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Zheng Min et la critique de la tradition du 4 mai

Chapitre II. À l’ombre de la tradition et de l’Occident

2.1. Regards critiques sur la poésie chinoise au début des années 90

2.1.4. Zheng Min et la critique de la tradition du 4 mai

On a parlé plus haut de l’émergence au début des années 1990 d’une pensée qui vise à remettre en question la modernité chinoise depuis une perspective postcoloniale et postmoderne. Chez des penseurs comme Zhang Fa et Zhang Yiwu, que nous avons présentés plus haut, la quête de la modernité doit être remplacée par la quête de la sinité. Or, dans le champ de la poésie on peut trouver un écho de ce tournant dans la remise en question de la modernité littéraire chinoise par la poétesse Zheng Min (1920-), dans une série de textes qu’elle a commencé à publier à partir du début des années 1990, dont notamment « Regard en arrière à la fin du siècle : la transformation du chinois et la création de la poésie nouvelle » (世纪末的回顾:汉语语言变革与中国新诗创作279). Ce texte de 1993, qui a suscité des réponses autant en Chine qu’à l’extérieur, vise à sonder les origines mêmes de la poésie

278 Cette polémique reste d’actualité en Chine. On verra ensuite des discussions des années 90 qui sont tout à fait

liées aux questions soulevées par elle, mais on pourrait mentionner également la polémique entre les poètes Xi Chuan et Wang Ao qui a eu lieu en 2008. Dans « La disparité historique entre l’idée du poète et l’idée de la poésie » (Shiren gannian yu shige gannian de lishixing luocha 诗人观念与诗歌观念的历史性落差), Xi Chuan a tenu des propos concernant l’histoire de la poésie chinoise moderne et le rôle du romantisme qui ne sont pas sans rapports avec les propos d’Owen. Comme nous l’avons vu tout à l’heure, Owen voit dans l’adoption d’un romantisme anhistorique et dépourvu de contexte le fait central de la poésie chinoise du vingtième siècle. Ceci avait été l’objet des critiques des sinologues qui ont réagi à l’article d’Owen. Yeh, comme nous l’avons vu, avait mis l’accent sur les conditions de réception (la caractère actif) du romantisme en Chine, et Gregory Lee avait vu là un signe d’une mauvaise connaissance de l’histoire de la poésie chinoise, dans laquelle, disait-il, contrairement à ce qu’Owen pensait, le romantisme n’est qu’un des courants qui avaient joué un rôle, et pas forcément le plus important. Mais Xi Chuan dans son article voit dans le romantisme le fait central de l’histoire de la poésie chinoise moderne, un fait qui serait à l’origine de certains de ces maux. Il y signale que « les poètes du début du vingtième siècle, au lieu de devenir des gens du vingtième siècle, se sont transformés l’un après l’autre en des gens du dix-neuvième siècle » ( 20 世纪初的中国诗人们并没有把自己 20 世纪化,而是纷纷把 自己19 世纪化, Xi Chuan, op. cit., p. 50), et qu’ils ne pouvaient regarder leur tradition qu’à travers le verre romantique.

279 Zheng Min 郑敏, « Shiji mo de huigu : hanyu yuyan biange yu zhongguo xinshi chuangzuo 世纪末的回顾:

汉语语言变革与中国新诗创作 » [Un regard rétrospectif sur la fin du siècle: la réforme de la langue chinoise et la création de la nouvelle poésie], Wenxue Pinglun, 1993, n°3, pp. 5-20.

nouvelle et de la révolution langagière, dont elle critique « le modèle de pensée et la connaissance du fait langagier » (思维方式和对语言的性质的认识280). Pour Zheng Min, l’accent exclusif mis sur la langue parlée, la prédilection pour la grammaire occidentale, et la rupture par rapport à la richesse de la langue classique, ont entravé la maturation de la langue vernaculaire et offrent une réponse au moins partielle à la question que l’auteur se pose au début de l’article : « Pourquoi une littérature comme la littérature chinoise riche de plusieurs milliers d’années d’histoire poétique n’a-t-elle pas été capable de produire aujourd’hui des grands ouvrages et des grands poètes reconnus au niveau international ? » (为什么有几千年

诗史的汉语文学在今天没有出现得到国际文学界公认的大作品,大诗人?281) Pour

Zheng Min la littérature chinoise a connu trois grands tournants ou trois grands moments cruciaux au cours du vingtième siècle, et tous ces tournants (une rupture et deux transformations) ont été étroitement liés, surtout dans le cas de la poésie, à des transformations dans la langue. La pensée qui se cache derrière ces tournants est marquée par une logique dualiste : baihuawen/wenyanwen ; culture prolétaire/culture bourgeoise ; littérature traditionnelle/littérature nouvelle ; littérature orthodoxe/non orthodoxe (zhengzong 正宗/ fei zhengzong 非正宗), etc... Zheng Min s’attache surtout à remettre en question la vision de Hu Shi, Chen Duxiu et autres, dont le dualisme et la ferveur révolutionnaire lui inspirent une analogie avec ceux de la révolution culturelle. Même si, explique-t-elle, à la différence de la révolution culturelle, qui était purement destructrice, le mouvement de la Nouvelle culture a posé les fondations de la nouvelle littérature, les deux mouvements se rapprochent dans leur vision de la tradition et dans le dualisme qui oppose tradition et rénovation.

