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XIII - Les possessions

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La leçon un peu rapide et un peu abstraite que nous avons faite la dernière fois sur les tendances collectives qui aboutissent à la formation du groupe et de l'individu et plus tard des idées générales et les tendances individuelles, avait surtout comme intention de vous rendre sensibles la complexité et la difficulté de cette opération psychologique de l'individuation.

Nous nous figurons aujourd'hui que l'unité, l'individu existent dans le monde, qu'il y a des individus, que différents objets sont uniques et sont bien distincts des autres.

La science a eu de la peine à analyser ces idées et nous avons remarqué que, même dans les questions de biologie, on a de la peine à comprendre quel est l'individu et ce que c'est que l'individu. Dans toutes sortes de questions de métaphysique, on sent la même difficulté.

Cette difficulté provient de ce que, probable-ment, l'individu n'existe pas dans le monde, pas plus que bien des choses. L'individu est une création humaine. Nous avons eu besoin qu'il y ait des individus. Nous en avons eu besoin surtout au point de

vue social et, avec beaucoup de travail, beaucoup d'erreurs nous sommes arrivés à construire des individus.

C'est ce que j'ai voulu vous faire comprendre en vous montrant que ces conduites de groupes et d'individus étaient des conduites du début de l'intelligence humaine, dans lesquelles il y avait une grande part d'invention et de tâtonnements. S'il en est ainsi, nous devons trouver une vérification en quelque sorte expérimentale : nous devons trouver dans la conduite des hommes des erreurs d'individuation.

Si l'individuation est une chose compliquée et difficile, on ne peut pas toujours la faire bien, on doit se tromper dans l'individuation. A mon avis, cela est incontestable.

Il y a eu et il y a encore dans l'humanité toutes sortes de malentendus je ne dis pas sur ce qui est l'individu, - car je ne sais pas s'il y a jamais eu ce que nous devons considérer en général comme l'individu, - mais sur ce que nous devons appeler l'individu.

La forme de l'opération la plus difficile, c'est celle que je vous ai signalée la dernière. C'est l'application des conduites intelligentes de l'individu à soi-même, à son corps propre, en mettant dans son corps propre un seul et même individu. En somme, cette conduite, nous ne la faisons pas pour nous, mais pour la commodité des autres.

Nous savons que nous considérons les autres comme des individus, que nous devons avoir vis-à-vis de chaque corps propre une conduite individuelle et, par une sorte de charité bien ordonnée, nous voulons que les autres en fassent autant pour notre corps propre. Nous facilitons les relations sociales en nous construisant nous-même comme un individu.

Cette dernière opération, la plus tardive et en même temps la plus difficile, est celle qui présente le plus facilement des erreurs. On pourrait prendre beaucoup d'exemples de ces erreurs. Nous en choisissons un parce qu'il a une importance histo-rique et parce qu'il est bien typique, bien net. C'est le fameux délire de possession. Ce délire de possession est d'une étude complexe et difficile. Elle pourrait se rattacher à plusieurs questions. Nous le retrouverons peut-être dans quelques leçons à propos de ce que nous appellerons les délires du personnage.

Il y a dans le délire de possession quelque chose de plus grave que dans le délire du personnage. Il y a ce qu'on appelle une duplication de soi-même, de son propre corps. Ce qui caractérise le personnage, c'est qu'il n'a qu'un seul corps, exactement comme nous, et, en somme, il a une seule conduite. Ses membres, sa bouche obéis-sent aux lois générales du système nerveux et ne peuvent faire qu'une seule action à la fois. Il a, en un mot, son unité corporelle et nous sommes tous disposés, suivant la loi générale, à le considérer comme un individu. Nous l'appelons M. Un Tel, nous lui donnons un seul nom. Mais lui proteste, il se conduit d'une toute autre manière et il dit : « Vous avez tort de m'appeler d'un seul nom et de me considérer comme un individu. En réalité, je suis multiple. Dans mon propre corps, il y a plusieurs indivi-dus. Il y en a, en particulier, un second qui est extrêmement important. Ce second individu, c'est un dieu ou c'est le plus communément un diable. C'est un personnage quelconque qui a pris possession de moi-même et d'une partie de moi-même que je devrais posséder comme tout le reste. Cet individu a sa conduite distincte de la mienne et, prenez garde, il va vous embarrasser. Vous vous attendez à une seule conduite de moi, eh bien, il y en a plusieurs et vous allez être très surpris en voyant en moi deux individus différents ».

Cette manière de parler, cette conception de certains personnages a joué un grand rôle dans une époque de la religion chrétienne. Il fut un moment, surtout au moyen-âge, où un très grand nombre d'individus avaient cette singulière habitude de parler ainsi. Ils étaient habités dans l'intérieur de leur corps par un dieu ou par un démon.

