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Chapitre 2. Orientations théoriques et méthodologiques

2.4 Le genre et la fabrique des corps sexués

Le concept de genre sous-tend ma proposition de recherche et constitue la ligne directrice de mon analyse. Comme je l’ai mentionné plus tôt, le genre est intrinsèquement lié au pouvoir, qui s’opère dans et à partir du genre (Scott, 1988, p. 143) et s’inscrit à même les corps. Dans la théorie queer, le corps sexué n’est pas la cause d’un rapport de pouvoir; il est en plutôt l’effet, dans la mesure où il est façonné et discipliné par ce rapport de pouvoir. Judith Butler (2005) désigne ce rapport de pouvoir comme une matrice hétérosexuelle (ou hétérocisnormative) qui renvoie à un système de domination articulant la hiérarchie de genre et l’hétérosexualité obligatoire (Dorlin, 2008). L’ordre social hétérocisnormatif produit des personnes cissexuelles, dont le genre (masculin ou féminin) correspond au sexe assigné (mâle ou femelle), et hétérosexuelles (soit la « bonne » orientation sexuelle), c’est- à-dire qui éprouvent du désir pour le sexe opposé, vu comme complémentaire (Ricard, 2014). Chez Butler, « le ‘sexe’, le genre, la sexualité, l’orientation sexuelle et l’identité sexuelle ne partagent aucun lien structurel, nécessaire ou même métaphysique. Elle rappelle que ces divers éléments ont été juxtaposés culturellement afin de s’insérer dans une matrice

de pouvoir hétéronormative et hétérosexiste » (Baril, 2007, p. 63). Ce que l’on appelle le « sexe », qui départagerait les hommes et les femmes selon tels critères ou tels signes, relève d’une lecture interprétative, d’une « herméneutique régie par la culture, imbibée de politique et éminemment normalisée » (Baril, 2007, p. 67). Autrement dit, le corps sexué n’est pas le fondement naturel de la division et de la hiérarchie de genre (Dorlin, 2008; Guillaumin, 1992), mais plutôt son produit : « Butler pense ainsi ‘la production disciplinaire du genre’ comme un ensemble de pratiques régulatrices, discursives et physiques qui produit une ‘corporéité significative’ de l’identité personnelle ‘viable’, de la personne, en tant que personne intelligible parce qu’un genre l’habite » (Dorlin, 2008, pp. 117-118; italiques dans l'original). En retour, le corps sexué actualise et rend visible cette division sociale de l’espèce humaine en deux catégories distinctes (les hommes et les femmes), soi-disant complémentaires et entre lesquelles s’établit un rapport de séduction (Guillaumin, 1992). En somme, les corps sont, dans un même mouvement, produits comme sexués et hétérosexualisés (Wittig, 1996). L’hétérocisnormativité crée, définit et régule les possibles (Schippert, 2007), c’est-à-dire qu’elle rend légitime certaines identités, sexualités, caractéristiques corporelles et marginalise celles qui s’en éloignent (Baril, 2017, p. 68). Le concept de féminité normative ou hégémonique se réfère donc à la forme dominante et « légitime » de féminité qui, du même coup, participe à l’exclusion, à l’invisibilisation, voire à l’oppression des formes de féminité qui se définissent en dehors de ce cadre de référence. Ainsi, la féminité se matérialise de manière spécifique dans les corps « féminins » en orientant certaines manières d’être, de paraître, d’agir, de se mouvoir et aussi de se percevoir (Wright et al., 2006, p. 714).

Le genre est « la représentation de chaque individu dans le cadre d’une relation sociale particulière qui préexiste à l’individu » et qui met en opposition deux sexes soi-disant biologiques (de Lauretis, 2007, p. 45). Cette opposition conceptuelle renvoie à ce que les féministes ont appelé le « système sexe/genre » (de Lauretis, 2007, p. 45). Ce système est à la fois une construction socioculturelle et « un système de représentations qui assigne une signification (identité, valeur, prestige, position dans la filiation, statut dans la hiérarchie sociale, etc.) aux individus au sein de la société » (de Lauretis, 2007, p. 46). Cette hiérarchie de genre est légitimée par l’idéologie de la définition biologique du sexe (Mathieu, 1991) : « Comme dans le cas des esclaves noir[-e-]s où la couleur de la peau est

utilisée comme marque ‘naturelle’ pour racialiser la catégorie minorisée, le sexe biologique sert à désigner le sexe social dominé: la marque suit, elle ne précède pas le rapport, répétait Guillaumin » (Amiraux, 2017, p. 170; je souligne).

