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Les byôin-ki (chroniques de l'hôpital)

Dans le document Shimao Toshio et la méthode du rêve (Page 187-200)

II Le rêve comme entrecroisement (1954-1976)

A) La fusion comme objectif : sur le processus d'écriture des byôsaimono

1) Les byôin-ki (chroniques de l'hôpital)

L'ensemble des « récits de la femme malade » est divisé en deux périodes : de 1955 à 1957, la période dite des « récits de l'hôpital », qui décrit la vie du couple pendant son hospitalisation en hôpital psychiatrique, puis la période du « foyer » de 1960 à 1976, qui comprend tous les textes réunis sur 16 ans dans

Shi no toge, représentant la période de sept ou huit mois du début de la crise

jusqu'à l'hospitalisation. Cette séparation est donc à la fois thématique et chronologique : ces deux séries de récits se déroulent globalement dans deux univers différents (l'hôpital, puis le foyer), à deux périodes différentes, et interférent peu entre elles. De plus, la chronologie de l'écriture est globalement inversée par rapport à celle des événements réels : Shimao ne commence pas par décrire le début des événements – les scènes de crise qui prennent place dans le foyer – mais leurs conséquences. Les « récits de l'hôpital » sont d'ailleurs écrits presque simultanément aux événements qu'ils décrivent : le premier d'entre eux

l'époque où le couple était encore hospitalisé. Le but initial de l'écriture de ces œuvres paraît, si on en croit l'auteur, fort simple : il s'agissait, sinon de guérir sa femme, tout du moins de s'efforcer qu'elle aille mieux. « Mes récits de l'hôpital », déclare Shimao quelques années plus tard, « ont donné à ma femme une sorte de

force, pour que lorsqu'elle les lise cela apaise le mal dont elle souffrait. » (私の病 院記は妻がそれを読むことによって彼女の病を和らいで行くことに、ひとつの力を与える ことになったのです。331)

A l'origine des byôsaimono existe donc une volonté élémentaire, presque naïve, de retranscription des événements et d'expression des sentiments face à une situation présente et pressante. En 1956 dans « Tsuma e no inori », Shimao expose en détail le sens originel de cette « littérature thérapeutique » :

私と妻は二人一緒に入院した。精神病の夫に妻が付添って入院する例が少な いが、患者である妻に夫が付添って入院することは例がないということで、いろ いろ考慮の結果、男の患者の精神病棟の個室に入れて貰うことになった。そし て半年近い間、私と妻とはその精神病棟の中で世間と隔絶して暮らした。そこ での奇態な生活の一端を、「われ深きふちより」という短編集に収めた二、三の 作品の中で、私は表現しようと試みはしたが、入院中に妻の発作のあいまを盗 んでむしろ祈りのような気持で、そしてそれがいくらかでも妻に通うことを願って 書いたそれらの作品が、果たして何らかの表現をなし得たかどうか。332

Moi et ma femme entrâmes tous les deux à l'hôpital. Les cas où un malade psychiatrique est accompagné par sa femme lors de son hospitalisation sont rares, mais le cas inverse était alors totalement inconnu. Après diverses considérations, nous fûmes admis dans une chambre individuelle du bâtiment des maladies psychiatriques réservé aux hommes. Puis, pendant environ une demie année, moi et ma femme vécurent coupés du monde dans ce bâtiment. J'ai essayé de représenter en partie cette étrange expérience dans deux ou trois œuvres qui figurent dans le recueil intitulé « Ware fukaki fuchi yori », et je dois dire que dans ces textes écrits comme une prière entre deux crises de ma femme, dans l'espérance de pouvoir communiquer un peu avec elle, j'ignore si je suis parvenu à une expression qui fait sens.

Avant même le début de leur écriture, les byôsaimono sont pensés comme une expérience mutuelle. Shimao entre à l'hôpital aux côtés de sa femme, chose qu'il présente comme inédite dans le contexte médical de l'époque, et précise dès le départ son projet de représentation romanesque, à l'origine presque simultané à

331 SHIMAO Toshio, « Niwa Masamitsu e no henji » 丹羽正光への返事 (Réponse à Niwa Masamitsu), dans Shimao Toshio zenshû, vol.14, op.cit., p.13.

