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XI - L'égoïsme et l'intérêt personnel

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Une loi psychologique qui me paraît très intéressante a été formulée peu à peu, à la suite des travaux de ce qu'on peut appeler les psychologues sociologistes, surtout ceux d'Amérique, James, Royce, Baldwin : c'est la loi du parallélisme entre la personnalité des autres et notre propre personnalité. Plus précisément, on peut dire que nous nous attribuons à nous-mêmes exactement les mêmes caractères, les mêmes sentiments, les mêmes propriétés que nous attribuons à la personnalité des autres. Il se fait un travail commun dans l'édification de la société, dans l'édification des autres hommes, et dans la construction de nous-mêmes.

Les psychologues américains seraient disposés à dire que ce travail se fait dans l'ordre suivant : on commence par les autres et ensuite on applique à soi-même ce qu'on a pensé sur les autres. C'est quelquefois vrai, c'est quelquefois exagéré. Je crois que l'on peut dire plus simplement que les deux choses se font en même temps et de la même manière, on construit les autres et on se construit soi-même, simultanément.

Tantôt l'un précède un peu, tantôt l'autre précède. Nous commençons par construire quelques idées en nous-mêmes, puis nous les appliquons aux autres, ou, inversement,

nous nous faisons des autres une certaine idée et nous l'appliquons à nous-mêmes. Ce va-et-vient est perpétuel et caractérise la personnalité. Il n'y a pas de différence quand il s'agit des autres et quand il s'agit de nous-mêmes. Cela est surtout vrai des formes élémentaires de la personnalité. Plus tard, nous arriverons peut-être à des notions d'individualités un peu personnelles, un peu différentes les unes des autres. Mais au commencement, tous les hommes sont presque pareils les uns pour les autres, et quand il s'agit des sentiments, les sentiments sont les mêmes, qu'on les applique à nos semblables ou qu'on les applique à nous.

Nous nous figurons ordinairement que le sentiment personnel dominant, le vrai sentiment personnel que nous avons tous, se résume par le mot d'égoïsme. Tout homme est plus ou moins égoïste et par ce mot on veut dire qu'il s'aime lui-même, qu'il a de l'amour pour lui-même et qu'il effectue toutes ces opérations assez compli-quées qui caractérisent l'amour, tous ces sentiments de joie et d'effort, à propos de ses actions personnelles, de tout ce qu'il essaie lui-même de faire.

C'est assez vrai pour l'homme bien portant, tout à fait normal. Un certain égoïsme est une loi de la nature et il doit exister ; mais il ne faut pas généraliser outre mesure et il ne faut pas dire que l'égoïsme est un élément constitutif de la personnalité, que la personnalité ne peut pas exister sans lui. Elle existe parfaitement sans lui et l'absence d'égoïsme est un phénomène très fréquent, très important, qui quelquefois devient pathologique, qui d'autres fois est presque normal.

Nous avons étudié longuement au commencement de ce cours ce que nous avons appelé le sentiment du vide, sentiment de l'absence des sentiments. Certains individus éprouvent une espèce de manque, de vide en eux-mêmes et ils n'ont pas les sentiments normaux soit pour les objets, soit pour les autres personnes.

Cette absence de sentiment pour les autres personnes se présente sous des formes très connues et assez bizarres. Les autres personnes nous paraissent quelque chose d'étrange, qui ne mérite aucune espèce d'intérêt, quelque chose qui n'a pas de signifi-cation dans le monde. Ces personnes nous paraissent lointaines ; elles sont séparées de nous par des distances folles ou par des murailles infranchissables. Ces personnes nous apparaissent comme des automates, comme des machines, car ce qu'on recon-naît d'abord aux autres, c'est le fait de vivre, c'est l'activité et la volonté. Les person-nes deviennent étrangères ; ce sont des canards de Vaucanson, comme disaient bien des malades, qui marchent devant nous sans avoir en eux-mêmes aucun sentiment qui les dirige, aucune espèce d'activité personnelle.

A un stade plus évolué, ces individus qui n'ont pas d'activité personnelle ne sont même pas vivants, ce sont des morts et nous sommes entourés comme de cadavres.

Enfin, au dernier degré, la personnalité des autres disparaît dans l'irréalité. Les autres personnes sont des rêves et des fantômes, qui n'ont aucune espèce de réalité, dont on ne se préoccupe pas, parce qu'ils sont des fantômes. (En réalité, c'est l'inver-se : ils sont des fantômes parce qu'on ne s'en préoccupe pas).

