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VI - Les sentiments fondamentaux

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Nous avons décidé de prendre aujourd'hui comme objet d'étude les sentiments en général. Il me semble, quand je commence, que c'est une prétention bien singulière que d'essayer de résumer dans une seule leçon toute la conception des sentiments : chacun d'eux mériterait tout un cours. Pour nous excuser, je vous rappelle que nous avons consacré ici-même une année d'étude aux sentiments. Vous trouverez dans

« De l'angoisse à l'extase », tome II, toutes ces études sur les sentiments et tout l'historique dont je ne peux pas vous dire un mot aujourd'hui. Enfin nous n'avons à considérer les sentiments qu'à un point de vue très particulier, le point de vue de leurs rapports avec la personnalité, et en particulier la personnalité corporelle dont nous nous occupons maintenant.

A ce point de vue, je vous rappelle une phrase que nous avons prononcée à la fin de la dernière leçon, à laquelle j'attache assez d'importance pour la répéter. Je vous ai fait remarquer que la conduite d'un être vivant se distinguait, si l'on veut, en deux groupes d'actions.

Les actions principales, les actions importantes d'un être vivant méritent le nom d'actions primaires.

Qu'est-ce qu'un être vivant en réalité ? C'est un ensemble de molécules matérielles qui, par suite de différentes combinaisons, ont la propriété de réagir d'une manière particulière, réaction très curieuse qui comporte de la nouveauté, de l'invention, de l'adaptation au temps ; mais enfin ce qui caractérise la vie, c'est la réaction. Un cadavre ne réagit pas, en entendant le mot réaction dans le sens vital, dans le sens d'une action nouvelle qui n'existait pas précédemment et qui est faite à l'occasion d'une excitation extérieure. Tous les êtres vivants réagissent ; quand ils sont placés dans un milieu, si ce milieu agit sur eux d'une manière ou d'une autre, en les brûlant, en les piquant, en les excitant de toutes manières, ils font quelque chose, ils font la réaction primaire. Et je dis qu'elle est primaire lorsqu'elle est la conséquence directe d'une excitation extérieure.

Il n'y a pas seulement ces réactions primaires. La vie serait simple s'il n'y avait que cela et, au fond, cela n'existe que chez les êtres très élémentaires. Les premiers mollusques peut-être n'ont que ces réactions aux stimulations extérieures. Mais il y a chez les êtres vivants un peu plus compliqués, composés de parties nombreuses, quelque chose de plus. Au moment où ils ont réagi, ils se sont dérangés eux-mêmes, ils ne sont plus ce qu'ils étaient, ils sont en désordre par le fait même qu'ils ont réagi.

Après la réaction, il faut qu'ils se remettent à leur place. Il y a un contre-coup à toute espèce de réaction primaire. C'est ce que nous appelons la réaction secondaire.

La réaction secondaire est une conduite comme la précédente, mais une conduite qui prend son point de départ dans la première réaction, quand nous avons fait le premier mouvement. On nous a pincés à droite et nous nous sommes retirés du côté gauche; c'est une réaction primaire. En nous retirant du côté gauche, nous avons dérangé l'équilibre du corps, nous ne sommes plus dans la verticale et si nous restons du côté gauche, nous allons tomber. Il faut donc, après cette réaction du côté gauche, nous remettre en place. C'est une réaction secondaire qui rétablit l'équilibre.

Ces réactions secondaires sont d'abord très simples. J'ai cru vous en montrer le point de départ dans ce qu'on appelle le sens kinesthésique et le sens de l'équilibre. Ce sont les premières réactions secondaires qui remettent le corps à sa place et qui le remettent en ordre après les réactions primaires.

Mais bientôt ces réactions secondaires, ces conduites d'équilibration, se compli-quent indéfiniment. Il se construit une floraison d'actes sur les réactions secondaires, comme il s'en construit sur les réactions primaires.

Il y a là deux branches de conduites humaines, les unes qui partent des réactions primaires aux excitations extérieures, les autres qui partent des réactions secondaires, qui remettent le corps en ordre. Ces deux branches aboutissent à deux pensées tout à fait différentes l'une de l'autre.

La série des réactions primaires, si nous la suivons indéfiniment dans toutes ses ramifications, aboutit à la connaissance du monde extérieur, à la science humaine.

Les réactions secondaires construisent quelque chose de différent. Elles construi-sent une sorte de vie interne, qui ressemble à la précédente, qui est encore un ensem-ble de conduites prenant leur point de départ dans les réactions mêmes du corps, à

l'intérieur du corps. Elles conduisent à la vie intérieure toute entière et la personnalité n'est en somme qu'une espèce de synthèse et de distinction de cette vie intérieure des autres vies intérieures.

