• Aucun résultat trouvé

X - Les sentiments de haine

Retour à la table des matières

Les hommes ne sont pas seulement rapprochés les uns des autres, d'une manière plus ou moins élective, par les sentiments de sympathie et par les sentiments d'amour.

Il faut encore constater un fait qui paraît triste, mais qui a une grande importance dans la vie sociale. Les hommes sont écartés les uns des autres par l'ensemble des sentiments d'antipathie et des sentiments de haine. Ces sentiments jouent dans la vie un très grand rôle qui n'a fait qu'augmenter avec la constitution des groupes, car nous ne sommes pas uniquement une humanité d'ensemble, nous sommes formés par des groupes innombrables, depuis le ménage jusqu'à la famille, jusqu'aux amis et à la société, aux groupes scientifiques, aux groupes patriotiques, et ces innombrables petits groupes présentent des phénomènes de rapprochement et des phénomènes d'écartement dont il faut nous rendre compte.

Autrefois, quand on considérait les sympathies et les antipathies d'une manière purement psychologique, on les trouvait facilement très mystérieuses. Bien des auteurs, Ribot encore autrefois et Garnier, disaient qu'il y a là des affinités qu'on ne comprend pas, des attirances ou des répulsions qui sont assez inexplicables.

Les choses ne me paraissent pas si embrouillées. Pour comprendre les antipathies, il faut considérer la manière de vivre et de se conduire des individus du groupe.

Quand il y a dans un groupe un individu qui trouve les autres antipathiques, qui éprouve de l'antipathie soit pour les membres de sa famille, soit pour son conjoint, soit pour les membres d'un groupe quelconque, il se passe à mon avis une chose extérieurement très visible et très simple : cet individu qui vit dans

l'antipathie dépérit, il se porte mal, il tend vers la disparition, vers la mort. Sans doute, il est rare qu'il arrive à la véritable mort physiologique, mais nous avons tout le temps considéré ici des diminutions, des dépérissements, des morts psychologiques : l'individu qui vit dans l'antipathie est un individu qui dépérit moralement, psychologiquement.

Nous répétons sans cesse qu'il y a de la force et de la faiblesse psychologiques, qui se manifestent sous la forme de tension, de perfection des actes, et surtout sous la forme de quantité des actes et de quantité de notre activité psychologique. Un indi-vidu dans un milieu antipathique baisse psychologiquement. Il perd de son intelli-gence, de sa croyance, de ses jugements. Il devient plus bas qu'il n'était et surtout il devient infiniment plus faible. Il n'a plus la même activité, il travaille moins, il présente plus rapidement des phénomènes de fatigue et même des phénomènes d'angoisse. En un mot, il s'use et il perd ses forces psychologiques. C'est le milieu qui lui fait cela et, dans toutes les études de psychothérapie, il faudrait mettre au premier rang la question du milieu que l'on a à peine ébauchée dans la médecine quand on a parlé du traitement par l'isolement.

Le traitement par l'isolement n'est qu'un extrême, c'est une terminaison de tout un ensemble de pratiques qui sont des pratiques de séparation. Que de gens se portent mieux quand on les fait vivre sans leurs parents, sans leurs frères ! Que de messieurs se portent mieux quand ils vivent sans leur femme, tout simplement. Il y a des sépa-rations nécessaires et utiles dans la vie. C'est un des caractères de l'activité psycho-logique.

Puisque le milieu rend ainsi les gens faibles, les épuise, les use, par quoi produit-il ces méfaits ? Les membres du groupe vont répéter perpétuellement qu'on ne fait rien au malade, qu'on ne le trouble pas et qu'on ne comprend pas de quoi il se plaint.

Le groupe, il ne faut jamais l'oublier, n'existe que parce qu'il exige de chacun de ses membres un grand nombre d'actions sociales. La présence d'un homme autour de nous nous fait agir et agir d'une certaine manière, à chaque moment de la journée.

Quand nous sommes seuls, nous ne nous conduisons pas de la même manière que lorsque nous sommes avec quelqu'un. Combien de gens ont besoin d'un peu de soli-tude de temps en temps, ne fût-ce que pour respirer, disent-ils, traduisez : pour se conduire autrement, d'une manière psychologiquement plus économique. Ce sont des gènes qui ne sont pas très riches et quand, toute la journée, il faut qu'ils vivent luxueusement en dépensant beaucoup à cause de la présence d'une personne, ils ont besoin de temps en temps, pendant quelques heures, de faire des économies.

