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De l'avant-guerre à l'après-guerre, la naissance contrariée d'un rêveur

Dans le document Shimao Toshio et la méthode du rêve (Page 107-130)

I Le rêve comme expérience (1945-1952) : guerre et après guerre

B) L' « étude des rêves » : reconstruire, décrire, puis déconstruire

1) De l'avant-guerre à l'après-guerre, la naissance contrariée d'un rêveur

1.1) Imagination frustrée et condensation rêvée : les influences de jeunesse de Shimao

Il faut aussi, à ce stade de la discussion sur les récits d'après-guerre de Shimao, se demander si l'expérience de guerre n'a pas simplement permis de transfigurer une volonté de création par le rêve qui existait déjà avant-guerre. Shimao a vingt-neuf ans lorsque ses premiers récits commencent à être publiés à large échelle mais sa vocation d'écrivain est nettement plus ancienne. Lors de ses années de lycéen à Kôbe, puis d'étudiant à Nagasaki, de 1933 à 1944, il écrit des œuvres de jeunesse dans plusieurs éphémères revues d'amateurs fondées, en dépit des restrictions de l'époque, par lui-même et ses amis, telles Tôge (峠, 1933) ou

Kôro (こ を ろ, 1939)185 . Ces œuvres sont pour la plupart réunies dans le recueil

Yônenki (幼年記), « Chroniques de jeunesse », que Shimao publiera avant même son départ à l'armée (en 1943186), et montrent un aspect très divers, de la tentative

185 L'une de ces revues, intitulée Jûyon seiki 十四世紀 (« Quatorzième siècle »), publiée en 1938 avec l'aide de son ami poète YAYAMA Tetsuji 矢 山 哲 治 (1918-1943), vaudra d'ailleurs à Shimao des ennuis policiers. Ses écrits furent dénoncés comme outrageant les bonnes mœurs et propageant l'antimilitarisme, provoquant l'interdiction de la revue par le ministère de l'Intérieur et la mise sous surveillance de leur auteur.

de roman au journal de voyage, en passant par la poésie et même le théâtre. La composition poétique, notamment, occupe une place importante, qui disparaîtra presque totalement après-guerre. Quant aux textes de prose, il s'agit essentiellement de nouvelles inspirées de l'environnement familial ou de la vie d'étudiant du jeune Shimao Toshio, dans lesquelles ne transparaît pas encore l'écriture ambitieuse d'après-guerre.

Les débuts de l'attirance de Shimao pour la littérature sont évoqués par lui-même dans un essai de 1962, « Shi o osorete » 死をおそれて (En craignant la mort). Dans cet essai à l'allure d'auto-analyse, deux thèmes majeurs émergent tour à tour. D'abord, Shimao se décrit enfant comme un lecteur passionné de contes, de mangas, de romans d'aventures, d' « œuvres d'imagination » au sens large. Le cinéma le passionnait plus encore, ce plaisir à l'époque interdit aux enfants, qu'il goûtait par effraction, avec la « conscience fautive d'enfreindre les règles » (規則 を破る罪過感の中で). Dans un deuxième temps, Shimao raconte que c'est à peu près à la même époque qu'il a pris conscience de l'inéluctabilité de la mort chez l'homme. Pris de terreur face à cette idée, il a d'abord vainement cherché un appui dans ce qu'il comprenait des religions et a découvert à cette occasion le Voyage du

pèlerin (en japonais Tenrôrekitei 天 路 歴 程), ce roman anglais allégorique du XVIIe siècle, écrit par John Bunyan et qui invente à des fins d'édification l'histoire d'un pèlerin accomplissant le voyage jusqu'au Paradis187. Cette lecture n'a nullement apaisé les tourments du jeune Shimao, qui, déplorant la pauvreté de l'imagination dans le roman, a seulement senti ainsi son désespoir s'attiser. Cependant, dit-il, le Voyage du pèlerin l'a indirectement poussé à vouloir écrire lui aussi. S'il n'indique pas ici de lien de causalité directe, Shimao laisse donc penser que le désir d'écrire lui aussi des « fictions » à la manière de Bunyan venait originellement de sa peur d'enfant de la mort:

どんな因果からやがて文学の方に近寄って行ったかがはっきりはわから ないとしても、遂に理解することができなかった「天路歴程」の貧しいと見 えた想像力の失望の中から(中略)或る感情が動いてきて、片仮名のゴ ム活字や小さな謄写版を買ってもらい、たったひとりで定期的なパンフ

