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L'écriture onirique de l'expérience de guerre : Kotômu (1946) et Asufaruto

Dans le document Shimao Toshio et la méthode du rêve (Page 82-106)

I Le rêve comme expérience (1945-1952) : guerre et après guerre

A) Autour de l'expérience de guerre

3) L'écriture onirique de l'expérience de guerre : Kotômu (1946) et Asufaruto

to kumo no kora (1949)

3.1) Kotômu (1946) : l'enregistrement du rêve entre mythe et démythification

Kotômu 孤島夢 (Rêve d'une île solitaire), écrit et publié en 1946, est le premier récit de rêve écrit par Shimao après la guerre. Il constitue donc la

137 SHIMAO Toshio, « Shima no hate atogaki » 「島の果て」あとがき (Postface à Shima no

première ébauche livrée par sa « méthode », même si, dans le même temps, il se distingue aussi de la production ultérieure des récits de rêve. Ainsi le caractère onirique du texte est fortement explicité : en plus du titre, le tout début du récit affirme clairement qu'il s'agit là d'un rêve qui est raconté, par la mention « yume

no naka » (« en rêve »), qu'on ne retrouvera plus par la suite dans aucun autre

texte du genre de Shimao. En outre, « l'incertitude qui vient des rêves », pour reprendre la formule de Roger Caillois, y est mise en valeur dès les premières lignes du récit. Le narrateur de Kotômu est un soldat voguant sur les océans sur un bateau dont il est le capitaine, mais il ne sait ni où il se trouve, ni où il va, ni ce qu'il doit faire. Du reste, on trouve le classique aveu de mémoire contrariée du rêveur racontant son rêve avec imprécision, comme par exemple : « Je ne me

rappelais pas si je cherchais l'ennemi ou quelle fonction particulière j'occupais. Je ne savais même pas où se trouvait cet océan. » (私は敵を索めていたのか又は何 か特別な任務を持っていたものか、思い出すことが出来ない。その上その海洋が何処 であるかさえ分かっていない。138).

Pour autant, cette imprécision onirique n'est pas fondamentalement différente de celle qui est décrite dans les récits « réalistes », qui, comme on l'a vu, caractérisent eux aussi leur narrateur comme un être attendant une mission imprécise dans l'inconnu. D'autre part, les éléments d'énonciation qui explicitent le rêve sont eux-mêmes rapidement contrebalancés par la temporalité particulière du récit. Lorsque ce narrateur-soldat décrit son univers militaire, n'affirmant n'avoir aucune compétence pour la navigation, ou se sentant méprisé par ses hommes, il exprime en effet une permanence dans le temps qui s'oppose à la brièveté et l'évanescence du rêve. En d'autres termes, il exprime un quotidien, d'ailleurs consacré par l'emploi des adverbes itsumo139 et aikawarazu140 (« toujours » ou « habituellement »). Cette quotidienneté interroge le statut de la mention « yume no naka » qui inaugure le texte : si le récit de rêve exprime le quotidien d'un narrateur, s'agit-il en réalité du récit de plusieurs rêves regroupés en

138 SHIMAO Toshio, Kotômu 孤 島 夢 (Rêve d'une île abandonnée), dans Shimao Toshio

sakuhinshû, op.cit..,vol.1 p.20.

139 « Au cours de cette existence parfois amusante, parfois rude, je ne pouvais, étrangement,

m'empêcher d'avoir toujours l'impression de pousser vers les récifs. » (結構楽しくも逞しくも

あるそんな生活の中で私は奇妙にいつも暗礁にのしあげるような気がして仕方がないの であった。) (Ibid., p.20).

140 « Toujours à cette époque je fonçais insouciamment sur les mers sans sortir ma carte marine. »(その時も相変わらずのんきに海図も出さず突走っていたのであった。(Ibid.,

un seul, ou bien d'un cadre général et esthétique de « rêve » qui imprégnerait le récit, plutôt que du récit d'un rêve particulier ? Ou bien encore, s'agit-il de s'éloigner du statut initial du texte, en l'orientant progressivement en direction de la temporalité du réel ?

