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La quête de la modernité en tant que tradition de la poésie moderne

Chapitre II. À l’ombre de la tradition et de l’Occident

2.2. La réponse des poètes

2.2.2. La quête de la modernité en tant que tradition de la poésie moderne

Si la réflexion de Wang Jiaxin tourne surtout autour de l’axe « bentu/xifang », celle de l’essai « Xiandaixing yu xinshi de pingjia » (La modernité et l’évaluation de la poésie nouvelle) de Zang Di 臧棣 317, un autre poète et professeur de l’université de Pékin, tourne autour de l’axe « tradition/modernité ». Face aux attaques adressées à la poésie nouvelle, l’essai est tout à fait affirmatif et plein de confiance concernant la « légitimité de la poésie nouvelle », une légitimité qui découle pour l’auteur de sa recherche de la modernité. « À mon avis, » écrit Zang Di, « La quête de la modernité, ce grand phénomène de la poésie nouvelle, suffit par lui-même pour construire l’histoire d’une nouvelle tradition poétique » (在我看来, 新诗对现代性的追求——这一宏大的现象本身已自足地构成一种新的诗歌传统的历史

318). Un des traits principaux de la modernité, pour Zang Di, c’est que « sa propre histoire

fournit le critère pour l’évaluer » (它的评判标准是其自身的历史提供的319), c’est-à-dire, qu’elle ne peut être jugée par des critères extérieurs à elle-même et à son histoire. Les « critères et mesures » (biaozhun yu chidu 标准与尺度) que sa critique demande viennent toujours de son histoire même, jamais de l’extérieur.320 En rapport avec ce premier trait, le deuxième trait de cette modernité selon Zang Di est qu’elle ne signifie jamais « une continuation du passé, mais un saut vers le futur » ( 现代性不是对过去的承继, 而是对未来 的投身321). La modernité implique ainsi d’abord une rupture avec le passé ou la tradition, mais elle implique également la réintroduction de cette tradition dans la modernité selon un principe culturel diversifié322. Dans le cas de la poésie chinoise, dit Zang Di, beaucoup de poètes ont essayé de revenir à la poésie classique, comme Wen Yiduo, Dai Wangshu, Bian Zhilin, Fei Ming, etc., et de cette manière le rapport de la poésie nouvelle avec cette tradition est devenu de plus en plus complexe. Le problème des rapports avec la poésie classique a été un sujet constant de débat au cours de l’histoire de la poésie nouvelle, mais tandis qu’avant

317Zang Di 臧棣, « Xiandaixing yu xinshi de pingjia 现代性与新诗的评价 » [La modernité et l’évaluation de la

poésie nouvelle], Wenxue zhengming, 1998, nº 3, pp. 45-50.

318 Ibid., p. 48. 319 Ibid.

320 Zang Di cite ici Habermas, qui dit : « Our sense of modernity creates its own self-enclosed canons of being

classic. In this sense we speak, e.g., in view of the history of modern art, of classical modernity. The relation between "modern" and "classical" has definitely lost a fixed historical reference. » (Jurgen Habermas & Seyla Ben-Habib, « Modernity versus Postmodernity », New German Critique, nº 22, hiver 1981, p. 4).

321 Zang Di, op. cit., p. 49.

322 « Le passé (la tradition) est reintroduite dans la modernité selon un principe culturel diversifié » (过去( 传统)

1949, le coeur de ce débat était la question de la « poéticité » (shiwei 诗味), c’est-à-dire, l’idée que cette poésie manquait de « poéticité », après 1949, et surtout à partir des années 1980, le coeur du débat a tourné autour de la question de la langue. Alors « un point de vue s’est imposé comme un consensus, selon lequel la raison pour laquelle la poésie nouvelle “n’était pas mûre” tenait au fait que la langue qu’elle utilisait était en rupture avec la langue de la poésie classique » (有一种观点, 像舆论似的被制造出来, 新诗的“不成熟”盖因于它 所 采 用 的 语 言 同 古 典 语 言 的 断 裂323). Mais pour Zang Di, fort de son idée de l’autosuffisance critique de la modernité, tous ces attaques ont un point faible fatal, à savoir qu’elles essayent de « relativiser l’opposition entre modernité et tradition » (试图把现代化与 传统的对立加以相对化324). Pour Zang Di il n’est jamais question de « continuer ou trahir » la tradition, mais du fait que, à partir de l’introduction de la modernité, de la tendance au développement intégré de l’histoire mondiale, de l’influence du multiculturalisme et des grandes transformations de la société, « un nouvel espace esthétique de plus en plus ouvert est

