• Aucun résultat trouvé

Yume no naka de no nichijô (1948) et Kizashi (1952) : le rêve contre le roman

Dans le document Shimao Toshio et la méthode du rêve (Page 146-182)

I Le rêve comme expérience (1945-1952) : guerre et après guerre

B) L' « étude des rêves » : reconstruire, décrire, puis déconstruire

3) Yume no naka de no nichijô (1948) et Kizashi (1952) : le rêve contre le roman

3.1) Yume no naka de no nichijô (1948)

L'œuvre de Shimao Toshio la plus célèbre de cet immédiat après-guerre est incontestablement Yume no naka de no nichijô 夢の中での日常 (Le quotidien dans les rêves), publié en 1948 dans la revue Sôgô bunka 綜合文化. Elle est restée

intimement associée à l'image avant-gardiste de Shimao et l'audace de son écriture comme la richesse de son symbolisme lui valent une place centrale dans toute étude abordant la méthode du rêve. Si Shimao ne s'exprimera guère au sujet de ses intentions d'écriture, et encore moins au sujet de la symbolique du texte, celui-ci ne perdra pas pour autant son importance dans l'esprit de l'auteur et continuera d'influencer son œuvre bien après les années d'après-guerre.

Son contexte d'écriture mérite d'abord quelques explications. Depuis 1946, et particulièrement depuis la publication en 1947 de Tandoku ryokôsha, Shimao s'est fait remarquer par le milieu littéraire japonais, se rapprochant des grands noms de l'époque, les Noma Hiroshi, Hanada Kiyoteru ou Hirano Ken, et ambitionne de participer aux revues littéraires emblématiques de cette période que sont Kindai Bungaku 近代文学et Shin Nihon Bungaku 新日本文学. De fait, le récit répond clairement à une ambition plus grande que celle des courts récits de rêve écrits jusque là, comme sa longueur en témoigne. Probablement naît-il en Shimao l'ambition de s'affirmer en tant que romancier reconnu et non plus seulement en tant qu'expérimentateur surréaliste. Dans une note de son journal intime, datée du 11 août 1948, Shimao résume abruptement son état d'esprit de l'époque : « Même si le corps pourrit (même si la douleur vient), écrire des

romans » (身体が腐って来ても(苦痛を伴って来ても)ロマンを書くこと。258).

Il semble que cela soit également aux alentours de cette époque que Shimao ait reçu l'influence de la lecture de Franz Kafka, s'il faut en croire les quelques essais que l'auteur a consacré à l'écrivain tchèque. Kafka, est, bien entendu, l'une des références contemporaines les plus notables en matière d'écriture onirique, et notamment d'écriture tendant à égaliser le rêve et la réalité.

Comme l'écrit par exemple Roger Caillois en 1956 dans L'incertitude qui vient

des rêves, « Kafka a vu que la difficulté ne consistait nullement à mettre en relief l'étrangeté des songes, mais au contraire à la faire accepter, à l'imposer comme irrécusable et inévitable absolument259 ».

Dans un essai de 1949, Honyakubun de yonda Kafuka (Kafka lu en traduction), Shimao, bien que ne reconnaissant n'avoir lu jusqu'ici de Kafka que le

Procès, affirme que « la façon dont Joseph K, dans ce roman, ressent les choses, et la façon dont il se déplace, me semble pouvoir éclairer distinctement la façon dont je ressens les choses et me déplace moi-même en rêve. La lecture du « Procès » a ainsi eu chez moi l'effet d'une clé pour comprendre le monde extérieur. » (此の小説に於けるヨオゼフ・K の感じ方、そして動き方は、私の夢の中に 於ける私の感じ方、動き方を鍵にしてとき明かすことが出来ると思っている。それ故に私

は「審判」が私にとっても世間への一つの鍵のような効果を持って来てゐることだ。260). Il

met en valeur la « brusquerie »(唐 突 さ), qui définirait le « monde en impasse » (ど ん づ ま り の 世 界) de Kafka. Ce que paraît retenir ici Shimao de Kafka est

essentiellement la façon dont l'auteur du Procès conçoit dans ses romans les rapports avec la société comme purement superficiels et dénués de toute cohérence logique, au point qu'ils apparaissent semblables à ceux qui se manifestent en rêve. La perception d'une « impasse » dans le rêve offre aussi un saisissant contraste avec l'écriture de Matenrô ou de Sekizô arukidasu qui en valorisaient plutôt le caractère libérateur. La lecture de Kafka semble avoir correspondu à un moment où Shimao se met à prendre en compte non seulement l'existence d'un « quotidien » dans les rêves (c'est-à-dire une répétition, nuit après nuit, des mêmes scènes et de leur symbolique), mais l'aspect onirique du « quotidien » lui-même.