Suivant qu'ils choisissaient la divinité ou le démon, c'étaient des prophètes, des enthousiastes, ou bien c'étaient des possédés.

Ces malheureux possédés ont embarrassé énormément les théologiens et les philosophes du moyen-âge. Ceux-ci avaient d'ailleurs adopté à leur égard une solu-tion très simple ; ils les brûlaient, c'était plus facile. En effet, ils supprimaient ainsi le problème psychologique et se débarrassaient de toute difficulté. Cette solution n'a pas toujours été très heureuse car le bûcher a été un encouragement pour les autres et il y a eu, à la suite d'un grand nombre de possédés, des épidémies de possession qui ont été très considérables et qui ont duré très longtemps dans l'histoire. Encore au XIXe siècle, il y eut l'épidémie de Morzine, et il y en a toujours eu d'autres ; dans les couvents en particulier, un grand nombre de personnes se subdivisaient ainsi et se disaient possédées par un démon.

Je voudrais vous rappeler une citation d'un auteur du moyen-âge que j'avais recueillie autrefois et qui me paraît décrire assez bien l'aspect d'un personnage possé-dé. Je prends l'explication de Eginhard. C'était un des théologiens exorcistes qui étaient chargés de reconnaître les possédés (ce n'était pas toujours très facile) et de savoir si on devait ou non les brûler. Il décrivait les caractères suivants qui lui servaient de diagnostic : « C'était un spectacle, dit-il, bien extraordinaire pour nous autres qui étions là présents, que de voir ce méchant esprit s'exprimer par la bouche de cette pauvre femme et d'entendre tantôt le son d'une voix mâle, tantôt le son d'une voix féminine, mais si distincts l'un de l'autre qu'on ne pouvait croire que cette pauvre femme parlât seule et qu'on pensait très bien entendre deux personnes se disputer vivement et s'accabler réciproquement d'injures. Et en effet, il y avait deux personnes (il était bien facile à convaincre, ce brave homme), deux volontés différentes, d'un côté le démon qui voulait briser le corps dont il était en possession, et de l'autre la femme qui désirait se voir délivrée de l'ennemi qui l'obsédait ». Voici une peinture caractéristique de l'aspect extérieur que présentent les possédés.

Pour se conduire comme un personnage distinct, il y a différents procédés. Je vous ai signalé le rôle des tatouages, le rôle des costumes, le rôle de l'attitude, et sur-tout le rôle des gestes, des paroles, des salutations, toujours les mêmes. Nous avons certaines habitudes pour nous caractériser nous-mêmes. Eh bien, ces gens-là prennent deux conduites caractéristiques et individuelles. Ils changent de voix, ils ont une autre voix qui, évidemment, appartient à un démon ; une autre voix qui ne peut appartenir à autre chose. Ils ont une autre attitude. Celle que décrit Eginhard est particulièrement importante. Un des caractères qui sert de point de départ au corps propre et qui sert de point de départ plus tard à l'individuation, c'est l'instinct vital, c'est la défense corporelle. Nous avons insisté sur ce point en parlant des premières régulations qui amènent la personne, qui sont le point de départ de l'unité de l'organisme.

Nous avons une habitude, je ne dis pas de considérer comme propriété, mais de défendre toutes les parties de notre corps. Nous ne voulons pas plus qu'on touche à notre nez que de voir des gens toucher à nos pieds. Nous défendons l'un et l'autre;

nous avons une unité de défense. Nous protégeons l'ensemble de notre corps comme s'il était tout entier notre propriété et nous n'allons pas attaquer l'un de nos bras par l'autre, lutter avec un côté contre l'autre.

Or le possédé que décrit Eginhard a justement la conduite caractéristique qui est l'inverse de l'instinct vital. Il y a en lui une conduite qui défend son propre corps dans son ensemble, et il y a une conduite qui attaque, qui essaie de faire du mal à ce corps.

Dans toutes les histoires de possédés, vous verrez ce caractère devenir essentiel. Une malheureuse femme possédée, dans une histoire particulière, est obligée par son dé-mon de lécher le parquet de la chapelle. Elle en a la langue toute noire. Nous autres, nous avons du respect pour notre langue et nous ne la salissons pas comme cela.

Nous la protégeons au contraire. Cette femme fait une conduite qui n'est pas celle de la défense de sa langue.

Les possédés se blessent, se donnent des coups à eux-mêmes. Ces coups sont plus ou moins forts. Si on observait bien, on verrait qu'ils ne se font pas trop de mal et qu'il y a toujours une petite défense intérieure, mais ils font ce qu'ils peuvent, ils essaient le mieux possible de se blesser.

