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La question de la perception de l'expérience de guerre comme base de l'écriture onirique : sur Tokunoshima kôkai-ki et Shutsukotô-k

Dans le document Shimao Toshio et la méthode du rêve (Page 33-59)

I Le rêve comme expérience (1945-1952) : guerre et après guerre

A) Autour de l'expérience de guerre

1) La question de la perception de l'expérience de guerre comme base de l'écriture onirique : sur Tokunoshima kôkai-ki et Shutsukotô-k

L'une des particularités les plus marquantes de l’œuvre de Shimao Toshio est d'avoir laissé à la littérature japonaise et mondiale un témoignage littéraire unique de l'expérience de guerre des tokkôtai ( 特 攻 隊 « forces d'attaque spéciales », plus communément connues en Occident sous le nom de kamikaze). Shimao fut lieutenant d'un escadron naval au sein des forces d'attaques spéciales, et sa mission fut de conduire des barques en bois chargées d'explosifs, appelées

shin.yô 震 洋 (littéralement, « séisme de mer »), à l'assaut des vaisseaux

américains. Il intégra l'école militaire en 1943, fut accepté en tant que « candidat à l'attaque spéciale » (ce qui était en réalité son troisième vœu d'affectation) puis affecté en octobre 1944 sur une petite île au sud de l'archipel d'Amami, Kakeromajima (加 計 呂 麻 島), après un an d'entraînement. Au bout de dix mois d'attente, il reçut son ordre de mission le 13 août 1945. Il se tint prêt à partir pendant deux jours, avant d'apprendre l'annulation de l'ordre et, simultanément, la capitulation sans condition du Japon au matin du 15 août. Dans cette expérience de soldat, qui fut aussi à l'origine de sa vie conjugale puisqu'il rencontra sa future femme Miho pendant sa période de stationnement sur l'île, Shimao Toshio trouva un thème fécond d'inspiration littéraire, et ceci surtout, à l'instar d'autres auteurs entrés en littérature à la même époque, dans les premières années de l'après- guerre.

Sa narration des événements présente toutefois un aspect éclaté, disparate et parcellaire qui la rend atypique au sein de la littérature japonaise de la guerre du Pacifique. A titre d'exemple, Shimao commence le récit réaliste et autobiographique de son déploiement sur Kakeromajima par Shutsukotô-ki 出孤島 記 (Récit de la sortie de l'île) en 1949, qui parcourt la journée du 13 août 1945

jusqu'à l'aube du 14 août. Il l'interrompt ensuite jusqu'en 1962 et l'écriture de

Shuppatsu wa tsui ni otozurezu 出発は遂に訪れず(Le départ n'est jamais venu) qui relate les 14 et 15 août, suivi en 1966 par Sono natsu no ima waその夏の今は (Le présent de cet été-là) consacré aux jours qui suivent la capitulation du Japon. Shimao tentera ensuite dans les années 80 de compléter l'examen de son passé de soldat par le récit de sa période d'entraînement Gyoraitei gakusei魚雷艇学生 (A l'école des hommes torpilles, 1985) et par l'inachevé Fukuin 復 員 (Les démobilisés) qui traite de son retour sur le continent.

Les recherches en psychologie44 ont montré depuis longtemps l'importance du travail onirique comme véhicule du traumatisme chez des personnes confrontées à des expériences de violence collective extrême, y compris chez celles, comme Shimao Toshio, qui ont été épargnées par l'« œil du cyclone45 » de l'événement lui-même. Dans le cas de Shimao, l'idée que l'expérience de guerre de l'auteur donnerait la clé de l'engouement de l'auteur pour l'écriture onirique fait également l'objet d'un consensus soutenu de la part de la critique. Selon cette analyse, l'expérience du kamikaze tokkôtai qui s'entraîne à la mort, attend interminablement sa mission, puis est miraculeusement sauvé in

extremis par la fin de la guerre, ressemblerait, par l'absurdité de son déroulement,

à une expérience onirique, ce qui aurait initié Shimao au surréalisme. Cette perspective apparaît de manière régulière au fil des décennies, par exemple chez Isoda Kôichi dans un article de 1966 :

特攻隊として「死の当日を待つことが日常」であった島尾氏にとっては、 その体験は、およそ通常の概念における日常性の意味を、ことごとく生 活から剝離する過程であったと思われる。(中略) このような形で起こって

44 Citons par exemple les travaux de Marie-Odile Godard (Rêves et traumatismes La longue

nuit des rescapés, Paris, Eres, 2012, 238p.). Fanny Dechanet-Platz, dans son étude sur les

rêves dans la littérature française des XIXe et XXe siècle (L'écrivain, le sommeil et les

rêves : 1850-1945, Paris, Gallimard, 2008), consacre également un chapitre aux rêves des

écrivains envoyés dans les camps de concentration nazis, comme Jorge Semprun ou Charlotte Delbo.