Toutes ces expressions copiées exactement les unes sur les autres, tous ces senti-ments existent vis-à-vis de notre propre personne et, chez une foule d'individus qui sont très caractéristiques au point de vue pathologique et très importants pour com-prendre la question, nous trouvons cette indifférence, ce sentiment du vide pour eux-mêmes, pour leur propre personnalité. Ils ne présentent à leurs yeux aucune espèce

d'intérêt, ce qu'ils sont est insignifiant ; leur personne n'existe pas pour l'ensemble du monde. Les sottises qu'ils peuvent commettre, les actes vertueux qu'ils peuvent accomplir, sont aussi insignifiants les uns que les autres.

Ce personnage est si connu que je ne résiste pas au désir de vous rappeler qu'il est décrit par un romancier d'une manière très intéressante. Vous connaissez l'intérêt que nous portons aux œuvres du russe Dostoïevski, l'un des psychologues observateurs les plus connus. Il s'est beaucoup intéressé en particulier aux épileptiques. Dans Les frères Karamazov, Dostoïevski nous décrit un personnage sous le nom d'Aliocha.

« Aliocha, dit-il, est dédaigné partout, dans tous les mondes où il passe. C'est ainsi depuis son enfance. C'est que jamais cet individu ne songeait à se faire valoir et à s'estimer lui-même. Par conséquent, ses camarades ne pensaient jamais qu'ils fussent ses rivaux. Ce n'était pas par orgueil de sa part; c'était cette chose naïve et char-mante : il ne comprenait pas, il ne sentait pas son propre mérite ».

Des gens comme Aliocha sont extrêmement fréquents. Ils ne s'apprécient pas eux-mêmes, ils se trouvent insignifiants. Ils ne reconnaissent à leurs actions aucune espèce de mérite.

Quelquefois, quand la maladie - car c'est une maladie mentale - augmente, nous allons trouver des apparences plus banales de cette estimation de soi-même, et des apparences exactement pareilles à celles que nous avons observées dans l'appré-ciation des autres personnes. Leur personnalité leur paraît lointaine, séparée d'eux par de grandes distances, leur semble en quelque sorte en dehors d'eux-mêmes.

Ce mot ne vous dit rien. Il devrait vous rappeler cependant des légendes d'ancien-nes croyances qui ont joué un rôle dans la biographie des saints, des légendes sur ce qu'on appelle la bilocation. Des individus sentent qu'ils sont placés en deux endroits différents : « Je suis à cette place sur cette chaise et, en même temps, je suis au fond de la salle ; je me sens au fond de la salle loin de mon propre corps, séparé de moi-même ».

Autrefois, on considérait cela comme quelque chose de miraculeux, on en faisait un caractère de sainteté. Il ne faut pas, je crois, aujourd'hui avoir tant d'estime pour ce phénomène. C'est une illusion qui existe dans toutes les neurasthénies les plus vulgaires. A chaque instant, les individus se plaignent d'être en dehors d'eux-mêmes et quelquefois ils ont des sentiments d'angoisse en s'apercevant eux-mêmes en dehors de leur corps, à une distance plus ou moins grande d'eux-mêmes, comme un objet étranger qui serait séparé d'eux. J'ai vu même des malades qui avaient la singulière manie d'apprécier l'évolution de leur mal suivant le rapprochement de ce second personnage. Quand ils allaient mieux, leur seconde personne se rapprochait de la première ; elle n'était plus qu'à un mètre, à un endroit particulier. Lorsqu'ils allaient plus mal, elle se séparait d'eux à des distances plus ou moins grandes.

Cette séparation qu'ils constatent dans leur personnalité, beaucoup d'individus se figurent que les autres s'en aperçoivent et ils se figurent que les autres ne les voient pas à la place où ils sont, ne les comprennent pas, ne s'occupent pas d'eux. De même qu'ils sont indifférents à leur propre personne, ils supposent que les autres sont également indifférents à leur personne.

Cette indifférence universelle, ce sentiment d'être seul au milieu d'une foule, de n'avoir personne qui s'intéresse à vous - car c'est là le mot propre - ce sentiment est

extrêmement répandu. Beaucoup d'individus se figurent qu'ils ne sont pour ainsi dire pas vus dans la société et cela va jusqu'à un délire particulier dont j'ai eu quelquefois à vous parler car il est fort drôle, c'est le délire d'invisibilité.

Une brave dame avait de temps en temps des crises dans lesquelles, pour son grand malheur, elle devenait invisible. J'avais beau lui répéter qu'autrefois on consi-dérait l'anneau de Gygès comme quelque chose de merveilleux, que c'était une grande chance pour elle de devenir invisible pendant quelque temps, cela ne la consolait pas, elle continuait à pleurer en disant que c'est épouvantable d'être invisible dans le monde, de ne pas être vu ni entendu par les autres : quand on a la manie d'être secou-ru, d'être aimé, quand on veut tout le temps que les autres vous assistent en quelque sorte, comment donc pourraient-ils le faire puisqu'ils ne vous voient pas, puisqu'ils ne vous distinguent même pas dans le monde ? On souffre énormément de ce sentiment d'éloignement de soi-même et d'absence d'intérêt de sa propre personnalité.