Par rapport aux récits de rêve précédents, la particularité de Yume no

naka de no nichijô est de ne plus s'inscrire dans un environnement extérieur créé

par l'imagination : ni île du destin, ni tour magique, ni retour incongru à l'expérience de guerre, le récit, à l'instar des romans de Kafka, se base en effet sur l'idée d'une confrontation d'un individu avec son environnement social présent.

259 Caillois, L'incertitude qui vient des rêves, dans Œuvres op.cit., p.668.

260 SHIMAO Toshio, « Honyakubun de yonda Kafuka » 翻訳文で読んだカフカ(Kafka lu en version traduite), dans Shimao Toshio zenshû, op.cit., vol.13, p.37.

Cet individu et personnage principal se présente ici comme un apprenti romancier. La vocation de romancier lui est venue par défaut : il s'est « mis en tête

dernièrement qu'il devait se limiter à quelque chose, et qu'il n'avait pas d'autres

désirs » (私は最近自分を限定したので、いわばその他の望みがなくなってしまったよう

に錯覚したのだ。261). Il n'a de surcroît « pas une seule compétence »(何一つ技術を

身につけていない), et s'il a réussi à écrire une œuvre, il n'a jusque là rien pu faire paraître. Le terme de « limites » (gentei 限 定, soit les « limites que l'on se donne ») est ici déterminant, puisque c'est à l'intérieur de celles-ci que se comprend le sens du récit : le narrateur n'est rien de plus, rien de moins, qu'un romancier qui tente de le rester jusqu'au bout.

On pourrait ainsi y voir un portrait ironique et auto-dépréciateur de l'auteur lui-même en ces années d'après-guerre, mais si le tout début du texte est semblable à celui d'un classique shishôsetsu, dans lequel le narrateur raconte sans fard sa vie misérable et avoue ses insuffisances, il s'y dévoile aussi l'aspect méta- romanesque qui représente le récit comme la quête de l'écriture d'un roman et du succès d'un romancier. Il faut noter ici que Shimao emploie le terme noberisuto, soit « novelist » en anglais, pour dire « romancier », comme s'il s'agissait de ne pas vouloir assumer le nom que cette activité porte en japonais (shôsetsuka小説 家), le narrateur ayant lui-même depuis l'enfance « honte d'affirmer clairement

qu'il deviendrait romancier » (はっきり自分がノヴェリストになるのだということを表現 することを恥ずかしがっていた262).

Ses pérégrinations commencent lorsqu'il se met en tête d'accompagner un groupe de délinquants qui se réunit dans un immeuble d'une œuvre de bienfaisance, afin, affirme-t-il, de trouver l'inspiration nécessaire à son activité romanesque. Car ce « noberisuto » conçoit l'écriture romanesque comme une entreprise de tromperie, comme son plan initial en témoigne : il n'espère intégrer le groupe de délinquants que dans le but d'y séduire une adolescente qui aurait pris elle-même la « résolution la plus ferme de s'adonner au mal »(一番思い切って悪く

261 SHIMAO Toshio, Yume no naka de no nichijô (abrégé en Yume no naka...) 夢の中での日常 (Le quotidien dans les rêves), dans Shimao Toshio sakuhinshû, op.cit., vol.1 p.88. Comme précisé en avertissement, la traduction est celle d'Anne Sakai dans Nouvelles japonaises

contemporaines, op.cit., mais certaines phrases ont été retraduites pour les besoins de

l'analyse. 262 Ibid., p.88.

な っ て し ま っ た と 言 わ れ る は た ち 前 後 の 少 女263). Il compte ensuite exploiter les aventures de ce groupe de personnes pour écrire sa future œuvre, certain de son impunité de romancier, et en profiter au passage pour se poser en « humaniste » (« c'était là aussi un traquenard de ma part afin me faire passer pour un

humaniste éprouvé »ヒューマニズムの実践者にされそうな陥穽も用意してあったの だ。). D'autre part, le bâtiment du lieu de bienfaisance qui sert de lieu d'accueil au groupe de voyous, dirigé par des connaissances que le narrateur déteste, n'est lui- même pour ce dernier qu'un « moyen pour arriver à ses fins » (その施設を利用して いるだけなのだ。). L'entreprise romanesque est ainsi considérée – et cela restera le cas dans tout le récit – comme une ambition sociale égoïste et mensongère, réclamant de la ruse et de l'insensibilité.

Cependant, dès le deuxième épisode du texte, le narrateur est rappelé à son passé. Appelé par un ancien camarade, le narrateur se rend compte que cet homme est atteint de la lèpre.