La présence des gens près de nous crée des occasions de dépenses, réclame des actions plus coûteuses. Nous retrouvons encore une fois ici un problème psycholo-gique que je vous indiquais l'année dernière à propos de la mémoire et dont on ne

parle pas assez dans les cours de psychologie : le problème capital de la vie sociale, c'est la présence et l'absence.

La présence et l'absence sont déterminées par des phénomènes presque physiolo-giques, la portée des sens et la portée de nos mouvements. Un individu est présent quand il est à la portée de nos sens, quand il peut à chaque instant nous parler, nous demander quelque chose, exiger quelque chose.

L'absence, qui sera de plus en plus difficile avec les progrès de la science humai-ne, consiste tout justement dans l'incapacité d'agir sur nos sens et sur nos mouve-ments. Un individu absent ne peut rien demander ; c'est en quoi il est très reposant : il n'exige rien et ne peut rien demander puisqu'il n'est pas là et qu'on ne l'entend pas.

Ce sont ces phénomènes de présence et d'absence qui jouent un rôle dans les épuisements des personnes qui éprouvent de l'antipathie ou de la haine.

Ces deux mots, présence et absence, vont nous permettre d'ailleurs de distinguer les deux formes dont je viens de parler, antipathie et haine.

Ces deux formes sont très voisines. Dans les deux cas, nous constatons le même phénomène, le dépérissement psychologique de l'individu dans un certain milieu, auprès d'une certaine personne. Mais, tout en ayant dans les deux cas ce dépérisse-ment psychologique, l'individu se conduit différemdépérisse-ment au point de vue de la présence et de l'absence.

Dans le cas d'antipathie pure et simple, il y a un moyen de repos très facile, c'est l'absence.

Dans la haine malheureusement, les choses ne sont plus les mêmes. Elles se sont compliquées. Le dépérissement et l'usure psychologique de l'individu persistent mal-gré l'absence, et il vous en donnera lui-même facilement la raison. La raison, c'est la mémoire, c'est l'imagination, c'est l'idée. La personne de son groupe qui le fatigue et qui l'use, n'est pas là, c'est vrai, mais il peut se la représenter et l'entendre par l'imagi-nation. Il sent ce qu'elle exige, ce qu'elle demande de lui et il continue, malgré qu'il soit seul, à se conduire comme si elle était présente. Il continue à s'user par la pensée de cette personne quoiqu'elle ne soit pas là. C'est ce qui fait la différence de la haine et de l'antipathie.

Dans la haine, la fatigue sociale est poussée à un tel point qu'elle continue même en l'absence de la personne qui l'a déterminée. Il en résulte une conséquence très triste et très grave, c'est que, dans la haine il n'y a pas de moyen commode de faire disparaître cette usure. Tandis que, dans l'antipathie, on n'avait qu'à s'en aller, dans la haine, on porte le mal avec soi, quand on s'en va, on le porte tout le temps.

Il y a, malheureusement pour les pauvres hommes, une solution qui fait appel à une autre loi psychologique. Il y a un certain genre d'individus dont nous sommes particulièrement bien débarrassés. Ce sont des individus dont l'absence est complète, définitive, hélas, ce sont les morts. Les individus morts nous laissent parfaitement tranquilles, c'est leur grand mérite. Ils nous ont bien débarrassés d'eux et ils n'exigent plus aucune action fatigante. Peut-être l'imagination pourrait-elle encore suppléer, mais nous avons des habitudes ancestrales dont je vous ai parlé à plusieurs reprises et que nous avons appelées les conduites de la mort.

Nous avons acquis dans l'humanité car l'animalité ne doit pas connaître cela -une manière particulière de nous conduire vis-à-vis des morts. Non seulement nous les traitons comme des absents, mais nous les traitons comme des absents définitifs et nous ne réservons rien pour eux. Il y a une très grande différence entre l'absence ordinaire et l'absence de la mort. Dans l'absence ordinaire, nous avons des actes différés ; nous gardons la part du monsieur qui est en retard. Dans les actions vis-à-vis des morts, nous ne gardons rien, nous ne différons rien, nous ne respectons plus rien.

Quand les hommes ne sont pas trop malades, qu'ils n'ont pas perdu cette conduite raisonnable de la mort, ils se réfugient dans cette conduite. Un individu qui a de la haine est un individu qui désire la mort, il désire la mort de celui qui lui cause son épuisement. Nous avons là le point de départ de la conduite de la haine qui est une conduite de destruction, tandis que l'antipathie n'est qu'une conduite d'éloignement et d'absence.

Pour étudier plus profondément ces conduites d'antipathie et de haine, pour savoir de quoi elles dépendent, il faudrait prendre des exemples caractéristiques de haine.