Il est donc important de se rendre compte de la nature de ces réactions secondai-res. C'est là, si je ne me trompe, une des grandes sources de la vie de la personnalité.

L'autre grande source va être la vie sociale, mais la vie intérieure commence déjà la personnalité. Or le plus bel exemple de ces réactions intérieures secondaires, après l'équilibre et après le sens kinesthésique, ce sont les sentiments. Nous devons donc nous rappeler ici, ne fût-ce que d'une manière sommaire, car ce serait une intermi-nable étude, la conception des sentiments à laquelle nous nous sommes arrêtés il y a quelques années.

Prenons comme point de départ un sentiment banal, très simple, peut-être à mon avis le plus simple de tous, le plus primitif, ce qu'on appelle l'émotion, le choc émo-tionnel, sur lequel on a dit tant de choses et sur lequel on s'entend tellement mal.

J'ai envie de prendre, pour fixer nos idées, un exemple d'émotion tout à fait puéril, tout à fait élémentaire, qui ne présente que peu de complications. Voici le cas que j'aurai dans l'imagination pendant la discussion.

Il s'agit d'une jeune fille de 23 ou 25 ans, qui a perdu sa mère et qui vit seule avec son père, d'une manière très tranquille ; elle se porte bien, elle est normale et elle réagit d'une manière normale aux différentes circonstances de la vie. En se mettant à table, le père dit une phrase en apparence peu importante : « Je suis bien fatigué ce soir et au fond, je suis mal à mon aise. Je ne sais pas trop ce que j'ai ; il me semble que mon bras gauche est bien lourd; je ne puis le remuer ». Et il ajoute presque en riant : « Est-ce que je vais avoir une paralysie ? »

Cette phrase, considérons-là comme le point de départ, comme une stimulation extérieure. Immédiatement la jeune fille change de visage, pâlit, elle a des pleurs dans les yeux ; elle se secoue et tombe à la renverse en grandes convulsions. Ces convul-sions vont durer pendant trois quarts d'heure, durant lesquels la jeune fille casse les chaises, démolit tout, donne des coups de poing de tous les côtés. Elle hurle, elle prononce des mots qui n'ont aucun sens et de temps en temps quelques phrases qui ont une signification, en particulier celle-ci : « Mon père paralysé, mon père mort ! Qu'est-ce que je deviendrai toute seule ? Je suis perdue, etc., etc. ».

Au milieu de ces convulsions, il y a bien entendu tous les changements viscé-raux : battements tumultueux du cœur, vomissements (phénomène assez rare), trou-bles de la respiration : tantôt elle étouffe, tantôt elle respire bruyamment et rapi-dement, avec hoquets, bâillements, soubresauts du diaphragme. Enfin, au bout de trois quarts d'heure, elle se réveille dans son lit où elle a été couchée par son père qui a oublié son engourdissement du bras et qui s'occupe à la soigner.

Après ces convulsions, elle reste malade pendant une quinzaine de jours et puis commencent toutes espèces de troubles nerveux avec épuisement, maux de tête, refus d'aliments, idées fixes, etc.

Ce cas est très simple parce que son point de départ est visible. C'est une petite phrase élémentaire qui d'ailleurs ne signifiait rien du tout, puisque le père n'a eu

aucune espèce de paralysie et qu'il s'est indéfiniment bien porté. C'est l'audition de cette phrase qui a déterminé tous ces désordres.

Il est évident que ce petit événement - observation banale, que tout le monde peut faire, que vous avez pu voir autour de vous sous toutes les formes possibles, -présente bien des problèmes au médecin et au psychologue. Que s'est-il donc passé ? Il est arrivé que cet être vivant a eu un ensemble de perturbations, perturbations que vous pouvez énumérer dans de gros volumes. Il n'y a pas un organe du corps que vous ne puissiez incriminer et sur lequel vous ne puissiez faire un chapitre très intéressant. Vous pouvez parler des glandes endocrines, des sécrétions thyroïdiennes, de toutes les sécrétions possibles ; vous remarquerez des choses intéressantes. Il y a des perturbations de tous les côtés : perturbations morales très considérables, chan-gement complet d'attitude, car enfin elle n'est plus du tout ce qu'elle était, ce n'est pas raisonnable de se rouler par terre, de casser les chaises et de crier pendant trois quarts d'heure. Il y a une perturbation du caractère de la personne, une perturbation des souvenirs. On peut étudier tout ce qu'on voudra comme perturbation des souvenirs : souvenirs pendant l'accès et souvenirs perdus après l'accès, ou rétablis. Il y a toutes espèces de changements. Mais, dans l'ensemble, qu'est-ce que tout cela?

