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La guerre comme fiction : sur Shima no hate (1946) et Yoru no nioi (

Dans le document Shimao Toshio et la méthode du rêve (Page 59-82)

I Le rêve comme expérience (1945-1952) : guerre et après guerre

A) Autour de l'expérience de guerre

2) La guerre comme fiction : sur Shima no hate (1946) et Yoru no nioi (

2.1) Shima no hate : la fiction du moment critique

Shima no hate (島の果てL'extrémité de l'île), rédigé en janvier 1946, est le premier récit écrit par Shimao après-guerre, bien qu'il ne fut publié que deux ans plus tard90. Il raconte l'histoire d'un lieutenant de tokkôtai (du nom de Saku) installé avec son escadron sur l'île de « Kagerô » (カゲロウ島), dans l'attente d'un

départ en mission pressenti comme de plus en plus proche. Assisté d'un second, un sous-lieutenant nommé Hayahito, plus expérimenté que lui, Saku s'efforce de mener à bien son rôle de chef, en balayant tant son angoisse du départ que ses doutes sur ses propres capacités. Dans le même temps, il entretient une relation avec une jeune femme de l'île, Toe, qui perçoit et redoute elle aussi le jour fatal qui s'annonce. Le jour où Saku finit par recevoir l'ordre de mission, la jeune femme part le retrouver. Saku tente alors de rassurer Toe, puis les deux amants se séparent et passent ainsi la nuit chacun de leur côté à attendre un départ qui, finalement, n'arrive pas.

Si à la vue de ce résumé le texte paraît ressembler à une adaptation réaliste des événements vécus par Shimao, l'île est représentée comme fictive91, les personnages sont imaginaires, et le récit se révèle incrusté d'éléments propres au conte ou au mythe. L'incipit du récit donne ainsi le ton dès le début :

むかし、世界中が戦争をしていた頃のお話なのですが――

Il était une fois, à l'époque où le monde entier était en guerre...92

Cet incipit, bien qu'annonçant un récit traitant d'événements récents, relègue pourtant le texte dans un temps très lointain, et le rend plus distant encore par l'atomisation dans l'espace qu'implique la mention du « monde entier ». Il

90 Dans la revue VIKING, fondée par Shimao et quelques autres écrivains dans l'après-guerre. 91 Le nom de l'île, « Kagerô-jima » (jeu de mots sur Kakeromajima) renvoie au phénomène du

kagerô 陽 炎 , cet effet d'optique dû à la chaleur provoquant une impression visuelle de

mirage embrumé. Le terme est utilisé en poésie japonaise depuis l'époque classique pour désigner des choses vaines et éphémères.

92 SHIMAO Toshio, Shima no hate (L'extrémité de l'île), dans Shimao Toshio sakuhinshû vol.1, op.cit. p.1.

préfigure une volonté de garder une certaine distance vis-à-vis de la guerre, tout en transformant le récit en un conte où elle servirait seulement de décor. Le récit, de manière inhabituelle, utilise la forme de conjugaison des verbes en desu/masu, forme qui est généralement utilisé dans les contes de fées. Il manifeste par ce biais la présence de l'acte de narration, détache le narrateur du contenu du récit, et permet également à ce narrateur de s'adresser précisément à un lecteur. Cependant, si le temps du texte est presque intégralement écrit au passé, le « présent »93, toujours à la forme desu/masu, apparaît également à des moments clés du récit, comme s'il s'agissait de matérialiser plus encore le moment présent de la narration, au détriment de la réalité des événements qu'il décrit.

Les archives de l'auteur montrent, dans les derniers mois de l'année 1945, l'intérêt de Shimao pour les contes populaires (japonais comme étrangers). Peut- être doit-on aussi deviner l'influence du Daibosatsu tôge 大 菩 薩 峠 (Le col du Grand Bodhisattva), un roman populaire à large succès de l'avant-guerre qui, à contre-courant de l'évolution de la littérature japonaise moderne, utilisait couramment les techniques d'énonciation retrouvées dans Shima no hate. Cette œuvre de Nakazato Kaizan (1885-1941) est un interminable roman d'aventure autour d'un personnage de samurai meurtrier errant dans le Japon d'Edo. Il fut publié sur une très longue période (de 1913 à 1941) et, resté inachevé par la mort de son auteur, compte quarante-sept volumes. Shimao en était dans sa jeunesse un lecteur passionné. Dans un texte de la fin des années 60, il parle du Daibosatsu

tôge comme d'un roman qu'il lisait « sans jamais se lasser, passionnément » (あき ることなくむちゅうになって読みました) et dont il « aurait tellement aimé lire la suite