私は階下から受付の者が上がって来て、今あなたを尋ねて来た人がいるから、 すぐ階下迄来て下さいという知らせを受けた。私はふと不吉なものを感じた。折 角新しい生活に切り出そうとしている矢先に、私が受付から呼び戻されたのだ 。 私は階下に下りて行った。受付の所には私の小学校時代の友達がいた。然し その友達とはそれ程仲が良かったという訳でもない。それなのに私はすっかり 動揺してしまった。何故小学校時代の友達というものは、この様に落着かない 気持にさせるものか。おまけに彼は今悪い病気にかかっているという噂をきい ていた。(中略)悪い病気というのはレプラであった。264

Une personne de l'accueil monta me prévenir qu'on demandait à me voir, et me pria de descendre. J'eus un pressentiment funeste : alors que j'étais sur le point d'entamer une nouvelle existence, on me rappelait en arrière. Je descendis. A l'accueil, je trouvai un vieux camarade du temps de l'école primaire. En fait de camarade, nous n'étions pas vraiment bons amis. En dépit de cela, je fus pris d'une terrible agitation. Pourquoi ce vieux camarade me mettait-il ainsi dans tous mes états ? De surcroît, j'avais entendu dire qu'il était atteint d'une maladie honteuse. (…) Cette maladie honteuse, c'était la lèpre.

Ce camarade remet ensuite au narrateur de mystérieux « accessoires de caoutchouc » que le narrateur reçoit poliment puis qu'il désinfecte à l'écart pour se préserver de la contamination. Se rendant compte des manœuvres du narrateur, le lépreux, dont la maladie s'est subitement aggravée, se jette sur lui et tente de le

263 Ibid., p.89. 264 Ibid., p.90-91.

contaminer. Le narrateur s'enfuit, laissant le lépreux contaminer une hôtesse d'accueil à sa place.

Shimao semble lui-même livrer des indices sur ce passage dans un article intitulé « Kyôda » 怯 懦 (Lâcheté), publié dans la revue de poésie Pushike (Psyché) en 1949. Dans cet article, Shimao raconte que pendant son expérience de guerre sur l'île de Kakeromajima, il a visité une famille de lépreux vivant en isolation des autres habitants. Cette famille lui a offert un tako (poulpe) en cadeau et, plus tard, l'auteur a également lu le journal intime du fils de la famille dans lequel celui-ci maudit son sort de reclus. Dans le journal intime de l'année 1948 il apparaît également que Shimao fait un rêve en relation avec cet épisode à une période qui se rapproche de celle de l'écriture de Yume no naka de no nichijô. La signification bouddhique de la lèpre comme maladie résultant d'un péché commis dans une vie antérieure est d'autre part bien connue, et fait écho au terme de

gôbyô 業病 (maladie grave considérée comme une punition) que le lépreux utilise pour désigner sa maladie.

Pour pousser encore un peu plus loin l'interprétation de ces mystérieux accessoires en caoutchouc, on peut aussi rappeler que les poulpes jettent de l'encre noire lorsqu'ils sont en danger. La maladie même du lépreux se manifeste par des « boursouflures noires » (ど す 黒 い 肉 の た だ れ), et le lépreux lui-même devient « entièrement noir » (真 っ 黒 に な っ て) lorsqu'il se jette sur le narrateur.

D'autre part, ces objets transmis au narrateur évoquent aussi les sacs à encre en caoutchouc (gomusakku ゴ ム サ ッ ク en japonais) dont étaient pourvus les vieux stylo-plumes265. L'intervention de ce personnage lépreux ne renvoie donc probablement pas seulement à l'inconscient de l'auteur, mais aussi, de manière métaphorique, à l'activité romanesque que le narrateur du récit désire entreprendre – par la remise d'un objet censé être protecteur mais qui s'avère être le véhicule de la contagion266.

Ce lépreux commence en effet par évoquer le roman du narrateur, ainsi que l'« entreprise formidable » (素晴 らしい 事業) à laquelle il pense que celui-ci

265 Dans un autre récit de rêve de la même époque sur lequel nous reviendrons plus tard,

Kizashi (1952), le personnage principal, Miichi, se débarrasse d'un gomusakku pour éviter

d'être harcelé par la foule.