332 SHIMAO Toshio, « Tsuma e no inori »妻への祈り (Supplique à ma femme), dans Shimao

l'expérience elle-même, comme dicté par la volonté de « communiquer » avec son épouse rendue inaccessible au dialogue par la maladie. Ce but de départ continuera d'influencer les « récits de la femme malade » jusqu'à la conclusion de

Shi no toge, et ne fera en fait que s'approfondir encore et toujours plus, jusqu'à

l'immersion corps et âme dans l'univers psychique de l'être aimé. Si l'intention initiale ne change pas, sa mise en œuvre évolue progressivement à partir de cette traduction immédiate que proposent les « récits de l'hôpital » : la longue durée de

Shi no toge peut ainsi être interprétée comme la lente mise en œuvre puis le

perfectionnement, et enfin, la transcendance d'une singulière forme d'expression artistique à partir d'un objectif originellement relationnel.

La « femme malade » est un thème important de la littérature japonaise d'après-guerre, exploré par de nombreux auteurs associés traditionnellement au

shishôsetsu, tels Yasuoka Shôtarô ou Kojima Nobuo333. Cependant, dans le cas de Shimao, de nombreux critiques considèrent que ce qui rend le roman fondamentalement différent du genre traditionnel du shishôsetsu auquel on peut le rattacher à première vue est la différence de perspective, celle-ci n'étant plus centrée sur le « je » mais partagée avec les autres membres du foyer334. Il faut pourtant noter que cet aspect bien visible dans Shi no toge est le résultat d'une évolution sensible de l'écriture d'une même expérience année après année, que l'on pourrait comparer à un mouvement de « zoomage » vers un objet qui finit par en devenir tellement proche qu'il devient difficile de se distinguer de lui.

Dans Ware fukaki fuchi yori, et la série de « récits de l'hôpital », qui rassemble une dizaine de récits écrits sur une période de deux ans, le thème fondateur est celui de la séclusion des deux personnages, une séclusion vécue, mais nullement forcée et au contraire désirée. Coupés du monde, le narrateur et son épouse le sont de manière spatiale, enfermés dans un espace dont ils n'ont pas

333 Voir par exemple Kaihen no kôkei (海辺の光景, 1959) de YASUOKA Shintarô ou Hôyô

kazoku (抱擁家族,1965) de KOJIMA Nobuo. Pour une généalogie du thème de la « femme

malade » dans la littérature japonaise d'après-guerre, voir KOBAYASHI Tomoko 小林知子, « Byôsaimono no keifu Sono naiyô o megutte » 病妻ものの系譜―その内容をめぐって(La généalogie des récits de la femme malade – autour de ce thème) dans SHIMURA Kunihiro 志村有弘, Shi no toge sakuhinron shû 死の棘 作品論集(Collection d'articles critiques sur

Shi no toge), Tôkyô, Kuresu Shuppan, 2002, p.345-352.

334 Voir par exemple à ce sujet KAZUSA Hideo « Shi no toge-Demon no me » 『死の棘』-デ モンの眼 (Shi no toge, les yeux du démon), dans KAIE, vol.1, n°7, décembre 1978, p.64- 65.

le droit de sortir, mais ils le sont également de manière temporelle, restant entièrement préservés de la quotidienneté singulière qui caractérisera par la suite la narration de Shi no toge. Certes, l'ensemble de ces chroniques de la vie à l'hôpital montre une certaine chronologie, qu'on retrouve dans la mention des déménagements successifs du couple dans le groupe hospitalier. Cependant le quotidien hospitalier, décrit à travers une suite de tableaux fixes plutôt que dans son déroulement continu, n'en renvoie pas moins l'image d'un temps clos et figé.

Il faut à ce sujet prendre en compte le fait que le foyer et l'hôpital sont deux environnements distincts qui impliquent nécessairement une configuration narrative différente. La critique, dans son approche des byôin-ki, a souvent négligé cet élément, se contentant souvent d'une conception binaire des rapports entre les deux personnages principaux de la série de récits. Dans le foyer, femme et mari sont seuls, avec leurs enfants, alors que le monde extérieur est pratiquement réduit à la figure nébuleuse et menaçante d' « aitsu », la maîtresse insaisissable du narrateur. Dans l'hôpital, le couple vit isolé de ses enfants, mais entouré de la multitude de personnages secondaires que forment les pensionnaires, médecins et autres infirmières de l'hôpital. La conséquence de cette configuration différente est que le narrateur, s'il est soumis à la volonté décrite comme toute-puissante de sa femme Miho, ne l'est pas de la même manière. Dans Shi no toge, Miho exerce son pouvoir par la parole, en tant que figure divine ou démoniaque ; dans les chroniques de l'hôpital, elle ne le fait que par la maladie, en tant que patiente d'un hôpital où son mari l'accompagne. Sa maladie, son traitement, le diagnostic des médecins, paraissent par là dénués du halo métaphysique – la « punition divine » reçue pour châtiment de l'adultère et de l'abandon de famille – par lequel le narrateur de Shi no toge les perçoit. La temporalité de Miho, qui régit l'univers du narrateur, n'est pas ici subjective mais objective : c'est celle des « crises » prises comme phénomènes médicaux. Cette extériorité du mal apparaît dès le passage introductif où le narrateur présente l'environnement où le couple évolue tout au long des « récits de l'hôpital » : « Quand nous nous rendions encore comme