à son retour après avoir survécu à la guerre » (戦いすんで生きのこって帰ったとき、

そのつづきをどんなに待ちこがれたでしょう。94)

93 Les catégories temporelles du japonais différant de celle du français, ce qu'on y appelle ici « passé » et « présent » désigne en fait l'opposition entre un passé (kakokei 過去形, avec une terminaison des verbes en -ta ) et un temps identifiable comme un « non-passé » (forme en -ru ou -masu), expression qui regroupe le sens du présent français et celui d'un présent de narration pouvant s'appliquer à des événements passés pour les exprimer comme s'ils étaient en train d'avoir lieu.

94 SHIMAO Toshio, « Nakazato Kaizan Daibosatsu tôge », dans Shimao Toshio zenshû, vol.15, op.cit.. p.84.

Une étude récente95 sur le style du Daibosatsu tôge estime que « l'utilisation de la forme « polie » du passé (敬体 keitai), par rapport à la forme usuelle ( 常 体 jôtai), actualise la distance entre le narrateur et le monde représenté, plutôt que celle entre le discours narratif et le contenu du récit » (常体 過去形と違って敬体過去形を使う場合、顕在化されるのは、物語言説や物語内容の間 の距離というよりも、語り手と対象世界との距離だと言える。96). Elle affirme également que dans le roman, par l'utilisation du présent en plus du passé, le narrateur est « montré comme un être capable de s'insérer tant dans le « présent » du récit, qui

est clairement l'espace-temps du passé, que dans le « présent » où l’œuvre est

lue » (そこに現在形が混用される場合、語り手は明らかに過去の時空間である物語世

界の〈現在〉にも、そして作品が読まれている〈現在〉にも参入できる存在であることが示 される。) et qu'ainsi Kaizan « réajuste le rôle du narrateur, et tente de fabriquer un

lieu fictionnel où la narration elle-même (et non le monde du récit) paraît être racontée ici et maintenant » (語り手の役割を再調整し、(物語世界ではなく) 語りその ものが今、ここで語られている如き虚構の場を作ろうとしたのだと言えるのではないだろう か。). Cette analyse peut être reprise pour Shima no hate, tant pour l'utilisation de la forme desu/masu que pour l'emploi conjoint du temps présent et du temps passé par Shimao. On observe en effet dans le texte une remarquable distension temporelle : d'un côté le récit s'inspire d'événements réels et (très) récents mais les renvoie dans un insondable passé lointain, en amplifiant parallèlement encore cet effet par l'utilisation de la forme desu/masu ; de l'autre le récit veille à donner fréquemment à la narration un effet d'immédiateté induit par l'emploi du présent.

Peut-être Shimao aura-t-il, dans cette première tentative de récit littéraire autour de son expérience de guerre97, cherché à imiter le style de son œuvre fétiche de jeunesse, voire même, puisque le Daibosatsu tôge est resté inachevé en 1941, à retrouver le même plaisir de lecture en substituant aux aventures des héros de Kaizan, dont il déplorait tant la disparition, sa propre aventure. Mais l'acte de

95 CUI Huixiao, « Nakazato Kaizan Daibosatsu tôge no buntai » (中里介山「大菩薩峠」の文Le style du Daibosatsu tôge de Nakazato Kaizan ), Kokusai Nihon bungaku kenkyû

shûkai kaigiroku n°39 (国際日本文学研究集会会議録 Actes du 39e colloque international

de recherche en littérature japonaise), Tôkyô, Kokubungaku kenkyû shiryôkan, mars 2016, p.27-43.

