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Chapitre II. À l’ombre de la tradition et de l’Occident

2.3. La langue en question

2.3.1. La question de la langue dans la polémique des intellectuels et des populaires

2.3.1.1. La position du camp populaire

La langue est, par exemple, au cœur du prologue à l’anthologie éditée par Yang Ke 杨 克 en février 1999, 1998 Zhongguo xin shi nianjian 1998 中国新诗年鉴 (Annuaire 1998 de la nouvelle poésie chinoise), qui s’entend comme une réponse à l’anthologie de Cheng Guangwei. Dans « Chuanyue hanyu de shige zhi guang 穿越汉语的诗歌之光 » (La lumière de la poésie traversant la langue chinoise), Yu Jian, l’un des poètes les plus représentatifs du camp populaire, critique ces « produits d’occasion qui puisent, selon eux, dans les “ressources poétiques” de la poésie occidentale, ces copies forgées par la soi-disant “écriture intellectuelle” de la poésie en traduction » (声称其 “诗言资源”来自西方诗歌的二手货— 翻 译诗的所谓“知识分子写作” 制造的赝品360). De l’autre côté, il y a la vraie poésie, celle écrite par les poètes du camp minjian, dont « l’esprit indépendant » (duli jingshen 独立精 神)361 refuse de s’appuyer sur un quelconque « géant » (pangran dawu 庞然大物), et qui vise à « reconstruire la dignité de la langue chinoise presque perdue depuis 1840 et faire en sorte que la langue chinoise gagne à nouveau le prestige dont elle a joui historiquement avec les shi des Tang et les ci des Song » (它的目的是重建汉语自从一八四零年以来贩尽丧失的尊 严 , 使 现 代 汉 语 重 新 获 得 汉 语 在 历 史 上 , 在 唐 诗 和 宋 词 曾 有 的 那 种 光 荣362). La référence à la « dignité » perdue en 1840, c’est-à-dire, à partir de la défaite lors de la guerre de l’Opium, renvoie à un cliché récurrent dans le discours nationaliste363 et ouvre la voie à l’apparition de l’idée dominante de l’article, selon laquelle l’opposition la plus importante est celle entre l’Occident et la Chine. Cette opposition entre la Chine et l’Occident recoupe celle

360 Yu Jian, « Chuanyue hanyu de shige zhi guang 穿越汉语的诗歌之光 » [La lumière de La poésie Traversant

la langue Chinoise], in Yang Ke (éd.), Zhongguo Xinshi Nianqian 1998 中国新诗年鉴 [Annuaire de Poésie Nouvelle de 1998], Guangzhou, Huacheng Chubanshe, 1999 (version numérique fournie par l’auteur).

361 L’accent sur l’ « esprit indépendant » dans le texte de Yu Jian aussi bien que dans celui de Han Dong que

nous verrons ensuite doit être envisagé comme une réponse directe à Cheng Guangwei, qui dans le texte déjà cité mentionnait l’ « esprit indépendant » comme un des traits principaux de la poésie du camp intellectuel qu’il assimilait à la poésie des années 1990. Le poète, dit Cheng, « est avant tout un intellectuel avec une vision et une position indépendantes, et seulement après il est un poète. » (首先是一个具有独立见解和立场的知识分 子,其次才是一个诗人). Cheng Guangwei, « Bu zhi suo zhong de lüxing », op. cit.

362 Yu Jian, « Chuanyue hanyu de shige zhi guang », op. cit.

363 On pense à la campagne d’éducation patriotique initiée par le gouvernement en 1991. Cette campagne était

« a nationwide mobilization effort targeted mainly at Chinese youth. As a central part of the campaign, Beijing called upon the entire nation to study China's humiliating modern history and how much the country has been changed by the Communist revolution. The CCP has set the entire propaganda machine in motion for this initiative, the content of which has become institutionalized in China, embedded in political institutions and inaugurated as the CCP's new ideological tool.” Zheng Wang, « National Humiliation, History Education, and the Politics of Historical Memory: Patriotic Education Campaign in China », International Studies Quarterly, 2008, n° 52, p. 784.

entre les poètes intellectuels et les poètes minjian. L’écriture « intellectuelle » des années 1990 est, pour Yu Jian, « une trahison totale de l’esprit de la poésie » (对诗歌精神的彻底背 叛), visant à faire de la poésie chinoise une « annexe » (fuyong 附庸) des « ressources langagières occidentales » et du « système de connaissance de l’Occident » (xifang zhishi tishi 西方知识体系). La critique de Yu Jian vise en même temps la question de la langue et celle de la tradition. Puisque les poètes intellectuels envisagent la poésie occidentale comme seul « critère de la poésie mondiale » (shijie shige de biaozhun 世界诗歌的标准364), ils créent une poésie qui puise dans une langue de traduction et tourne le dos aussi bien à la langue parlée qu’à la tradition poétique chinoise, essayant de « converger avec l’Occident » (与西方接轨