Témoins du progrès et de l’épanouissement que la démocratie et la science occidentales avaient apportés à la culture, les jeunes lettrés de l’époque du 4 mai, ayant grandi dans l’énorme décalage temporel entre la culture de l’Occident et la Chine, sentaient profondément que les graines de la nouvelle conscience ne pouvaient plus être plantées dans le vieux système, et ainsi a surgi en eux le désir de détruire complètement le vieux récipient. Et la langue classique a été la première à recevoir le coup, car elle avait perdu la faculté orale dont elle ne pouvait se passer en tant que langue. Mais est-ce qu’un peuple peut écraser sa propre langue maternelle ? 五四时代青年学者看到西方科学民主给文化 带来的进步与繁荣,出身于中西文化的巨大时差中,深感新意识的萌芽再也无法纳 入旧的体系中,因此产生彻底砸碎旧瓶的冲动。而文言文首当其冲,因为它已经失 去作为语言的不可少的口语功能。但一个民族能否砸烂自己的母语呢?282 280 Ibid., p. 5. 281 Ibid. 282 Ibid., pp. 7-8.

Zheng Min rejette l’analogie faite par Hu Shi entre le rôle du latin en Europe par rapport aux langues issues du latin et celui de la langue classique en Chine par rapport à la langue vernaculaire, au profit d’une analogie entre les stades médiévaux de chaque langue et leur évolution postérieure. La langue classique serait au baihuawen ce que la langue des Canterbury tales (pour prendre l’exemple de l’anglais) serait à l’anglais moderne. Le passage de l’anglais de Chaucer à l’anglais moderne a pris plusieurs siècles et a procédé d’une manière organique et sélective ; Hu Shi, Chen Duxiu, etc., ont voulu faire cette transformation en quelques années, et en choisissant de s’opposer à la langue classique. Alors que d’autres intellectuels comme Zhu Jingnong 朱经农 et Qian Xuantong 钱玄同 prônaient une langue vernaculaire qui se nourrissait de la langue classique et de la littérature classique, c’est la vision des premiers qui s’est imposée. De manière ironique, souligne-t-elle, au moment où les intellectuels de la Nouvelle culture rejetaient la poésie classique, Ezra Pound s’inspirait de l’écriture chinoise et de la poésie classique pour créer une poétique qui serait à la base du modernisme.

Comme le signale Michelle Yeh, le texte de Zheng Min s’inscrit dans toute une lignée de textes qui ont mis en question l’héritage du 4 mai, mais la nouveauté vient du fait qu’elle puise dans la théorie critique contemporaine pour faire cette critique, fournissant ainsi un exemple d’appropriation de la théorie occidentale dans les années 1990. Pour Zheng Min, en effet, la position de Hu Shi et Chen Duxiu par rapport à la langue vernaculaire était fondée, d’un point de vue théorique, sur une mauvaise connaissance de la nature du langage. Sa critique de Hu Shi et de Chen Duxiu repose sur une perspective structuraliste et post- structuraliste : des références à Saussure, Derrida et Lacan défilent successivement à travers le texte afin de montrer le caractère erroné de leur vision (celle de Hu Shi notamment) du fait langagier. Comme le signale Yeh, cette démarche théorique conduit à des affirmations un peu polémiques, comme lorsque, parlant de la croyance de Hu et Chen sur la transparence de la langue et citant Lacan, Zheng Min dit que cette croyance tenait au fait qu’ils ignoraient la barrière infranchissable qui sépare le signifiant du signifié. Yeh a également raison de critiquer l’usage du concept de Derrida de « trace », que Zheng Min emploie pour montrer que c’était inutile pour Hu et Chen d’essayer d’effacer le chinois classique car ses traces sont partout dans le chinois moderne : « Alors la langue est constituée de la transformation de traces sans limite et sans forme. Chaque caractère, lorsqu’on l’utilise, porte les traces d’un prédécesseur, comme des empreintes digitales, et lorsque ces caractères pénètrent la langue nouvelle ils amènent toutes ces traces accumulées dans la nouvelle structure (所以语言是无

限的、无形的踪迹转换而成,每个字词都在使用过程中带上前一位作者的笔痕,如同

指纹,它们当进入新的言语中就会将这些积累下的踪迹带入新的结构中283). Il y a là une

contradiction évidente, car si c’est vrai, comme elle le signale, que les traces du chinois classique sont partout présentes dans le chinois moderne, cela veut dire que la rupture dont elle parle n’a pas vraiment existé.