On a déjà utilisé plusieurs fois l'expression de « perception onirique du temps » pour désigner certains aspects persistants de l'expérience mentale du narrateur des récits de guerre de Shimao. Nous sommes pourtant bien conscients que la perception du temps et celle du rêve sont théoriquement deux choses très dissemblables. Percevoir le temps suppose de le construire de manière narrative, et ce travail ne peut avoir lieu qu'à l'état de veille, lorsque l'écrivain est conscient et reconstitue par l'expression le contenu de son rêve. Ce n'est donc pas dans le rêve lui-même, mais dans son écriture que cette perception s'est formée. Elle procède donc plutôt de l'association consciente du souvenir de l'expérience de guerre avec le souvenir des rêves faits par l'écrivain après-guerre, en vertu de cette «absence de distinction dans le souvenir » que Shimao revendique comme fondement de sa méthode d'écriture dans les essais (il est vrai plus tardifs) « Shôsetsu no sozai » ou « Wa ga shôsetsu ». Plutôt que dans le rêve, la localisation de cette perception « onirique » du temps se situe donc plus précisément « entre rêve et réalité ». Elle est donc par excellence le fruit d'une méthode du rêve pensée comme tentative de transvasement de l'un à l'autre.

Tout porte à croire que dans l'après-guerre Shimao a beaucoup rêvé de la guerre. Son journal de la fin des années 40 et début des années 50 en porte des traces manifestes. La plupart de ces comptes rendus de rêve évoquent la répétition en boucle de la même expérience, le fait d'être à nouveau mobilisé pour une mission sans espoir. Citons par exemple l'entrée du 20 mai 1949 :

夢は又出征しなかればならぬ。負け戦は予定されているような戦争。而 も私は潜水艦長として、ああ敵の飛行機の音がする青空を見て、逃げ出

すことはできぬものかと絶望。141

En rêve je dois de nouveau partir au front. Cette guerre est une bataille perdue d'avance. Capitaine de sous-marin, je regarde le ciel bleu dans lequel résonne si fort le bruit des avions ennemis, et je suis désespéré, me demandant si je pourrais jamais m'échapper.

Si la tonalité de ces rêves apparaît, pour ce qu'en montre le journal, assez cauchemardesque, il y a dû y avoir quelque chose en eux qui a assez séduit l'écrivain pour que, très précocement, il décide de les intégrer à la narration de l'expérience de guerre. Le récit du rêve, comme le dit Sarane Alexandrian à propos des surréalistes, a souvent pour fondement le simple fait de vouloir rêver un rêve une deuxième fois142. D'autre part, on peut supposer que l'un des attraits de ces rêves de guerre de Shimao se trouvait déjà simplement dans leur occurrence répétée, qui recréait chaque nuit pour l'auteur un « quotidien de guerre », tout en présentant la vivacité et la limpidité propres à l'expérience onirique. Shimao nous met d'ailleurs sur la voie lorsqu'il affirme dans un entretien avec l'écrivain Ogawa Kunio que «même si ces rêves n'obéissaient pas à l'ordre du moment de la veille,

ils avaient énormément de réalité 143», le mot « réalité »リ ア リ テ ィ ー méritant d'ailleurs ici d'être mis en emphase.

Généralement, à l'instar de l'expérience de rêve elle-même, le récit de rêve tend à ignorer le temps. Comme l'explique Jean-Daniel Gollut, « l'orientation

des récits de rêves n'inclut généralement pas de détermination temporelle : l'histoire est localisée (selon des modalités à discuter), mais non insérée dans le temps chronique.». Le même auteur constate par ailleurs que ce qui est daté est

« l'activité onirique et non l'aventure rêvée », et que l'ancrage temporel du rêve par la circonstanciation n'a « pas tant pour fonction d'insérer l'aventure dans le

temps que de dépeindre une conjoncture »144. On se trouve ici loin de l'intention apparente de Shimao dans Kotômu : il s'agit bien pour lui d'« insérer l'aventure

dans le temps », en l'occurrence le temps du quotidien de guerre. Kotômu, distant

de quelques mois à peine de l'écriture de Shima no hate, a tout autant pour but que

142 « Un rêve raconté est un rêve deux fois rêvé. » (ALEXANDRIAN Sarane, Le Surréalisme

et le rêve, Paris, Gallimard, 1974, p.10).

