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VIII - La prise de conscience

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Nous avons à aborder aujourd'hui un problème que je trouve assez curieux et pour ainsi dire assez récent dans l'histoire de la psychologie. C'est le problème des actes de la conscience, des actions qui constituent la conscience.

Cette idée n'existait pas autrefois. Comme nous l'avons vu dans la dernière leçon, on se figurait que la conscience était un caractère général appartenant non seulement à tous les faits psychologiques comme nous l'avons étudié, mais pour ainsi dire à tous les êtres. Les êtres sont caractérisés par la conscience. Il n'y a que de la conscience.

C'est l'ancienne monade de Leibniz par exemple.

Laissons cette idée de côté. Elle a peut-être quelque vérité. C'est en somme une espèce de métaphore. Les métaphysiciens sont obligés de se représenter les êtres et de se les représenter sous la forme d'une des choses qu'ils connaissent. Comme ils connaissent en eux le phénomène de conscience, comme ils l'ont estimé très impor-tant, ils l'attribuent à tous les êtres du monde. C'est une conception philosophique et générale de la conscience qui n'a rien à voir avec la psychologie proprement dite.

Si nous nous plaçons au point de vue psychologique, il est facile de constater qu'il y a d'abord des faits qui ne contiennent pas de conscience du tout et que la conscience s'ajoute à certaines conduites psychologiques, plus ou moins tardivement, avec plus ou moins de difficultés. Nous avons tous l'habitude de ces phénomènes-là. Nous disons à chaque instant « Il fait telle action, mais il n'en a pas conscience, il n'en prend pas conscience. Il n'en prendra conscience que plus tard ».

A-t-on assez discuté sur ce point à propos des sentiments ! Vous vous rappelez les ouvrages de Ribot autrefois, sur les sentiments dans la puberté. Les tendances sexuelles commencent à exister, elles existent déjà, elles fonctionnent déjà et l'individu n'en a pas conscience, il en prendra conscience plus tard avec plus ou moins de difficulté. Il en est ainsi pour tous les sentiments. N'a-t-on pas assez décrit dans les tragédies, dans les romans, la naissance de l'amour ? Il y a des gens qui ont de l'amour, qui se conduisent comme s'ils étaient amoureux, et quelquefois même leurs parents ou leurs amis qui les regardent peuvent dire « Il est amoureux de telle personne », mais le sujet lui-même peut très bien n'en rien savoir ; il ne s'en rend pas compte et ce n'est qu'au bout d'un certain temps qu'il finira par découvrir lui-même qu'il est amoureux de telle personne. Il prend conscience du sentiment dont il n'avait pas conscience auparavant.

Dans tous les domaines de l'étude sociale, on trouve des faits de ce genre. Il y a quelques années, je vous citais un ouvrage que j'avais trouvé très intéressant ; c'était l'ouvrage d'un pasteur protestant, M. Raoul Allier, qui a pour titre « Psychologie de la conversation chez les peuples non-civilisés ». Dans cet ouvrage qui est très curieux, sur les phénomènes de croyance en particulier et sur les modifications des croyances chez les esprits simples, chez les peuples non civilisés, il y a deux chapitres qui se suivent. Il y a le commencement de la croyance et il y a en second lieu ce qu'il appelle la crise de croyance. Ce sont deux choses très différentes. L'auteur répète pendant tout un chapitre : « Les sauvages avec lesquels le missionnaire est en rela-tion, avec lesquels il cause, sont déjà chrétiens. Il le reconnaît à différents caractères, à différentes manières de parler et de se conduire. Ils sont des chrétiens, ils sont des croyants ; mais l'individu ne s'en rend pas compte, il n'accepte aucune cérémonie, il n'accepte pas le baptême et il ne dit pas qu'il est chrétien ». Puis arrive dans le chapitre suivant le phénomène qu'il appelle la crise. Cette crise est une transformation de la croyance précédente en ce sens qu'elle devient consciente et qu'un beau jour il dit : « Ah ! mais, c'est vrai, je suis chrétien, je suis transformé et j'ai telle croyance ».

Ce fait se retrouve dans tous les domaines de l'esprit. Mais ce n'est que depuis quelques années que les philosophes en remarquent l'importance. Il y a une dizaine d'années, nous avons décrit ces phénomènes ici-même et j'avais forgé un mot pour le désigner. Les mots que l'on forge n'ont pas toujours du succès, mais celui-là était utile, au moins pour le moment. Je vous proposais d'appeler cette opération les actes de conscienciation, en prenant toujours le suffixe tion pour désigner une action parti-culière. Il y a un moment où l'acte se transforme et devient conscient. C'est la conscienciation.