187 Écrit en 1678 et considéré comme le premier roman anglais, ce roman a pour titre original

The Pilgrim's Progress from This World to That Which Is to Come et pour titre complet en

français « Le voyage du pèlerin vers l'éternité bienheureuse livré sous la forme d'un

レットを印刷しはじめたパラドクシカルな経緯のあたりにその端緒を考え

てみてもいいのではないかと思う。188

Même si je ne saurais dire clairement à la suite de quel lien de cause à effet je me suis alors rapproché de la littérature, dans mon désespoir face à la pauvreté de l'imagination qui me semblait à l’œuvre dans ce « Voyage du pèlerin » que j'étais finalement incapable de comprendre (...) un certain sentiment s'est amorcé, et tout a commencé me semble-t-il de cette façon paradoxale, quand je me suis fait offrir un petit miméographe, avec des caractères d'imprimerie katakanas en caoutchouc puis en commençant à imprimer une seule et unique brochure à intervalles réguliers.

A l'époque du démarrage de cette activité d'écrivain et d'imprimeur amateur, Shimao a pour références principales le roman populaire, puis la mythologie :

次第に詩や短編小説が侵入してくるが、そのとき私の読書は江戸川乱 歩や「大菩薩峠」、直木三十五などの世界をさまよっていた。そのあとさ きにようやく岩波文庫に気がついたけれど、その中に見つけた「古事記」 や「日本書紀」などをたどりながら神統譜をこしらえる作業の方に夢中に

なる時期がまだしばらくは続いた。189

Bien que les poèmes et les nouvelles se soient immiscés petit à petit, à cette époque, mes lectures vagabondaient dans le monde d'Edogawa Ranpo, du Daibosatsu tôge, de Naoki Sanjûgo etc. J'avais alors à peu près à la même période fini par apprendre l'existence de la collection de livres de poche d'Iwanami, et ai connu une période où, parcourant le Kojiki et le Nihon Shoki que j'avais découvert là-dedans, je me passionnais pour l'établissement de la généalogie des Dieux.

Alors que l'auteur évoque ces souvenirs des décennies plus tard, il semble s'en montrer très distant, et se trouve du reste à une époque où sa propre littérature a pris un tournant très différent de ses goûts d'adolescent. Pourtant, Shimao avoue aussi dans cet essai son incapacité à séparer sa psychologie présente de cette ancienne passion effrénée pour le monogatari. Ainsi dit-il à propos des mangas, que « lorsque je cherche en moi l'origine des thèmes de la métamorphose, du

désir de petites filles, du combat, de la ruine, du retrait du monde, du voyage, de l'errance, je sens que la racine psycho-symbolique à laquelle je parviens se trouve dans les mangas qui m'enthousiasmaient à cette époque. » (変身、幼女願望、闘争、 没落、隠遁、旅行、漂泊、などについての、もとをさぐって行けばそこにつきあたる心的

188 SHIMAO Toshio, « Shi o osorete », dans Shimao Toshio zenshû, vol.14, op.cit., p.97. 189 Ibid., p.97. EDOGAWA Ranpo 江戸川乱歩(1894-1965) est considéré comme le précurseur

du roman policier moderne japonais. NAOKI Sanjûgo 直木三 十五 (1891-1934) est un romancier de la période Taishô (1911-1925), connu comme l'un des maîtres du roman populaire. Le Kojiki 古事記 et le Nihon Shoki 日本書紀 sont les deux plus vieux écrits historiques japonais, compilés tous deux au 8e siècle.

形象の根がそのとき夢中になっていたマンガの中にあるような気がする。190), puis renchérissant plus loin à l'évocation des films qu'il regardait en cachette, qu'« en

tournant vers la lumière la face obscure de ce passé dont je n'arrive pas à penser que je l'ai vraiment vécu, il m'est impossible de ne pas reconnaître ces figures démoniaques qui se dressaient en riant comme étant les coupables qui m'ont attiré vers la fiction, l'histoire inventée. » (とても自分が経験してきたとは思えない過 去の暗い方をすかし見ると、自分自身を物がたりや作りばなしの方に誘ってきた犯人と して微笑しながら起き上ってくるそれらのもののけのすがたを認めないわけには行かな い。191)

Nous avons pu voir par exemple que l'influence du Daibosatsu tôge de Nakazato Kaizan, que Shimao cite plus haut, s'est étendue bien au-delà des années de lycée. Si l'œuvre romanesque de Shimao paraît, au niveau formel, assez éloignée de celle de Kaizan, on y observe parfois certaines caractéristiques communes : la longueur sans fin de certains récits comme Shi no toge ou Nise

gakusei, la structure désorganisée, l'errance du personnage principal, l'attrait pour

la pastoralité.