Il y a donc les deux conduites opposées. Or ces deux conduites sont celles qui nous servent pour faire le diagnostic de l'individuation. Quand nous voyons deux individus s'attaquer l'un l'autre, l'individu A chercher à faire du mal à l'individu B, nous disons : « Ce sont deux individus opposés, puisqu'ils ne sont pas d'accord pour se protéger le corps et le corps propre », et nous les séparons. Le possédé fait de même.

Ce caractère des possessions était donc très fréquent au moyen-âge ; on l'a trouvé des milliers et des milliers de fois. C'est contre les possédés que luttait l'Inquisition, de même qu'elle luttait contre la division des croyances pour essayer de mettre dans les esprits une unité artificielle, car nous avons besoin d'unifier pour simplifier les problèmes et la conduite.

Pendant longtemps, on a donc cru que la possession ainsi entendue était un caractère du christianisme.

Nous arrivons ensuite à une seconde époque historique, dans laquelle on a observé les possédés d'une autre manière. On peut dire que c'est l'époque psychia-trique ou l'époque scientifique. On a remarqué que les mêmes individus se trouvaient non seulement dans les couvents mais dans les asiles. Un très grand nombre d'auteurs se sont mis à observer les possédés d'asile. Déjà au XVIlle siècle dans un livre singulier, qui a pour titre « Les vampires et les esprits de Moravie », Dom Calmet, un religieux, s'explique avec beaucoup de bon sens, et il montre très bien dans toutes les histoires bizarres qu'il raconte, la part de la folie. « Ce sont des absurdités », répète-t-il à chaque instant, et répète-t-il comprend très bien qu'répète-t-il y a là des maladies de l'esprit.

Ensuite sont venus les travaux d'Esquirol, de H. Ellis en Angleterre, Archambault, Legrand du Saulle, Guislain en Belgique, Maccario, Ritti, plus tard Séglas et beaucoup d'autres qui ont observé dans les asiles le délire de possession. Vous trouveriez partout des études sur ce délire qui a été assez justement rapproché du délire de persécution et qui, aujourd'hui, est considéré comme une forme du délire de persécution. En effet, les persécutés sont assez variables sur la situation de leurs persécuteurs. Nous verrons plus tard pourquoi. Leur idée nette, c'est uniquement la haine dont ils sont l'objet et ce n'est pas précisément l'individu qui a cette haine. Cet individu, ils le mettent un peu n'importe où. Les persécutés ordinaires mettent l'individu en dehors, assez loin, et supposent que l'individu agit sur eux par des procédés électriques, plus ou moins magnétiques. Mais il y a des persécutés qui

mettent leurs persécuteurs plus près d'eux, dans une partie de leur corps, dans leur estomac, comme cette femme décrite par Esquirol, qui avait un congrès d'évêques dans l'estomac - ce qui était bien fatigant - et avait toujours une persécution dans son estomac.

Mais d'autres vont plus loin et mettent leurs persécuteurs à l'intérieur de ce qu'on peut appeler leur âme, à l'intérieur de leur esprit. Il y a des persécutés possédés. On en a décrit un très grand nombre. Vous vous rappelez que je me suis amusé autrefois (en 1895-96) à étudier longuement un persécuté bizarre, brave homme de la campagne, très ignorant et très naïf. En général, aujourd'hui, il faut des personnages de ce genre pour arriver au délire de possession. Ce brave homme, après avoir commis un délit quelconque (il avait un peu trompé sa femme dans un petit voyage), s'accusait d'une manière exagérée. Il disait être la proie d'un démon.

Je me suis amusé à un petit travail qui, aujourd'hui, n'aurait pas d'importance. J'ai recherché dans les anciens auteurs les procédés de diagnostic qu'avaient employés les exorcistes comme par exemple Eginhard, je me suis demandé de quelle manière ces anciens médecins de l'âme - car en somme, c'était cela que l'exorcisme - faisaient le diagnostic et j'ai essayé d'appliquer leurs procédés de diagnostic à un malade que j'avais baptisé par antithèse du nom ironique d'Achille, car il n'avait pas beaucoup de courage. Ce personnage présentait les uns après les autres tous les signes de la possession classique du moyen âge ; j'avais trouvé en lui, hélas ! même le latin. On pouvait, si on voulait, lui parler latin et le faire répondre en latin. Je lui disais la phrase : « Applica digitum tuum super nasum », et il comprenait fort bien. Il comprenait le latin comme les possédés du Moyen-Age. On pouvait ainsi retrouver tous les signes du diagnostic.

Dans ma naïveté, j'avais conclu qu'Achille était un possédé. Hélas ! on se trompe toujours dans les diagnostics. Les auteurs religieux qui ont fait la critique de mon travail l'ont cité avec intérêt et bienveillance, mais en disant que j'avais commis une petite erreur. Ce n'était pas, disaient-ils, un possédé ; c'était un pseudo-possédé.

