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Chapitre 5. Autodiscipline, contrôle de soi et responsabilité corporelle

5.3 La diète : une continuité entre les logiques de performance sportive et de genre

5.3.3 Le « yoyo du poids » : (re)trouver l’équilibre entre contrôle et plaisir

Les pertes de poids d’avant-combat peuvent être très pénibles pour certaines participantes :

Sophie : Je n'ai rien, rien, rien mangé pendant deux jours et demi, trois jours. Et je

m'entraînais avec les sacs-poubelle38 au gym le jeudi soir. Je suis rentrée le jeudi ici, j'ai couru dans mon sous-sol. Le vendredi matin, avant d'aller au cégep, j'ai couru aussi. Pis je n'ai rien mangé. Le samedi matin, je courais et je crachais dans la bouteille avec la gomme39.

Camille : Fait que tu ne buvais pu d'eau non plus?

Sophie : Pu d'eau. Je me rappelle le vendredi soir, je regardais mes frères manger et je

pleurais.

Sophie, qui doit perdre plusieurs livres pour ses combats, vit de façon particulièrement dure les phases de privations : « Pas manger, c'est en dernier recours, mais je ne sais pas si j'ai

38

Mis sous les vêtements, les sacs-poubelle servent de wetsuit (combinaison de sudation) « maison ». 39 Cracher tout en mâchant de la gomme pour favoriser la salivation est une technique de déshydratation.

déjà fait le poids sans mesure drastique comme ça ». Les boxeuses s’imposent à elles- mêmes des restrictions alimentaires parfois très sévères dans le but de faire leur poids de compétition. En ce sens, les régimes alimentaires constituent des régimes disciplinaires : « Diet, asceticism and regimen are obviously forms of control exercised over bodies with the aim of establishing a discipline » (Turner, 1982, p. 24). Les boxeuses régulent parfois au détail près ce qu’elles ingèrent et les moments durant lesquels elles peuvent manger, ce qui appelle à une certaine autodiscipline : « Moi, comme aujourd'hui, j'ai mangé une fois, tout ce que je pouvais, parce que je fais le jeûne intermittent. […] J'essaie de restreindre mes calories avec des galettes de riz, un peu de Vache qui rit, c'est tout. J'ai mangé juste ça, mais je dois manger comme 300 calories et après je fais ‘ok stop’ jusqu'à demain. […] C'est très mauvais. Ça m'aide c'est sûr pour le contrôle, parce que je me dis qu'il ne faut pas que je mange rien. Ça me discipline aussi, là » (Nora). Anna parle également de l’effet de sa diète sur sa santé mentale : « Des fois, il faut que tu coupes les glucides. Je ne sais pas si tu as déjà coupé des glucides dans ta diète, mais tu deviens un monstre! Littéralement [rires]! Tu ne peux plus rien manger. Tu ne manges plus de pain. Tu ne peux pas manger une sandwich, là ». Les participantes sont nombreuses à affirmer que le fait de devoir se priver sur une période plus ou moins longue et de manière plus ou moins intense avant une compétition crée un sentiment de manque à combler. Par conséquent, après leurs compétitions ou combats, les boxeuses se permettent souvent un ou plusieurs repas « triches » : « Après mon combat, ben je sais que je peux faire ce que je veux. Je mange au McDo après tous mes combats [rires]! Je ne suis même pas une fille qui aime le McDo en général, mais c'est comme devenu une tradition » (Lara). Certaines participantes identifient la période post-compétition comme un « laisser-aller » ou parfois aussi comme un dérapage où elles perdent le contrôle, parce qu’elles se sont trop privées précédemment : « Après la pesée, je mangeais. Pis je mangeais, je mangeais! C'était quelque chose! […] Mais c'est complètement absurde. C'est vraiment stupide ce que les gens font pour les pesées. Genre de ne rien manger, de se gaver et après de recommencer » (Dominique); « Des fois je monte sur la balance je suis comme: ‘Ah! Qu'est-ce qui arrive’ ! […] Le yoyo justement. Quand tu coupes beaucoup, que t'as beaucoup privé ton corps, des fois tu te gaves » (Sophie); « On a des combats souvent, donc on est toujours en diète, mais après les combats, on se permet trop de manger. Et on abuse de ça. On gagne beaucoup de poids et

là, on stresse. Et là, de baisser... On était déjà au poids qu'il faut être, mais au lieu de le garder, on mange vraiment beaucoup tout de suite après un combat. On monte, on monte et on revient à zéro. Fait qu’on refait la diète » (Mayra). Lara affirme également :

