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La poésie chinoise et la littérature mondiale

Chapitre II. À l’ombre de la tradition et de l’Occident

2.1. Regards critiques sur la poésie chinoise au début des années 90

2.1.2. La poésie chinoise et la littérature mondiale

Selon Hong Zicheng, que nous avons cité plus haut, ce qu’il y a de nouveau dans le discours de crise autour de la poésie dans les années 1990 est le fait qu’il est maintenant marqué par les enjeux de la globalisation. C’est ce qui découle de la question : « Pourquoi la poésie chinoise n’a pas pu, en cent ans, produire des grands poètes et des classiques “reconnus

231 Ouyang Jianghe cite ici le long poème Zhijing 致敬 (« Salutation ») de Xi Chuan.

232

Liu Fusheng 刘复生, « “Shenfen” yu “xiezuo” 身份与写作 » [Identité et écriture], in Hong Zicheng 洪 子诚 (éd.), Zai Beida ketang dushu 在北大课堂读诗 [Lecture poétique dans les salles de cours de l’université de Pékin], Beijing, Beijing daxue chubanshe, 2014, pp. 355-381.

233 Ibid., p. 356. 234 Ibid. 235 Ibid. 236 Ibid. 237 Ibid.

internationalement” ? » (百年新诗为什么没出现“国际公认” 的大诗人和经典作品?). Cette question, qui réapparaît souvent dans les critiques adressées à la « poésie nouvelle », dont la critique de Zheng Min que nous verrons plus loin, relève d’une anxiété plus générale qui concerne les rapports non seulement de la poésie chinoise mais de toute la littérature chinoise avec la littérature mondiale. Après la fin du maoïsme, avec le retour d’une vision occidentalisée de la modernité internationale, la littérature chinoise est entrée dans une nouvelle étape marquée par l’ouverture culturelle et par l’appel à « marcher vers le monde » (zou xiang shijie 走向世界). L’affluence de traductions d’ouvrages occidentaux était le premier pas de cette « marche vers le monde ». Après des années de fermeture, « learning from, borrowing, and appropriating foreign literature's "advanced" experience was described as the necessary path for Chinese literature's development238. » Cela était regardé cependant comme seulement le premier pas de cette marche dont le but naturel était la reconnaissance internationale. Depuis le début des années 1980, comme le signale Julia Lovell, cette quête de reconnaissance internationale, de plus en plus pressante, est incarnée symboliquement par la quête du Nobel. Les aspirations internationalistes de Chine ont fait que, vers la moitié des années 1980, la non obtention d’un Nobel était déjà devenue « a contentious policy issue. » 239 Pour Lovell, cette quête du Nobel s’inscrit profondément dans le cadre du nationalisme chinois moderne et ses rapports avec l’identité littéraire, c’est-à-dire, l’idée de la Chine comme une pays doté d’une longue tradition littéraire qui mériterait d’être reconnue par la communauté internationale. En même temps, la quête du Nobel décèle l’autre face du nationalisme, c’est-à-dire, l’impression d’infériorité et le pousse vers l’autocritique concernant l’impossibilité d’être à la hauteur des standards mondiaux240. En même temps, une autre ambiguïté reste au coeur de cette « marche vers le monde », car le monde vers lequel la littérature était censée marcher était « l’Occident ». La marche vers le monde s’inscrivait ainsi dans le clivage Chine-Occident qui remontait aux débuts de la modernité chinoise, et on ne peut pas oublier que la « marche vers le monde » coexistait avec des campagnes comme la

238 Liu Hongtao, « Chinese Literature's Route to World Literature », CLCWeb : Comparative Literature and

Culture, v. 17, nº 1, 2015, pp.1-9. Disponible sur https://docs.lib.purdue.edu/clcweb/vol17/iss1/4/ (dernière consultation, 06/07/2019).

239 Lovell, op. cit., p. 112.

240 Ibid., p. 112. Pour un exemple de cette double face du nationalisme cf. Wang Ning, « Chinese Literature as

World Literature », Canadian Review of Comparative Literature, vol. 43, nº 3, 2016, p. 387. L’auteur souligne d’abord l’abondance des titres occidentaux dans des librairies chinoises et l’absence de titres chinois dans les librairies des pays occidentaux. Pour Wang Ning, cela tient d’abord aux préjugés « orientalistes », et puis surtout au problème du manque de traducteurs qualifiés. Pourtant, poursuit-il, cela concerne surtout la littérature classique, car en ce qui concerne la littérature moderne les choses sont tout à fait différentes, puisque la littérature chinoise moderne « has largely been developed under Western influences, it can hardly be compared to its Western counterpart even when translated into English or other major foreign languages » « Le notre », admet Wang Ning, « est un âge manquant de vrais maîtres littéraires et théoriques »