143 « Je ne sais pas si c'était du point de vue du nombre, mais sur le plan du contenu, le

changement décisif est venu du fait que des choses liées au moment de la mission de tokkôtai apparaissaient constamment dans mes rêves. Ensuite pour moi à l'époque, même si ces rêves n'obéissaient pas à l'ordre du moment de la veille, ils avaient énormément de réalité. Ces rêves apparaissaient comme une nouveauté. » (量の点ではわからないですけ

ども、内容の点で非常に顕著な変わり方をしたのは、特攻隊出撃のあとさきに関すること が頻繁に夢の中に出てくる。そしてそれはうつつの時の秩序とは違うけれども非常にリアリ ティーをもっている、その時のぼくにとってね。そういう夢が新しく出て来ましたね。) (SHIMAO Toshio, OGAWA Kunio 小川国夫, Yume to genjitsu rokkakan no taiwa 夢と現 実 六日間の対話 (Le rêve et la réalité, une conversation de six jours), Tôkyô, Chikuma Shobô, 1976.81-82).

celui-ci de décrire l'expérience de guerre, quoiqu'avec une méthode sensiblement différente. D'ailleurs l' « île rêvée », qui est au centre du récit, est précisément enclose dans le quotidien de guerre : le narrateur est décrit sur son bateau de guerre comme un soldat attaché à des habitudes et ayant déjà quelque expérience de son métier, ce soldat navigue au hasard des mers, puis aperçoit une île, y débarque, et enfin finit par reprendre sa route sur les flots, comme si rien n'avait changé.

Après l'introduction du récit et son aveu onirique d'incertitude est ainsi brièvement évoquée l'angoisse du capitaine du bateau d'être méprisé par ses hommes, autre motif récurrent des récits de guerre de Shimao, mais qui ne joue dans Kotômu aucun rôle au-delà de ce passage. La structure générale du texte diffère donc au final assez peu de ce qu'on a pu voir jusqu'ici dans les autres textes de guerre de l'auteur : le narrateur y part de la guerre, vers l'île, avant de revenir à la guerre.

Cette île sur laquelle débarque le narrateur-soldat est présentée comme un territoire prédestiné. Le bateau dévie irrésistiblement vers elle, sans que l'équipage ne puisse y faire quoi que ce soit, et il ne s'agit pas de n'importe quelle île, mais de « cette île » (ano shima あの島) , c'est-à-dire une île que le narrateur semble déjà connaître. そこで私は咄嗟の間に島の全貌を見てとった。全島が砂浜で出来ている。 そして茅だか何だか分らない草が一面に生えていて砂丘がうねっている。 艇は砂の谷間のような所にはいり込んだのであったが、奇妙なことに艇の 針路は沼になっていて逃げ水のように進む程に先へ先へ水をたたえている のだ。私は総毛立つ気がした。そうだ。この島こそ、人の噂にきいていたあ の島ではないか。145

Puis soudain ce fut l'île tout entière que j'eus sous les yeux.. Elle était entièrement faite de sable. Des dunes de sable ondulaient à sa surface et des herbes que j'avais du mal à identifier – des miscanthus ou quelque chose comme ça – y poussaient partout. Mon navire s'engouffra dans ce qui semblait être une gorge entre deux montagnes de sable, mais, chose étrange, sa course le menait vers un marais qui se remplissait d'eau comme un mirage au fur et à mesure que l'appareil avançait. Mon sang se figea. Oui...C'était bien cette île-là, celle dont j'avais entendu parler.