L'exemple de ma situation actuelle, c'est le scénario de ce que je ne veux pas qui arrive. Je me suis comme contrôlée pendant un mois pis après ça j'ai eu un lâcher-prise. J'ai jamais été 140 livres de ma vie. J'ai toujours été comme à 136. C'est ça qui arrive. C'est pour ça qu'on dit que les régimes ce n'est pas bon, parce que tu coupes pis, après ça, quand tu recommences, ben tu perds genre le contrôle. Fait que j'essaie de trouver comme l'équilibre, genre de réussir à ne pas avoir besoin de couper mes portions avant un combat et pas besoin de dégénérer après un combat non plus (Lara).

Cette « perte de contrôle » ou « lâcher-prise » entraîne un sentiment de culpabilité : « C'est genre, je mange, là je me sens vraiment mal pis je me dis ‘ok, reprends-toi’ » (Mayra); « C'est juste que si je ne mange pas bien du lundi au jeudi, j'ai une culpabilité immense » (Lara). Plusieurs boxeuses ont fait l’expérience du « yoyo » du poids (c’est-à-dire de variations de poids) entre les compétitions. Il s’agit d’une conséquence de ce cycle de contrôle/laisser-aller qui caractérise le calendrier sportif des boxeuses :

Au départ, quand j'ai commencé, je n'étais pas en surpoids ni rien. […] j'étais vraiment en contrôle depuis 2014, 2015. […] C'est justement qu'avec la boxe, avec le fait de perdre [du poids], j'ai perdu pour aller […] aux Gants de bronze. C'est vraiment après que ça a commencé les up and down je te dirais. J'ai perdu pour aller aux Gants de bronze, après j'ai repris sûrement un bon 15 livres, reperdu encore. Parce qu’aussi, quand j'arrête, on dirait que je suis comme vraiment au repos, je fais moins d'efforts physiques. Puis la nourriture vient comme combler un certain vide de performance ou quelque chose. Parce qu’avant ça, je ne faisais pas de yoyo comme ça. Mon poids était vraiment stable, mais depuis la boxe, chaque fois que j'arrête, je reprends tout de suite. J'arrête un mois et j'ai déjà repris 10 livres facilement (Sophie).

Afin d’éviter ce yoyo du poids, les boxeuses tentent de garder un certain équilibre, soit de trouver un juste milieu entre contrôle et laisser-aller. Pour ce faire, plusieurs visent à maintenir une routine de vie structurée à l’année. La discipline qu’elles exercent sur elles- mêmes n’est donc pas seulement le fait des périodes de préparation pour les compétitions. Les boxeuses essaient tant bien que mal de la mettre en place au quotidien, bien qu’elles se permettent des cheat meals ou cheat days de temps à autre. « Prendre des bonnes habitudes » sur le long terme plutôt que de s’imposer des régimes très intenses sur une plus

courte période avant les compétitions est perçu par les participantes comme étant idéal, autant en termes de faisabilité et de difficulté que de performance sportive, de santé et de bien-être physique et psychologique. Par exemple, Amélie essaie de maintenir son poids autour de 145 livres toute l’année : « Juste de prendre des bonnes habitudes, c'est pas mal ça que je fais. T’sais, je n'ai pas, je ne suis pas un régime strict ou quoique ce soit pour ce que j'ai à faire, pour atteindre mon poids. Dans la semaine, je fais ma petite routine de ce que je mange un peu. Je ne calcule absolument rien. Je ne calcule pas mes calories […]. J'essaie d'éviter tout ce qui est McDo, fast-food »; « Souvent je m'arrange pour que la semaine avant le combat, surtout les compétitions où c'est plus strict le poids, que je sois déjà dans mon poids. Moi, j'aime mieux faire ça de même. Comme ça je n'ai pas de stress vu que je m'y prends d'avance. Je pense que le manque d'énergie n'est pas vraiment là non plus. Je n'ai pas de déshydratation à faire ou quoi que ce soit » (Amélie). Garder des bonnes habitudes alimentaires et de vie à l’année permet aussi aux boxeuses d’éviter de devoir perdre beaucoup de poids avant une compétition et de diminuer les risques de perte d’énergie liée à une perte de poids trop importante et rapide. Elles évitent ainsi de créer un trop grand écart entre leur poids de tous les jours et leur poids de compétition.