« campagne antipollution spirituelle » pendant lesquelles des écrivains ont été accusés du fait de leur occidentalisme. Cette ambiguïté est devenue beaucoup plus aiguë dans les années 1990. Selon Lovell, au début des années 1990 il a eu un changement dans l’attitude officielle, largement due aux événements du 4 juin 1989. « Intellectuals and writers were forced out of their role as spokesmen for the nation, the works of prominent writers were banned, censorship of pro-Western publications was reinforced, and Chinese citizens were reminded of their history of oppression by foreigners... » Le fait que des écrivains exilés étaient acclamés à l’étranger soulignait l’opposition entre « la Chine » et « le monde ».

Or, si cette obsession remonte à la fin du maoïsme et à l’ouverture au monde dans la nouvelle période, la vision de la littérature chinoise dans un cadre international n’est pas pour autant nouvelle : on pourrait même dire que l’émergence de la littérature nouvelle entre la fin des Qing et le mouvement de la Nouvelle culture s’inscrit dans une vision internationale. Non seulement dans le sens où les écrivains du 4 mai s’inspirent des auteurs européens, mais aussi dans le sens où leur rejet de la tradition s’inscrit souvent dans une vision comparatiste. Ainsi pour Chen Duxiu 陈独秀, la vision négative de la tradition s’illustrait par le fait que la Chine n’avait pas d’auteurs comme « Zola », « Hugo », etc241. Dans ce sens-là, on peut dire que la littérature chinoise moderne est placée d’emblée à la frontière entre le national et l’international, ne serait-ce que par son désir de produire une littérature nationale qui soit en même temps à la hauteur de la littérature mondiale242. Dans La République mondiale des lettres, Pascale Casanova définit la littérature mondiale comme un espace littéraire « unifié », dans ou par la concurrence entre les écrivains et les nations. Cette unification « suppose l’établissement d’une mesure commune du temps : chacun s’accorde à reconnaître d’emblée, et sans conteste possible, un point de repère absolu, une norme à laquelle il faudra (se) mesurer. (...) L’espace littéraire institue un présent à partir duquel seront mesurées toutes les positions, un point par rapport auquel on situera tous les autres points243. » La loi temporelle de cet univers littéraire peut donc s’énoncer ainsi : « il faut être ancien pour avoir quelque

241 Chen Duxiu 陈独秀, « Sur la révolution littéraire 文学革命论 » [Sur la révolution littéraire], in Kirk Denton,

Modern Chinese Literary Thought : Writings on Literature, 1893-1945, Stanford, Stanford University Press, 1996, pp. 140-145.

242 Pourtant, comme le signale Lydia Liu, il serait erroné de conclure que les écrivains chinois sont purement

« infatuated with the dream of seeking a legitimate place for themselves in world literature » (Liu, Lydia H., Translingual Practice. Literature, National Culture and Translated Modernity. China, 1900-1937, Stanford, Stanford University Press, 1995, p. 188). La question de la « littérature nationale » et de la « littérature mondiale » doit être toujours considérée avec toute une autre série de concepts et théories concernant ce qu’est la littérature et quelle devrait être sa fonction dans la société moderne, dont « l’art pour l’art », « la littérature de classe », « la littérature prolétarienne », etc.

chance d’être moderne ou de décréter la modernité »244. Il y a un lien étroit, en même temps, entre cet héritage et le niveau d’autonomie d’une littérature : plus les espaces littéraires sont dotés de ressources littéraires, plus ils sont autonomes. Vice-versa, moins les espaces littéraires en sont dotés, moins ils sont autonomes. L’espace littéraire international est donc organisé « selon l’opposition entre, d’un côté, au pôle autonome, les espaces littéraires les plus dotés en ressources littéraires, qui servent de modèle et de recours à tous les écrivains revendiquant une position d’autonomie dans les espaces en formation (..) et, de l’autre, les espaces littéraires démunis ou en formation qui sont dépendants à l’égard des instances politiques-nationales le plus souvent. » 245 On peut dire que la poésie chinoise est entrée dans cet espace à partir justement de la révolution entamée par les intellectuels de la Nouvelle culture, et que cette entrée s’est caractérisée depuis le début par un retard par rapport au « méridien de Greenwich », donc par une position périphérique par rapport au centre de la littérature mondiale. Depuis cette entrée, la tension entre l’espace national et l’espace international ou mondial a traversé toute l’histoire de la poésie et de la littérature chinoise. Le caractère « occidentalisé » de la poésie nouvelle est au coeur de toutes les critiques qui ont été adressées à la poésie nouvelle, mais aussi de la vision que beaucoup de poètes ont eue de la poésie. Déjà la critique de Wen Yiduo à Guo Moruo, citée ci-dessus246, montre la prise de conscience vis-à-vis des contradictions inhérentes au projet de la nouvelle poésie : la « nouveauté » de cette poésie était une nouveauté relative, car la poésie nouvelle se nourrissait des innovations faites en Occident. Cela condamnait la poésie à une place de satellite de la poésie occidentale. Mais alors que l’accusation d’occidentalisation portée par les critiques de la poésie nouvelle met l’accent sur l’espace national au détriment de l’espace mondial, la critique de Wen Yiduo, comme celle des poètes en général, relève d’une logique plus complexe, où la question de l’identité (du national) s’ajoute à la question de la modernité. Il