45 L'expression est de Shimao lui-même, dans l'essai « Tobikoenakereba ! » (跳び越えなけれ ば ! Il faut franchir l'obstacle !) de 1953 : « L’œil du cyclone de la guerre est passé en

m'évitant. » ( 戦 争 の 台 風 の 眼 が 私 を よ け て 通 り す ぎ た 。 ) (SHIMAO Toshio ,

くる「意識」と「肉体」との分裂は、その状況が持続するにつれて、いつし

か「日常生」と「非日常性」との逆転をもたらしてくる。46

Pour Shimao dont le quotidien en tant que tokkôtai a consisté à attendre le jour de la mort, on peut penser que cette expérience a été un processus qui a détaché de toute son existence la signification du quotidien tel qu'on le comprend communément. (...) La scission entre la conscience et le corps qui est survenue sous cette forme, et s'est perpétuée par la suite, a éventuellement abouti à l'inversion du « quotidien » et de l' « anti- quotidien ».

Dans un numéro spécial de la revue KAIE (Cahier) publié douze ans plus tard, Matsumoto Ken.ichi exprime une analyse similaire :

島尾敏雄のシュールレアリスムの手法というのは、明らかに戦争中の、 生が死に到達すると同時に、死が生に転換しうるという異様な体験から

生み出されたものであった。47

La méthode surréaliste de Shimao Toshio est clairement quelque chose qui est né de cette étrange expérience de guerre où, au moment même où sa vie atteignait la mort, la mort a elle-même pu basculer vers la vie.

A une époque beaucoup plus récente (2005), on retrouve une idée semblable dans l'essai de Satô Izumi, « Yume no riarizumu » (Le réalisme des rêves) :

即時待機の精神状態を維持させよという指令によって変質した時間感 覚、空間感覚は回復しがたいものだったらしい。島尾は戦後も繰り返し 悪夢に襲われ、それがシュールレアリスム風の異様な作品へと結晶した。

48

La perception du temps et de l'espace perturbée par cet ordre de rester en état d'alerte pendant une longue période est sans doute quelque chose dont Shimao a eu du mal à se remettre. Les cauchemars qui ont assailli de façon répétée l'auteur après la guerre se sont cristallisés à travers des œuvres étranges empreintes de surréalisme.

46 ISODA Kôichi 磯田光一, « Shimao Toshio ron » 島尾敏雄論 (Sur Shimao Toshio), dans Aeba, op.cit., p.92-97.

47 MATSUMOTO Ken.ichi 松本健一, « Seikatsu no yume to genjitsu no kôsa suru basho » 生活の夢と現実の交叉する場処 (Là où se croisent rêve et réalité de l'existence), KAIE -

Cahiers de la Nouvelle Littérature Sôtokushû : Shimao Toshio  「カイエ」総特集: 島尾敏 雄 (Numéro spécial, Autour de Shimao Toshio), vol.1, n°7, décembre 1978, p.140-153. 48 SATÔ Izumi 佐 藤 泉 , «Yume no riarizumu Shimao Toshio to datsushoku minchika no

buntai » 夢のリアリズム ―島尾敏雄と脱植民地化の文体(Le réalisme des rêves : Shimao Toshio et la stylistique de décolonisation) » , Bungaku, vol.6, n°6, nov. 2005, p.188.

Pour beaucoup de commentateurs, l'idée d'un « renversement du quotidien vers l'anti-quotidien », d'un passage « de la vie vers la mort, puis de la mort vers la vie », ou encore d'une « perception du temps et de l'espace perturbée par l'ordre de rester en état d'alerte », qualifierait ainsi l'expérience de guerre de l'auteur et expliquerait l'attachement de Shimao à l'écriture onirique.