Teresa de Lauretis (2007), célèbre théoricienne queer, propose de penser le mécanisme de production du genre par l’action convergente d’une variété de technologies sociales agissant sur les corps, les comportements et les relations. Ces technologies sociales produisant le genre sont, par exemple, « le cinéma et les discours institutionnalisés, les épistémologies et les pratiques critiques ainsi que les pratiques de la vie quotidienne » (de Lauretis, 2007, p. 40). Les technologies de genre contrôlent le champ des significations sociales et, par conséquent, produisent et implantent des représentations spécifiques du genre qui ne sont pas sans conséquence dans la vie matérielle des gens (de Lauretis, 2007, p. 76). Des constructions différentes du genre peuvent toutefois prendre forme en marge des discours hégémoniques, dans les pratiques micropolitiques, « à un niveau local de résistances dans la subjectivité et l’autoreprésentation » (de Lauretis, 2007, p. 76). Hortensia Moreno (2011) conceptualise ainsi le sport comme une technologie de genre, c’est-à-dire comme un ensemble de procédés sociaux produisant le genre et des sujets genrés. Le sport est alors compris comme un régime complexe de pratiques, de projets pédagogiques, de normes et de représentations qui disciplinent, conditionnent et façonnent les corps pour en faire des corps « masculins » ou « féminins » (Laberge, 2004; Moreno, 2011).

Enfin, en mobilisant le concept de genre tel que présenté ci-haut, l’objectif de ma recherche n’est pas tant de présenter les différences entre les « sexes » que de mettre en lumière les mécanismes participant à la production de ces différences – plus précisément, à la production de corps et de sujets « féminins » – et de révéler les implications en termes de pouvoir (et de résistance) de cette production genrée à travers les pratiques de contrôle du poids des boxeuses. En suivant les apports conceptuels des Cultural Studies et de la théorie

queer, j’aborde l’identité de genre des boxeuses à partir de son instabilité (Hall, 1992),

c’est-à-dire comme étant multiple plutôt qu’unifiée, contradictoire plutôt que divisée, se trouvant à l’intersection de rapports sociaux inégaux (comme la race, la classe, l’âge et la sexualité) qui se chevauchent (de Lauretis, 2007, p. 40). Pour analyser les pratiques et les

représentations corporelles des boxeuses, je conçois donc le corps comme un lieu physique où se rencontrent et s’incarnent des relations de pouvoir multiples (Skeggs, 2015). Cette perspective me permet également d’appréhender les constructions identitaires des boxeuses comme un site de lutte politique et symbolique ou, autrement dit, comme un processus activement négocié plutôt que simplement imposé de l’extérieur (Lenskyj, 2003, p. 86).

En outre, la théorie queer permet de mettre en lumière les opérations complexes par lesquelles le corps et les pratiques corporelles des boxeuses sont façonnés par les normes de genre (Schippert, 2007, p. 155). Dans ce mémoire, j’explore ainsi les manières dont les pratiques sportives, et plus précisément, les pratiques de contrôle du poids des boxeuses, peuvent servir à façonner ou à corriger le corps dans le but de « bien » faire son genre (Butler, 2005). Le concept de technologie de genre m’a d’ailleurs amené à réfléchir à la manière dont les pratiques de contrôle du poids des boxeuses participent à façonner des corps « féminins », sans toutefois laisser de côté la possibilité d’une construction différente/alternative/contre-hégémonique de la féminité et du corps « féminin » (Baril, 2017; Bourcier, 2008; de Lauretis, 2007). En suivant de Lauretis (2007), je considère que c’est dans les pratiques micropolitiques de la vie quotidienne des boxeuses (qui inclut notamment les pratiques de contrôle du poids) que sont susceptibles de se poser les termes d’une construction différente, alternative, contre-hégémonique du genre.

Le bricolage des approches théoriques présentées ci-dessus s’est fait de manière inductive dans un mouvement d’aller-retour entre la théorie et le terrain. Complémentaires, l’approche compréhensive, les théories queer et féministe, ainsi que les perspectives poststructuralistes de l’hégémonie et du pouvoiroffrent divers outils conceptuels pertinents à l’étude des négociations qu’opèrent les boxeuses avec les normes corporelles multiples. La conception foucaldienne du pouvoir comme étant inséparable de la résistance à celui-ci traverse d’ailleurs l’ensemble de ces perspectives. De manière générale, l’approche compréhensive permet de placer les significations, les logiques d’action et les motivations des boxeuses au centre de la recherche et de prendre au sérieux leur capacité réflexive sur leurs propres pratiques. Les études féministes du sport, s’inscrivant dans le champ des

Cultural Studies, invitent à considérer le sport comme un espace où se disputent diverses

d’hégémonie et de sous-culture viennent alors éclairer la manière dont les boxeuses adhèrent, négocient ou contestent ces représentations corporelles normatives dans ce contexte. Dans le cadre de ma recherche, le pouvoir est compris principalement dans l’axe du genre, ce qui signifie que je m’intéresse avant tout à la féminité dominante ou hégémonique, aux normes et aux technologies de genre. Enfin, en puisant notamment dans la théorie foucaldienne du pouvoir, la théorie queer permet d’analyser comment les pratiques des boxeuses s’inscrivent dans des rapports de genre complexes et ouvrent la porte à la possibilité d’une construction contre-hégémonique du genre. L’analyse se doit alors de saisir l’ambiguïté et la complexité des rapports de pouvoir et de genre qui sous- tendent ces pratiques de contrôle du poids.