96 Ibid., p.41.

97 Il faut cependant mentionner Hamabe no uta はまべのうた (La chanson du rivage) récit écrit pendant la guerre, mais publié en 1946, et qui tient plus encore du conte de fée que

narration induit par le choix de la forme desu/masu indique aussi la volonté précise de s'adresser à un lecteur, et s'il faut choisir ici un destinataire, c'est sa future femme, Miho, qui vient nécessairement à l'esprit98. Sa représentation très romantique occupe en effet une place majeure dans le récit, renforçant l'idée que pour l'auteur il s'agissait avant tout avec ce texte de « jouir » de la lecture de sa propre fiction99.

Le début de Shima no hate s'ouvre en effet sur une description du personnage féminin de Toe. Dans le texte, à la différence de beaucoup de récits de guerre de Shimao, le personnage féminin jouit d'une certaine autonomie et n'est pas présentée uniquement à travers le filtre de sa relation avec le narrateur. Dans les premières lignes du récit, elle apparaît nimbée de merveilleux : elle « habite

au milieu des roses » (薔薇の中に住んでいたと言ってもよかったのです。), dans une île dont il est dit que « les roses (y) fleurissaient toute l'année » (カゲロウ島では薔 薇の花が年がら年中咲きました。100). Son occupation principale consiste à s'amuser avec les enfants et à leur apprendre des chansons – certaines d'entre elles apparaissant d'ailleurs telles quelles dans le cours du texte. Toe est par ailleurs à la fois décrite comme représentative des autres jeunes filles du village et comme un personnage étrange, en marge des autres villageois. Le récit lui suppose des pouvoirs magiques de prescience, à la manière des médiums des îles Ryûkyû, qui lui donnent une intuition mystérieuse du destin qui entoure l'île. De nombreux indices dans le texte renvoient aussi au mythe local du Nirai Kanai (にらいかない), un paradis situé au-delà des mers d'où une divinité marine est supposée venir pour protéger l'île. L'association de Saku avec cette divinité protectrice, et de Toe avec

98 Tanaka Masasumi affirme, un peu excessivement, que le style du récit et le fait que le roman ait été publié deux ans après son écriture tendent à montrer qu'il n'a à l'origine été écrit que pour une seule lectrice (TANAKA Masasumi 田 中 眞 澄 , « Shimao Toshio no buntai o kikô suru » 島尾敏雄の文体を紀行する (Voyage à travers le style de Shimao Toshio), Yuriika, vol.30, n°10, août 1998, p.150-155).

99 Notons en outre, pour préciser les circonstances d'écriture du récit, qu'à l'époque les futurs époux Toshio et Miho vivaient séparément (Shimao étant rentré à Kôbe chez son père, et attendant que celui-ci approuve le mariage pour ramener sa bien-aimée en métropole). Dans l'entrée du 5 janvier 1946 de son journal, qui correspond à la période d'écriture de Shima no

hate, l'écrivain parle par exemple de « désirer Miho jusqu'à en avoir mal » (三保をせつな

いほど求める) et de « devenir un parfait romantique ces temps-ci » (このとき僕は完全にロ マンチストになる) . Voir SHIMAO Toshio, Shimao Toshio nikki Shi no toge made no hibi 島 尾敏雄日 記 『死の 棘』までの 日 々 (Journal de Shimao Toshio, les jours jusqu'à Shi no toge), Tôkyô, Shinchôsha, 2010, p.71).

une sorte de figure religieuse chargé d'interagir entre le dieu et le village, apparaît en filigrane.

A la suite de la description de Toe prennent place les premières mentions de la guerre. L'intrusion du « monde en guerre » dont l'incipit parlait est alors perçue à travers le regard des villageois :

その頃、隣り部落のショハーテに軍隊が駐屯してきました。そのためにトエ のいる部落にも何となくあわただしい空気が流れ、世界の戦争がこのカゲロ ウ島近くまで覆いかぶさってくる不吉な予感に人々はおびえました。一体 何人ぐらいの軍人がやってきてどんなことをするのだろう。部落にとってめ

いわくなことが起こりはしないだろうか。101

A cette époque, une troupe de soldats était venue en garnison près du village voisin de Shohâte. Le village où résidait Toe était ainsi en pleine effervescence, et les habitants étaient effrayés à cause d'un mauvais pressentiment, celui que la guerre mondiale allait finir par s'étendre à leur île de Kagerô. Combien de soldats viendraient-ils, et quels genres de choses feraient-ils ? Pour les habitants cela ne signifiait probablement rien de bon.