visiteurs extérieurs dans la salle de consultation du service de neurologie, regardant depuis le bâtiment de neurologie les bâtiments de psychiatrie au loin je ne pouvais m'empêcher de sombrer dans de noires pensées. » (私たちがまだ外来で

神経科の診療室に通っていた時分、私は神経科の病棟から精神科の病棟を遠巻きに

して眺めながら、暗い気持に陥ち込んで行くのを防ぐことができなかった。335)

Si la première phrase de Ware fukaki fuchi yori rend particulièrement apparente cette rupture avec le monde extérieur par la vision des deux bâtiments conjoints (le « bâtiment de psychiatrie » et le « bâtiment de neurologie ») qui semble saturer tant l'espace que l'esprit du narrateur, la résonance psychologique que provoque en lui cette vision en lui montre également que la maladie de Miho est comme incarnée et disséminée dans cet environnement extérieur. Au fil des chroniques de l'hôpital, le couple est ainsi d'abord interné dans le « service de psychiatrie » avant de l'être, à la suite de la fugue de Miho décrite dans Nogare

iku kokoro, dans celui de neurologie. Maladie « psychiatrique » ou

« neurologique », le « mal » de Miho est en tout cas borné dans une définition scientifique qui, si elle le rend moins incertain, le rend aussi moins intime. Dans les byôin-ki, le couple se trouve en situation de dépendance totale ; là où dans Shi

no toge la solution de la fuite vers un ailleurs fantasmé (le paradis perdu paternel

du Tôhoku ou maternel des îles du Sud) s'impose aux protagonistes, en même temps que le vœu progressif de « construire un nouveau passé », dans les récits antérieurs, les deux protagonistes sont enfermés dans une impuissance statique et s'en remettent exclusivement à la médecine, qui n'a d'ailleurs rien de mieux à leur proposer que l'attente et le sommeil.

Cette dépendance apparaît aussi en rêve. Dans Ware fukaki fuchi yori survient ainsi un rêve qui donne d'ailleurs indirectement son nom au récit : le narrateur se voit « fou » lui aussi comme sa femme, et dès lors le couple « en

vient à penser qu'ils étaient désormais incapable l'un et l'autre de remonter hors de l'abîme» (二人共深きふちよりはい上がることはできないとおもうようになっていた). Le narrateur est réduit à la subordination la plus totale, enfermé à vie dans l'hôpital qui est bientôt menacé de destruction par une contamination bactérienne. Les autres malades s'agitent autour de lui ; cependant le couple ne ressent pas la moindre angoisse, le narrateur s'inquiétant seulement au final du sort d'une des infirmières de garde. A la suite de ce rêve, le narrateur indique : à cette époque

335 SHIMAO Toshio, Ware fukaki fuchi yori わ れ 深 き ふ ち よ り (Du fond de l'abîme), dans

j'oubliai généralement le contenu des rêves, mais ce rêve-ci me resta distinctement en mémoire, et agit sur moi en me donnant une étrange résolution.

(この頃夢の筋は大てい忘れてしまうのだが、この夢ははっきり覚えていて、妙に自分に

覚悟がつくような具合に作用して来たのだ。336)

S'il faut essayer de comprendre cette « résolution », c'est précisément le fait de rester enfermé dans l'hôpital coûte que coûte, à l'instar de ce qui se passe dans le rêve lui-même337. Ainsi le pouvoir prescriptif que l'on constatera par la suite dans les rêves de Miho dans Shi no toge se voit en quelque sorte ici conféré à l'hôpital lui-même, le narrateur voyant dans sa réclusion en rêve la promesse de sa réclusion dans la réalité. Il ne faut pas perdre de vue non plus à cet égard le but initial de cette série de textes : communiquer, atteindre l'autre, le convaincre. Aussi le vœu obsédant que fait le narrateur de rester avec sa femme l'un et l'autre isolés du monde, et isolés du passé, correspond-t-il aussi à une écriture volontariste visant à imprimer ou à renforcer ce même désir chez la destinataire première de son œuvre.