365). Pour Yu Jian, en revanche, « le paradigme de la poésie a été établi en Chine par les shi

des Tang et les ci des Song au cours de l’âge d’or de la poésie mondiale aux 6e et 7e siècles »

(诗歌的标准早在中国六七世纪全球诗歌的黄金时代被唐诗和宋词所确立366). Yu Jian

souligne qu’il ne s’agit pas d’un appel à écrire de la « poésie classique » (gushi 古诗), mais que l’on ne peut pas regarder les oeuvres de ces « grands sages de la poésie » (weida de hige shenzhe 伟大的诗歌圣哲) comme des « antiquités mortes » (sidiao de gudong 死掉的古董

367), suggérant ainsi que c’est justement cela qui caractérise la vision des « poètes

intellectuels » à l’égard de la tradition. Chez eux, il y aurait une « vision évolutionniste » (jinhualun 进化论) situant toujours l’idéal dans l’avenir.

Une des oppositions principales dans le texte de Yu Jian est celle entre la langue parlée et le putonghua, recoupant à son tour l’opposition entre « populaires » et « intellectuels ». « Depuis les années 1950, » dit le poète, « le chinois est devenu l’empire exclusif du putonghua, et la tradition de l’écriture en langue vernaculaire du 4 mai a été interrompue. La voix du minjian, qui s’est perdue pendant un moment, est retournée dans le minjian à travers la langue parlée dans la vie quotidienne (les variétés de mandarin et les dialectes qui survivaient dans le discours quotidien de chaque province) » (汉语自五十年代 以来,成为普通话的一统天下,“五四”以来的白话文传统被迫中断,民间的声音一度

丧失,民间的声音通过日常口语(幸存于各省日常话语中的官话、方言)转入民间)368.

Ici Yu Jian utilise minjian dans deux sens. La voix du minjian est d’abord la voix du peuple

364 Yu Jian, « Chuanyue hanyu de shige zhi guang », op. cit.. 365 Ibid.

366 Ibid. 367 Ibid. 368 Ibid.

ou la langue parlée. Mais lorsqu’il dit que cette voix « est retournée dans le minjian » il veut dire aussi qu’elle s’est infiltrée dans la poésie des poètes minjian dans les années 80. Les poètes minjian seraient alors les héritiers de la tradition de la langue parlée du mouvement du 4 mai ainsi que les « dépositaires » de la langue du peuple, alors que les « intellectuels », avec leur emploi d’une langue européanisée et intellectuelle, sont placés du côté autant de l’Occident que du monde officiel. Il y là un paradoxe, car si Yu Jian inscrit la poésie de la langue parlée dans la tradition littéraire du mouvement du 4 mai, il semble oublier que cette tradition dont il se réclame héritier a été attaqué avec les mêmes arguments (européanisation, élitisme) qu’il utilise pour attaquer le camp « intellectuel ».

Chez Han Dong, nous trouvons une vision similaire, même si la question de la tradition n’est pas au centre. Pour lui aussi, l’essence de l’« esprit indépendant », incarné par le camp minjian, implique un « rejet de tout géant » (拒绝一切庞然大物), c’est-à-dire de tout ce qui « constitue une menace à l’essence créative de la littérature et essaye de la réduire à

une position dépendante. » (对文学的创造本质构成威胁并试图将其降低到附属地位369 ).

En ce sens, « ces poètes du courant dominant des années 1990 qui se pensent comme héritiers et défenseurs de la poésie occidentale » (90 年代以西方文学继承者和守护者自居的主流诗 人370) ne sont pas du tout « indépendants », s’étant éloignés du vrai esprit du minjian. L’un des points principaux de la critique de Han Dong concernant la poésie intellectuelle est la manière dont ses adeptes se placent par rapport à l’Occident. Ces poètes non seulement se voient de manière générale comme « héritiers et défenseurs » de la poésie occidentale, mais ils développent également dans la pratique une poétique qui rejette l’idée même d’originalité (« Il n’y a aucune originalité possible » 不可能有什么原创!371). « Pour résumer, il n’y a que la réécriture, la copie, la synthèse et la transformation dans le cadre de la grande tradition [occidentale]. En d’autres termes, il n’y a que la reproduction en Chine des produits de la littérature occidentale. Il faut seulement considérer la question de leur sinisation ou de leur assimilation par la langue chinoise » (简言之有的只是在强大传统前提下的改写、复制、 综合和变异。 换句话说,有的只是西方文学成果的中国翻版,需要考虑的仅仅是使其 中国化或汉语化问题372). Han Dong touche ici avec ironie un point clé de la vision des

369 Han Dong, « Lun minjian 论民间 » [Sur le minjian], in Chen Chao 陈超 (éd.), Zuixin xianfeng shi lun xuan,

op. cit., Hebei jiaoyu chubanshe, 2003, p. 83.

