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IV - Le corps propre

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On discute souvent aujourd'hui ce problème interminable : Est-ce que les person-nalités ont une âme ? Mais il y a une autre question qu'il ne me paraît pas possible de discuter : Est-ce que les personnalités ont un corps ? Ce deuxième point est en effet tout à fait incontestable. Aujourd'hui, quelles que soient nos illusions, idéalistes ou matérialistes, les personnalités que nous connaissons ont un corps ; elles sont toujours caractérisées par un corps particulier, beau ou laid, mais enfin un corps quelconque.

Ce n'est que très tardivement, par un développement des raisonnements et des idées, que nous arrivons à concevoir, et à concevoir bien difficilement, des personnes sans corps, mais c'est tout à fait secondaire. Au commencement, toutes les personnes que nous connaissons ont des corps, nous ne les distinguons que par là ; même quand nous imaginons ces personnalités sans corps, est-ce que notre esprit est bien débar-rassé de toute conception corporelle ? Nous nous représentons ces personnalités comme un beau vieillard ou comme une belle dame ; nous leur donnons un corps imaginaire, tellement nous ne pouvons pas nous passer d'un corps pour concevoir une personnalité.

Ce caractère me paraît fondamental et on a beau dire que la personnalité dépend surtout de conditions sociales - nous le verrons pendant la plus grande partie de ce

cours - ces conditions ne peuvent s'exercer que sur une société qui existe, une société que l'on voit, et par conséquent, il faut supposer au point de départ, que les personnes sont pour nous des corps et des corps distincts les uns des autres.

Il y a en effet un caractère des personnalités qui est très fondamental et qui ne s'explique que par cette corporéité de la personne. Nous admettons tous implicite-ment, comme une chose évidente, que les personnes ne sont pas confondues, qu'elles sont distinctes. Il y a Mr A., Mr B., Mme Z., et cette distinction n'est pas appliquée uniquement à des personnalités, elle est antérieure. Nous l'appliquons à une foule de choses, à la lampe, à la table, au banc, aux différents objets de la salle. C'est parce que nous sommes habitués à distinguer les objets les uns des autres que nous appliquons la même conception à des personnalités, et en réalité, les personnalités représentées comme spirituelles sont beaucoup moins distinctes que les autres. Nous réunissons facilement des idées dans une idée générale, dans un système. Si les per-sonnalités étaient pour nous de pures conceptions spirituelles, nous devrions facile-ment les réunir et les confondre, en faire un bloc. Nous ne le faisons pas. Nous disons toujours que l'une est distincte de l'autre ; c'est qu'il y a au point de départ cette pénétration d'une personne dans un corps, qui nous empêche de les séparer.

Par conséquent, il n'est pas possible d'avancer dans une étude de la personnalité sans avoir d'abord compris ce caractère d'avoir un corps, et un corps distinct des autres.

Cette propriété d'avoir un corps se rattache sans doute aux idées générales sur les corps vivants. Les personnes sont des corps vivants ou des êtres vivants. Mais les êtres vivants ne sont qu'une partie, un groupe d'un conception plus générale. En somme les personnalités sont des objets de ce monde. C'est triste à avouer, nous ne sommes pas très différents de cette lampe et de cette table. Nous sommes les uns pour les autres des objets extérieurs et l'étude de la personnalité commence par l'étude des objets extérieurs.

Nous devrions donc, si nous faisions un cours complet, revenir sur les notions de la perception extérieure. Comment percevons-nous les corps ? Les percevons-nous séparés de nous, à une certaine distance de nous ? Comment les distinguons-nous les uns des autres ? Comment faisons-nous en un mot les objets ?

C'est là le point de départ des notions sur la personnalité. Ici même, pendant plu-sieurs années, nous sommes revenus sur la théorie de la perception extérieure, si compliquée et aujourd'hui devenue de plus en plus difficile. Je crois indispensable de vous résumer rapidement en une seule leçon l'ensemble de ces cours de deux années sur la perception extérieure et sur le caractère psychologique des objets, en nous plaçant au point de vue de notre psychologie de la conduite.

Il me semble que, dans les études, il y a souvent une question d'ordre dans les chapitres qui est plus importante que les doctrines. Si nous jetons un coup d'œil sur les anciennes psychologies de la perception extérieure, nous voyons que les problè-mes sont divisés en général en trois groupes et que ces trois groupes de problèproblè-mes sont rangés dans un ordre particulier. Les philosophes, si nous remontons par exemple à Descartes et à toutes les époques de ce genre, mettaient au point de départ de la notion d'objet les phénomènes psychologiques de la sensation et de la percep-tion. Il y avait en nous, à l'intérieur de notre esprit, une certaine impression, un certain phénomène purement spirituel, - appelons-le si vous voulez une image, - à

propos des objets extérieurs ; on ne dit même pas trop comment surgissait dans notre esprit une image. Cette image était interne et on s'étonne qu'une image interne soit capable de faire un objet. Ce qui fait qu'il y avait un second problème qui s'ajoutait au premier -et qui venait ensuite, ce que j'appellerai le problème de l'extériorité.