Il existe, au premier abord, deux éléments simples qui viennent à l'appui de cette thèse : d'abord le nombre important de récits de rêve écrits dans ces années d'après-guerre, et, ensuite, le fait qu'ils aient pour la grande majorité d'entre eux la guerre comme arrière-plan. Les premiers textes de ces années d'après-guerre où l'auteur entre véritablement en littérature (même s'il commence déjà à publier dans de petites revues dès la fin des années 30) sont aussi particuliers en ce qu'ils révèlent souvent un caractère fictionnel, voire merveilleux, que Shimao aura tendance à délaisser par la suite (on peut penser par exemple au tout premier de cette série de récits, Shima no hate, écrit en janvier 1946). Le rêve, ou de manière plus générale la faible confiance dans la permanence de la réalité, se déploie ensuite progressivement dans de multiples directions, et les œuvres associées à cette période ne portent pas nécessairement toutes la marque cauchemardesque de l'angoisse et de l'aliénation généralement associées à une expérience de guerre.

La critique semble donc surtout insister sur la nature persistante, fondatrice, inapaisable, de cet « onirisme » de l'expérience de guerre, qui se serait épanoui dans l'après-guerre avant de continuer à essaimer tout au long de son œuvre. Il faut toutefois signaler que cette perspective n'est pas partagée par tous les commentateurs. Yoshimoto Takaaki est par exemple une exception que la place importante de ce penseur dans la critique littéraire japonaise d'après-guerre rend notable. Pour Yoshimoto, l’œuvre de Shimao s'explique avant tout par la psychologie de l'écrivain. Elle dériverait de sa nature angoissée et asociale, de son inadaptation aux rapports humains (que Yoshimoto désigne sous le néologisme d'iwa 異和, « dysharmonie » ou « inadaptation »), plutôt que de la nature de ses expériences. A propos des récits racontant l'expérience de guerre de Shimao de manière onirique, et donc de la période d'après-guerre, Yoshimoto affirme ainsi :

もともと島尾敏雄の作品は、どんな超現実的な作品でも、かならず心的 な体験か、現実的な体験に裏うちされている。かれをこの時期に方法上

の試みに駆りたてたのは、おそらく、この時期に現実上の即物的な< 異和>や<不安>を忘れさせる生活をもったというネガティブな理由に よっている。現在じぶんがこの世界に<異和>や<不安>をもっていた ら、戦争を主題にした小説に、現実上の< 異和>や<不安>を導入 することができなかったろう。そしてこの補償は、すべて心的な体験の< 異和>や<不安>に転移させるほかはなかった。この時期、戦争にも 小春日和も小休止もなければならぬ、という事実にはじめて着目したと き、かれをとらえたのは、もし心が<不安>であれば、その<不安>は 戦争の緊迫した雰囲気のためではなく、自分の資質から直かにくるので はないかという内省であった。49

Dès l'origine, les œuvres de Shimao, aussi surréalistes qu'elles aient pu être, se sont nécessairement appuyées sur une expérience, mentale ou réelle. Ce qui l'a poussé à cette époque vers des expérimentations de méthode, a dû dépendre d'une raison négative, comme le fait de connaître alors une existence qui lui fasse oublier son « inadaptation » et son « angoisse » objectives et réelles. A cette époque, s'il avait eu dans ce monde une « inadaptation » et une « angoisse », il n'aurait sans doute pas pu introduire cette inadaptation et cette angoisse réelle dans des romans ayant pour thème la guerre. Ainsi cette compensation s'est inévitablement opérée vers l'« inadaptation » et l' « angoisse » d'une expérience purement mentale. Pendant cette période, quand il a porté pour la première fois attention au fait qu'il fallait nécessairement qu'il y ait dans la guerre un été indien, ou une accalmie, ce qu'il a saisi alors en lui-même, c'est que s'il ressentait de l'angoisse, cette angoisse ne venait pas de l'atmosphère oppressante de la guerre, mais directement de sa propre nature.

Yoshimoto Takaaki explique dans ce passage que si Shimao a écrit tant de récits oniriques après-guerre, à une époque où la guerre était finie, et où il n'avait donc censément aucune raison d'éprouver de l' « inadaptation » et de l' « angoisse » vis-à-vis du monde, cela démontre que l' « inadaptation » et

l' « angoisse » qui transparaît dans ses récits vient de la personnalité profonde de l'écrivain, et, que celui-ci s'en étant rendu compte, en a alors tiré une « méthode ». Cette assertion suppose cependant que l'après-guerre de Shimao ait réellement été une « accalmie » dans son existence, et plus encore, qu'on puisse séparer clairement dans son écriture ce qu'est l' « expérience de guerre » de l' « expérience d'après-guerre ». Les romans de guerre de Shimao, pour la plupart d'entre eux, ne sont pas en effet seulement des romans de guerre. Ils sont aussi des romans du « présent » d'après-guerre.