L’un des points les plus intéressants du texte de Zheng Min est sans doute sa qualification de la vision langagière de Hu Shi et de Chen Duxiu comme « logocentrique ». « Une autre erreur importante commise par Hu et Chen », signale Zheng Min, « c’est qu’ils mettent l’accent seulement sur la “parole” et ne considèrent pas assez la “langue”, ils reconnaissent seulement le synchronique et ignorent l’historicité, et ils deviennent ainsi logocentriques284 » (« 胡,陈所犯的另一个重要错误是只重视 “言语”

(parole)而对“语言” (langue)不曾仔细考虑,只认识到共时性而忽略历史性,只考

虑口语忽视文学语,成为口语中心论者285). Pour Yeh, cette idée tient d’une équivalence erronée entre « parole » et « langue vernaculaire » et « langue » et « langue classique »286. Et en effet, si on n’est pas sûr que Zheng Min fasse ici une analogie entre langue/parole et langue classique/langue vernaculaire, elle semble bien faire une analogie entre « parole » et « langue parlée. » Alors que dans la théorie de Saussure, « parole » n’est pas l’équivalent de « langue parlée » mais l’actualisation de la langue au niveau individuel, c’est à dire, l’actualisation du système (« langue ») dans les faits et dans l’usage concret. C’est pour cela qu’on ne peut pas vraiment dire que, en mettant l’accent sur la langue vernaculaire, Hu Shi et Chen Duxiu ignoraient la « langue » au profit de la « parole ». Pourtant, il est vrai que l’ambivalence se trouve aussi au coeur de la théorie de Saussure, dans laquelle l’écriture est décrite soit comme un voile qui « voile la vue de la langue », soit comme un « corset de force » qui enraye l'évolution naturelle des langues et les rend tout à fait artificielles. La théorie de Saussure est

283 Ibid., p. 10.

284 Michelle Yeh interprete « kouyu zhongxin lun 口语中心论 » comme « logocentrisme », même si ce terme est

habituellement rendu en chinois par « luogesi zhongxing zhuyi 逻各斯中心主义 ». À notre avis, « kouyu zhongxin lun » pourrait également être traduit comme « vernaculo-centrisme ». Pourtant, dans le contexte de l’article de Zheng Min, avec ces nombreuses références à la théorie de la déconstruction, sa traduction comme « logocentrisme » est aussi valide. Le concept de « logocentrisme » est un concept-clé dans la pensée de Derrida. Dans sa caractérisation de la tradition philosophique occidentale comme « logocentrique », Derrida met l’accent sur comment cette tradition privilégie la parole et la voix sur l’écriture, considérée comme pur supplément. (Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1997).

285 Ibid., p. 10.

286 « Many Euro-American scholars interprete parole as the spoken language. However, Zheng’s equating the

vernacular with the spoken language and the criticizing Hu and Chen as logocentric is farfetched. » (Yeh, « Chinese postmodernism... », op. cit, p. 110).

dans ce sens là « logocentrique »287, et si l’usage que fait Zheng Min des concepts de Saussure n’est pas tout à fait clair, l’observation du « logocentrisme » de Hu Shi et Chen Duxiu ne manque pas de fondement. On peut même se demander si l’une des caractéristiques de la modernité littéraire et langagière chinoise n’est pas la tentative de passer d’une vision « graphocentrique » à une vision « logocentrique » de la langue. Nous reviendrons sur cette question et sur son importance au moment de traiter des visions de la langue chez les poètes.

Dans « Postmodernism in China : a Sketch and some Queries », Haun Sussy signale que la description que Zheng Min fait de l’institutionnalisation de la langue vernaculaire en tant que processus non de création mais d’élimination, pouvait être lue à priori comme « pointing the way to a more truly pluralistic politics-pluralistic in the sense of putting forward more than one legitimation story288. » En effet, la critique du mouvement du 4 mai chez Zheng Min ne comporte pas automatiquement une critique de toute l’histoire de la poésie nouvelle, dont le développement jusqu’à la fin des années 1940 est décrit de manière généralement positive289. Pourtant, il y a également dans cette description une ambivalence qui réintroduit une opposition entre la Chine et l’Occident. Ainsi, parlant du poète Mu Dan, elle signale que celui-ci, dans sa recherche d’une langue poétique plus riche, se trouve déjà très loin des exigences posées par le mouvement de la langue vernaculaire, mais ajoute ensuite que, à la différence de poètes comme Bian Zhilin et He Qifang290, plus proches de la poésie classique, sa source est essentiellement « la poésie et la langue occidentales » (西方的 语言文学). Polarisant « le classique et le moderne », l’Occident et la Chine, le texte se prête ainsi facilement à une lecture nationaliste.