À plus long terme, ces diètes sont tout de même difficiles à mettre en place pour certaines participantes, même celles qui disent avoir toujours fait attention à ce qu’elles mangeaient : « Tout était planifié presque six mois d'avance. [...] Ça faisait comme trois, quatre mois que je mangeais vraiment moins. C'est ça, ça a été vraiment difficile » (Carolanne); « Cet été, j'ai eu un burn-out de diète. […] J'ai voulu quitter la boxe juste à cause de la nutrition » (Nora). Certaines participantes désireraient être plus « disciplinées » au quotidien, même durant les périodes où elles ne sont pas en préparation pour une compétition : « Je pense que si j'étais capable de garder ce sérieux toute ma vie, je réglerais mon problème de catégorie [de poids]. Je serais capable de descendre. C'est juste que mon problème, c'est que je ne suis pas capable de maintenir ce sérieux alimentaire tout le temps » (Lara). Le fait de ne pas être capable de maintenir un régime alimentaire strict à long terme est perçu par certaines participantes comme un manque de rigueur et de discipline de leur part. Cela entre toutefois en tension avec l’injonction au plaisir qui vient modérer les désirs de contrôle trop « excessif » (Godin, 2011). En d’autres mots, il y a une limite à la privation que s’imposent les boxeuses : « Il faudrait que je sois juste plus sévère avec moi-même, mais je le fais juste

quand c'est dans mes temps de combats. Je peux ben me priver, mais c'est malheureux un peu comme vie là de tout le temps être en train de te priver. T’sais je fais de la boxe, parce que j'aime ça, je ne fais pas de la boxe pour me jouer sur mon niveau de stress. Je pense que l'important, c'est d'être en santé » (Lara). Les propos de Lara signalent également l’impératif de santé qui peut être rapproché de la notion d’équilibre dans la mesure où « être en santé » implique un certain dosage entre le plaisir et le contrôle. Au sujet de cette limite à la privation, Sophie ouvre même la porte à un « refus de la diète » en mettant en doute son utilité d’un point de vue de performance sportive : « C'est dur d'embarquer dans une diète. C'est beaucoup de self-control, disons, que je n'ai pas nécessairement. Mais ça améliorerait mes performances peut-être, mais à quel point! Jusqu'à quel point ça améliorerait et que je serais prête à faire ce sacrifice? Pas sûre… » (Sophie). En d’autres mots, les sacrifices de la diète n’en valent pas la complètement la peine pour elle.

Cette négociation entre privation et plaisir participe aussi du rapport que les boxeuses ont avec leur image corporelle : « Je sais que moi en tant que personne, je ne serai jamais comme maigre. J'ai toujours... j'aime ça avoir, pas un surplus de poids, mais j'aime ça être t’sais quand même… parce que je ne veux pas changer certaines choses dans ma vie pour ça » (Anna). Anna apprécie son corps tel qu’il est, c’est-à-dire ne correspondant pas tout à fait aux critères de beauté dominants, parce qu’elle refuse d’avoir un régime de vie trop strict. De manière similaire, Brigitte affirme : « Il me resterait du gras pour dix livres à perdre, mais c'est juste que je ne veux pas donner autant d'efforts à perdre ce poids-là, parce que je sais que c'est rushant. Je l'ai faite ». Les participantes négocient donc leur rapport au corps avec ce « double discours moral » qui appelle à la fois à se discipliner et à se permettre des plaisirs sur le plan alimentaire (Vigneault, 2009, p. 385).

5.4 Se discipliner, faire des sacrifices et souffrir pour être une boxeuse :