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VII - Le problème de la conscience

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Pour terminer la première partie de ce cours sur l'évolution de la personnalité, c'est-à-dire la partie qui a rapport aux éléments de la personnalité et à la personnalité corporelle, nous avons encore deux leçons, celle d'aujourd'hui sur le problème de la conscience, et celle de jeudi prochain, sur un phénomène que l'on peut appeler la prise de conscience.

Aujourd'hui, nous nous occupons du problème de la conscience. Il y a en effet un problème de la conscience, que l'on peut discuter indéfiniment, car il a été pris dans tous les sens possibles. Le mot conscience a été appliqué aux âmes, aux êtres, à la divinité. Il n'y a d'êtres métaphysiques, a-t-on dit, que ceux qui ont conscience. La conscience a été prise dans un sens moral, dans un sens social, dans tous les sens possibles.

Mais il y a en même temps un problème psychologique de la conscience : Quel est le phénomène psychologique que l'on peut appeler conscience ?

D'une manière générale, nous pouvons rappeler au commencement cette idée d'ensemble : on désigne par le mot conscience une certaine connaissance que l'être vivant aurait de ce qui se passe en lui-même, de ce qui se passe par conséquent dans son organisme. Comment faut-il comprendre cette connaissance et quelle place faut-il lui donner ?

Ce vieux problème de la conscience me paraît avoir été posé d'une manière à la fois amusante et bien saisissante par l'ancienne psychologie d'il y a trente ans. Vous le trouverez en particulier dans le livre du philosophe Garnier. Il y a dans cet ouvrage tout un chapitre dont on comprend très mal au premier abord le titre. Ce titre est le suivant : « La conscience est-elle une faculté spéciale? ». Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ?

A l'époque de Garnier, une faculté spéciale, c'était un groupe particulier de phénomènes psychologiques qui étaient séparés des autres, qui n'étaient pas identi-ques aux autres et qu'il fallait étudier spécialement. Garnier applique le problème à la conscience et se demande : Doit-elle être considérée comme un phénomène psycholo-gique particulier, séparé, distinct des autres ou bien au contraire est-elle un caractère général de tous les phénomènes psychologiques quels qu'ils soient, de telle manière qu'il n'y ait pas lieu de l'étudier à part, de lui donner un chapitre particulier ?

Ce vieux problème, je ne sais pourquoi, a toujours attiré mon attention. Je me souviens que, dans ma jeunesse, il y a quelque temps de cela, dans des classes de philosophie, j'ai eu l'occasion de faire des dissertations sur ce sujet : la conscience est-elle une faculté spéciale ou un mode général de toutes les facultés. J'ai refait depuis bien des conférences là-dessus ; c'est un vieux problème qui m'a particulière-ment séduit. Il est en effet plus intéressant qu'on ne croit, car, sous ses termes un peu terre à terre et un peu livresques, ce n'est pas autre chose que la définition même de la psychologie, ce n'est pas autre chose que le problème d'ensemble de la nature des faits psychologiques.

Qu'est-ce qu'un fait psychologique ? Les faits psychologiques doivent-ils être caractérisés uniquement par la conscience ? S'il eu est ainsi, il n'y a pas lieu d'étudier un phénomène psychologique spécial qu'on appellerait la conscience, puisque tous les faits psychologiques sont conscients.

C'est donc au fond la définition même de la psychologie qui est en jeu et la question est discutée déjà dans tous les anciens auteurs. La discussion se réduisait d'ailleurs, pour ainsi dire, à des plaisanteries verbales ; elle était un ensemble de jeux de mots. En effet, pour les philosophes de l'époque de Descartes, de Leibniz, de Condillac et même d'Hamilton, le fait psychologique ne pouvait pas être défini autrement que par la conscience. Il n'y avait de fait psychologique que le fait d'être conscient. Dès lors il n'y avait pas lieu d'examiner s'il y avait une faculté spéciale de conscience. Il ne pouvait pas y en avoir, la définition même de la psychologie s'y opposait complètement.

Je crois que notre position à nous n'est pas tout à fait la même et que nous sommes peut-être dans une situation un peu favorable pour aborder ce problème général.

Pour nous, le fait psychologique a déjà été défini avant qu'il ne soit question du problème de la conscience. Il y a une vingtaine d'années, quand nous avons com-mencé de considérer la psychologie comme un ensemble d'actions des hommes et d'actions qu'on pouvait étudier de l'extérieur aussi bien que de l'intérieur, j'avais laissé de côté le problème de la conscience et je vous avais dit : « Excusez-moi. Nous parlerons longtemps de la psychologie sans parler de conscience. Le problème de la conscience viendra sans doute un jour, mais je ne sais pas quand ». il n'est venu que trois ou quatre ans plus tard. Nous sommes restés longtemps sur des faits psycholo-giques sans nous occuper de la conscience.

