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Chapitre 3. Les enjeux stratégiques et sportifs du contrôle du poids corporel

3.2 L’effet d’entraînement

Les propos présentés jusqu’ici ont montré que les représentations du corps performant et idéal sur le ring encouragent la descente de catégorie de poids et, pour ce faire, la perte de poids s’avère une stratégie incontournable. Cette logique est par ailleurs bien ancrée dans le milieu de la boxe en général, ce qui fait en sorte que la plupart des boxeurs et des boxeuses baissent leur poids pour la compétition. Et puisqu’« il y a tout le temps des filles qui vont perdre du poids » (Brigitte), les boxeuses se trouvent dans l’« obligation » de le faire à leur tour pour ne pas être trop désavantagées face à leurs adversaires, qui elles aussi perdent du poids et sont plus lourdes en temps normal : « Quelqu'un m'a déjà dit : ‘pourquoi on fait la coupe de poids?’ C'est parce que tout le monde la fait, parce que si toi, tu restes à 160 et tu vas à 165, la fille qui est à 165, dans la vraie vie, c'est une 175 naturelle. Elle va couper pour aller à 165, mais après, elle va reprendre tout de suite. Tout le monde le fait, alors si justement tu ne le fais pas, tu es désavantagée, parce que leur force de frappe qui vient avec est plus grande » (Sophie). Une des participantes qui pèse plus ou moins 125 livres explique cette situation comme suit : « Considérant que les filles de 125 livres, c'est des filles de 140 livres, ben je n'aurais sûrement pas gardé mon poids à 125 livres. C'est un

pattern. Quand tout le monde est là-dedans, tu n'as pas le choix. Il n'y a aucune fille qui est

125 livres naturelle, qui reste à 125. J'ai jamais vu ça. Du moins, c'est vraiment rare ». Cela a pour effet d’instaurer une « culture » de la perte de poids qui est (re)produite aussi dans les interactions entre les athlètes d’un même club.

D’après mes observations sur le terrain, le contrôle du poids corporel est au centre des discussions dans les clubs de boxe. Les boxeuses (et les boxeurs) partagent leur expérience et se confient au sujet de leurs pratiques parfois exigeantes comme la diète, ou encore relatent fièrement leur perte de poids en voie de réussite. Dans son étude ethnographique d’un club de boxe de San Francisco, Elise Paradis (2012) observe le même phénomène : les moindres changements de poids font l’objet de discussions presque quotidiennement entre les membres du club. Il s’agit également d’une manière pour les athlètes de tenir leurs

coachs au courant de leur progression dans l’atteinte de leur poids de compétition. Dans les

d’interventions de la part des coachs qui témoignent de leur implication dans le contrôle du poids de leurs athlètes.

De plus, le club est souvent l’endroit où les boxeuses travaillent sur leur perte de poids la veille d’une compétition ou d’un combat. Elles vont par exemple sauter à la corde, courir et faire du shadowboxing avec un wetsuit pour suer. Le vestiaire représente aussi un lieu important dans le contrôle du poids, puisque c’est souvent l’endroit où se trouve la balance. Les boxeuses d’un même club s’entraident beaucoup dans leur perte de poids avant une compétition. Elles vont suer et se peser ensemble. Elles partagent leurs astuces et leur savoir-faire. Les expérimentées peuvent intervenir de manière explicite en donnant des conseils ou de manière implicite en servant de modèles aux moins expérimentées (Wacquant, 1989). Parler de son poids et de celui d’autrui est quelque chose de très commun dans le milieu de la boxe : « Souvent, en boxe, les poids, c'est comme quelque chose qu'on dit. C'est comme naturel » (Carolanne). Le contrôle du poids se vit alors avec l’entourage pugilistique (coachs et partenaires d’entraînement) qui joue un rôle à cet égard, notamment en commentant le poids d’une athlète. Autrement dit, le contrôle du poids est en quelque sorte pris en charge par le groupe qui intervient et agit à titre de soutien tout au long du processus. Il est aussi le premier témoin et juge des avancées vers les objectifs fixés. Malgré qu’une certaine surveillance émane du groupe, l’imposition des contraintes et des pressions pour atteindre le « bon » poids provient principalement des participantes elles-mêmes, par le biais d’une auto-surveillance et d’autodiscipline (Foucault, 1975), tel que je l’aborde au chapitre 5.