L'autre influence bien discernable qu'ont laissées ces années-là se trouve sans doute dans le modernisme. Dans son « Histoire onirique de la littérature japonaise » (Nihon yume bungaku shi 日本夢文学志192), Horikiri Naoto a bien mis en lumière les multiples échos thématiques de ce vaste et diffus mouvement de création artistique193 dans les œuvres d'après-guerre de l'auteur. Pour Horikiri, s'il y a chez Shimao l'expression d'un monde souterrain intérieur, fait de ruines, de rochers, de montagnes, de déserts, il y a aussi, à l'opposé, un « monde composé

seulement d'une surface » (表面だけからなる世界), un « monde en jouet » (玩具の 世界), que l'auteur a, pendant un temps, traité en « lieu originel auquel lui-même

devait revenir » (いわば「玩具の世界」を自分の帰属すべき本来の場所とみなしていた

190 Ibid., p.92. 191 Ibid., p.94.

192 HORIKIRI Naoto 堀 切直 人 , Nihon yume bungaku shi 日本 夢文 学志 : 始 源の 森 へ (Histoire onirique de la littérature japonaise : Vers la forêt primordiale), Tôkyô, Chôsekisha, 1979. Cet ouvrage rejoint un peu notre perspective, à une échelle bien plus large puisqu'il aborde, à travers l'étude d'une série d'auteurs, la littérature japonaise du XXe siècle sous l'angle du rêve.

時期もあるのである。194) . Ce « monde en jouet » représente en effet un attrait pour l'artificialité, la haute technique, la miniaturisation du monde par l'art.

Shimao, qui habita dans sa jeunesse à Yokohama, Kôbe puis Nagasaki, trouva en effet dans ces trois villes au paysage urbain fortement marqué par l'Occident de quoi éveiller une imagination moderniste. Évoquons ainsi Kôen e

no sasoi 公園への誘い (L'invitation au parc), une nouvelle dont la date d'écriture est assez floue, mais qui fut sans doute écrite avant-guerre, avant d'être publiée après-guerre (en 1949, dans la revue VIKING). Ce récit a pour personnage principal un jeune adolescent, Masao, qui déambule dans une ville japonaise des années 30 en proie à de profonds changements. La ville, sous l'effet d'un nouveau plan urbain, est littéralement refaite à neuf : « Les petits entrepôts avaient été

démolis, les rues grandement élargies, et leur surface pavée couverte d'asphalte lumineuse. Face à cette route refaite à neuf, des commerces, des bureaux, des marchands de tabac, des cafés, des librairies avaient ouvert leurs portes. » (小倉 庫は取払はれ、道は大幅に広げられて、アスファルトで明るく舗装された。その新しい舗 装道路に面して商店や事務所や煙草屋、喫茶店、本屋などが店を開いてゐたのであっ た 。195). Masao est fasciné par l'atmosphère de modernité qui s'y installe et remplace le vieux Japon urbain hérité de l'époque Edo, pour lequel il n'a par ailleurs aucune sympathie : « Pour Masao, s'échapper vers les rues asphaltées

était un réconfort au dégoût qu'il ressentait pour son quartier et ses imitations de routes anciennes. » (その旧街道まがひの界隈の嫌悪からアスファルト道へ脱け出して 来ることは、正雄にとって憩ひであった。) Le mot « asufaruto » (asphalte), qu'on retrouvera souvent dans les textes de l'après-guerre, et dans un tout autre contexte, revient ainsi phrase après phrase. Masao « sent avec allégresse le murmure des

pneus des vélos fonçant sur le boulevard passer à travers son corps » (大通りを疾

走する自転車のタイヤのつぶやきが、快く身体を通り抜けるように思はれた。), pendant

qu'il se dirige vers ce qui est pour lui le symbole de cette exaltante modernité : le parc d'attractions de la ville, avec sa « colline artificielle » ( 築 山 ), son « bois

artificiel » (人 工 の 林) et son « belvédère » (展 望 台), d'où l'on aperçoit toute la ville et où « les gens qui venaient oubliaient un instant qu'ils étaient humains,

194 Horikiri, op.cit., p.338.

195 SHIMAO Toshio, Kôen e no sasoi  公園への誘い (L'invitation au parc), dans Yônenki 幼 年記 (Chroniques de jeunesse), Tôkyô, Yûdachisha, 1973, p.270-286.

devenant des yeux d'oiseaux et de machines » (その場合の展望台に来た者は自分

が人間であることを一瞬忘れていて、鳥か或は機械の眼になって).