En Chine, la première réponse à l’essai de Zheng Min a été celle de Fan Qinlin 范钦林 dans les pages de la revue Wenxue pinglun, peu après sa parution. Fan Qinlin ne manque pas de souligner l’usage contradictoire des concepts de Saussure, et met l’accent sur l’idée de

287 Cfr. Jacques Derrida, De la grammatologie, op. cit..

288 Sussy Haun, « Postmodernism in China : a Sketch and some Queries », dans Wendy Larson and Anne

Wedell-Wedellsborg (éds.) in Wen-Hsin Yeh (éd.) Cross-Cultural Readings of Chineseness : Narratives, Images and Interpretations of the 1990s, Berkeley, Institute of East Asian Studies, University of California, 2000, p. 146.

289 Ainsi Zheng Min dit : « Au moment où la littérature en langue vernaculaire entrait dans sa période de

maturation, et que son niveau de contention et d’expression se rapprochait de celui des langues occidentales, le developpement objectif de l’histoire l’a fait supporter une deuxième réforme... » 正当白话文进入成热阶段, 它的承受力、表达力都接近当时西方语言的水平时,客观历史的发展使它又遭受第二次的变革。» Zheng Min, « Shiji mo de de huigu... », op. cit., p. 13.

290 Mu Dan 穆旦 (1918-1977), poète chinois moderne, représentant de l’école des « neuf feuilles » à laquelle

Zheng Min était originellement attachée. He Qifang 何其芳 (1912-1977) et Bian Zhilin 卞之琳 (1910-2000) sont deux importants poètes modernistes chinois.

« langue maternelle », que Zheng Min identifie dans son essai avec la « langue classique ». Si la langue maternelle est, selon Saussure, « le seul fait social partagé par tous les membres d’une société », c’est évident pour Fan que la « langue classique » ne correspond pas à cette définition. « Du point de vue de son emploi pendant plusieurs milliers d’années, la langue classique ne possède pas cette qualité. Car la “majorité” de la société était exclue de son usage. Il faut au moins reconnaître que la langue classique a perdu sa qualité et son rôle de langue maternelle très tôt au cours de son évolution historique. D’après ce principe de la linguistique, ce qui mérite réellement d’être appelé notre langue maternelle est la “langue vernaculaire”, c’est à dire la langue parlée et la langue écrite vernaculaires » (从文言数千年的运用史来

看,并不具备这种品格。因为社会的“大多数”是被排除在文言的运用史之外的。至少

说文言在其历史演进之中早已失去了母语的品格与地位。依据这一语言学理论,真正

称得上我们民族母语的应该是“白话”即白话的口语与书面语291). Fan Qinlin rejette

également l’idée selon laquelle la « langue vernaculaire » n’était qu’une langue parlée, en mettant l’accent sur l’existence d’une longue tradition de la langue vernaculaire écrite. Toute la critique de Fan Qinlin se fonde sur l’idée selon laquelle la « langue classique » et la « langue vernaculaire » sont deux langues différentes, et que Hu et Chen ont remplacé une langue déjà morte par une langue pleine de vitalité. Dans « Wenhua jijinzhuyi lishi weidu- cong Zheng Min 、 Fan Qinlin de zhenglun shuokaiqu » (La dimension historique du progressisme culturel- à partir du débat entre Zheng Min et Fan Qinlin), Xu Ming 许明 signale que, au-delà des arguments de chacun, le débat met en évidence la différence entre les « partis pris essentiels » (genben lichang 根本立场) de chacun : tandis que Zheng Min tient à réaffirmer la tradition, Fan Qinlin tient à mettre l’accent sur la modernité. Les deux auteurs représentent ainsi deux postures tout à fait opposées : tandis que l’une remet en question le radicalisme culturel du mouvement de la Nouvelle culture, l’autre non seulement en prend la défense mais adopte aussi une attitude radicale en affirmant la nécessité de phonétiser l’écriture chinoise (hanyu pinyinhua 汉语拼音化)292. Xu Ming essaie de trouver une position entre les deux, critiquant le point de vue de Zheng Min mais n’épousant pas pour autant la position de Fan Qinlin. Pour Xu Ming, le radicalisme culturel du mouvement du 4 mai est un

291 Fan Qinlin 范钦林, « Ruhe pingjia “wusi” de baihua yundong— yu Zheng Min xiansheng shangque 如何评