apparu en dehors de la tradition » (在传统之外出现了一个越来越开阔的新的审美空间325),

et que « le développement de cet espace est lié étroitement à l’irréversible processus de modernisation de la Chine » ( 这个新的审美空间的自身发展, 还与中国的不可逆转的现代 化进程紧密联系在一起326). S’agissant de deux espaces différents, l’espace de la tradition et l’espace de la nouvelle poésie, on ne peut pas parler de « continuer » (jicheng) la tradition mais de « reconstruire » ou « redécouvrir » (chongguo 重构) la tradition. Zang Di pense ici à T.S. Eliot et à la vision de la tradition explorée par cet auteur dans son essai « Tradition and individual talent », mais aussi dans sa pratique, dans sa redécouverte de la tradition anglaise, des poètes métaphysiques. Pour Zang Di, lorsque les poètes chinois, comme Fei Ming 废名 ou Wu Xinghua 吴兴华, ont voulu « revenir à la tradition », ils ont eu comme point de départ une idée de « continuation » (承继) (et non de reconstruction) de la tradition, basée sur l’idée erronée de l’existence d’un isomorphisme entre la langue vernaculaire et la langue classique (都因误信文言文和白话文的同构性327), ce qui leur faisait perdre en « modernité ». À la différence de ces poètes chinois, dit Zang Di, Eliot « redécouvre » les poètes métaphysiques,

323 Ibid. 324 Ibid. 325 Ibid., p. 50. 326 Ibid. 327 Ibid., p. 51.

leur esthétique et leur pensée, mais cela ne veut pas dire qu’il s’attache à donner à sa poésie les caractéristiques (prosodie, langue, etc.) de cette poésie328.

La plupart des poètes qui essaient de chercher un développement à partir du rapport entre la poésie classique et la poésie nouvelle, tombant amoureux de la beauté des images et du rythme de la poésie classique, ont perdu la vision de la modernité esthétique de la poésie nouvelle, et ont perdu également leur créativité en tant que poètes modernes. Par exemple Zhu Xiang, sa grande renommée dans l’histoire de la poésie chinoise ne peut pas cacher l’extrême pauvreté de sa poésie au niveau thématique. Peut-être que Bian Zhilin et Wu Xinghua pourraient faire figure d’exceptions, mais ils en ont payé le prix fort d’un point de vue artistique » (大多数企图在新诗 与旧诗的关联上寻求发展的诗人, 都因迷恋旧的美妙意境和韵律, 而丧失了对新诗自身审 美现代性的洞察, 也就丧失了作为一位新诗人的创造力。比如朱湘, 他在新诗史上享有的 不算小的声誉掩盖不了他主题上的极其贫乏。或许, 只有卞之琳和吴兴华显示了某种例外,

但艺术上所付出的代价也是高昂的)329.

Alors, ce qui reste c’est la possibilité de « reconstruire la tradition », non pas dans la sens de « continuer » un héritage mais dans la sens d’« interpréter » à nouveau ou de « mal interpréter » (wujie). Rappelons que ce « wujie » est le même terme utilisé par Wang Jiaxin pour décrire le rapport de la poésie chinoise moderne à la poésie occidentale330.

328 L’exemple choisi par Zang Di est pourtant trompeur et relève d’une lecture biaisée d’Eliot. S’il y a, chez le

poète anglais, une idée de « reconstruction » ou « redécouverte » de la tradition, cette idée n’est pas basée sur une opposition absolue entre modernité et tradition. Il est vrai qu’Eliot ne reprend pas directement dans sa pratique la poésie métaphysique qu’il redécouvre dans ses essais, mais on peut trouver, chez Eliot ou chez d’autres poètes modernes comme Ezra Pound, Yeats ou Auden, un rapport étroit avec la tradition et avec les formes poétiques de la tradition anglaise, illustrée par le fait que les poètes anglophones modernes peuvent choisir d’écrire en vers libre ou d’utiliser la métrique traditionnelle, et que ce choix ne met pas en question leur modernité. C’est justement ce choix qui est interdit au poète chinois moderne, car, comme le souligne Zang Di, s’ils essayaient de revenir sur cette tradition, ils s’éloigneraient de la modernité. C’est justement ce que note Xi Chuan : « Un poète anglais aujourd’hui peut toujours écrire des sonnets, aussi moderne ou aussi post-moderne soit-il, mais dans le chinois moderne il n’est plus possible d’écrire des jueju ou des lüshi (一个英语作家到今天 依然可以写作十四行诗,无论他有多现代,多后现代,但在现代汉语里已经不能写绝句、律诗了). « Hanyu zuowei you lin yuyan 汉语作为有邻语言 » [Le chinois en tant que langue voisine], in Xi Chuan, Da he guai da wan. Yizhong tanqiu kenengxing de shige sixiang 大河拐大弯。一种探求可能性的诗歌思想 [Les tournants du grand fleuve. Une pensée poétique à la recherche de possibilité], Beijing, Beijing daxue chubanshe, 2012 [2008], p. 11.

329 Ibid., p. 52.

330 Pour l’idée de « mal interpréter » cfr. Harold Bloom, The Anxiety of Influence. A Theory of Poetry, Oxford,

Oxford University Press, 1975. Le livre de Bloom est évidemment très présent dans toute cette discussion, autant dans le cas des poètes que des sinologues et des critiques, comme en témoigne la récurrence du terme « anxiety » (youlü 忧虑,jiaolü 焦虑).

2.2.3. Le « caractère chinois » (zhongguoxing 中国性) et le « champ discursif » (huayu