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Matenrô (1946) et Sekizô arukidasu (1947) : l'ascension du rêve, la descente du réel

Dans le document Shimao Toshio et la méthode du rêve (Page 130-146)

I Le rêve comme expérience (1945-1952) : guerre et après guerre

B) L' « étude des rêves » : reconstruire, décrire, puis déconstruire

2) Matenrô (1946) et Sekizô arukidasu (1947) : l'ascension du rêve, la descente du réel

2.1) Matenrô (1946)

Comme on l'a vu à propos de Tandoku ryokôsha, la ville de Nagasaki, martyre pendant la seconde guerre mondiale, occupe une place importante dans la thématique de l'auteur après-guerre. Fin 1946, Shimao effectue un voyage dans cette ville qu'il a habité pendant sa jeunesse et qui un peu plus d'un an après l'explosion de la bombe atomique est encore en ruines. Sur place, il est confronté à la douloureuse comparaison du Nagasaki de sa jeunesse avec les ruines laissées

234 僕は夢の中で、或る小島に渡ろうとして色々に思案を廻らし、電車やバスに乗ってその船 着場にたどりついてみた所がその日の連絡船は出航してしまっていて船待ちの為に翌日 までそのひなびた漁村に泊る破目になる事がよくあった。(Tandoku ryôkosha, op.cit., p.61) 235 Avant de se séparer de « Ukura Ina », le narrateur découvre que loin d'être une européenne

exotique elle a « bien des traits mongoloïdes » (僕は鵜倉イナの眼を見つめて、(いや矢張 りこの女は蒙古人種だ) (Tandoku ryokôsha, op.cit., p.86).

par l'explosion et dans une entrée de son journal, datée du 2 décembre 1946, décrit la vive impression que lui laisse cette expérience :

その町の停車場に私はお昼過に着いて、あてもなく目抜きの通りに歩を運んだ。 その町のどこに心ひかれてか、之までにも数へきれぬほど私はやって来てゐる。 そしてその時々の記憶はお互ひに重なり合ってしまって、又度々その町らしい 夢の中の設計がうつつとはっきり区別することさへ難かしい。私はその町に四 年もの間住んでゐたこともあった。然し今では、私の心を引きとめる何があると いふのだろう。強ひて言へば廃墟の丘に崩れ残った赤煉瓦の天主堂が強く眼 の底に残ってゐるだけだ。236

Arrivé à l'arrêt du train de cette ville la mi-journée passée, j'ai parcouru à pied, sans but particulier, l'artère principale. Attiré par je ne sais quoi dans cette ville j'y suis venu un nombre incalculable de fois. Les souvenirs qui me restent en mémoire se superposent les uns aux autres, et à chaque fois j'ai du mal à distinguer le plan de cette ville tel qu'il m'apparaît en rêve et la réalité. J'ai habité pendant quatre ans dans cette ville. Cependant aujourd'hui, qu'est-ce qui peut bien y retenir mon cœur ? A tout prendre ce serait la vision qui reste imprimée au fond de mes yeux de la cathédrale de briques rouges237 qui se dresse encore en ruines sur la colline dévastée.

Il évoque également sa vision d'une « ville dont on ne peut s'empêcher de

sentir que le ciel au-dessus d'elle paraît différent »(その町の上の空だけは違ってゐ るやうに感ぜられてならない。), une ville que « les milans survolent en cercle et ne

quittent jamais » (空は鳶が輪をつくり、この町を飛び去らない。). Puis à son retour à Kôbe dix jours plus tard, Shimao écrit en une nuit un récit de rêve qui paraît fortement inspiré de ce voyage à Nagasaki, Matenrô 摩 天 楼 (Le gratte-ciel).

Celui-ci, dans la chronologie des récits de rêve, fait suite à Kotômu et lui ressemble en ce qu'il se désigne lui-même comme récit de rêve par une introduction. Cependant, contrairement au simple « yume no naka » de Kotômu, les choses paraissent ici plus complexes : le narrateur tente de reconstruire une ville qui est l'objet du récit de rêve, en précisant qu'elle lui est bien apparue en rêve, mais aussi qu'elle a réclamé un certain effort pour se manifester. La narration, surtout dans sa première partie, prend ainsi un tour presque didactique. Il ne s'agit pas en effet dans ce récit d'un simple rêve qui apparaîtrait spontanément, mais du fruit d'une « construction » (細 工) qui n'existe que dans l'esprit du narrateur, et qu'il a édifiée en « fermant les yeux », ou plutôt en «ayant

l'impression de les avoir fermés » :

236 Shimao Toshio nikki Shi no toge made no hibi, op.cit., p.170-171.

237 Shimao fait référence à la cathédrale de l'Immaculée-Conception d'Urakami, située sur les hauteurs de la ville, qui a été pratiquement rasée par l'explosion atomique.