Un autre mot qui a été employé un peu plus tard a eu plus de succès, je crois, dans la littérature contemporaine. Dans ses deux ouvrages sur la psychologie de l'enfance et la psychologie de l'intelligence (1916 et 1917), M. Claparède, à Genève, propose le mot « prise de conscience ». C'est celui que vous verrez employer le plus souvent.

Nous avons donc ici deux termes à notre disposition, soit le terme un peu artificiel d'acte de conscienciation, soit le mot plus long mais plus expressif de prise de conscience.

M. Claparède, dans ses premiers articles, fait une série d'études sur des enfants et donne à ce propos un exemple intéressant de prise de conscience. Il étudie les juge-ments, un peu comme fera plus tard M. Piaget; il étudie les jugements de ressem-blance et de différence. Il soutient, ce qui est peut-être exact, que les enfants appré-cient plus facilement les différences que les ressemblances, et pendant très longtemps, l'enfant se sert du jugement de différence ; mais il ne sait pas ce que c'est.

Il ne se rend pas compte de ce que c'est qu'une différence et il ne croit pas qu'il fasse à ce moment-là une appréciation particulière ; il n'en a pas conscience.

Il y a donc un jugement tout d'abord et une prise de conscience ensuite. M.

Claparède à ce propos parle de prise de conscience pour les jugements. Je crois, com-me nous le disions déjà auparavant pour la conscienciation, qu'il faut généraliser beaucoup cette notion-là, que c'est une règle générale. Tous les phénomènes psycho-logiques sans exception, aussi bien le mouvement de ma main que les actes internes des viscères et que les réflexions les plus élevées sont capables de se transformer en phénomènes de conscience. L'histoire nous le montre et montre qu'il y a une évolution continuelle avec prise de conscience plus ou moins tardive.

Laissons de côté les phénomènes élémentaires que nous considérons surtout main-tenant et prenons des phénomènes très supérieurs. Une des lois du développement de l'être vivant, c'est la loi du progrès, la loi que l'on exprime en anglais en disant :

« trial and error » (Fessai et l'erreur). Les premiers êtres vivants emploient déjà ce procédé de faire un essai, de se tromper et de recommencer autrement s'ils se sont trompés. Ils essaient donc déjà la méthode du progrès dès le commencement de la vie. Et cependant, à quelle époque est-ce que les hommes ont parlé du progrès ? A quelle époque ont-ils eu l'idée de progrès ? On peut dire que c'est au XVIIIe siècle ; tout au plus cela a-t-il commencé au XVIe avec Rabelais qui en avait quelques idées vagues et que les hommes n'ont pas appréciées. C'est au XVIIIe siècle qu'il y a eu la prise de conscience du progrès.

Vous voyez donc que cette prise de conscience s'applique à tout, aux actes élé-mentaires comme la digestion, aux actes moyens comme le jugement de différence dont parlait Claparède, aux phénomènes psychologiques les plus élevés comme le progrès. Les phénomènes de prise de conscience, c'est une loi générale du dévelop-pement de l'esprit.

Nous arrivons alors au second problème. En quoi consiste cette opération ? Que fait-on quand on prend conscience de quelque chose ? Et nous voudrions pouvoir répondre par une description simple et nette d'une certaine opération. On devrait pouvoir dire : de même que la mémoire consiste dans le récit, la prise de conscience consiste à faire ceci ou à faire cela et nous ajoutons cette opération particulière aux opérations précédentes.

Eh bien, je ne le crois pas. Je ne parviens pas sur ce point à une idée qui soit bien nette. Pourquoi ? C'est parce que la prise de conscience s'applique à tout, à des phénomènes élémentaires et à des phénomènes

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supérieurs, mais elle n'est pas la même dans toutes les formes et dans tous les cas.

La prise de conscience est une série d'opérations qui ont ceci de commun d'être un certain perfectionnement de la conduite.

On peut encore dire qu'il y a un second caractère qui est assez général ; c'est un perfectionnement des conduites internes, plutôt que des conduites externes. Par conséquent, nous sommes ramenés à la théorie des sentiments. C'est un perfection-nement dans les nuances sentimentales plutôt que dans les conduites externes, c'est quelque chose que nous ajoutons intérieurement à nos propres conduites. Cela rentre dans les réflexes proprioceptifs. Voilà tout ce qu'on peut dire de général.

Ces caractères communs indiqués, la prise de conscience variera suivant les de-grés que vous avez à considérer, suivant le genre d'action que vous étudiez.