C'est qu'en effet, pour nous, le fait psychologique peut déjà se définir, même si on ne parle pas de conscience du tout. Le fait psychologique, c'est la conduite de l'être vivant, conduite extérieure et non intérieure. C'est l'ensemble des mouvements, des actions, des paroles, de tout ce qu'il peut faire, qui est extérieurement perceptible, qui sort de son organisme, qui atteint les objets extérieurs. Cette définition du fait psy-chologique, « la conduite extérieure d'un être vivant, » reste toujours bonne, quelle que soit l'idée qu'on se fasse de la conscience. Qu'on admette qu'il ait ou qu'il n'ait pas conscience, cela ne change rien, c'est toujours la conduite externe d'un être vivant.

Il est vrai que cette définition, comme toutes les définitions très générales, est horriblement compliquée. Il est vrai qu'elle suscite tout de suite un problème énorme.

Cette conduite externe des êtres vivants se compose de mouvements, ce sont des mouvements de la langue, des lèvres, des bras, des pieds, et vous êtes tout de suite amenés à distinguer les mouvements d'un être vivant et les mouvements d'un être qui n'est pas vivant. Car, en réalité, si vous regardez un flocon de neige, vous voyez qu'il marche tout aussi bien qu'un homme, il descend, décrit une trajectoire, il a des courbes, il fait des mouvements. Votre définition va entraîner le problème terrible et aujourd'hui très mal résolu, très mal abordé par les physiciens eux-mêmes, de la distinction du mouvement matériel et du mouvement des êtres vivants.

Nous pouvons dire que ce problème ne doit pas nécessairement être résolu. Nous savons tous ce qu'on appelle un être vivant, et le mouvement d'un être vivant sera étudié, même si on ne comprend pas très bien la nature de ce mouvement.

D'ailleurs, nous avons quelques lueurs qui nous indiquent la direction d'étude. Je crois qu'on ne pourrait résoudre ce problème qu'en tenant compte de la question du temps et de la question de la liberté. C'est un gros problème métaphysique qui se place au début des sciences physiques et naturelles, et des sciences biologiques. Le mouvement d'un être matériel est un mouvement régulier, déterminé. L'instant d'un mouvement ne contient rien de plus que l'instant précédent. Au contraire, le mouve-ment d'un être vivant implique toujours, d'une manière matériellemouve-ment visible ou d'une manière microscopique, un progrès, un changement au cours du temps, change-ment qui quelquefois n'est visible qu'après des générations, mais changechange-ment qui existe. Un mouvement d'un être vivant contient toujours quelque chose d'original.

Quoi qu'il en soit, nous avons une notion du phénomène psychologique indépen-damment de la conscience elle-même. La conscience peut se surajouter, le phéno-mène psychologique existe déjà par lui-même, il peut se définir et se comprendre.

Dans cette conception, le problème de Garnier a un sens. Que faisons-nous de la conscience? En faisons-nous un caractère général de tous ces mouvements d'un être vivant quels qu'ils soient, ou en faisons-nous un caractère particulier de certains

mouvements de l'être vivant, et non pas de tous ? Il me semble que le problème de Garnier est beaucoup plus clair aujourd'hui qu'il n'était à l'époque où Garnier le discutait indéfiniment, par des argumentations surtout verbales.

Ce problème, par quoi peut-il être résolu ? De quoi dépend-il ? A mon avis, il ne dépend que d'un seul mot ou, si vous voulez, d'un seul fait qu'il s'agit d'admettre ou de refuser. La conscience devient une faculté spéciale s'il existe parmi les mouve-ments des êtres vivants, des mouvemouve-ments, des actes qui ne soient pas conscients. Y a-t-il des mouvements qui soient plus élémentaires que les autres, y a-a-t-il des mouve-ments qui ne contiennent pas la conscience ? S'il y en a, la question est résolue : la conscience se surajoute à certains mouvements et devient une conduite particulière ; suivant le langage de Garnier, elle devient une faculté spéciale. S'il n'y en pas, la conscience reste un caractère général nécessaire de tous les mouvements des êtres vivants.

Nous sommes donc ramenés à un vieux problème, le problème des actes ou des mouvements inconscients. Ce problème qui était déjà soulevé au temps des anciens philosophes, que Leibniz discutait déjà, prend ici un intérêt tout à fait spécial. Il sert à préciser et à définir la conscience. La conscience devient un caractère commun ou bien un perfectionnement particulier, suivant que vous n'admettez pas ou que vous admettez qu'il existe certains phénomènes sans conscience. C'est le fameux problème de l'inconscient comme on disait au temps de Schopenhauer et de Hartmann, ou du subconscient comme je l'ai dit plus tard, pour établir une nuance et préciser qu'il s'agissait de phénomènes à moitié conscients et pas tout à fait privés de conscience, c'est le problème de l'inconscient qui se pose devant nous.

