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L’approche compréhensive et la reconnaissance de la capacité réflexive des individus

Chapitre 2. Orientations théoriques et méthodologiques

2.1 L’approche compréhensive et la reconnaissance de la capacité réflexive des individus

L’approche compréhensive rompt avec les approches objectivistes dans lesquelles « seul le [ou la] sociologue bénéficierait du recul nécessaire pour interpréter les signes comportementaux permettant de montrer le poids objectif que fait peser la structure sociale sur les situations subjectives dont les déterminants échappent en majeure partie à celles et ceux qui les vivent » (Beauchez, 2017, p. 113). Contrairement à ce genre d’approches objectivistes, où le sens que les acteurs et actrices donnent à leurs comportements et pratiques est considéré comme faussé (si ce n’est pas trompeur) et n’a, par conséquent, que peu de valeur dans l’explication sociologique, l’approche compréhensive situe le sens que les individus donnent à leur situation au centre du travail sociologique. L’approche compréhensive vient replacer le « sujet » au cœur de l’analyse en se focalisant sur les expériences des individus, sur la manière dont elles sont vécues et sur le sens qui leur est donné (Beauchez, 2014). Le choix de cette approche m’amène à interroger le sens que les boxeuses accordent à leurs pratiques de contrôle du poids et les façons par lesquelles elles négocient avec les normes corporelles.

Par ailleurs, l’approche compréhensive implique de ne pas penser les individus comme des « idiots culturels » (Garfinkel, 1967) : « All human beings are knowledgeable agents. That

is to say, all social actors know a great deal about the conditions and consequences of what they do in their day-to-day lives » (Giddens, 1984, p. 281). Cela invite à considérer la capacité réflexive et d’action des individus, sans toutefois tomber dans un subjectivisme à outrance (Giddens, 1984). Les structures contraignent, mais elles rendent aussi possibles une certaine marge d’action dont peuvent se saisir les individus : « chaque modalité de structuration des relations sociales est tout à la fois contraignante […] et

habilitante […]. Ainsi, les structures sociales ne devraient pas être regardées exclusivement

sous l’angle de la contrainte et de la domination mais aussi sous celui des compétences qu’elles rendent possibles et mettent en jeu » (Corcuff, 2012, p. 67; italiques dans l'original). De plus, la structure sociale n’est pas qu’une contrainte extérieure, elle est aussi un élément de structuration interne aux individus, reproduite à travers leurs pratiques quotidiennes routinières : « Constraint, in other words, is shown to operate through the active involvement of the agents concerned, not as some force of which they are passive recipients » (Giddens, 1984, p. 289). La capacité réflexive permet aux individus de « prendre conscience des limites à l’intérieur desquelles des choix d’action sont possibles » (Corneloup, 2002, p. 75). Sans cette capacité réflexive, les individus resteraient déterminés par les structures (Corneloup, 2002, p. 76). La capacité réflexive et d’action des individus leur procure donc un certain pouvoir qui peut mener au détournement et à la redéfinition des éléments de structuration sociale (Corcuff, 2012; Jamet, 1991). Les individus peuvent même aller jusqu’à « redéfinir les règles du jeu en fonction de la connaissance sociale dont ils disposent pour décoder les logiques pratiques et symboliques des activités et les règles sociales du jeu » (Corneloup, 2002, p. 75).

Dans le contexte de ma recherche, une telle perspective invite à prendre en compte la capacité des boxeuses d’« appréhender les conditions dans lesquelles [elles] se situent, d’évaluer leur capacité d’action sur ces conditions, de définir les options possibles dans les différents cadres sociaux où [elles] agissent au quotidien, et en définitive, d’acquérir et de développer des formes de connaissances faites de pratiques et de réflexion sur les pratiques » (Jamet, 1991, p. 210). La capacité d’action des individus varie cependant selon leur position (de classe, de genre et de race, par exemple) à l’intérieur de ces cadres sociaux. De plus, ces apports théoriques sont pertinents dans la mesure où ils permettent de mettre en lumière les contraintes, mais aussi les possibilités d’action avec lesquelles les

boxeuses composent et négocient en faisant une lecture compréhensive du contexte dans lequel elles évoluent (Corneloup, 2002, p. 75). Le processus de contrôle du poids peut alors être conçu comme une démarche réflexive de la part des boxeuses qui peuvent anticiper « le cours des choses dans un champ de force donné » (De Coninck et Godard, 1990, p. 40) et mettre en branle un ensemble de pratiques, de connaissances, de savoir-faire et de techniques (Rouleau, 2014, p. 14).

En somme, dans le présent mémoire, je tente de saisir à la fois les contraintes que rencontrent les boxeuses, mais aussi leurs capacités à user des marges d’action disponibles. La reconnaissance de la capacité réflexive des boxeuses, qui ne sont pas aveuglément déterminées par les structures sociales et qui détiennent des connaissances à l’égard des contraintes et des possibilités d’action avec lesquelles elles composent, invite à prendre au sérieux le sens qu’elles accordent à leurs pratiques, sans toutefois succomber à un subjectivisme naïf dans lequel les propos des boxeuses permettraient d’accéder de manière immédiate à la « vérité » de faits sociaux (Beauchez, 2010). La manière dont les boxeuses tirent du sens de leurs pratiques et de leurs expériences de contrôle du poids représente en quelque sorte la matière première de cette recherche, qui s’inscrit ainsi dans une approche compréhensive. Positionnées de manière distincte dans les cadres sociaux (en fonction notamment du genre, de la classe et de la race), les boxeuses ne disposent toutefois pas des mêmes ressources pour développer leur capacité d’action et de réflexion (Beauchez, 2017; Jamet, 1991). C’est pourquoi une lecture de ces différentes positions au croisement des rapports de genre, de classe, de race et d’ethnicité s’est avérée nécessaire au moment de l’analyse, bien que le genre ressorte comme l’axe de pouvoir le plus marquant des expériences de contrôle du poids des boxeuses.

2.2 Penser les pratiques sportives des femmes : une approche féministe