Au commencement, quand il s'agit d'un acte très élémentaire, quand il s'agit d'un mouvement par exemple, la prise de conscience va se rattacher aux phénomènes du sens de l'équilibre ou du sens kinesthésique que nous avons étudiés il y a quelques leçons. Prendre conscience d'un mouvement, pour un être très élémentaire, c'est le diriger, c'est le maintenir, c'est le faire durer. Le sens kinesthésique n'est pas du tout une sensation, c'est une certaine régulation de l'action dont l'élément principal consis-te à mainconsis-tenir l'action à une certaine forme, dans une certaine direction. La catatonie par exemple, le maintien du bras en l'air dans une position déterminée, est un exercice exagéré et isolé de l'acte kinesthésique, de la régulation kinesthésique qui ne se fait pas bien, qui n'est pas gouvernée et arrêtée par les autres régulations, mais c'est un acte de régulation.

On peut donc dire qu'au commencement, le simple acte kinesthésique et plus tard l'acte de l'équilibre, la régulation de l'attitude par l'équilibre, sont des prises de con-science. Pour qu'un individu marche avec équilibre, il ne faut pas seulement qu'il marche, il faut qu'il ajoute à sa marche une régulation particulière et qu'il ait con-science de sa marche. Quand l'équilibre se développe, on peut dire qu'il y a prise de conscience de la marche, prise de conscience des mouvements extérieurs.

Un peu plus tard, la prise de conscience va s'effectuer par une des opérations que je vous décrivais dernièrement et que je considère encore comme capitales : les phé-nomènes de sentiment, toutes les régulations sentimentales.

Un individu n'a pas conscience de ses actes quand il n'a pas de sentiments à leur propos. Le plus simple des sentiments, c'est par exemple l'intérêt, s'intéresser à ce que l'on fait. L'intérêt consiste à ajouter d'autres tendances à celles qui fonctionnent. Un individu marche avec intérêt quand il surveille sa marche, et surveiller sa marche, cela veut dire la prolonger, la faire durer, ou bien l'arrêter quand elle devient plus ou moins délicate.

L'introduction de tous les sentiments quels qu'ils soient, c'est le deuxième degré de la prise de conscience, c'est l'un des plus importants. D'ailleurs, c'est celui qui, dans la pratique, nous sert à caractériser la conscience. Nous ne faisons pas beaucoup attention à la prise de conscience élémentaire par le sens de l'équilibre, mais nous faisons très attention à la prise de conscience par le sentiment. C'est l'absence ou la présence de sentiments qui nous permet de dire d'un individu qu'il a ou qu'il n'a pas conscience.

Nous prenions autrefois un exemple qui serait toujours bon à méditer et qui n'est pas encore bien éclairci, les deux formes de crises de nerfs, sans conscience et avec conscience. Il est évident que ces deux formes existent. C'est un des premiers enseignements que l'on fait dans l'étude des maladies du système nerveux ; il y a des crises où il n'y a pas conscience du tout, et des crises où il y a conscience.

Voyez par exemple la crise brutale de l'accès épileptique. Le sujet tombe brutale-ment par terre, n'importe à quel endroit, n'importe de quelle manière, en avant, sur le nez, sur la bouche ; il se blesse, il est en sang ; ou bien il tombe dans le feu, sans aucune espèce de précaution. Puis il a des secousses, il fait des mouvements, quel-quefois un peu étendus, quelque fois plus ou moins réduits ; ces mouvements se font également sans aucune espèce de surveillance.

J'ai vu autrefois une malheureuse femme qui était tombée près d'un poêle ; sa main, qui avait des mouvements d'avant en arrière, frappait constamment contre le poêle brûlant ; cependant elle n'arrêtait pas le mouvement. Il fallait l'enlever, parce que son mouvement se faisait régulièrement dans ce sens. Le mouvement continue donc sans aucune espèce de surveillance. C'est un ensemble de mouvements élémen-taires dans lequel il n'y a pas de sentiment du tout. C'est pour cela que nous disons : C'est une crise sans conscience, parce qu'elle n'a pas la régulation des sentiments.

Voyez à côté la classique crise d'hystérie, chez toutes les femmes nerveuses, qui était décrite autrefois avec exagération, mais qui est encore très importante, très vraie, très juste. La femme tombe par terre d'une manière très différente. D'abord, elle ne se blesse jamais. Comment se fait-il qu'on tombe sans se blesser ? Tomber sans se blesser, ce n'est pas tomber brusquement, ce n'est pas tomber en avant sur la figure.