370 Ibid., p. 80. 371 Ibid. 372 Ibid., p. 89.

poètes « intellectuels » sur le rapport avec l’Occident. « Sinisation » était le terme employé par Ouyang Jianghe, l’un des chefs de rang de la poésie intellectuelle, dans l’article que nous avons déjà commenté, pour évoquer le rapport de la poésie chinoise avec la poésie occidentale. Il le faisait avec une assurance qui suggérait que l’introduction d’un texte occidental en Chine, via la traduction, entraînait per se un processus de sinisation. Également, Wang Jiaxin, un autre poète du camp intellectuel, tout en admettant l’anxiété identitaire générée par le rapport avec l’Occident, parlait d’intertextualité, de « mauvaise lecture », suggérant un processus de sinisation qui ne mettait néanmoins pas vraiment en question la relation de dépendance avec l’Autre occidental dans le cadre de la world poetry. C’est cette relation de dépendance naturalisée que ciblent les propos de Han Dong, dénonçant une logique selon laquelle la poésie chinoise trouverait toujours une origine ailleurs.

Les mêmes éléments reviennent dans les attaques portées à la poésie du camp intellectuel par Shen Qi 沈奇 et Xie Youshun 谢有顺, deux critiques associés au camp minjian. Pour Shen Qi, les poètes du camp intellectuel non seulement ont perdu la « position spirituelle » (jingshen lichang 精 神 立 场 ) des poètes menglong (c’est-à-dire l’esprit « indépendant »), mais ils sont également retombés dans la « vieille voie de l’élitisme et de l’artificialité langagiers » (语言贵族化、技术化的旧辙), et de surcroît, « au milieu de la crise de la pauvreté de leurs ressources spirituelles et langagières, prenant la poésie occidentale comme seul paradigme, ils produisent une fournée après l’autre de textes en hommage aux grands maîtres occidentaux. » (在精神资源和语言资源均告贫乏的危机中,

唯西方诗歌为是,制造出一批又一批向西方大师们致敬的文本373). La question de la

langue surgit là, d’abord, en lien avec les « ressources langagières », qui marquent la dépendance de la poésie chinoise à la poésie occidentale. Mais il y a en même temps la question « de l’élitisme et de l’artificialité langagiers » qui place la discussion dans l’axe « élevé » (ya) et « vulgaire » (su), et qui peut renvoyer à une opposition entre la « langue parlée » et la « langue de traduction ». C’est ce que suggèrent ces propos de Xie Yoshun à propos de Yu Jian : « Je me souviens d’un texte de Yu Jian où il parle de “pourquoi je ne chante pas la rose”, et il dit que la rose peut pousser dans la poésie d’un poète anglais comme Burns, mais que lui, en tant que poète chinois, n’a aucun rapport avec elle. Yu Jian dit : “Dans ma vie quotidienne je n’utilise quasiment pas le mot rose, au moins dans le dialecte de ma

373 Shen Qi, « 秋后算账—1998 : 中国诗坛备忘录[Reglement de comptes après l’automne : aide-mémoire de la

scène poétique chinoise], in Yang Ke 杨克 (éd.), 1998 Zhongguo xin shi nianjian 1998 中国新诗年鉴 [Annuaire de la nouvelle poésie chinoise. 1998], p. 390.

mère et de ma grand-mère ce mot n’apparaît pas. La rose, selon mon expérience, c’est seulement dans les traductions qu’elle apparaît de manière répétée.” » (我想起诗人于坚在一 篇文章中谈到“我为什么不歌唱玫瑰”, 他认为,玫瑰可以生长于英国诗人彭斯的诗歌 中,却与他作为中国诗人的存在无关,于坚说 : “在我日常话语中几乎不使用玫瑰一 词,至少我从我母亲、我的外祖母们的方言里听不到玫瑰一词。玫瑰,据我的经验, 只有在译文中才一再地被提及。374”). Il y aurait ainsi, d’une part, les poètes qui puissent dans les « ressources langagières » des traductions de la poésie occidentale, et de l’autre, ceux qui puissent dans les ressources langagières de la langue parlée. Notons ici au passage comment Yu Jian associe la langue à un quotidien féminin et familier, comme s’il voulait signaler la dimension héréditaire de la langue, c’est-à-dire l’idée de la langue en tant que langue maternelle.