244 Ibid., p. 137.

245 Ibid. C’est le cas évidemment de la Chine au moment surtout de l’émergence de la littérature moderne, dont

l’enjeu a été attaché, depuis son début, au projet de nation. « A l’intérieur de ces espaces démunis, les écrivains sont "condamnés" à une thématique nationale ou populaire : ils doivent développer, défendre, illustrer, fût-ce en les critiquant, les aventures, l’histoire et les controverses nationales. Attachés le plus souvent à défendre une idée de leur pays, ils sont donc engagés dans l’élaboration d’une littérature nationale. L’importance du thème national ou populaire dans une production littéraire nationale serait sans doute la meilleure mesure du degré de dépendance politique d’un espace littéraire. La question centrale autour de laquelle s’organisent donc la plupart des débats littéraires dans ces espaces littéraires émergents (et de manière différenciée selon la date de leur indépendance politique et l’importance de leurs ressources littéraires) reste celle de la nation, de la langue et du peuple... » (Ibid., p. 274). Pourtant, la configuration interne de chaque espace national est l’homologue de celle de l’univers littéraire international : elle s’organise aussi selon « l’opposition entre le secteur le plus littéraire (et le moins national), et la zone la plus dépendante politiquement, c’est-à-dire selon l’opposition entre un pôle autonome et cosmopolite, et un pôle hétéronomique, national et politique. Cette opposition s’incarne notamment dans la rivalité entre les écrivains « nationaux » et les écrivains « internationaux ». » (Ibid., p 163).

s’agit bien de produire des « nouveautés », mais ces nouveautés doivent être « nationales », c’est-à-dire, une poésie qui soit à la fois « moderne » et « nationale ».

La question qui se pose donc, au bout du compte, est comment rattraper le méridien de Greenwich, c’est-à-dire comment les pays les plus démunis peuvent se débarrasser de leur condition périphérique. Cette question, esquissée déjà très tôt par Wen Yiduo, est devenue superflue pendant la période maoïste, caractérisée par une fermeture et un accent presque exclusif sur le pôle du « national ». C’est, comme nous le disions, à partir de la réouverture au monde, à partir de la fin des années 1970, que la question réapparaît avec force. Pour Casanova, les littératures « démunies » peuvent avoir recours à deux genres de stratégies afin d’entrer dans le jeu de la littérature mondiale et d’essayer de se rapprocher du centre : adopter soit une stratégie d’assimilation, soit une stratégie de différenciation. La première a naturellement prédominé dans les années 1980, où, comme nous venons de le souligner, après des décennies de fermeture, « learning from, borrowing, and appropriating foreign literature's “advanced” experience was described as the necessary path for Chinese literature's development247. » Mais en essayant de « s’approprier » des ressources littéraires des pays plus « riches », le pays ne fait que renforcer la centralité du pays dont il prend les ressources, se condamnant à devenir une copie attardée d’une autre littérature. C’est pour cela que, selon Liu Hongtao, depuis l’entrée dans le vingt et unième siècle, « Chinese literature's mode of dependence and unidirectional influence when establishing links with world literatures began to be called into question248. » Ce phénomène est en rapport avec l’émergence d’une pensée qui vise à mettre en question la modernité chinoise depuis une perspective post-coloniale et postmoderne. Ces penseurs mettent l’accent sur le caractère réactionnel et occidental de la modernité chinoise, c’est-à-dire, sur le fait que cette modernité a été introduite en Chine dans le cadre du choc avec l’Occident et de la perte de la centralité de la culture chinoise. Pour sauver la Chine, les intellectuels ont dû entreprendre un travail de lumières et de reconstruction qui a été fondé sur le paradigme de la modernité occidentale. Le modèle de « l’autre Occidental » (xifang tazhe 西方他者) s’est ainsi glissé de manière inconsciente vers le coeur de la culture chinoise. Comme le signalent Zhang Fa, Zhang Yiwu et Wang Chuan, trois des auteurs identifiés à cette tendance critique, « “l’altérification” de la Chine est devenu le trait essentiel de la modernité chinoise » (中国的“他者化” 竟成为中国的现代性的基本