49 YOSHIMOTO Takaaki, « Sensô » ( 「 戦 争 」 « Guerre »), dans Yoshimoto Takaaki

zenchosakushû 9 sakkaron 3, 吉 本 隆 明 全 著 作 集 9   作 家 論 3 (Œuvres complètes de

Il faut d'autre part observer qu'au milieu des années 50, Shimao a renié, quoique avec quelques nuances, la série de textes qu'il a constituée après-guerre. En 1956, il déclare ainsi ceci dans la postface à la réédition de son emblématique récit de 1948, Yume no naka de no nichijô , lui-même intégré dans un recueil de textes de cette époque :

私は今これらの短篇群を人ごとのようにしかみることができない。こんな ことを書いたのかしらと思うようなことが多いのです。多くのことをどんどん 忘れた。こんなふうなものをもう書こうと思わない。しかし私がもし過去の 作品群の中からいくつかを自分のものとしてさし出すことを要求されたら 、 或いはこの短篇集のなかのいくつか、例えば「孤島夢」、例えば「アスフ ァルトと蜘蛛の子ら」を挙げることになるでしょう。それは苦痛である。私 は自分の表現を見つけようとして累々たる死骸を築いた。その死骸を尚 こうして白日の下に置こうとするのは、たじろがずに進みたいから、から か?さて読者はこの未完成作品群をいったいどのようによんでくれるの か。50

Aujourd'hui je ne vois ces récits que comme des choses qui ne me concernent plus. « Ai-je vraiment écrit cela ? », m'arrive-t-il de me demander au sujet de beaucoup d'entre eux. J'ai vite oublié la plupart de ces textes. Je ne pense pas que j'écrirai encore des récits comme ceux-ci. Cependant, si parmi ces œuvres du passé on me demandait d'en présenter plusieurs que je puisse présenter comme propres à moi-même, sans doute donnerais-je en exemple « Kotômu » ou bien « Asufaruto to kumo no kora » , qui figurent dans ce recueil. C'est quelque chose de douloureux. Dans ma tentative de découvrir ma propre écriture, j'ai édifié des piles de cadavres. Si j'ai décidé de poser ainsi ces cadavres en pleine lumière encore aujourd'hui, est-ce parce que je veux désormais avancer sans hésiter – ou non ? Quoi qu'il en soit, je me demande comment le lecteur lira ces œuvres inachevées.

Si le « reniement » de Shimao paraît s'exprimer dans des termes très sévères (« choses qui ne me concernent plus », « piles de cadavres », « œuvres

inachevées »), comme souvent chez l'auteur une ambiguïté hésitante resurgit

bientôt, telle cette tournure finalement interrogative de l'avant-dernière phrase. Quand Shimao affirme qu'il « n'écrira plus de la sorte », il ne s'agit d'ailleurs pas d'abandonner l'écriture onirique. La même année que la postface à Yume no naka

de no nichijô paraît en effet l'essai Hichôgenjitsushugiteki na chôgenjitsushugi no oboegaki (非超現実主義的な超現実主義の覚え書きNotes sur un surréalisme anti- surréaliste), publié dans une revue de cinéma, un texte relativement abscons51 dans

50 SHIMAO Toshio, « Yume no naka de no nichijô atogaki » 「夢の中での日常」あとがき (Postface à Yume no naka de no nichijô), dans Shimao Toshio zenshû, vol.13, op.cit., p.188- 189.

lequel Shimao explique que si, au bout d'un intense effort, on peut parvenir à ce que le « quotidien s'infiltre dans les rêves » (日常は夢の中にも侵入する), cela ne signifie pas pour autant que la « peur des choses invisibles » ait été « digérée à

l'intérieur de nous-mêmes » (眼の見えないもののおそれをじぶんのうちがわに消化し ま っ た の で は な い ) car « la quotidienneté élargie est plus encore cernée par le

danger » (広 がった日常はい っそう 危 機 に追 いこ まれる。) et en définitive on ne

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