Les philosophes ont discuté indéfiniment sur ce problème de l'extériorité. Com-ment projetons-nous à l'extérieur ce qui se passe en réalité en dedans?

Pour vous donner un exemple, vous vous rappelez, dans l'école de Cousin, l'inter-vention du principe de causalité. Les philosophes de cette époque disaient : Nous avons en nous des perceptions internes et nous sommes obligés de chercher leurs causes, et c'est parce que nous cherchons leurs causes que nous imaginons le monde du dehors, que nous les extériorisons.

Une fois ces perceptions extériorisées, elles se précisaient, elles se distinguaient les unes des autres, et se transformaient en objets.

Il y avait donc trois groupes de problèmes rangés dans l'ordre suivant : 1° la sensation ou la perception interne ; 2° l'extériorité et l'extériorisation ; 3° l'objecti-vation, la constitution de l'objet.

Je crois qu'on avancera énormément dans ce problème sans changer grand chose, mais en modifiant l'ordre des questions. Ce n'est pas de cette manière qu'évolue l'esprit humain. Le petit enfant ne commence pas par avoir des perceptions internes et par se dire : Je sens, je pense en dedans de moi, je suis moi-même sensation d'odeur de rose, comme disait Condillac. Il ne raisonne pas par le principe de causalité pour passer à l'extériorité.

Je propose de renverser l'ordre des chapitres, tout simplement. Le premier travail de l'esprit, c'est l'objectivation. Les objets se constituent avant d'être extérieurs ou plutôt quand il n'y a pas de problème d'extériorité. Le petit enfant connaît des objets et il ne se pose pas cette question saugrenue : Est-ce que ces objets sont en moi ou en dehors de moi? L'enfant n'a même pas de moi. Il ne sait pas ce qui est intérieur ou extérieur ; il a des objets et voilà tout : l'objet se constitue le premier. Quant à l'exté-riorité, elle vient après l'objet. Il y a d'abord des objets avant qu'ils ne soient extérieurs. Ils deviennent extérieurs après avoir été des objets et par un mécanisme qu'il est assez facile de comprendre. Ce n'est qu'en troisième lieu, très tardivement et quelquefois jamais pour les esprits un peu rudimentaires, qu'il y aurait des phéno-mènes internes, des images des objets, des sentiments à propos des objets, sentiments que nous placerons en dedans de notre personnalité quand nous en aurons construit une.

Ce que nous avons donc à comprendre d'abord, c'est la conception de l'objet.

Comment se forment des objets, ensuite comment ces objets deviennent-ils exté-rieurs ? C'est là ce que nous devons appliquer en particulier aux corps vivants et aux corps de nos semblables, ce qui va nous aider à construire plus tard leur personnalité.

Comment se forment des objets ? Je ne parle pas de l'objet réel tel qu'il existe dans le monde ; je ne sais pas ce que c'est et nous ne savons même pas s'il existe.

Comment se constituent ce que nous appelons des objets, ce que nous nous repré-sentons comme tels ?

Les objets sont tout simplement un ensemble de conduites, de réflexes superposés les uns aux autres et groupés d'une manière particulière. Les actes les plus élémen-taires sont des actes réflexes. On frappe le tendon rotulien, il y a un petit mouvement de la jambe; les yeux reçoivent la lumière, il y a un petit mouvement de la pupille.

Les mouvements sont isolés les uns des autres. Par suite de l'évolution de la vie, de l'expérience et surtout de l'énorme acquis de nos ancêtres et des animaux qui nous précèdent, un grand nombre de ces réflexes se sont groupés ensemble, ils se sont associés les uns avec les autres. On peut peut-être comprendre cette association en rappelant les idées, que vous connaissez, du physiologiste russe Pavlov, sur les réflexes conditionnels, ou bien en rappelant les études que nous avons faites ici-même sur ce que j'appelais les réflexes en cascade, les réflexes qui se succèdent.