それは何処の国の何と言う細工か知らないが、そして又そんなものを実際に見 たことがあったかさえあやふやなのだが、私は眼をつぶるだけで、というより寧 ろつぶった気持になるだけで、私の眼の前に微細な細工を組立てることが出 来る。238

Je n'aurais su dire de quel pays venait-elle, et comment on l'appelait, et il m'était même difficile de dire si je l'avais vraiment vue un jour ou non, mais je pouvais édifier cette construction minutieuse sous mes yeux, rien qu'en fermant les yeux, ou plutôt rien qu'en ayant l'impression de les avoir fermés.

L'origine de cette « construction » mentale semble remonter de très loin dans le subconscient du narrateur, puisque celui-ci évoque « l'expression d'alors

de ma mère morte, gravée finement dans un squelette blanchi » (白く晒された骸骨 に刻明に刻み込まれた死んだ母の或る時の表情), qui devient ensuite « quelque

chose comme ma ville, prenant un article qui n'existait certainement que dans mon imagination » (想像する中丈に確かに存在している冠詞のついた私の市街のよう なもの).

Ce qui était au départ une construction devient ainsi une ville quelques lignes plus loin. La méthode de transformation de l'un à l'autre se fonde d'abord sur l'image originelle et « vivace » (ま ざ ま ざ し て い て) de la mère239, souvenir involontaire et indéchiffrable auquel l'opération signifiante du langage permet ensuite de donner une substance : « Quand mes nerfs furent fatigués au point de

vouloir même utiliser les mots de mystère ou de destin, l'effet fut comme

immédiat. » (何か神秘とか運命とかいう言葉をさえ使いたくなる程に神経が疲れた時に、

その効果は覿面のようだ。) Cette substance acquière alors un statut équivalent à la

réalité concrète240, au point que le narrateur se demande s'il n'en fait pas lui-même partie, s'il ne l' « habite » pas : Pour ce qui était de ma ville, l'allure urbaine de

ses divers endroits m'était si familière que je me demandais même si en réalité je n'habitais pas un tel endroit. (私の市街の方については、その色々の場所の街の表 情があまり馴染みになっていて、実際そんな所に私は住んでいたのではないかとあやし

238 SHIMAO Toshio, Matenrô ( 摩 天 楼 Le gratte-ciel), dans Shimao Toshio sakuhinshû, op.cit., vol.1, p.26-31.

239 Dans Nihon yume bungaku shi, Horikiri, reprenant l'interprétation que Jean-Pierre Richard fait de l’œuvre de Baudelaire, montre que chez Shimao le désir de construction d'un monde artificiel, autrement dit d'un « monde en jouet » (玩具の世界), est originellement lié à un rapport conflictuel avec la figure maternelle (Shimao a perdu sa mère à 17 ans).

240 Notons que la lecture de 市街 (ville), shigai, est identique à celle du mot « cadavre » (死骸, également shigai). Cette homophonie facilite ainsi le passage du souvenir de la chose concrète (le cadavre) à l'imagination de la chose abstraite (la ville).

く な る 。). Ensuite, c'est l'expérience répétée du rêve qui apporte la preuve de la concrétion de cette « réalité » ainsi formée, et son caractère singulier, car rêve après rêve, les « endroits » de la ville s'agglutinent les uns aux autres, finissant par se constituer en totalité :

その大かたは、夢の中で学びとったものだと思っている。一回の夢でその 市街の全貌を見ることはないのだが、度々の夢で見た市街の一部が、つぎ はぎされ重なり合って、そして結局はみんなつなぎ合うことの出来る、一つ

の性格を持った市街を構成しているのだ。241

C'était probablement quelque chose dont j'avais acquis la connaissance en rêve. Ce n'était pas un seul rêve qui m'avait donné la vision de la totalité de la ville, mais les parties de celle-ci entrevues à chaque rêve qui s'étaient amalgamées les unes aux autres, pièce par pièce, de sorte qu'en fin de compte elles avaient formé un tout, une ville qui possédait sa propre personnalité.