266 Le lépreux dit lui-même de ces objets en caoutchouc, avant de les transmettre au narrateur, qu' « ils ne sont plus aussi solides qu'avant » (昔のように丈夫じゃないんだ。) et qu' « ils

participe. A cette simple évocation, le narrateur ne sait plus qui il est, il se « perd

lui-même » (自分を失う ) – c'est-à-dire que la fausse contenance de « noberisuto » qu'il s'était constitué jusque là se met à se dissocier de son moi réel. Il ne supporte pas que son ancien camarade mentionne librement son travail, ni même qu'il utilise le mot « roman » (qui ici n'est plus noberu mais shôsetsu, ce qui lui « donne une impression d'extrême vulgarité »とてもげずな感じ). Autrement dit, il ne peut endurer le fait que son activité soit jugée de l'extérieur, qu'elle devienne « sociale ».

L'arrivée d'un malade ayant quelque lien obscur et douloureux avec son passé a suffi pour mettre en péril la façade romanesque. Ce qui doit accompagner le « projet romanesque » du « noberisuto » est en effet la construction d'un lien social particulier, dans lequel le narrateur n'envisage plus que des rapports mensongers avec les autres afin de parvenir à ses fins. L' écriture romanesque elle- même y est conçue comme une expérience solitaire, une mission secrète, une opération unilatérale. A travers son rôle dans la bande de délinquants, le narrateur conçoit sa place au monde comme celle d'un « genre d'invité » (一種の客分).

Or l'intervention du lépreux symbolise à l'inverse le rétablissement douloureux du lien du narrateur, que ce soit avec lui-même ou avec les autres : d'abord parce qu'il souffre d'une maladie hautement contagieuse ; ensuite parce qu'il connaît le narrateur ; et enfin parce qu'il transmet quelque chose (les accessoires en caoutchouc) à celui-ci. D'autre part, si le narrateur est particulièrement courroucé de cette intervention, ce n'est pas seulement par peur d'attraper la maladie de son ancien camarade de classe, mais parce qu'elle révèle une crainte plus générale du contact humain, qui subvertit sa position distante de romancier. L'impossibilité de garder à distance ce personnage, ne serait-ce qu'en le critiquant, est donc vécue comme une sorte d'échec littéraire : « Cependant, ce qui

m'accablait plus encore était le fait que confronté à une pareille situation, je n'aie pas le courage de critiquer son comportement. Et, me heurtant à ce manque de courage, j'étais dans l'incapacité de le rejeter. » 然しそれにも増して私が参ったのは、 そういう事態を眼の前にして、私は彼の行為を非難する勇気のなかったことだ。その勇

気がないことに私はつまずいて彼を拒否することも出来なかった。267.

L'épisode du lépreux a donc pour signification principale268 la contamination de l'écriture romanesque : au moment même où le narrateur est en passe de trouver le matériau décisif de son travail et où il reçoit les artefacts (caoutchouc et encre) qui assurent l'existence concrète de son roman, ce transfert symbolique est perverti par le sentiment de la faute morale et sociale, si bien que l'écriture devient souillée à jamais. L'insulte, à l'allure de malédiction, de « nisemono » (偽物 « contrefaçon ») que lance le lépreux juste avant de tenter de

contaminer le noberisuto269 est à ce titre très éloquente : le lépreux désigne ici non pas seulement la fausseté de l'attitude du narrateur, mais la fausseté du narrateur en tant que « chose » (d'où l'utilisation du caractère 物 mono « chose » et non

celui de 者 mono « personne »). Elle préfigure ainsi l'objectivation de ce

romancier par sa propre écriture, un processus qui se développe à partir de ce passage.

Certes, la contamination physique du narrateur n'apparaît pas explicitement, mais c'est justement l'incertitude sur sa survenue ou non qui en planant dès lors sur le texte constitue le symptôme le plus marquant d'une « contamination » moins physique qu'abstraite et narrative. Alors que le narrateur s'était au départ résolu à rompre avec l' « inconstance » de sa jeunesse270 et à procéder selon un « plan » (計 画 keikaku) fixé à l'avance, cette dynamique est

définitivement brisée. Incapable de trouver le courage de faire face au lépreux (ce qu'on pourrait, à un niveau méta-romanesque, interpréter comme le fait de

268 Certains commentateurs ont aussi remarqué les connotations sexuelles que possède cette scène, notamment en raison de ces gomu sei no kigu (instruments en caoutchouc), gomu ゴ ムétant en japonais l'une des appellations communes des préservatifs. Il est vrai que le fait que le lépreux « caresse » et « étire » ces « instruments », puis que dans le même temps le narrateur « baigne dans une épouvantable humiliation » (ひどい侮辱の中に浸って) paraît très évocateur. Cependant on peut penser à ce sujet qu'il s'agit surtout pour Shimao d'un procédé de représentation visant, à travers le motif exprimé à demi-mots d'une relation

Dans le document Shimao Toshio et la méthode du rêve (Page 146-182)