Cependant l'isolement du couple apparaît comme une situation double. D'un côté les deux personnages sont coupés du monde, et, loin d'espérer sortir au plus tôt de l'hôpital, le narrateur ne cesse d'ailleurs d'invoquer un emmurement toujours plus rigoureux. Il s'agit donc d'un désir de dépendance extrême envers l'extérieur que constitue l'environnement « normal », « objectif » du monde médical, lequel exerce son contrôle par des « impératifs catégoriques ». On retrouve là le thème classique chez Shimao du shijômeirei   (至 上 命 令), l'ordre suprême indiscutable, image redondante des récits de guerre. Le terme apparaît d'ailleurs en toutes lettres dans le récit lorsque le narrateur évoque l'ordre de l'hôpital de quitter le bâtiment de psychiatrie pour celui de neurologie : それは今の 私たちにとってやはり至上命令であった。338(« Pour nous ce fut véritablement alors

un ordre suprême. »). Pour autant, l'hôpital n'en reste pas moins lui-même un

336 Ibid., p.7.

337 Dans le manuscrit original de Ware fukaki fuchi yori, le narrateur manifeste cette volonté d'installation définitive par la phrase 「私たちはいよいよこの病棟に腰を落ち着けてしまうこ と に な る の か 。 」 (« Allions-nous devoir élire domicile dans cet hôpital ? ») qui est finalement barrée (SHIMAO Toshio, Ware fukaki fuchi yori (sôkô), われ深きふちより(草 稿), Manuscrit de Ware fukaki fuchi yori, daté du 11-24 août 1955, KKB, n°2000045530, p.18).

espace qui fait écran au milieu des rapports conflictuels du couple. Sa valeur, pour le narrateur comme pour sa femme, consiste en effet non seulement en ce qu'il les isole du monde maudit et menaçant de la ville, mais aussi, paradoxalement, en ce qu'il les isole l'un de l'autre. Bien que partageant constamment le même espace restreint, les deux personnages en effet ne se rapprochent pas réellement l'un de l'autre : ils tentent plutôt d'atteindre mutuellement l'équilibre prescrit par l'environnement qui les entoure, en l'occurrence ce « sommeil sans s'endormir » décrit dans la nouvelle du même nom Nemurinaki suimin 眠りなき睡眠 (1957), et qui désigne précisément non pas leur propre sommeil mais plutôt celui prescrit par l'hôpital, dans lequel ils tentent tant bien que mal de se fondre.

Cette dépendance à l'égard de l'environnement hospitalier, que revendique le narrateur, ne fait pas pour autant oublier que lui-même, n'étant pas un malade mais un personnage « lucide » et sain d'esprit, est incapable de s'y intégrer pleinement. La distance représentative du romancier contemplant un spectacle comme à travers une vitre se manifeste parfois de manière sensible. A titre d'exemple, Ware fukaki fuchi yori s'achève sur une scène curieuse, dans laquelle les pensionnaires de l'hôpital psychiatrique s'adonnent à une sorte de ronde. Cet exercice mi-ludique, mi-thérapeutique, frappe vivement l'imagination du narrateur : 患者の持病の誇張された表現が、いろいろな人間のタイプのギニョール人形 のように、がっくりがつくり踊り廻った。 私はその中の何人かの顔と様子とに馴染んでいたのだ。彼らの背負った、私 には未知の過去の生活が、満更知らなくてもないような具合に、ひどく想像力 を豊かにしてくれたのだ。 殊に西洋風の円い輪の踊り。男と女が一組ずつ手をとり合って、全体が輪にな り、軽快な音楽に合わせながらぐるぐる輪を廻して行くのを私は好んだのだ。339

Les patients dansaient avec des mouvements saccadés, leur maladie accentuée dans leur expression, comme les poupées d'un spectacle de guignols représentant divers types humains. Le visage et les manières de plusieurs d'entre eux m'étaient familiers. Leur existence passée, inconnue de

Dans le document Shimao Toshio et la méthode du rêve (Page 187-200)