J'aurais bien désiré savoir quel était le signe diagnostique dont ces auteurs se servaient pour distinguer le pseudo-possédé du vrai possédé. Ils n'ont pas eu la bonté de me l'indiquer et ils sont restés sur leur affirmation, qu'Achille n'était qu'un pseudo-possédé, de même que la personne dont j'ai parlé il y a quelques années, la pauvre Madeleine, ne sera toujours qu'une pseudo-extatique et non pas une vraie extatique.

J'étais d'abord mécontent de cette critique de mon diagnostic. En y réfléchissant, j'ai trouvé qu'ils avaient raison parce que, dans le diagnostic de possession, tout n'était pas objectif, qu'il y avait une partie du diagnostic qui tenait au médecin. En somme, pour être possédé, il fallait être examiné et exorcisé par un homme revêtu d'un privilège sacerdotal. Or, mon possédé avait bien les caractères objectifs de la posses-sion, mais je n'étais pas suffisamment qualifié pour poser ce diagnostic. J'aurais dû être plus modeste et l'appeler un pseudo-possédé.

Vous voyez donc que la possession ou la pseudo-possession a été examinée ensuite dans les asiles et qu'elle a été reconnue fréquente avec exactement le même caractère.

Mais nous allons voir une troisième période de l'étude qui a commencé à peu près au même moment, un peu plus tard, et qui a singulièrement élargi le problème de la

possession. Je vous rappelle la thèse déjà ancienne (1894) du Docteur Henry Meige sur ce qu'il appelait les « possédés noirs ». Voilà qui est bien embarrassant. Jusqu'à présent, les possédés étaient des chrétiens blancs et maintenant voilà qu'un auteur fait une thèse de médecine sur les possédés noirs. Dans sa préface, il fait remarquer que la possession était très fréquente dans l'antiquité gréco-latine. On l'observait chez les corybantes, chez les sibylles (la sybille de Cumes, etc.), et on avait décrit beaucoup de possédés. Vous vous rappelez le roman de la civilisation grecque : « L'Ane d'Or », d'Apulée. Apulée décrit un possédé, tout simplement, et il s'amuse dans cette descrip-tion. Les Latins et les Grecs connaissaient donc le délire de possession avant nous et avant le christianisme.

Mais M. Meige va plus loin et il devient de plus en plus embarrassant. Les nègres qui ont le moins du monde les religions chrétiennes et les religions gréco-latines, ont des possédés tant qu'on en veut de toutes espèces. Il y a des possédés noirs qui sont décrits partout et qui sont possédés par d'autres dieux, par d'autres démons, mais qui ont exactement les mêmes caractères de subdivision d'eux-mêmes, des deux conduites opposées de l'individu qui se défend et de l'individu qui s'attaque lui-même, qui cherche à se détruire, quelquefois à se tuer.

Mais allons plus loin. Voici d'autres ouvrages qu'on pourrait rattacher à cet ouvra-ge intéressant de M. Meiouvra-ge. Je vous signalerai le livre américain du Docteur John Nevius qui, à New-York, nous décrit un voyage qu'il a fait en Chine et les possédés chinois. Comme c'est triste et comme il faut devenir modeste ! Nous n'avons donc pas le privilège de la possession ? Voilà même les Chinois qui se mêlent d'avoir des possédés et il y en a des quantités. Ils sont possédés par la déesse Wang mais cela m'est égal. C'est le nom qui a changé, voilà tout ; c'est exactement la même maladie mentale.

A la même époque, nous voyons un travail publié également à New-York de Monsieur Percival Lowell, qui fut un astronome célèbre. C'est lui qui, pendant quelques années, nous a intéressés avec les canaux de Mars qu'il a longuement décrits. Il voyait même avec son télescope les écluses dont les martiens se servaient.

Il a longuement étudié la vie des habitants de la planète Mars. Il a étudié également les religions du Japon et, dans un livre qui a pour titre : « The way of the Gods » (le chemin des Dieux), il décrit un pèlerinage japonais exactement semblable aux nôtres, - il est curieux d'observer comme les idées religieuses sont les mêmes dans tous les pays, - pèlerinage dans lequel on devait, à différentes chapelles en montant une mon-tagne, s'agenouiller, prier, faire des incantations de différentes espèces. Ce pèlerinage avait la singulière propriété de faire des possédés. Après le pèlerinage, des malades étaient possédés par le dieu des superstitions locales.

Je voudrais vous signaler également un travail fait par M. Roussillon, qui s'inti-tule : « Le tromba de Madagascar » (1920). A Madagascar, avec une religion tout à

Je voudrais vous signaler également un travail fait par M. Roussillon, qui s'inti-tule : « Le tromba de Madagascar » (1920). A Madagascar, avec une religion tout à