Si l'accumulation permet à la ville de « former un tout », c'est aussi au sens le plus littéral. Elle est précisément constituée de tout, aussi bien d'éléments naturels que d'éléments artificiels. Sa population est cosmopolite et le narrateur « avait pu y rencontrer quiconque il avait voulu rencontrer par un mystérieux lien

de hasard » (私が逢い度いと思うひとには奇妙な偶然のつながりで逢うことができた。). Surtout, cette ville coexiste avec sa propre destruction, se construisant et se détruisant simultanément, de la même manière que le souvenir de la ville réelle coexiste avec la (re)construction qu'opère le rêve. La guerre survient donc éternellement dans cet espace, sans l'anéantir pour autant.

Plus cette ville se construit au fil du texte, plus le narrateur, pour qui il s'agissait d'abord d'une vision intérieure, extériorise sa propre création (dans le sens où il en devient un élément qui y circule, et non plus seulement son créateur). Il s'efforce donc de se réapproprier cet espace par la création personnelle. Cette appropriation commence d'abord par une exploration, qui s'étend jusqu'aux confins de cette ville imaginaire. Puis par une nouvelle mise en abyme du texte, le narrateur désire donner une représentation de la ville, de manière aussi méthodique que diverse : il dresse la carte de l'endroit, fais un croquis des bâtiments, ajoute plusieurs constructions en relief, fabrique des figurines représentant les personnes qu'il a rencontré dans cette ville et les fait

marcher à l'intérieur d'elle. L'expérience du rêve cède ainsi le pas à la transformation du rêve en fiction.

Le processus s'achève logiquement par la désignation de l'endroit. La ville obtient le nom de NANGASAKU – un nom qui apparaît écrit en majuscules et en lettres romanes. Nangasaku est le nom ancien que les Hollandais donnaient à Nagasaki (le nom apparaît dans les Voyages de Gulliver) : il exprime donc un sens archaïque, presque légendaire, qui paraît très éloigné de la terrible réalité du Nagasaki d'après-guerre. Par ailleurs, l'emphase qu'apporte la romanisation et les majuscules indique quelque chose comme une suprématie de ce toponyme sur le reste du texte, comme s'il s'agissait de souligner le caractère majestueux et indestructible de la ville. Toutefois, cette présence graphique imposante fait aussi contraste avec le procédé très troublé par lequel le narrateur annonce la révélation de ce nom : s'il affirme d'abord qu'il « désire donner un nom qui exprime en un

mot et sans détours la personnalité de cette ville » (ひとことでずばりとその市街の個 性を言い表ししてしまうような名前をつけたいものだ。), il révèle juste après que ce nom – autrement dit, « NANGASAKU » – a déjà été choisi par lui-même « en

secret »(ひっそり), « chose un peu regrettable, mais qui n'avait rien de saugrenue » (それは少しおかしく、だが突飛なものでは決してない。). Ce que veut sans doute exprimer le narrateur à travers cette explication quelque peu absconse, c'est que même si le fait de nommer la chose le met lui-même à distance par rapport à elle, le nom de NANGASAKU lui appartient avant tout : avant d'être l'objet d'une quelconque interprétation par un lecteur, il est simplement celui que lui-même, rêveur et narrateur, donne.

Après l'annonce du nom de la ville, le récit change d'orientation. On apprend que la nuit, au milieu de NANGASAKU trône une gigantesque structure, le « gratte-ciel » (matenrô) qu'évoque le titre, décrit comme une « forme

embrumée » (雲霧の状態のもの), « toujours enveloppé d'une aura mystique » (相 変わらず神秘の雲につつまれている), à laquelle le héros est « incapable de donner

tout de suite un nom » (私は今直ぐにそれは何だと名づける事は出来ない). S'agirait- il de la Tour de Babel ? Le narrateur reconnaît la ressemblance mais laisse en même temps planer le doute :

バベルの塔が私の市街NANGASAKU に出現したのかも知れなっかっ た。然し、私はバベルの塔についてはバベルノトウと発音してみて或る 感 じ を 私 自 身 が 勝 手 に 受 け る 以 上 の こ と は 知 ら な い 。 ま し て 私 が NANGASAKU にそんな摩天楼を発見した時には決してバベルの塔と

