-il pas être l’éternité ?

CONCLUSION

Nous pouvons dire que cette correction du pseudo-Henri l’amène à expliquer que l’éternité du Livre des Causes n’est pas la « véritable » éternité. Ceci est vrai pour notre commentateur, mais pas pour Fauteur du Livre des Causes. Ce dernier, en « bon néoplatonicien », devait fermement croire que l’éternité coïncidant avec l’Intelligence est la seule éternité possible. Ainsi, l’éternité du De Causis se trouve, en quelque sorte, réduite à une « simple » perpétuité. Nous verrons dans les chapitres suivants que nos deux commentateurs latins réduisent fortement le rôle de l’Intelligence du Livre des Causes. Cette réduction se rencontre également ici, puisque l’Intelligence passe du rang « d’étemelle » à celui de « perpétuelle » ; elle perd l’une de ses caractéristiques importantes au profit de la cause première.

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