Comment ce problème peut-il être discuté ?

Nous trouvons dans les anciens philosophes une vieille discussion qui a eu son heure de célébrité, sur laquelle nous ne pouvons pas insister aujourd'hui parce qu'elle nous semble assez mal engagée.

Leibniz, plus tard Condillac et le philosophe anglais Hamilton, et beaucoup d'au-tres, ont voulu établir l'existence de l'inconscient par ce qu'ils appellent les petites perceptions, c'est-à-dire les perceptions qui sont trop petites pour être conscientes et qui sont des perceptions tout de même. Voici comment raisonnait Leibniz : Il consi-dérait le bruit que font, au bord de la mer, les vagues qui tombent sur le sable.

Chaque vague se compose de petites gouttes d'eau. Le bruit total de la vague que vous entendez est la somme des chocs de toutes les gouttes d'eau contre le sable ou contre le rocher. Or, une seule goutte d'eau de la mer tombant sur le sable ne produit aucune espèce de bruit perceptible. Ce total, qui est une perception positive et par conséquent un phénomène de conscience, ce total est donc composé par la multipli-cation très nombreuse d'un petit phénomène qui, lui-même, n'est pas conscient.

Puisque le phénomène total de la perception du bruit de la vague existe, c'est que chaque son particulier produit par chaque goutte doit exister également dans l'esprit, quoique nous ne le sachions pas. C'est une petite perception et une petite perception inconsciente.

Hamilton prend une autre comparaison. Il fait remarquer qu'au loin, dans la forêt, on entend les chenilles qui grignotent les feuilles des arbres et que des millions de chenilles grignotant les feuilles des arbres font un certain bruit ; cependant une chenille isolée grignotant une feuille d'arbre ne fait pas de bruit.

Il y a une foule d'exemples qui ont été repris par chacun des philosophes toujours dans le même sens.

Cette argumentation ne me plait pas. Elle me parait très peu logique. Elle repose en effet sur ce postulat, qu'un élément très petit d'une somme doit produire le même effet en petit que la somme elle-même, que le dixième d'une force doit produire le dixième du résultat. Ce n'est pas du tout certain. Si vous mettez sur une balance un poids de dix kilogs, ce poids de dix kilogs fera baisser le plateau et soulèvera le poids plus faible qui est à côté. Si vous mettez sur le plateau dans la balance un poids d'un centigramme, rien ne bougera. Le centigramme est pourtant un élément, une petite partie du poids de dix kilos, mais il ne produit pas la millionième partie du mouvement. Et pourquoi cela? Mais à cause de certaines lois bien connues de la causalité.

Les causes, avant de produire leurs effets, se dépensent à épuiser les résistances. Il faut, avant d'arriver au résultat, avant de soulever le poids, vaincre tous les frotte-ments, toutes les résistances de la balance. La balance flotte sur son fléau et ce frottement doit être vaincu par quelque chose. Dans les kilogrammes que vous mettez, il y a une partie, mettons dix grammes, ou cinq grammes, qui ne sert pas réel-lement comme poids, mais qui sert à vaincre les différents frottements. En un mot, il n'est pas du tout certain qu'une fraction aliquote d'un total doive reproduire un élément de son résultat. La vague produit sur les oreilles une certaine vibration du tympan qui donne naissance à un son. Si vous réduisez le bruit de cette vague, vous arrivez à des vibrations de l'air tellement petites, tellement faibles, qu'elles ne sont plus capables de vaincre les résistances du tympan et qu'elles ne produisent rien du tout. Tous ces raisonnements ne prouvent donc pas l'existence du subconscient.

Les discussions de ce genre sont tout à fait insuffisantes. Elles ont pris une allure tout à fait particulière, il y a de cela une trentaine d'années, à l'époque de ma jeunesse, quand on s'est occupé de certains malades, les hystériques, les hypnotisés, les individus suggestionnés. On a remarqué que les actes effectués par ces sujets n'étaient pas toujours semblables, que certains de ces actes présentaient des caractères psycho-logiques qui montraient une conscience très différente de la conscience ordinaire.

On pourrait prendre quantité d'exemples, car nous avons passé des années à cette époque à en énumérer de toutes espèces. Il en est un qui est bien connu de vous tous, c'est le phénomène de la suggestion à échéance. Bernheim, à ce moment, avait repris le problème de la suggestion, déjà étudié avant lui par les magnétiseurs et si bien décrit par Bertrand, Professeur à l'École Polytechnique, qui avait fait sur le magné-tisme et le somnambulisme des travaux beaucoup plus remarquables que ceux de Bernheim et de son école.