いう名前も知らなかったしバベルの塔の絵など見たこともない。242

Peut-être une Tour de Babel était-elle apparue dans ma ville de NANGASAKU. Mais au sujet de la Tour de Babel, je ne connaissais rien de plus que le fait de ressentir arbitrairement un certain sentiment en prononçant les sons de « turdəbabel ». D'ailleurs, au moment où j'avais découvert ce gratte-ciel dans NANGASAKU, le nom de la "Tour de Babel" m'était totalement inconnu, et de surcroît, je n'avais jamais vu le moindre dessin de cette tour.

À nouveau, on constate une dénégation de la symbolique apparente du rêve, qui traduit la volonté assez claire du narrateur d'en désamorcer une interprétation trop étroite. En réduisant la métaphore de la tour de Babel à un sentiment arbitraire provoqué par la simple prononciation des sons, il s'agit de ne pas permettre au lecteur d'enfermer ces rêves dans un sens trop étroit, ce qui aurait pour effet de limiter a posteriori la liberté de création de l'écrivain rêveur. Les mêmes réticences vis-à-vis de l'interprétation du rêve qui s'étaient manifestées au moment de la révélation du nom NANGASAKU, et qui paraissent être les signes de la tension entre le rêve qui se vit et le rêve qui se raconte, réapparaissent ici.

Le motif, même à demi avoué comme ici, de la Tour de Babel est un motif onirique classique, et, devrait-on dire aussi, un motif hautement romantique. L'idée d'une verticalité de l'aventure onirique évoque en effet tant les poèmes de Victor Hugo que les conceptions de Novalis selon lequel le rêve représente « l'élévation de l'homme par-dessus lui-même »243. Dans Matenrô, le narrateur pourvu d'un pouvoir qui lui permet de voler dans les airs, se met pourtant à gravir à pied les marches de la « tour », « craignant d'utiliser avec trop de désinvolture

ce pouvoir surnaturel » (その神通力を気易く使うことを恐れて). En marchant vers le sommet, il est pris dans la foule et rencontre une multitude d'endroits pittoresques, typiques de l'univers moderniste (une maison de jeu, une maison hantée, un bordel

242 Ibid., p.28.

243 NOVALIS, Le monde doit être romantisé (1798), traduction d'Olivier Schefer, Paris, Allia, 2002, p.28. Vincent GILLE montre à cet égard que si le rêve romantique est « vertical », le rêve surréaliste tend par contre de manière générale vers l'horizontalité (GILLE Vincent « Topologie du rêve », Otrante – Art et littérature fantastiques, n°37, Paris, Kimé, 2015, p.105-122).

labyrinthique, une exposition d'art etc). Cependant, regrette-t-il, ses « facultés de

ressouvenir » lui paraissent trop « pauvres » pour se rappeler des « divers aspects de la foule » (雑踏の種々相を思い出すのに何故これほど貧弱な回想力しかないのだ ろう。). Par une autre mise en abyme du texte, le narrateur découvre à un étage la toute dernière édition d'un magazine dans lequel son « apparition » dans la tour est « déjà chroniquée par la critique » (私の出現を記録した批評文の載っている雑誌 が既に置かれてあった。).

Le rêve apparaît ainsi ici en position d'antériorité par rapport à sa propre écriture, celle-ci étant devenue quelque chose qui commence à dépasser entièrement le narrateur. Ou, pour dire les choses autrement, si l'activité de représentation de la ville était d'abord en « retard » par rapport à son vécu, elle se trouve à ce moment du texte en « avance » par rapport à l'expérience, celle-ci se mettant à poursuivre l'écriture dans une inversion des rôles. D'ailleurs, à fur et à mesure que le narrateur se rapproche du sommet, la foule se raréfie, et il se retrouve seul, en proie à une expérience « comme celle de m'être à peine écarté

des quartiers fréquentés, et, en me dirigeant sur le chemin bordé de cryptomères d'un temple reculé, pénétré au plus profond d'une inquiétante montagne où il n'y avait déjà plus âme qui vive. » (一歩そのさかり場を外れて奥のお寺のある杉木立の

Dans le document Shimao Toshio et la méthode du rêve (Page 130-146)