En général, un réflexe est déterminé par une stimulation qui vient de l'extérieur et qui est accidentelle. Tout d'un coup, un marteau a frappé le tendon rotulien et la rotule a déterminé un mouvement du triceps. C'est un mouvement accidentel. Mais imaginez que le mouvement déterminé par le réflexe détermine lui-même une secon-de stimulation, amène à sa suite une autre stimulation qui produise un nouveau réflexe, lequel réflexe, par son mouvement, lui-même en amène un troisième : les réflexes se succèdent en cascade.

Nous prenions autrefois l'exemple simple d'un chien ou d'un animal quelconque qui poursuit un gibier. Je suppose que le chien errant dans la campagne, sente dans un sillon l'odeur d'une bête fauve, un lièvre par exemple ; c'est une excitation de la muqueuse nasale qui détermine un certain réflexe. Ce réflexe, c'est la poursuite, la marche dans cette direction : l'odorat amène la marche. Cette marche, par le fait même que l'animal suit le sillon, va amener un incident : il verra le lièvre. Cette vision du lièvre, c'est un nouveau stimulant qui vient s'ajouter au premier. Ce nouveau stimulant accélère la course et amène à sa suite des réflexes particuliers. La course a comme conséquence que le chien prend le lièvre dans les dents. Maintenant le chien a une impression sur les lèvres, sur la langue, impression qui amène le réflexe de mastication et de morsure ; il se met à mordre le lièvre. Du moment qu'il le mord, des parties de la chair entrent dans sa bouche; cela amène le réflexe de déglutition, et le chien se met à manger le lièvre.

Cette suite d'événements n'est pas absolument fortuite. Ce n'est pas par hasard que la course est arrivée après la marche déterminée par l'odeur, que la morsure est arrivée après la course, que la déglutition est arrivée après la morsure ; c'est parce que les réflexes se déterminent les uns les autres.

Nous pourrions représenter cela par un schéma que je vous ai souvent dessiné au tableau. Nous pourrions dire que les réflexes sont représentés par la ligne que vous connaissez (fig. 1), la stimulation au point S et le mouvement qui arrive au point M.

Mais imaginez que ce point M devienne le point de départ, la stimulation d'un second réflexe qui amène encore un mouvement, lequel devient une stimulation d'un troisième : les réflexes se suivent ainsi en cascade (fig. 2), et vous ne vous figurez pas combien il y en a, dans toutes les actions que nous faisons. Quand nous marchons dans la rue, quand nous rencontrons une personne, c'est par dizaines, par centaines, que les réflexes arrivent ainsi en cascade.

Quand pendant des siècles, des générations d'animaux, les réflexes se sont ainsi succédés en cascade, ils se groupent, ils s'associent, ils dépendent plus ou moins les uns des autres. C'et ce qu'étudiait autrefois Pavlov sous le nom de réflexes

conditionnels. Il suffira qu'il y ait la première stimulation pour amener le dernier M.

Nous pouvons représenter cela en disant que tous ces réflexes sont plus ou moins réunis par une courbe totale et deviennent un acte d'ensemble dans lequel les parties sont plus ou moins inutiles et peuvent plus ou moins se supprimer (fig. 3). Cet acte d'ensemble a reçu un nom particulier. Nous l'avons souvent appelé acte perceptif. Il y a quelques années, dans une série d'articles, M. Revault d'Allones proposait le mot schème : c'est un schéma d'action, qui peut être éveillé sommairement dès la stimulation initiale. Sous ce nom de schème ou d'acte perceptif, on peut grouper un très grand nombre de conduites.

Un caractère de l'acte perceptif sur lequel nous avons insisté et qui est extrê-mement important pour nous, c'est que l'acte perceptif est en même temps un acte que j'ai appelé suspensif. Les premiers réflexes, dès qu'ils commencent, se terminent : dès qu'on frappe le tendon rotulien, immédiatement le mouvement du triceps se fait. Ces actes suspensifs, qui sont des actes d'ensemble, ont une propriété particulière qui a évolué au cours des siècles, c'est qu'ils peuvent être retardés. On peut les appeler des réflexes à retardement. Le premier réflexe commence, il est excité, mais tout ne se fait pas, l'acte n'est pas complet, il reste en l'air, immobile et il ne se déclenchera qu'à la fin.

Si nous reprenons notre exemple, le chien poursuit un lièvre, mais dès le com-mencement, il a le schéma de l'acte de manger le lièvre, ce qui n'empêche pas qu'il ne le mange pas tout de suite, car s'il se mettait à mastiquer, il mastiquerait dans le vide, ne mangerait rien du tout. Il a donc le commencement de l'acte de manger et il n'aura l'acte complet que plus tard, quand la série des réflexes secondaires se seront déclen-chés les uns à la suite des autres.