Le récit décrit aussi « les drapeaux étrangers flottant au vent sur le toit

des maisons de commerce occidentales bien délimitées de l'ancienne concession »

(元居留地の整然と区画された洋風商館の屋上に外国旗がひるがへってゐる), et des

étrangers eux-mêmes dans le parc qui « continuaient à jouer sur un court de

tennis avant la tombée de la nuit» (テニスコートでは外人たちがまだ日の暮れ切らぬ 前 の 遊 戯 を 続 け て ゐ た り し た), pendant que des « enfants japonais pauvres et

crasseux ramassent les balles derrière le court » (コートのうしろで球ひろひをしてゐ るあかよごれた貧しい日本の子供たち). A travers cette description, la fascination de l'étranger et de l'Occident, thème classique de la littérature japonaise de la première partie du XXe siècle, apparaît ici accompagnée de son classique corollaire d'auto-dépréciation. Si Masao est en effet attiré par ce monde-là, il est aussi en proie à un sentiment d'exclusion, comme face à un rêve qui se « reflète » (utsuru) continuellement devant ses yeux sans qu'il le comprenne : « Ces choses

se reflétaient dans ses yeux, en un tableau qui était toujours le même. Et l'essence de chacune d'entre elles, qu'il lui était impossible de comprendre, qu'il n'avait aucun moyen d'examiner, et sur lesquelles personne ne l'avait éclairé, lui apparaissait seulement comme un mur. » (それらのものは、いつも同じ風景として、正

雄の眼に映じてゐた。そしてそれらの一つ一つについての本質は正雄に分かりやうもな く、そしてしらべる手だてもなく、まだ開眼されず、壁のやうにしかうつらないのであっ た。)

Un peu plus loin, l'adolescent fait d'ailleurs la connaissance d'une jeune fille étrangère, dont il « saisit le romantisme » (ロマンチシズムを読み取る) dans ses « traits de petite fille qu'il ne pouvait voir dans son propre peuple » (自分たちの民 族 に 見 る こ と の 出 来 な い 一 つ の 少 女 の 形), mais qui continue de lui inspirer, parallèlement, un profond sentiment d'infériorité. Masao joue un moment avec cette jeune fille, puis rentre chez lui en espérant la retrouver le dimanche suivant, rêvant de l'emmener face à la mer sur le « quai américain » (メリケン波止場196). Le récit s'achève de la sorte : ni sur une relation concrète entre les deux personnages,

ni sur le rejet de Masao, mais sur la pure rêverie « romantique » de celui-ci, aux allures de scène de cinéma.

L'ensemble de ces références « modernistes », si elles constituent davantage un corpus diffus d'influences de jeunesse que l'ébauche d'une position d'avant-garde, tendent à montrer l'attrait originel de Shimao pour l'artificialité, la toute-puissance de l'imagination, la domination de l'espace par la machine et l'homme. Si on les met en comparaison avec la passion de l'auteur pour le

Daibosatsu tôge, on distingue ainsi à première vue une certaine contradiction

thématique, tant l'univers autochtone, rural et passéiste de Kaizan paraît a priori éloigné de la modernité triomphante ou de l'exotisme occidental qui fascine le héros de Kôen e no sasoi. Ce type de contradiction – si coutumière chez Shimao – paraît d'ailleurs avoir frappé les gens qui l'ont fréquenté à l'époque, de même que ses efforts pour les surmonter. Un de ses camarades de jeunesse révéle par exemple : « Nous avions l'impression que son intérêt pour les choses autochtones

et son goût pour l'exotisme – il arrivait qu'il manifeste par exemple un attrait, par exemple, pour des fillettes métisses, mi-blanches, mi-japonaises, pauvrement vêtues, qui jouaient à la dînette dans la rue Minami Yamate – ce double intérêt apparemment contradictoire, parfois provoquait de la répulsion en lui, parfois coexistait dans son esprit en se conjuguant. » (土着のものに対する興味とエキゾチ シズム、――それが南山手通りでまずしい服装の白人と日本人との混血少女がままごと

Dans le document Shimao Toshio et la méthode du rêve (Page 107-130)