Puis ce sont les soldats eux-mêmes, notamment les deux protagonistes masculins du récit (Saku et son second Hayahito) qui sont présentés, toujours à travers le jugement des villageois. Cette focalisation sur le regard des villageois permet d'introduire le motif des bateaux de tokkôtai de manière mystérieuse :

この洞窟の中には実はたいへんなものがかくされてありました。それはいよ いよ敵がカゲロウ島に上がってくるときにだけ使われるもので、その色々の ことについては頭目と百七十九人の中から選ばれた五十一人の者だけし か知らないことでした。102

Au fond de la grotte c'était en réalité quelque chose de terrible qui avait été dissimulé. Cela ne devait être utilisé qu'au moment où l'ennemi débarquerait sur l'île de Kagerô, et seules cinquante et une personnes choisies parmi le chef et ses 179 soldats en connaissaient l'existence.

Comme à d'autres endroits du récit, les bateaux-suicide ne sont nommés qu'à travers une paraphrase (plus loin on parlera de « quelque chose à l'intérieur

de la grotte » あの洞窟の中のもの). On remarquera d'autre part qu'ici, la mention des chiffres, loin de fournir une précision gratuite de réalisme, donne plutôt au contraire l'impression de relever de la numérologie propre aux récits mythiques.

101 Ibid., p.2. 102 Ibid., p.3.

Saku lui-même développe, à côté de l'angoisse du « jour fatal », des sentiments héroïques, à travers l'idée d'une mission représentée comme une « aventure » :

運命の日があまりにあっけなく眼の前にやってきたことに甚だ不満のようで ありました。しかし、一方これから起るかもしれない未知の冒険にふるい立 つ心も湧いてきました。103

Que le jour fatal arrivât aussi vite sous ses yeux lui était extrêmement déplaisant. Cependant, dans le même temps, son esprit s'exaltait à l'idée de l'aventure inconnue qui l'attendait peut-être.

La proximité du regard des villageois et de celui des deux lieutenants aboutit à une description de la mission de tokkôtai comme n'engageant pas seulement les soldats mais l'île dans sa globalité – soldats comme habitants. Autre effet de distanciation, par rapport au récit réaliste qui restreint l'espace de guerre dans la zone confinée de la crique où sont installées les garnisons, l'île est présente dans Shima no hate comme une entité singulière, presque un personnage à part entière : ひょっとしたら予感にたがわず明日あたりからカゲロウ島は激烈な戦闘の様 相を帯びてくるかも知れない。カゲロウ島そのものがこの地球の上から無く なってしまうようなそんなことはおそらくないだろうし、又此処の島びとたちは いのちのふかしぎから島の草木と共に生きのびるかもしれない。ああ、島に 駐屯している軍人たちでさえもその幾人かは颱風一過のあとでこおろぎの 音色に泣くものもあるだろう。しかし、朔中尉と五十一人にはそのことは或る 命令のために考えてみることさえせつない、望まれないことでした。104

Peut-être l'île de Kagerô s'apprêtait-elle, comme son pressentiment le lui laissait penser, à connaître dans un temps proche les fureurs de la guerre. Sans doute ne disparaîtrait-elle pas de la surface du globe, et ses habitants parviendraient-ils, par quelque bizarrerie de l'existence, à survivre en compagnie des plantes et des arbres.105 Ainsi peut-être même parmi les

soldats qui stationnaient sur l'île s'en trouveraient-ils certains qui s'en sortiraient et pleureraient comme les grillons après le passage du typhon. Mais pour Saku et ses cinquante et un hommes, en raison de cet ordre qui leur était donné, rien que le fait d'y penser était devenue chose terriblement triste, et à présent même plus souhaitable.

Le récit passe ensuite en focalisation interne à travers les yeux de Saku. Ce changement dans la narration ouvre la voie à une approche sensible du monde de l'île. Le lieutenant, pensant le danger éloigné pour l'instant, se met à basculer

103 Ibid., p.3. 104 Ibid., p.4.

105 Cette même « prière » est présente dans Shutsukotô-ki, où elle est cette fois adressée au personnage féminin de N/ Toe.

Dans le document Shimao Toshio et la méthode du rêve (Page 59-82)