La femme s'asseoit par terre, se couche, plutôt qu'elle ne tombe. Elle fait toute espèce de grands mouvements, mais tous ces grands mouvements ne la blessent pas, ne lui font jamais mal. Bien mieux, on a remarqué autrefois - ç'a été longuement décrit du temps de Charcot - les attitudes plus ou moins correctes, plus ou moins modestes, les attitudes de pudeur, d'élégance. Une jolie femme qui fait une crise d'hystérie tient à rester jolie femme, que voulez-vous, elle n'a pas besoin de se montrer laide à ce moment-là ; alors elle prend des précautions, même au cours de sa crise, précautions pour la décence de ses vêtements, pour les attitudes qu'elle conserve plus ou moins harmonieuses. Ce sont deux aspects tout différents qu'on a sous les yeux, que la crise d'hystérie et la crise épileptique, et ces deux aspects, nous le traduisons en disant : l'une est une crise avec conscience, l'autre une crise sans aucune espèce de con-science. La différence est ici surtout dans des phénomènes très élémentaires ; elle est surtout dans la conservation des intérêts sentimentaux : intérêt de la douleur, ne pas se faire de mal, ne pas se blesser ; intérêt social de l'effet à produire ; intérêt de la pudeur. Nous avons une seconde forme de prise de conscience.

Mais si nous montons plus haut, - et nous n'avons alors qu'à passer rapidement, puisque tout justement dans l'ensemble de ce cours, nous allons voir bien souvent toutes ces questions, - nous arrivons à une prise de conscience d'une importance exceptionnelle que tout le monde connaît bien, c'est le langage et c'est la parole. Bien souvent, il nous suffit de traduire une action en paroles pour la rendre tout à fait différente de ce qu'elle était.

Vous vous souvenez qu'autrefois les anciens médecins, comme Charcot et Legrand du Saulle, qui observaient les obsessions pathologiques, les malades qui ont

des phobies, faisaient une distinction clinique dans l'évolution de ces malades. Ils distinguaient une première période avant l'aveu et une deuxième période après l'aveu.

Le malade obsédé n'est pas du tout le même quand il s'est décidé un beau jour à dire :

« Je suis scrupuleux, je suis obsédé par un remords religieux ou par un remords moral ». Pendant longtemps il était triste, gêné et n'osait pas dire ce qu'il avait. Quand on l'interrogeait, il s'arrêtait en disant : « C'est plus ou moins ridicule, mais enfin je ne peux pas vivre comme cela ». Un jour enfin il se décide à crier « Il est arrivé un malheur épouvantable. Je me suis rincé les dents avec une brosse à dents et de l'eau avant d'aller communier. Je suis perdu et damné. Je discute cela depuis six ans ».

Quand il s'est ainsi résolu à raconter son histoire, son état mental change, il n'est plus le même. Le traitement, la direction de ces malades n'est pas la même avant l'aveu et après l'aveu.

Qu'est-ce que cet aveu ? C'est la formulation verbale qui se fait aux autres, mais qui a commencé par se faire à soi-même. Nous formulons verbalement les choses.

Non seulement nous nous promenons, mais nous nous disons : « Je me promène ». Ce n'est plus le même genre de promenade, ce n'est plus la même conduite. Il y a une grande différence apportée par le langage et, pour les enfants en particulier, il y a prise de conscience d'un phénomène quand ils le nomment et quand ils le font nommer.

Vous avez ensuite les opérations postérieures, interminables, et en particulier, les plus importantes, les opérations sociales qui sont la comparaison de notre opinion avec celle des autres, la discussion, la controverse, ensuite la croyance, croyance personnelle, croyance réfléchie, ou croyance commune, ou croyance discutée. Vous avez les raisonnements. En un mot, vous avez énormément de travaux qui viennent s'ajouter.

D'une manière générale, on peut dire que la prise de conscience est toujours une opération psychologique d'un ordre plus élevé que l'acte même dont elle prend conscience.

Tous les progrès intellectuels se font de deux façons qui se multiplient indéfi-niment : Premièrement l'acte commence à se faire, l'acte s'exécute. Le petit enfant commence à marcher, on peut même dire qu'il marche. Puis il y a une deuxième période dans laquelle il désire marcher, dans laquelle il se réjouit de marcher, dans laquelle il a besoin de marcher. Cette deuxième période, c'est le sentiment surajouté à la marche, c'est le commencement de la prise de conscience. La troisième, plus avancée, c'est quand il dira : « Je marche et je veux qu'on me fasse marcher ».

Il en sera ainsi pour tous les phénomènes. Toujours la prise de conscience est un acte d'un ordre plus élevé qui s'ajoute à l'acte précédent. Les progrès de l'esprit se sont faits par des prises de conscience surajoutées les unes aux autres.

On pourrait refaire toute l'évolution de J'esprit humain en disant

A propos d'une première excitation extérieure, un acte commence, il commence plus ou moins imparfait. Deuxièmement, il y a une prise de conscience de cet acte.

Troisièmement, il y a une prise de conscience de cette prise de conscience, et ainsi indéfiniment jusqu'à ce qu'on arrive aux jugements, aux croyances, aux idées

Troisièmement, il y a une prise de conscience de cette prise de conscience, et ainsi indéfiniment jusqu'à ce qu'on arrive aux jugements, aux croyances, aux idées