Bien entendu, des formes plus avancées existent perpétuellement et sont plus caractéristiques des véritables maladies. De même que les autres hommes paraissent des machines, nous paraissons à nos propres yeux une machine. Nous ne sommes qu'un automate, ce n'est pas nous qui marchons, ce sont des ficelles qui nous font remuer les bras ou les jambes, nous font agir. Vous connaissez tous cette description ; elle est des plus intéressantes.

J'ai vu un cas que je trouve assez exceptionnel de ce sentiment d'automatisme personnel, de ce sentiment d'irréalité de notre liberté, devenu systématique, s'appli-quant à une action particulière. Il s'agissait d'un homme dont le métier était d'être contremaître dans une usine et de s'adresser aux ouvriers. Cet homme d'une quaran-taine d'années, à la suite d'un accident qu'il décrit lui-même et qui n'est peut-être pas vrai, qui aurait consisté en une inondation de la tête par l'eau froide, prétend qu'il a éprouvé sans interruption pendant plus d'un an un sentiment très bizarre qui le trou-blait profondément. Il avait perdu la possession de sa propre parole, mais n'avait perdu que cela. Quand il mangeait, quand il marchait, quand il remuait les bras, il consentait à dire : « C'est bien moi qui remue la main droite, c'est bien moi qui marche ». Mais quand il parlait, il soutenait toujours que sa parole lui échappait com-me quelque chose qui ne venait pas de lui, mais qui venait d'une autre personne.

J'ai éprouvé la nécessité, dans différents ouvrages que vous pourrez parcourir à ce propos, de discuter ce cas, et j'ai cherché longuement dans le laboratoire, par des études presque toujours un peu inutiles, s'il n'y avait pas dans la parole de cet homme et dans l'opinion de sa parole, quelque chose de particulier qui justifiait ce sentiment d'automatisme.

J'ai soutenu, il y a une quinzaine d'années, qu'on pouvait, dans le laboratoire, constater chez cet homme un retard dans la réaction auditive. Tandis que la réaction auditive normale présente tant de millièmes de seconde, chez lui, la réaction auditive était toujours beaucoup plus longue et j'avais imaginé avec un peu de complications l'explication suivante. Ce retard de la réaction auditive ne nous trouble guère quand il s'agit des autres, parce que nous n'avons rien qui nous avertisse exactement du mo-ment où ils ont parlé. Nous entendons leur parole avec un certain retard dont nous ne nous rendons pas compte. Tandis que, quand il s'agit de notre propre parole, nous avons à la fois le point de départ de la parole et l'audition de cette parole; nous sen-tons dans les muscles de la langue et du gosier le point de départ de la parole et nous

l'entendons ensuite. Quand il y a un retard de ce genre, l'individu peut se rendre compte de ce retard et trouver sa propre parole bizarre.

Il est possible que cela ait joué un certain petit rôle. Je crois aujourd'hui que les choses sont plus simples que cela. Nous avons affaire à un homme qui est un grand timide. Ce grand timide a toujours souffert de sa profession qui le force, comme contremaître, à parler aux ouvriers, à leur transmettre les ordres, à les réprimander, à agir sur eux par la parole. Il a horreur de cela, ils souffre de ce travail, il le trouve extrêmement pénible : chez lui, la fonction faible, c'est la parole aux ouvriers, c'est la parole sociale. Quand il y a affaiblissement de la personnalité et dépression qui devrait être générale, cette dépression porte sur un point particulier, sur une action plus faible que les autres et détermine un sentiment d'automatisme de la parole.

Vous voyez donc que différentes fonctions deviennent pour ainsi dire étrangères à nous, et il ne faut pas être bien surpris de ces délires qui étonnaient tellement autre-fois, qui jouent un rôle dans les premiers livres de Ribot, pour lesquels il manifeste de l'étonnement, le délire de la mort.

Ribot signale avec étonnement un individu d'un hôpital quelconque qui soutenait être mort à la bataille de Marengo et n'être pas ressuscité depuis, et que le père Lambert que l'on voyait n'était plus que le cadavre de l'ancien père Lambert qui vivait il y a des années. Ribot ne comprend pas tout à fait bien ce sentiment, assez fréquent en réalité. Bien des individus se sentent morts, se conduisent vis-à-vis d'eux-mêmes comme des morts.