Le narrateur connaît donc déjà cette île. Une rumeur lui revient en mémoire au moment où elle apparaît sous ses yeux, et elle concerne l'étrangeté de

l'île par rapport au reste de l'archipel japonais, notamment dans son rapport au langage : les noms de famille n'y prennent qu'un seul caractère, et les prénoms peuvent en prendre trois ou quatre. Le narrateur y voit une « malédiction » : « Je

pensais depuis très longtemps que cette île devait avoir reçu une malédiction »(私 は前々からその島は呪詛を受けている島のように考えていた。)146. Notons là d'une part la marque circonstancielle de temps (« depuis très longtemps ») qui localise le rêve sur un axe chronologique soudain considérablement élargi, et annonce plus loin le caractère « éternel » des événements qui affectent l'île. Si ce qui touche au quotidien de guerre est « habituel », ce qui touche au destin de l'île est, de manière parallèle, « éternel ». Ainsi lorsqu'un peu plus loin dans le texte le narrateur apprend la grande précarité de l'existence de cette île, il n'en demeure pas moins intimement convaincu de son « éternité » :

にも拘らず、私はこの島にとってそんなにも重大なことを知った男であるそ んなことは全く知らずに、永久にこの島は此処(どこだか分らないのに、此 処だと思った)にあるのだということを真面目に少しも疑わない者のような顔

付で、砂丘部落を渡り歩いて居たのであった。147

En dépit de cela, comme si j'ignorais totalement que j'étais l'homme qui avait appris une chose aussi importante pour l'île je traversais le village sur la dune, avec le visage sérieux de celui qui ne doutait pas le moins du monde que cette île resterait éternellement ici (où était-elle, je n'en savais rien, mais elle était ici).

L'annonce de la « malédiction » touchant l'île permet elle-même d'introduire l'existence du destin. Le narrateur a conscience d'un destin qui le guette et semble prêt à le happer ( « J'étais anxieux à l'idée qu'en naviguant près

de cette île je sois entraîné vers elle et que mon sort soit ainsi scellé. Et c'est bien en effet ce qui me parut se passer ensuite. » その島の近くを航海するならば、私は必 ずその島にひきよせられて、私の宿命は固定されてしまうであろうという不安があった。 そしてそれがその通りになったようです。148), et le fait que les symptômes visibles de la malédiction de l'île apparaissent à travers des signes linguistiques (ici les noms des habitants de l'île) tend à indiquer que ce destin est précisément déjà écrit. Le « destin » impose ainsi au narrateur de Kotômu son arrivée sur l'île, où il débarque seul, ses compagnons ayant mystérieusement disparu.

146 Ibid., p. 21. 147 Ibid., p.23. 148 Ibid., p.21.

Par ailleurs, l'île de Kotômu est battue par les vents, un élément qui rappelle l'île, elle aussi imaginaire, de Hamabe no uta (« Quand le vent soufflait,

le tumulte des vagues s'agitant et le bruissement du vent entre les pins de la montagne, comme une berceuse, donnaient à ceux qui se trouvaient au col l'impression d'être en rêve » かぜのあるときには立さわぐ潮騒や峰の松籟が子守唄の や う に 峠 に 立 っ た 人 々 を 夢 の 気 持 ち に さ せ る の で し た。149). Dans Kotômu, l'association du souffle du vent et du « rêve » se fait d'abord en des termes incantatoires et lyriques : dès que le narrateur pose les pieds sur l'île, il est frappé par le caractère « incessant» du vent (« Ô, vent incessant ! Brise sans relâche !

Sur cette île le vent soufflait sans connaître de pause. » おお、絶間なき風!おやみ な き そ よ ぎ ! 休 み な く そ の 島 に は 風 が 吹 い て い た 。150), et par son souffle qui ressemble au « gémissement des océans » (大 洋 の う め き), annonçant ainsi la submersion prochaine de l'île. Comme pour faire face à cette menace, le narrateur s'intronise lui-même comme protecteur et héros de l'endroit :

私の心の内奥にはかなり驕傲な分子がないでもない。というのは此の近海 一帯の島嶼は総て私の手中に握られているのだというような一種の気分を 払拭することが出来なかった。どこの島々でも私は「おお我等の艇長さん」 と言われているのだと思うようになっていた。私は島嶼の守護者として現れ ていた。だからこの島でもその間の事情は恐らくそんなに違ってはいまい。 151

Au fond de mon cœur, devais-je avouer, germait beaucoup d'orgueil. L'impression de tenir entièrement sous mon contrôle les îles des mers des environs était difficile à chasser. Il me semblait que partout j'entendais les gens me dire « Ô Notre Capitaine ». J'apparaissais comme le protecteur de

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