On a cru trouver une solution en parlant tout simplement de perturbations physio-logiques. Je veux bien, il y a des perturbations physiologiques ; mais elles ne sont pas tout, elles ne sont même pas capitales car, en somme, les perturbations physiologi-ques qu'il y a eu là, les battements du cœur, les changements de pression, n'ont pas été tellement considérables, il y en a bien d'autres au cours de la vie. Ce n'est pas très important.

Je crois qu'au fond, nous résumerons mieux la situation en disant qu'il y a une certaine conduite psychologique, il y a eu une manière de réagir. Cette jeune fille devait réagir à la parole de son père d'une manière particulière, en disant oui ou non, ou en faisant autre chose. Il s'agit d'une réaction et par conséquent c'est un trait de psychologie. C'est une réaction d'ensemble, mais une réaction à quoi ?

Ici, nous nous trouvons en présence d'un mot qui est employé par tous les psycho-logues depuis deux ou trois siècles et dont on se sert en se figurant qu'il éclaircit la question, qu'il est simple ; j'avoue pour ma part que je reste bien embarrassé devant ce mot. Tous les psychologues vous diront : « Mais c'est bien simple : elle a éprouvé un choc émotionnel ». On baptise ce genre de troubles du nom d'émotions-chocs, pour l'opposer à ce qu'on appelle les émotions-sentiments.

Le terme de choc émotionnel fait image et, en somme, cela fait assez plaisir d'employer ce mot choc. Cette jeune fille a reçu un choc. En effet, elle est tombée par terre et quand on tombe par terre, c'est qu'on vous pousse. Elle a été comme jetée par terre par un choc. Mais si nous réfléchissons, ce mot choc nous embarrasse prodigieu-sement. C'est bizarre d'appeler cela un choc. Un choc veut dire une poussée maté-rielle de quelque chose de fort sur l'organisme. Pour que l'expression soit correcte, il faudrait qu'il y ait un véritable choc physique sur son corps. Or il ne s'agissait que de paroles, il ne s'agissait que de quelques mots. Les paroles, ces petites vibrations de l'air, peuvent-elles produire un choc violent ? C'est difficile à comprendre. D'ailleurs, vous n'avez qu'à imaginer que les mêmes paroles aient été prononcées dans une langue étrangère que la jeune fille ne comprenait pas. Il ne se serait rien passé du tout. Donc le choc matériel, par le mouvement de la parole, par le mouvement de l'air,

n'existe pas. Il n'y a pas de choc physique. Vous serez tout de suite amenés à dire :

« C'est un choc moral ».

Défiez-vous donc de ce mot « choc moral » et de ce malheureux mot « moral » dont tout le monde et en particulier les médecins, se servent à chaque instant, quand ils ne comprennent rien du tout. Par exemple, quand on vous parle des individus qui ont le délire mélancolique, on vous dit que ces individus paraissent avoir peur. La peur et la douleur caractérisent la mélancolie. Mais le médecin reste embarrassé, parce qu'il se demande de quoi ces malades ont peur. Qu'est-ce qui les effraie ? On énumère aux malades les circonstances qui peuvent leur faire peur : le malade répond qu'il ne voit aucun danger et, en définitive, quand on étudie un mélancolique, on ne trouve aucune espèce de raison de sa peur. Le médecin dit alors bien tranquillement, dans un cours solennel : « Soyez tranquilles, c'est une peur morale. » Tout le monde a compris et les élèves aussi. Tout le monde est très content: C'est une douleur morale.

Ici de même, on dira: « C'est un choc moral».

Nous sommes malheureusement né sceptique ; nous trouvons que ce choc moral ne nous explique rien du tout, car en somme, quel choc notre malade a-t-elle reçu, même moralement ? Elle n'a rien reçu du tout et, moralement, on ne comprend pas ce que c'est qu'un choc. Que s'est-il donc passé ?

J'ajouterai un second mot et je dirai : Notre malade fait une réaction. C'est elle qui a fait son choc. C'est elle qui a transformé la phrase qu'elle entendait en un choc.

Nous avons l'habitude, dans notre langage, de dire qu'un choc nous jette par terre.

Nous sommes dans la rue et puis, brutalement, nous sommes tombés par terre : nous avons reçu un choc. Nous voyons la jeune fille tomber par terre, ou elle-même se voit tomber par terre ; elle dit qu'elle a reçu un choc. Mais c'est une manière de parler. En réalité, c'est elle qui s'est jetée par terre. Elle a fait une réaction particulière, elle a eu une certaine conduite psychologique.