Tous ces sentiments du vide reposent sur un même et unique point de départ. C'est toujours le rétrécissement de l'esprit, la paresse de l'esprit qui se borne à des fonctions primaires élémentaires, et qui n'y ajoute pas de ces actions complémentaires qui sont l'origine des sentiments. Non seulement nous agissons, non seulement nous parlons et nous marchons, mais à chaque action que nous faisons, nous devons ajouter un commentaire qui est un effort, qui est un intérêt. Nous devons faire effort pour faire ce que nous faisons, et, en même temps que nous faisons effort, nous devons sur-veiller ce que nous faisons, nous devons être capables de nous reposer, de nous arrêter, de sentir la fatigue, de sentir les succès, les insuccès, les joies et les tristesses.

Représentez-vous un esprit sec qui n'a plus que sa propre action et ne fait plus aucune espèce d'action secondaire et vous aurez tous ces sentiments du vide dans votre propre personnalité.

Ce qui est singulier, c'est que le trouble peut aller beaucoup plus loin. De même qu'il a de l'indifférence pour lui-même, le malade peut, quoique cela paraisse étonnant et assez surprenant, avoir de la haine pour lui-même. Il n'est pas du tout général que nous nous aimions tant que cela. Nous ne nous aimons pas toujours et, malheureu-sement pour nous, il y a des moments où nous ne nous aimons pas du tout, où nous nous haïssons nous-mêmes et la haine pour soi-même, le dégoût de soi-même est un phénomène caractéristique de toute une grande classe de malades. C'est le phénomè-ne caractéristique des mélancoliques. Le délire mélancolique et l'état d'esprit mélan-colique, c'est cet état d'esprit non seulement d'indifférence mais de mépris et de haine pour soi-même.

J'avais essayé d'employer un mot un peu forgé pour caractériser les sentiments des mélancoliques. Ces sentiments ne sont pas tout à fait les mêmes que les sentiments de

ces affaiblis qui ont le sentiment du vide. Pour ceux-ci, on peut employer le mot de dévalorisation : les choses ont perdu leur valeur. Comme disent beaucoup de ces malades, il n'y a plus rien de joli, d'intéressant dans le monde, tout est insignifiant. Au contraire, pour les mélancoliques, les choses ne sont pas insignifiantes, elles ne sont pas indifférentes, elles sont carrément laides, elles sont répugnantes, elles sont mauvaises, elles sont dangereuses. Tout se présente à J'esprit du mélancolique sous la forme d'une catastrophe, d'une chose abominable, et le mélancolique a les mêmes sentiments vis-à-vis de lui-même. Il a non seulement de la dévalorisation, mais il a en quelque sorte la péjoration de soi-même. Le mélancolique se juge mal, il s'estime mal, et vous verrez très souvent de ces personnes qu'on considère comme tristes au cours de la vie, qui ont pour elles-mêmes des sentiments de mépris.

Voici quelques phrases que j'emprunte à des malades qui se déclarent eux-mêmes criminels et dégoûtants : « Je suis dégoûté d'être abaissé, d'être devenu sale et fou. Je ne suis qu'un individu sale, je suis lâche, vil et criminel ». « Je suis assassine » répé-tait une pauvre jeune femme. « Je suis un criminel prédestiné, un être phénoménal, monstrueux, ce qui m'afflige le plus, ce n'est pas que les autres me traitent d'inverti sexuel, qu'ils crachent sur mon passage, mais c'est de sentir qu'ils ont raison de faire ainsi... C'est odieux pour un officier d'être devenu antireligieux et antimilitariste. Je suis honteux de mes galons, etc. ».

C'est la péjoration de soi-même, la haine pour soi-même. Ces individus éprouvent quand il s'agit d'eux-mêmes un sentiment d'échec perpétuel. Rien de ce qu'ils font ne réussit et par conséquent leurs actions sont mauvaises, elles sont facilement honteu-ses, criminelles, dangereuses et par conséquent il faut les supprimer. C'est pourquoi d'ailleurs vous observez la conclusion caractéristique chez le mélancolique. C'est le fameux symptôme du négativisme. Ces malades suppriment les actions, luttent pour ne rien faire parce que tout ce qu'ils font est mauvais, dangereux ; il vaut mieux ne pas bouger, le négativisme devient complet. Il y a cependant une action qui subsiste chez ces individus qui se détestent eux-mêmes, et une action malheureusement bien dangereuse, un fait psychologique de premier ordre, très intéressant, c'est le phéno-mène du suicide.

Il y a des hommes qui se tuent. On a fait sur ce point bien des études et même des statistiques. Vous vous rappelez en particulier le livre intéressant de Durkheim, en 1907, auquel nous allons avoir à faire allusion, dans lequel il a étudié assez longue-ment les statistiques du suicide.

Dans toutes les sociétés, dans toutes les civilisations, il y a des individus qui se tuent eux-mêmes ; il suppriment leur propre vie. Je dis que, psychologiquement, c'est

Dans toutes les sociétés, dans toutes les civilisations, il y a des individus qui se tuent eux-mêmes ; il suppriment leur propre vie. Je dis que, psychologiquement, c'est