Vous savez en quoi consiste le phénomène de la suggestion. Si, à certaines per-sonnes, on donne un ordre, on indique une pensée, une phrase particulière, le sujet est entraîné à l'exécuter ; immédiatement la parole en lui se transforme en croyance et en acte. Mais, dans certains cas, cette exécution peut être séparée de la parole qu'on a prononcée par un intervalle plus ou moins long. C'est ce qu'on appelle la suggestion différée. On dit au sujet : « Vous ferez telle action, vous lèverez la main, ou vous ferez un pied de nez, à tel moment, quand vous rencontrerez Monsieur un tel ».

Une des suggestions différées les plus curieuses, celle qui a le plus provoqué de discussions il y a quarante ans, c'est la suggestion à échéance calculée. A un sujet de ce genre, pendant l'état hypnotique, vous suggérez le commandement de revenir vous voir. Vous ne lui donnez ni date, ni instant précis. Vous lui dites : « Vous reviendrez dans huit jours, rien que dans huit jours ». Puis vous réveillez le sujet et il n'est plus question de rien. Comment cette suggestion peut-elle s'effectuer ? Quel phénomène psychologique contient-elle ?

Remarquez que le mot « huit jours » n'indique pas une date et n'indique pas un signe particulier visible sur une pendule. Il ne s'agit pas là d'association d'idées. Il n'y a pas tout d'un coup un signal qui va éveiller dans l'esprit du sujet la pensée de revenir. Huit jours, c'est un chiffre abstrait, c'est un nombre qui n'existe que pour l'esprit qui calcule ; en dehors de l'esprit, il n'existe pas. Les huit jours peuvent différer suivant qu'on les fait commencer à telle date ou à telle autre ; il n'y a rien de précis. Pour que la suggestion puisse s'effectuer réellement, il faut qu'il y ait dans la pensée du sujet un certain nombre de raisonnements élémentaires que nous connais-sons tous et que nous faiconnais-sons perpétuellement. « L'ordre m'a été donné mercredi à telle heure. Le lendemain jeudi, c'est le premier jour, le vendredi le second jour, le samedi le troisième ». Il faut que, chaque jour, il compte sur ses doigts le nombre des jours écoulés jusqu'à ce qu'il arrive à une formule purement verbale : « Aujourd'hui, c'est le huitième jour ». Cette formule verbale va devenir un signal et va l'amener à exécuter, je le veux bien, il y aura là une association d'idées tout à fait naturelle ; mais dans l'intervalle, avant d'arriver à cette formule : « C'est aujourd'hui le huitième jour », il y a toute une série d'intermédiaires qui sont des réflexions, des pensées, des petits comptes : « c'est le premier, c'est le second, c'est le troisième jour ».

Ces réflexions et ces pensées n'ont rien de bien difficile ; nous les faisons tous à chaque instant. Seulement, quand nous les faisons, elles ont chez nous un très grand caractère, c'est qu'elles sont conscientes et elles ne peuvent exister que grâce à la conscience. Nous nous rappelons la date où l'ordre fut donné. Nous nous répétons :

« Il a été donné le mercredi ; par conséquent, le lendemain, jeudi, c'est le premier jour », et chaque jour nous réfléchissons à la date : « C'est le deuxième, c'est le troisième jour ». Il y a chez nous un ensemble d'opérations psychologiques.

Or, le sujet hypnotisé présentait à cette époque et présenterait encore aujourd'hui, si on voulait recommencer la même petite expérience, quelque chose d'extrêmement embarrassant, c'est la fameuse amnésie somnambulique. Après le sommeil hypnoti-que, il avait totalement oublié tout ce qu'on lui avait dit, il ne se rappelait rien du tout et il disait tranquillement : « Vous ne m'avez pas donné de rendez-vous. Je ne me souviens de rien ». Le lendemain il n'avait aucune espèce de conscience de dire

« C'est le premier, c'est le second jour ». Il semblait qu'il y avait chez lui une amnésie et un défaut de connaissance de la succession des jours et des comptes arithmétiques qu'il fallait faire pour arriver au huitième jour. Cependant, ces opérations étaient nécessaires, indispensables et si elles n'avaient pas été faites, le sujet ne serait pas revenu, et en fait, il revenait au bout de huit jours, à la date et à l'heure indiquées. On

« C'est le premier, c'est le second jour ». Il semblait qu'il y avait chez lui une amnésie et un défaut de connaissance de la succession des jours et des comptes arithmétiques qu'il fallait faire pour arriver au huitième jour. Cependant, ces opérations étaient nécessaires, indispensables et si elles n'avaient pas été faites, le sujet ne serait pas revenu, et en fait, il revenait au bout de huit jours, à la date et à l'heure indiquées. On