Je vous dirai donc, quoique cela paraisse surprenant, que la grande émotion-choc, l'émotion convulsive banale, est une conduite. Tout ce que vous observez dans l'émotion, au moment de l'émotion et à la suite de l'émotion, ne sont que des parties ou des conséquences de cette conduite. En particulier, il y a dans l'émotion-choc un phénomène très embarrassant et important au point de vue médical, ce sont les conséquences lointaines. Par exemple, cette jeune fille, après les premières pertur-bations, a subi une période de fatigue qui a duré une quinzaine de jours ; ensuite, elle a commencé des troubles nerveux de différentes espèces. Cette troisième période est la période terminale ; c'est la période des troubles nerveux établis à la suite de l'émo-tion, et qui peuvent durer des mois ou des années. Mais toutes ces conséquences, ce sont les conséquences d'une conduite.

Toute espèce de conduite amène des épuisements, des fatigues, des intoxications.

Celui qui, pendant les fêtes de Noël, comme cela va arriver, mangera trop de foie gras et boira trop de champagne, aura une excitation momentanée, une période pendant laquelle il sera mal à son aise, et puis il aura une maladie de foie qui peut durer très longtemps. C'est la conséquence d'une conduite.

Ce qui se passe au bout de quinze jours, c'est l'épuisement relatif à une conduite qu'a eue la malade ; ce n'est pas autre chose. Dans la période intermédiaire d'incuba-tion, il y a la préparation de cet épuisement, il y a la dépense des forces qui amène

tout justement la fatigue consécutive. Tout dépend de la conduite qu'elle a eue au commencement.

C'est précisément cette première conduite que nous avons de la peine à com-prendre. C'est là ce qui nous dérange. Et cela nous dérange toujours pour la même raison, parce que nous ne sommes plus habitués à cette façon d'agir, parce que ce n'est pas notre manière de nous conduire.

Dans la circonstance où cette jeune fille a été placée, nous répondons de suite :

« Mais si j'avais été à sa place, ce n'est pas cela que j'aurais fait. Il y a autre chose que cela à faire. Par exemple, il n'y avait qu'à se lever, à aller près de son père, lui demander ce qu'il ressentait, le soigner s'il était malade, l'aider à se coucher. Il fallait aller chercher un médecin, le faire soigner. » Voilà la réaction que nous devrions faire aujourd'hui.

Cette réaction, elle ne la fait pas. Notez cependant que cette personne en est capable. Elle est intelligente, elle a déjà soigné sa mère malade jusqu'à sa mort; elle est capable de soigner un malade, et au fond, cette conduite-là, elle aurait très bien pu l'avoir. Donc, première remarque, cette conduite possible, elle l'a supprimée ; elle n'a pas eu la conduite normale qu'elle aurait pu avoir.

Elle l'a remplacée par une autre conduite qui nous étonne. Se jeter par terre, renverser des chaises, c'est une conduite fréquente chez les dames, paraît-il, mais c'est une conduite qui nous paraît un peu bizarre et qui semble ne correspondre à rien.

Si nous y réfléchissons, elle n'est pas si bizarre que cela, et au fond, elle corres-pond à quelque chose. Si nous nous reportons en arrière, cette conduite était autrefois plus fréquente qu'elle ne l'est actuellement. Même aujourd'hui, les petits enfants, quand on leur refuse quelque chose, trépignent, donnent des coups de poing, font une scène ; c'est une crise avortée. Faire une scène à propos de n'importe quoi, c'est une conduite qui est assez commode et assez fréquente. Si nous nous reportons aux civilisations primitives, nous trouvons que les manifestations convulsives, délirantes, sont bien plus fréquentes qu'aujourd'hui. Il y a bien des peuplades qui, à toutes les mauvaises nouvelles, réagissent comme cela par des scènes et par des convulsions violentes. Si nous reculons encore en arrière et si nous arrivons aux animaux primitifs les plus simples, est-ce qu'il n'y a pas beaucoup de conduites, qui sont des conduites convulsives ? Quand on électrise une grenouille ou un mollusque simple, il y a des secousses de tous les organes, de tous les membres, il y a des modifications viscérales, des désordres de la conduite. C'est une réaction convulsive primitive.

Notre jeune fille nous a donc présenté un phénomène plus intéressant qu'on ne croit. Elle nous a présenté d'abord la suppression de la conduite normale qu'elle aurait pu avoir aujourd'hui, ensuite le remplacement de cette conduite normale par une convulsion désordonnée qui existe chez les enfants, qui existe un peu encore chez les primitifs, qui devait être la règle au commencement de la vie, qui devait être beaucoup plus banale.

Pourquoi est-ce que je suppose qu'elle devait être banale? C'est que toutes les conduites servent à quelque chose. Cette conduite convulsive de la jeune fille qui

Pourquoi est-ce que je suppose qu'elle devait être banale? C'est que toutes les conduites servent à quelque chose. Cette conduite convulsive de la jeune fille qui