Comme toujours, nous trouvons dans la pathologie mentale tous les faits que nous désirons et nous les trouvons grossis, simplifiés, vulgarisés en quelque façon, de manière à pouvoir bien mieux les comprendre.

Il existe en effet dans la pathologie mentale un grand délire qui se rapproche tout à fait de notre problème. C'est le délire de persécution. Ce délire est malheureusement extrêmement fréquent; il peuple les asiles de malades et il existe même dans la société, car une foule d'entre nous sont des persécutés plus ou moins sans le savoir.

C'est une maladie extrêmement répandue.

Elle a été étudiée depuis longtemps. Déjà Esquirol décrivait une monomanie de persécution. Elle a donné lieu aux articles retentissants de Lasègue (1852 à 1858).

Plus tard ce furent les études de FaIret, de Krœpelin, de Schüle en Allemagne, et les études de Séglas.

Aujourd'hui, si je ne me trompe, il y a un renouveau de la question de la persécu-tion, et les médecins aliénistes recommencent à s'occuper beaucoup des persécutés, à revenir sur différentes interprétations. Si on pouvait interpréter bien le délire de persécution, on interpréterait bien par là même les phénomènes de haine et les phénomènes d'antipathie. Car il ne faut pas nous y tromper. Le mot « persécution » qui a été choisi par Esquirol, conservé par Lasègue, est assez mauvais. En somme, ce mot se contente de répéter le langage du malade ; c'est le malade qui vous l'a dicté, ce n'est pas une observation médicale.

Un individu qui déteste les autres et qui les déteste d'une manière pathologique, qui a de la haine pour quelques membres de son groupe, éprouve nécessairement un contre-coup de ce sentiment. Les sentiments sociaux sont toujours doubles, toujours objectivés. Tous les phénomènes sociaux ont cet aspect double. Il y a notre conduite à nous et la conduite du « socius » c'est-à-dire la conduite de l'individu qui est associé avec nous. Quand nous détestons les gens, nous éprouvons presque toujours le sentiment qu'ils nous détestent aussi. La haine est toujours extrêmement contagieuse et elle est surtout un sentiment réciproque. On hait quelqu'un : on est haï par quel-qu'un et on sent qu'il nous rend notre haine exactement de la même manière.

Seulement, il y a une différence dans ces deux sentiments. L'un des deux sentiments dépend de nous et l'autre n'en dépend pas.

Le sentiment qui dépend de nous, il faut le reconnaître ; c'est notre faute, c'est nous qui sommes des gens capables de haine. Mais étant donné que la haine n'est pas considérée comme un très beau sentiment, qu'elle est en général assez méprisée, à tort ou à raison, le malade n'aime pas beaucoup avouer ce sentiment de haine personnelle et ne commence pas par dire : « Je déteste telle personne. J'ai de la haine pour telle personne. Je suis accablé par la haine que j'ai contre cette personne ». Il renverse un peu les mots, il prend le terme associé. Ce terme associé, c'est la réciproque, c'est la haine que cet individu a pour lui et il ne parle que de celle-là.

Quand un individu a de la haine pour nous, il manifeste cette haine par quelque chose. Je viens de vous dire que le sentiment de la haine est un travail de destruction ; ce n'est pas seulement un travail d'écartement, c'est un travail de destruction qui tend vers l'homicide, vers la mort. Par conséquent le malade de ce genre prétendra que son ennemi travaille à sa destruction. C'est pourquoi il s'exprime sous la forme de persécution et vient nous dire que telle ou telle personne, un petit groupe ou bien beaucoup de personnes, lui font du mal, le tourmentent continuellement. Le médecin un peu naïf le prend au mot. Il croit que ce malade a simplement des croyances d'être persécuté par quelqu'un, ce qui est, je crois, une analyse tout à fait insuffisante. Ce malade a des haines pour certaines personnes. Ces haines sont objectivées et se présentent à son esprit sous l'aspect du délire de persécution.

Le malade se plaint donc de persécutions qu'on lui fait et de persécutions de différentes espèces. Chez un grand nombre de malades - les plus avancés, je dirai surtout les moins intelligents, ceux qui ont la maladie sous la forme la plus grossière, la plus élémentaire, - les persécutions sont présentées sous forme physique. En som-me, ce que leurs ennemis leur font, ce sont des tourments physiques. Ces tourments physiques sont de toutes espèces, ils sont tout à fait abominables. Pendant toute la nuit, on leur arrache les deux yeux, on leur brûle l'estomac ou les membres, on les coupe en petits morceaux. Une malade appelait ses ennemis les escalopeurs parce qu'ils enlevaient des escalopes de sa chair.