Cette formation de schémas d'action, de réflexes complexes, existe dès le berceau et peut-être même avant. Le petit enfant constitue des objets de ce genre dès qu'il commence à vivre. Il commence tout de suite une conduite particulière vis-à-vis du biberon ou vis-à-vis du sein de la nourrice. Il ne se conduit pas vis-à-vis de ses vête-ments comme vis-à-vis du sein de la nourrice. Il a vis-à-vis du sein des mouvevête-ments des mains, de la tête, de la bouche, qui commencent, et qu'il n'aura pas vis-à-vis d'autres objets. C'est déjà la constitution d'un objet.

Cet objet ainsi constitué n'est pas toujours le même. Il varie et il est évident qu'il doit varier, puisqu'il est composé d'une multitude de réflexes qui sont associés les uns avec les autres, de toutes les façons possibles. Ce sont des mouvements des mains, des jambes, de la bouche, des yeux, de tout le corps. Ces mouvements sont très nom-breux. Ils se groupent de façons multiples et bientôt, même dans l'esprit de l'enfant au berceau, il y a un certain nombre de schémas qui se sont formés : le sein de la nourrice, le biberon, le hochet, le berceau, les draps du berceau, etc., il y en a des quantités et peu à peu l'esprit s'enrichit en formant des schémas de plus en plus nombreux, de plus en plus divers.

Nous nous trouvons ici devant une difficulté. Ces schémas d'objet ne sont pas tous les mêmes. Ils sont très différents et on n'aura jamais épuisé leur diversité. Je crois que bien des problèmes philosophiques tiennent tout justement à ce qu'on ne connaît pas suffisamment cette variété d'objets et d'objets élémentaires qui se forment dans l'esprit du petit enfant. Il se forme des objets d'après les différentes actions que nous avons accomplies : objets alimentaires, objets pour la boisson, objets pour la masti-cation, objets sexuels un peu plus tard, qui ont une construction particulière dans tous les éléments qui les constituent, objets dangereux, objets pénibles qui sont doulou-reux quand on les touche, qu'il faut écarter, objets attractifs qui sont agréables à toucher, etc.

Ces objets sont innombrables. Je vous conseille de les étudier beaucoup et de les distinguer les uns des autres. Beaucoup de ces objets vont devenir le point de départ de toutes sortes d'opérations intellectuelles compliquées. Je ne vous en rappelle qu'un exemple, sur lequel nous avons insisté, il y a une dizaine d'années, pendant très longtemps, c'est ce que j'appelle l'objet multiple. La multiplicité n'est pas uniquement un phénomène de comptage et d'arithmétique. Pour dire un, deux, trois, il faut déjà qu'il y ait de la multiplicité. La multiplicité, c'est déjà une apparence des choses qui déterminera des conduites qui ne sont pas identiques les unes aux autres.

Nous prenions comme exemple le chien qui rencontre un loup, un seul. Vis-à-vis de ce loup, le chien a une conduite spéciale qui est bien connue : il commence à se battre contre lui, il résiste, il lutte.

Le même chien rencontre cent loups à la fois. Est-ce qu'il a la même conduite ? Pas du tout. Il ne commence pas la bataille, il se sauve, il a une conduite absolument

inverse. C'est pourtant toujours l'objet qu'on appelle le loup, mais cet objet se pré-sente dans une condition particulière qui est la multiplicité. Celle-ci détermine des objets à elle toute seule, et ce sont ces réactions qui se perfectionneront plus tard les unes après les autres, et qui amèneront le compte, l'arithmétique, toutes les sciences mathématiques.

1 Les objets sont donc très distincts les uns des autres et de toutes les manières.

Mais il y a un caractère de leur distinction qui nous importe particulièrement, qui est un peu plus grave que les autres. Une propriété importante des objets, c'est qu'ils sont séparés les uns des autres. Ils sont extérieurs les uns aux autres. Quand les philosophes étudient le problème de l'extériorité, ils se placent toujours à un point de vue spécial, le point de vue le plus philosophique si l'on veut et le plus intéressant, celui de l'extériorité par rapport à cet objet particulier qui est moi-même. Ils parlent toujours de la séparation qu'il y a entre moi et les autres choses. Ce public qui m'écoute n'est pas en moi, il est à l'extérieur de moi. Et on commence l'étude par l'extériorité par rapport à soi, par rapport à son propre corps.

C'est un problème intéressant. Il est à mon avis capital, mais c'est un problème secondaire et on a oublié le premier qui rend possible la solution du second. Vous ne

C'est un problème intéressant. Il est à mon avis capital, mais c'est un problème secondaire et on a oublié le premier qui rend possible la solution du second. Vous ne