Isabelle, qui avait un trouble alimentaire avant et au moment de faire de la boxe, partage son expérience dans ce contexte de valorisation et de légitimation de la perte de poids : « j'étais chanceuse, parce que, dans la boxe, tout le monde veut perdre du poids. Fait que je passais incognito ». Ainsi, perdre du poids et être préoccupée par son poids est très fréquent, accepté, voire valorisé dans le milieu de la boxe. Les pratiques et les comportements « obsessionnels » (sic) d’Isabelle, qui pourraient faire l’objet de jugements moraux et de stigmatisation dans la société en général26 (Godin, 2014, p. 35), passent

26

Bien que les sociétés occidentales contemporaines valorisent grandement la minceur et la perte de poids notamment à travers le discours sur la santé, les personnes ayant des troubles alimentaires soulèvent tout de

inaperçus dans le contexte de la boxe, en raison de cette culture particulière de perte de poids. Selon Brigitte, le contrôle du poids caractérise de manière importante les relations entre les personnes qui font de la boxe :

Tu deviens intense […] à parler de ton poids là! « Ah toi tu pèses combien? Pis là, à combien tu vas être? Là qu'est-ce qui faut que je mange? Pis là, tu te déshydrates-tu? Pis là ton combat, tu le fais à combien? » On ne parle rien que de ça! […] Tout le monde parle de son poids. Tout le monde parle de bouffe. Tout le monde parle de comment ils pèsent et comment ils vont peser. […] Mais on dirait qu’on ne s’en rend pas compte. C'est comme naturel. On est habitué de se parler de ça […]. Nos sujets de conversation sont souvent autour de ça là (Brigitte).

Le fait que le poids soit aussi central dans les interactions qui ont cours dans ce milieu est aussi susceptible d’avoir un effet de boucle. Les représentations du corps performant et les enjeux stratégiques liés à la compétition sportive amènent les boxeuses à travailler sur leur poids. En retour, le fait de travailler sur son poids avec les autres et d’en faire un sujet important de conversation amène à prendre d’autant plus au sérieux cette démarche, en étant quelque chose de partagé et de légitimé par le monde de la boxe.

Cet effet d’entraînement – ou culture de la perte de poids – fait toutefois l’objet de critiques de la part des participantes. Par exemple, Brigitte intervient régulièrement auprès des boxeuses plus jeunes pour les sensibiliser aux effets pervers de la perte de poids : « Quand tu es jeune, tu n'as pas la même maturité. Fait que, souvent, je sensibilise vraiment ces filles-là. T’sais, ‘fais attention au nombre de fois que tu te pèses! Tu le sais, mettons, que tel combat, tu n'étais pas en forme, ben ça a un lien là avec ton poids, ton alimentation’ » (Brigitte).Dominique met quant à elle en doute l’aspect stratégique derrière cette perte de poids collective et généralisée :

En fait, formellement, c'est un avantage d'être plus léger, mais ce qui arrive, c'est que c'est ça que tout le monde fait maintenant, fait que ce n'est plus tant stratégique. Au final, ce n'est pas tant stratégique, parce que tout le monde se descend. La fille de 130 livres va se battre à 123. Il n'y a rien de stratégique là-dedans. La fille qui veut se battre à 123 parce que c'est son poids normal, c'est elle qui est désavantagée. C'est pour ça que c'est un pattern que tout le monde a décidé de faire au final […]. Il faudrait que les gens arrêtent le pattern de perte de poids sans arrêt. Il faudrait que les gens se battent à leur vrai poids. C'est des mentalités en fait qu'il faut changer. C’est pas demain matin

même de la réprobation, du dégoût, voire de l’horreur, au même titre que les personnes obèses (Godin, 2014, p. 36).

que ça va changer, parce que c'est un pattern qui est établi pis tout le monde veut aller plus léger, parce que tout le monde fait ça. Fait qu’à c’t’heure, ce n'est même plus nécessairement un avantage pis ça brime la santé (Dominique).

Une autre participante soulève quant à elle l’idée qu’il faudrait se parler entre athlètes et s’entendre pour arrêter de faire des coupes de poids risquées autant pour la performance sur le ring que pour la santé. La participante en question doit s’imposer d’importantes pertes de poids dans le seul but d’avoir un combat, puisqu’à son poids de tous les jours (et même un peu plus bas), il y a très peu d’adversaires disponibles, voire pas du tout lors de certaines compétitions. Elle n’est pourtant pas la seule dans cette situation et cela amène à penser que si cet effet d’entraînement n’était pas présent, il y aurait peut-être davantage d’adversaires dans les catégories de poids plus élevées.

3.3 Une répartition inégale des boxeuses à travers les catégories de poids