On a fait - Séglas en particulier - une série d'observations dont quelques-unes assez intéressantes.

Il est évident que les tourments physiques des persécutés ont un aspect médical particulier qui ne se retrouve pas dans les tourments des mélancoliques. Ces tour-ments et ces blessures physiques n'ont pas de conséquences permanentes. Le malade vient vous raconter qu'on lui a coupé les deux bras et tranquillement vous tend les deux mains ; cela ne le trouble en aucune manière. Il vous raconte avec force détails les souffrances qu'il a éprouvées lorsqu'on lui a arraché violemment les deux yeux, ce qui ne l'empêche pas de lire le journal et de se comporter comme quelqu'un qui voit.

Jamais ces souffrances, jamais ces mutilations ne font un effet durable.

Il en est autrement chez les malades qui ont des délires de mutilation. Les mélancoliques peuvent jouer la comédie de la cécité, ou bien dire qu'on leur a coupé l'estomac, et dans ces cas ils ne voient pas ou ils refusent de manger, tandis que le persécuté dont on a entièrement brûlé l'estomac mange son déjeuner sans rien dire.

Jamais les délires de persécution n'aboutissent à des phénomènes de paralysie psychique.

Voilà donc un premier caractère de ces persécutions : elles ne sont pas durables.

C'est pourquoi je suis disposé à croire que ces descriptions de blessures ne sont que des images, des représentations qui donnent le sentiment de la haine forcenée qu'on a contre eux. Quand un persécuté vous dit : « Cette nuit, mes ennemis m'ont arraché les deux yeux », c'est comme s'il vous disait : « Ces gens-là ont pour moi une telle haine que, s'ils le pouvaient, ils m'arracheraient les deux yeux », mais il sait bien qu'on ne les lui a pas arrachés, il n'a sur ce point aucune illusion, à moins que le délire ne devienne beaucoup trop profond, qu'il y ait des troubles dans les phénomènes de réflexion et les phénomènes de perception.

Une deuxième remarque plus délicate a été faite sur ces persécutions physiques.

C'est que, très souvent, on pourrait dire dans les trois-quarts des cas, ces tourments physiques sont extérieurs au corps de l'individu. Ces gens-là ne vous diront pas qu'on leur a donné une maladie interne invisible ; ils ne parlent pas d'entérite, de maladie du foie. On leur a mangé le nez, on leur a arraché les yeux, on leur a tordu la bouche, on leur a abîmé la figure. Presque toujours il s'agit de la tête ; c'est leur figure que l'on cherche à détruire.

Cette remarque nous amène comme une transition à l'observation qui est à mon avis capitale dans les persécutions, c'est que les tourments qu'on leur fait subir sont beaucoup moins physiques que sociaux.

Nous verrons dans quelques semaines les relations de la personnalité avec la société et avec la hiérarchie sociale. Nous verrons que cette situation de la person-nalité dans la hiérarchie sociale a une importance de premier ordre, que c'est là ce qui détermine en somme notre vie et toutes nos activités. Notre situation sociale se carac-térise, comme nous le disions il y a quelques leçons, non seulement par nos titres, mais par nos apparences extérieures. Nous avons un certain costume ; nous avons des décorations, de la fortune, nous avons telle expression de figure, nous avons telles propriétés, nous avons des appartenances qui sont en rapport avec notre situation sociale.

Ce qui est toujours attaqué chez ces malades-là, c'est leur situation sociale, et les persécutions physiques ont surtout pour résultat de les rendre laids, abominables.

Combien de femmes persécutées répètent tout le temps : « Oh ! mais j'étais très jolie, vous ne l'avez pas vu. Ils me rendent laide, ils m'abîment la figure, ils me suppriment ma beauté ».

J'aimais beaucoup une expression très curieuse employée par une charmante dame : « Ces gens-là passent leur temps à me « désaristocratiser ». C'est un sentiment délicat. Elle avait l'impression d'avoir une tenue, une situation qui la relevaient dans la société, la mettaient dans la partie supérieure, et le sentiment que la maladie l'avait abaissée.

Ce n'est pas toujours très faux. Ces gens-là ont en effet des abaissements. Nous verrons que cela est important. Mais ils sentent ces abaissements plus grands qu'ils ne sont, et il semble qu'on leur enlève ce qui fait leur dignité sociale, leurs vêtements, leurs décorations, leur fortune, leurs propriétés, car nous tenons à notre propriété plus qu'à nos yeux ; nous sommes liés avec la fortune qui nous donne une situation sociale. Les persécutés sont toujours des gens volés, à qui on enlève la fortune.