247 Hongtao Liu, op. cit., p. 4. 248 Ibid.

特色所在249). Autrement dit : « l’altérité » s’est infiltrée inconsciemment au coeur du « moi ». « Le processus de transformation modernisatrice de la Chine se manifeste toujours en même temps comme un processus “d’altérification” » (中国现代变革的过程往往同时又显现为 一种“他者化250). Pour les auteurs il s’agit de dépasser le paradigme de cette modernité et d’aller vers une « sinité ». Dans un autre article, Zhang Yiwu explique que « la “sinité” entraîne le dépassement absolu de la dichotomie antiquité/modernité, et c’est un même temps un essai de passer d’une formulation poétique et culturelle temporelle vers une formulation spatiale. » (所谓“中华性”指的是对古典性/现代性的二元对立的全面超越, 也是从时间性 的文化和诗歌表述转向空间性的努力251). Elle n’est pas, poursuit-il, « une quête relevant du temporel, tel que le couple tradition/modernité, mais c’est, dans la symbiose plurielle de la culture globale, une tentative de trouver, au milieu du fracas des voix, l’idiosyncrasie de la culture en langue chinoise » (像传统/现代一样属于对时间的探求,而是在全球文化的多 元共生,众生喧哗中寻找汉语文化的特性的尝试...). 252 Cette vision s’accorde avec l’autre stratégie décrite par Casanova : celle de la « différenciation ». Cette stratégie est d’autant plus tentante pour un pays qui se vante d’avoir une littérature et une culture millénaires. La littérature chinoise ressemble en fait à celle des espaces peu dotés « dont les ressources culturelles résident pour la plus grande part dans les vestiges d’une civilisation antique prestigieuse (Égypte, Iran, Grèce...), et qui ont vu leur patrimoine confisqué par les grandes puissances intellectuelles253. » Ces espaces peuvent aussi chercher à « se réapproprier des ressources propres, notamment des textes nationaux dont ils ont été dépossédés254. » Le fait que la poésie chinoise moderne soit née du rejet de la poésie classique est dans ce sens très significatif : c’est comme si l’acte d’entrée de la poésie chinoise dans la modernité, et dans l’espace unifié de la littérature mondiale, s’était fait au prix du rejet d’une grande partie de son propre capital littéraire. Dans ce sens, l’accent mis sur la tradition peut supposer une stratégie de différenciation impliquant la réappropriation de son héritage culturel. La noblesse littéraire, signale Casanova, dépend étroitement de l’ancienneté dans laquelle s’enracinent les

249 Zhang Fa 张法, Zhang Yiwu 张颐武 et Wang Chuan 王川, « Cong “xiandaixing” dao “zhonghuaxing”— xin

zhishi xing de tanxun 从“现代性”到“中华性”-新知识型的探寻 » [De la “modernité” à la “sinité”— en quête d’un nouveau modèle de connaissance], Wenyi zhengming, Chanchun, nº2, 1994, p. 11.

250 Ibid.

251 Zhang Yiwu 张颐武, « Duanlie zhong de shengchang : “Zhonghuaxing” de daoqiu- “Hou xin shiqi shige” de

qiantu 断裂中的生长: “中华性” 的导求- “后新时期诗歌” 的导求 » [Grandir au milieu de la rupture : la quête de la “Zhonghuaxing”-— le futur de la “poésie du post-nouvelle période” ] , Shi tansuo, 1993, nº1, p. 43.

252 Ibid.

253 Casanova, op. cit., p. 338. 254 Ibid.

généalogies littéraires. C’est pourquoi, poursuit-elle, la « bataille pour l’ancienneté » (ou, ce qui revient au même pour des sociétés dont l’histoire a été en quelque sorte interrompue ou suspendue, pour la « continuité ») est la forme par excellence de la lutte pour et par le capital littéraire qui s’exerce dans l’univers littéraire. « Proclamer l’ancienneté de leur fondation littéraire, sous la forme, propre aux ensembles nationaux, de la “continuité” nationale, est, dans les espaces littéraires émergents, une des stratégies spécifiques pour s’imposer comme protagonistes légitimes ou pour entrer dans le jeu en prétendant à la possession de grandes ressources littéraires255. » Dans les années 1990, cette question devient de plus en plus importante256.

2.1.3. Stephen Owen, la critique de Bei Dao et le débat sinologique autour du « caractère